mercredi 5 janvier 2011

Le rêve chez Saint Augustin



Le rêve de Monique
Debout sur une règle

Mais vous, mon Dieu, vous avez étendu votre main du haut du ciel pour me retirer de ces profondes ténèbres où j'étais enseveli. Ma mère cependant me pleurait avec une douleur plus sensible que les mères ne pleurent leurs enfants lorsqu'elles les voient porter en terre. Car elle me voyait mort devant vous; et elle le voyait par l'œil de la foi et par la lumière de l'esprit que vous aviez répandu en elle. Aussi, mon Dieu, vous avez écouté ses vœux et vous n'avez point méprisé ses larmes, dont elle versait des torrents en votre présence dans tous les lieux où elle vous offrait sa prière. Vous l'avez exaucée dès lors et l'en avez comme assurée par ce songe que vous seul sans doute lui envoyâtes et qui la consola de telle sorte, qu'elle me permit de demeurer avec elle et de manger à sa table, ce qu'elle avait commencé, quelque temps auparavant, de ne plus vouloir, tant elle avait en horreur mes blasphèmes.
Il lui sembla donc qu'étant debout sur une règle de bois et toute triste et tout accablée de douleur, elle vit venir à elle un jeune homme étincelant de lumière, qui, avec un visage gai et souriant, lui demanda le sujet de son affliction et de ses larmes continuelles; mais d'une manière qui témoignait assez qu'il ne le faisait pas tant pour s'en informer que pour la consoler. Sur quoi lui ayant répondu qu'elle déplorait la perte de mon âme, il lui commanda de ne plus se mettre en peine, et de considérer que j'étais au même lieu où elle était; qu'alors regardant attentivement elle s'aperçut que j'étais près d'elle sur cette même règle.
Et d'où un tel rêve lui pouvait-il venir, mon Dieu, sinon de ce que vous daigniez prêter l'oreille à la voix et aux gémissements de son cœur? Ô Dieu éternel! qui n'admirera votre puissance infinie et votre bonté égale à votre puissance, voyant que vous avez autant de soin du moindre de nous que si vous n'aviez à conduire que lui seul, et que vous avez autant de soin de tous les hommes ensemble que de chaque homme en particulier?
Mais encore ceci. Lorsqu’elle me raconta sa vision, comme je tâchais de l'interpréter à mon avantage en lui disant qu'il lui marquait qu'elle pourrait être un jour de mon sentiment et non pas que je dusse être du sien, elle me répondit sur-le-champ sans hésiter : «Cela ne peut être, parce qu'il ne m'a pas dit: Là où il est, tu seras toi aussi; mais: Là où tu es, toi, il sera lui aussi!».
Je vous confesse, mon Dieu, ce qui m'arriva pour lors, autant que je m'en puis souvenir, et ce que j'ai dit souvent depuis, que cette réponse si soudaine de ma mère par laquelle, sans se troubler du faux sens que j'avais donné à ces paroles, lequel avait tant d'apparence de vérité, elle dissipa ce nuage en un moment et vit tout d'un coup ce qui n'était pas si aisé à découvrir, et dont je ne m'étais pas aperçu moi-même avant qu'elle me l'eût dit, cette réponse, dis-je, me toucha dès lors beaucoup davantage que n'avait fait le songe et la vision dont il vous plut de favoriser sa piété, ayant voulu, pour la consoler dans sa douleur, lui faire voir tant de temps auparavant une image de la joie dont Vous deviez la combler un jour. Car depuis il s'est passé presque neuf années durant lesquelles je suis demeuré dans cet abîme de boue et dans ces ténèbres de l'erreur, tâchant souvent de me relever et retombant toujours encore plus bas. Et durant tout ce temps, mon Dieu, cette veuve chaste, sobre et pieuse, telle que vous les aimez, ne cessa point de gémir pour moi devant vous, s'animant de telle sorte par la vive espérance de vos promesses, que, bien loin d'en devenir plus négligente, elle ne donna jamais ni de relâche à ses soupirs, ni de trêve à ses larmes, ni de fin à ses vœux et à ses prières. Vous receviez favorablement le sacrifice qu'elle vous offrait pour moi, et néanmoins vous me laissiez plonger de plus en plus dans cette nuit de l'erreur.

Augustin
Les Confessions
Rome   398 Genre de texte
Autobiographie
Contexte
Augustin a environ 23 ans lorsque sa mère lui raconte ce rêve qu’elle a fait. Celle-ci, qui est chrétienne, se désole de voir son fils vivre dans la débauche. Ce texte a été rédigé vers 398, alors qu’Augustin avait 43 ou 44 ans.
La règle sur laquelle marchent Monique et son fils servira de métaphore à l'organisation de la vie dans les monastères.Notes
Augustin s'est également intéressé à la théorie du rêve et à la nature des visions que l'on a durant son sommeil. Il appuie son argumentation sur un rêve de Sainte Perpétue, qui s'était vue changée en homme et combattant contre les Égyptiens. 
Texte témoin
Les Confessions, Paris, Garnier, III, 11, 19-20. Traduction d’Arnauld d'Andilly (légèrement modifiée).
Édition critique
Texte latin sur Itinera electronica (Louvain).

Texte original Et misisti manum tuam ex alto et de hac profunda caligine eruisti animam meam, cum pro me fleret ad te mea mater, fidelis tua, amplius quam flent matres corporea funera. Videbat enim illa mortem meam ex fide et spiritu quem habebat ex te, et exaudisti eam, domine. Exaudisti eam nec despexisti lacrimas eius; cum profluentes rigarent terram sub oculis eius in omni loco orationis eius, exaudisti eam. Nam unde illud somnium quo eam consolatus es, ut uiuere mecum cederet et habere mecum eandem mensam in domo? (Quod nolle coeperat auersans et detestans blasphemias erroris mei.) Vidit enim se stantem in quadam regula lignea et aduenientem ad se iuuenem splendidum hilarem atque arridentem sibi, cum illa esset maerens et maerore confecta. Qui cum causas ab ea quaesisset maestitiae suae cotidianarumque lacrimarum, docendi, ut adsolet, non discendi gratia, atque illa respondisset perditionem meam se plangere, iussisse illum (quo secura esset) atque admonuisse, ut attenderet et uideret, ubi esset illa, ibi esse et me. Quod illa ubi attendit, uidit me iuxta se in eadem regula stantem. Unde hoc, nisi quia erant aures tuae ad cor eius, o tu bone omnipotens, qui sic curas unumquemque nostrum tamquam solum cures, et sic omnes tamquam singulos? [3.11.20 ]Unde illud etiam, quod cum mihi narrasset ipsum uisum, et ego ad id trahere conarer ut illa se potius non desperaret futuram esse quod eram, continuo sine aliqua haesitatione: `non,' inquit, `non enim mihi dictum est, ``ubi ille, ibi et tu,'' sed, ``ubi tu, ibi et ille.''' confiteor tibi, domine, recordationem meam, quantum recolo, quod saepe non tacui, amplius me isto per matrem uigilantem responso tuo, quod tam uicina interpretationis falsitate turbata non est et tam cito uidit quod uidendum fuit (quod ego certe, antequam dixisset, non uideram), etiam tum fuisse commotum quam ipso somnio quo feminae piae gaudium tanto post futurum ad consolationem tunc praesentis sollicitudinis tanto ante praedictum est.

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