jeudi 24 mars 2011

RIMBAUD : Rêvé pour l'hiver (7 Oct. 1870)




L'hiver, nous irons dans un petit wagon rose
Avec des coussins bleus.
Nous serons bien. Un nid de baisers fous repose
Dans chaque coin moelleux.
Tu fermeras l'oeil, pour ne point voir, par la glace,
Grimacer les ombres des soirs,
Ces monstruosités hargneuses, populace
De démons noirs et de loups noirs.
Puis tu te sentiras la joue égratignée...
Un petit baiser, comme une folle araignée,
Te courra par le cou...
Et tu me diras: "Cherche!" en inclinant la tête,
Et nous prendrons du temps à trouver cette bête
Qui voyage beaucoup...



Arthur Rimbaud


Plan
1- Un rêve sentimental
2- La comédie de l'amour
3- L'éloge de la sensualité

Commentaire rédigé
Rêvé pour l'hiver est le premier sonnet écrit par Rimbaud durant sa fugue en Belgique. On y observe ce qui est rare dans les sonnets, une alternance d'alexandrins et d'hexasylabes. L'inspiration se rattache, par le futur des verbes, aux réparties de Nina. Ce poème est inspiré par une curiosité et un désir naissant pour les femmes, on y découvre une vision des rapports amoureux qui prend l'allure d'un jeu de colin maillard, d'une fête teintée d'érotisme. Le minaudage de la jeune fille ne résiste pas à l'enthousiasme, à l'audace de notre adolescent.
1 Un rêve sentimental
Rimbaud poursuit avec ce poème ce que l'on peut appeler un cycle sentimental commencé avec "Première soirée" et poursuivi par "Roman". Ces rêves s'appuient sur des expériences probables avec des serveuses de restaurant que l'on retrouve dans "au cabaret vert" ou dans "La Maline". Avec "Première soirée" la jeune fille est "fort déshabillée", avec "Roman" c'est une "demoiselle aux petits airs charmants", ce sont deux personnages idéalisés qui font frissonner le cœur de notre adolescent comme jadis Timothina Labinette dans "Un cœur sous la soutane". Le titre "Rêvé pour l'hiver" comporte un verbe au passé, "Rêvé" et une saison, l'hiver qui approche et qui en soit constitue une énigme supplémentaire dans le poème. Le poème est daté et plus encore localisé "en wagon du 7 octobre 1870". La date correspond à sa seconde fugue après la première du 29 août à Paris qui se termina en prison pour avoir voyagé en train sans billet. Rimbaud quitte la maison des tantes d'Izambard qui l'avaient recueilli et ou pendant le mois de septembre il recopiait ses poèmes. Il s'ennuie, la rentrée scolaire n'a pas lieu en raison de la guerre aux portes de Charleville. Il s'agit bien d'un rêve sentimental car la seconde fuite vers la Belgique se fait sans train cette fois, à travers champs. Le poème a une dédicace A***Elle, avec des étoiles pour masquer le nom, étoiles apparues dans "Un cœur sous la soutane". Les baisers et la couleur rose font leur retour. Étrange début pour un rêve que de commencer par un verbe au futur, "L'hiver nous irons". Tout diffère de la réalité qui est ici embellie, le wagon est de couleur rose et les siège en bois d'ordinaire sont ici recouverts de coussins bleus, ajoutant une note de confort au plaisir de se retrouver seuls, "nous serons bien". Ce wagon semble être un lieu d'aventures amoureuses passées, à chaque coin on en retrouve la trace sous la forme de nids de baisers. On remarquera la similitude entre baiser et becquée et entre le coin du wagon et le nid des oiseaux, lieux des amours. Rimbaud semble ressentir un bien être indéniable, un réel bonheur en compagnie de cette demoiselle.
II-La comédie de l'amour
Le jeu de l'amour et du désir commence par une mise en scène. Dans "Première soirée" ou "Roman", les rapports amoureux se limitaient à un échanges de regards troublés de cœur polissons. Ici "Tu fermeras l'œil" qui commence le second quatrain est une invitation à ne pas en rester là, mais à reconstruire les corps, à les deviner, à les imaginer au lieu de les observer, à les magnifier pour en retirer le plus de plaisir. Le rapport amoureux est basé sur la confiance, il faut chasser toute peur. Regarder le paysage nocturne, c'est courir le risque de faire revenir dans son imaginaire les vieilles légendes populaires de monstres. On a peur de la nuit car on ne discerne pas les choses qui nous environnent et tout devient suspect. Notre jeune poète s'est affranchi de cette peur depuis longtemps, en bohémien, il aime dormir à la belle étoile. En gardant les yeux ouverts, la demoiselle risque d'apercevoir par la vitre des monstres noirs, ou des animaux effrayants de la même couleur qui se confondent avec le paysage nocturne. Cette comédie de l'amour impose la plus grande sérénité.
III L'éloge de la sensualité et de l'érotisme
"Sensation", "Roman", "La maline" et ce poème font tous l'éloge d'une sensation ou d'une situation, ce sont des poèmes euphoriques décrivant un bonheur joyeux, l'union de deux âmes ou de deux corps. L'isolement d'un wagon dans la nuit est parfois le prétexte à des rapprochements heureux, à l'éveil de la sensualité. Tout le monde connaît le jeu "Colin maillard" consistant pour un joueur les yeux bandés à rechercher les autres et à le reconnaître, à tatons, le début du jeu commence aussi par "cherche". Il s'agit dans l'isolement de ce wagon de retrouver une araignée imaginaire qui courait sur le cou de la demoiselle et qui a du se dissimuler sous les vêtements. L'inclinaison de la tête est un geste d'appel bien connu que l'on fait pour inviter quelqu'un à se rapprocher. On s'imagine que ce jeu polisson devra être effectué en tatonnant ou en déshabillant la partenaire. On fera durer le jeu le plus longtemps possible car cette araignée imaginaire voyage beaucoup. C'est un poème plein de vigueur, d'audace, de liberté juvénile que rien ne doit troubler.
Conclusion
Pour les habitués de Rimbaud, la lecture de ce poème plein d'enthousiasme pour l'éveil sentimental d'un adolescent peut surprendre. Mais c'est un rêve pour l'hiver, la saison froide et rien ne saurait refroidir les ardeurs des partenaires. Ce sont les premiers poèmes de Rimbaud qui ont été écrits avant sa troisième fugue pour Paris, à partir de laquelle, il connaîtra des mutations profondes. N'a-t-il pas demandé à Demeny le 10 juin 1871, de brûler tous ces vers qu'il fut assez sot d'écrire. Demeny a bien fait de ne pas les brûler, ce qui nous permet aujourd'hui d'apprécier son incroyable précocité poétique.

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