Une race condamnée
Le sentiment de l’intermittence de cet amour lui revint, fulgurant, pénible, et elle voulut détourner les yeux de Lali qui, toute rose et animée par le champagne, racontait à René le cauchemar qu’elle avait fait pendant la nuit. Il s’agissait là d’un rêve atroce né de cette campagne du souvenir qui n’a laissé derrière soi que cendres et végétations meurtrières, mais Lali parlait doucement, par petites phrases mesurées, en ces diverses langues en broussailles qui étaient les siennes, un allemand pointu, un français chantant, un anglais vindicatif et la signification même du cauchemar semblait se perdre dans la musique de sa voix, telle la voix d’un ange annonçant posément un désastre, Lali racontait son exode vers la mort et, par allégorie, l’extinction de sa race. Geneviève figurait dans le rêve de Lali, et ce « we », ce « nous » à peine formé que prononçait Lali de l’air de le savourer, se mit à hanter Geneviève comme une mauvaise prédiction.
— D’abord, we were so happy... and it was so beautiful... Oh! so beautiful... toi et moi, we were at the sugar party in the sun, c’était le printemps et then suddenly...
Lali décrivait cette lumière du printemps tombant sur la neige, sur la sève d’érable qu’elles avaient bu ensemble en riant, « but suddenly... why did they come, yes suddenly the Germans were there around us... ont demandé à toi et à moi if we were Jewish, I said sure, sure, yes, alors ils ont dit à nous autres, allez dans le wagon à bestiaux avec les enfants, don’t worry, we will dress you in white, it is Sunday... ils ont dit qu’ils nous puniraient pas... No... But listen, if you faint, we will beat you all... Je m’en rappelle, on partait en voyage, juste the back of the heads, beaucoup, beaucoup de gens... »
Lali était si envoûtée par son récit qu’elle s’arrêtait parfois pour regarder Geneviève comme si elle eût dit : « Tu te souviens? Do you remember, we were together, a long time ago... oh! I don’t know when, and then, I think we fainted, toi et moi, et ils ont dit « à genoux, on va vous battre », ils ont attaché nos mains avec des cordes et dans les cordes il y avait des clous, you asked them : « Pourquoi vous faites ça? » Ils ont dit : « We just want to break your hands forever, so that you will never write again, never paint, never... » »
René interrompit Lali en levant son verre à sa santé :
— T’inquiète pas, mon frère, dit-elle, si vous étiez ensemble, c’est pas un rêve bien méchant, you are not dead, child, c’est le passé, you are still alive, Lali!
— Oh! yes, dit Lali avec un sourire un peu troublé par son récit, not a bad dream at all, we had songs in the train, lovely music, Mozart, I think... But I knew we would all die, I knew it in my heart...
Geneviève connaissait trop peu le passé de Lali pour pouvoir pénétrer ce cauchemar dont Lali venait de se couvrir comme d’un linceul, mais si elle ignorait ses origines ethniques elle connaissait de Lali son présent incompris, et ce présent était d’autant plus incompris que Lali agissait en être libre, écartant ces entraves que l’on imposait à son sexe depuis des générations. Lali n’était pas qu’une femme n’appartenant pas à la caste des femmes, elle était une femme aimant les femmes, et longtemps sa race avait été condamnée, longtemps sans le savoir elle avait expié, ainsi son rêve la dépassait elle-même pour rejoindre d’autres prisonnières, d’autres femmes martyres qu’elle n’avait jamais connues. [ ...] Mais si Geneviève se sentait alourdie par le rêve de Lali, Lali, elle, ayant achevé son récit, paraissait plus légère encore, sa tête fine, au bout de son long cou était d’une mobilité presque aérienne pendant que son regard, se perdant au loin, semblait chercher quelqu’un au fond du restaurant.
Marie-Claire Blais
Les nuits de l’Underground
Québec 1978 Genre de texte roman
Contexte
Ce rêve se situe au milieu du chapitre 1. Geneviève, une jeune sculptrice, tombe amoureuse de Lali, une femme distante et insaisissable, meurtrie par une enfance difficile et une récente rupture amoureuse.
Notes
René : femme d’une quarantaine d’années, amie très proche de Lali. Les deux femmes se surnomment mutuellement « frère », ce qui explique la graphie masculine du prénom de René.
Édition originale
Les nuits de l’Underground, Montréal, Stanké, 1978, p. 82
Le deuxième cauchemar de Lali
Le retour des Allemands
Geneviève n’avait-elle pas été secouée hors de son rêve, cette nuit-là, par Lali courant à la fenêtre et sanglotant dans le délire de ses cauchemars : «Look at the window, the Germans, their boots, look, they came back» Ou bien était-ce une autre nuit? Elle se souvenait avoir apaisé Lali en lui disant : «Non, non, seulement de la neige, contre la vitre, et le vent...» et de Lali se repliant dans son sommeil en murmurant : «Yes, yes, just snow... but I was so afraid, so afraid...»
Marie-Claire Blais
Les nuits de l’Underground
Québec 1978 Genre de texte roman
Contexte
Ce rêve se situe vers la fin du premier chapitre. Geneviève, une jeune sculptrice, se remémore des moments de sa relation amoureuse avec Lali, une femme distante et insaisissable qui hante toujours ses pensées.
Édition originale
Les nuits de l’Underground, Montréal, Stanké, 1978, p. 132-133.
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