lundi 17 janvier 2011

Rêves de Caroline

 

Une neige fine

[…] j’ai rêvé, pendant une trêve de somnolence, qu’après m’avoir vêtue de mes habits noirs, mais pourquoi noirs, je n’aime pas le noir, vous me plongiez dans un bain très chaud, je vous résistais, et vous ne m’écoutiez pas, pourquoi ne me laissez-vous pas sortir dans cette robe de malade, Adrien et Suzanne viendront après le tennis, ils m’aideront à m’habiller, vous dites qu’ils ne peuvent venir dans cette tempête sur la mer, mais ils viendront car ils savent naviguer jusqu’ici, préparez le café, Harriett, Désirée, hâtez-vous vers la cuisine et ne me surveillez plus, une neige fine se mit à tomber, je me retrouvai vite car je pouvais soudain me déplacer en courant, sur une route neigeuse dans la nuit, toutefois j’entendais des voix familières, il y avait au bout de cette route des réunions d’amis, la nuit n’était pas opaque mais éclaircie par de grands feux sur la neige, et je vis soudain Jean-Mathieu qui venait vers moi son écharpe rouge sur les épaules, venez, ma chère amie, toute cette neige sera pelletée avant le matin et nous pourrons sortir les traîneaux, les chevaux, venez, ma chère amie, nous n’avons jamais pu achever notre discussion sur ce tableau de la madone et l’enfant, peint en France par un maître inconnu, autour de 1480, dans ce tableau la madone porte la couronne d’une reine, n’était-ce pas une couronne de saphirs et de perles, comme vous l’aviez d’abord remarqué, ou de rubis, il s’agit d’une madone presque enfantine bien que souveraine, il y a sur ses lèvres un sourire moqueur pendant qu’elle caresse les pieds de l’enfant, mais l’enfant, lui, semble plus vieux que la mère, dénudé, avec une petite tête chauve sous le halo, il semble calé dans les plis de l’ample robe bleue, rien ne le soutient au-dessus du vide que ces doigts qui réchauffent ses pieds, c’est ainsi que nous venons au monde, retenus par une caresse sur nos pieds, ce tableau, ma chère Caroline, fut-il peint en 1480 ou 1490, je voudrais vraiment en discuter avec vous, venez maintenant, nous allons sortir les traîneaux, poursuivre le voyage, enfin ensemble vous et moi, Caroline, enfin rassemblés, mais pourquoi hésitez-vous à me tendre la main, pensez à ce tableau que vous aimiez, c’est ainsi que nous nous séparons du monde, comme ce petit enfant au crâne dénudé, un peu laid et seul dans les bras d’une madone qui le retient d’une subtile caresse sur ses pieds, oui, c’est vous qui aviez raison de dire que le tableau fut peint en 1480 par un maître inconnu en France, je dois vous le dire maintenant, vous aviez souvent raison, c’était un rêve, dit Caroline, je ne reverrai plus Jean-Mathieu, ou bien quand, pensez-vous, Harriett, le reverrai-je, la nuit opaque sera-t-elle éclaircie par de grands feux sur la neige?

Marie-Claire Blais
Augustino et le chœur de la destruction
Québec   2005 Genre de texte
Roman
Contexte
Ce rêve se trouve dans la deuxième moitié du roman, alors que Caroline délire dans sa chambre à l’asile. Elle raconte le rêve à l’infirmière, Désirée, qu’elle appelle « Harriett » (c’est le nom de son ancienne gouvernante).
Notes
Adrien et Suzanne: amis de Caroline.
Jean-Mathieu: mari décédé de Caroline.

Texte témoin
Montréal: Boréal, 2005, p. 210-212.

Un pont de bois

[…] et Caroline dit, Miss Désirée, sans doute est-ce parce que je ne mange plus depuis quelques jours et bois à peine, mais même en dormant si peu, j’ai fait ce cauchemar, il y avait un pont de bois dont je m’approchais, basculait-il au-dessus d’un mince cours d’eau, était-il suspendu, c’était un obstacle à franchir dans la peur, car j’entendais les battements de mon cœur, serais-je cloisonnée ici, puis je vis une femme qui venait vers moi, je l’entendis plutôt, j’entendis le son de sa jambe boiteuse contre les planches du pont, clopin-clopant, elle venait vers moi, ces bruits cloutés, c’était elle, une infirme, elle s’approchait lentement de moi, je savais que même en criant nous n’alliez pas m’entendre, vous qui dormez dans votre fauteuil, après votre lecture des psaumes, ne l’entendez-vous pas qui se rapproche, le bruit de sa jambe traînante sur le pont, l’entendez-vous qui m’appelle, Miss Désirée, Harriett, vous ne m’entendez pas, Harriett, Miss Désirée, comment le pourriez-vous quand une pancarte nous sépare comme en ces années-là, où il est écrit, ici ne viennent que les Blancs, bien que ma famille s’insurge contre cette loi vicieuse, ma mère me disant, nous sommes contre la ségrégation raciale, je tends les bras vers vous, de l’autre côté du grillage, comment osez-vous séparer l’enfant de sa nourrice noire, comment osez-vous, s’écrie ma mère, je suis près de vous, dit Harriett, il faut dormir, dites avec moi le Seigneur est mon berger, de quoi aurais-je peur, répétez, dit Harriett, je ne vous entends pas, dit Caroline, vous et vos prières, sur les murs vous aviez écrit, où passerez-vous l’éternité, quand riaient les Blancs sur les trottoirs, dans les rues, ici ne viennent que les Blancs, ils nous ont séparées, vous et moi, ont hurlé des insultes, est-ce l’heure où passe pour les Blancs l’éternité, et elle reviennent au galop les gazelles, mes antilopes tirées avec mon mari dans le désert, qui a tranché leurs cornes arquées, ouvert leur ventre de neige, qui donc, qui donc, les fauconniers ont dressé contre moi leurs oiseaux de proie, mais je ne sais plus où fuir, Harriett, Miss Désirée, vont-ils se régaler de moi, et à Lima, je me souviens de cette corrida que j’avais filmée, l’attelage de trois chevaux et dix hommes ne m’attend-il pas, avec les ouvriers de la dernière heure qui vont extraire de l’arène mon corps vaincu, tel le taureau, tourné sur le côté, quand crie la cohue, ils ont enlevé de mes mains le coffre, la boîte contenant ses cendres, et Adrien dit encore à mon oreille, nous savons combien vous l’aviez aimé, venez, et dans l’embarcation je vis le jeune homme que j’avais photographié, la nuit, le jour de son suicide, debout, il me disait lui aussi, dans des gestes gracieux de bienvenue, d’accueil, vous savez, on en parle beaucoup, mais ce n’est presque rien, venez, vous reconnaissez cette musique, souvenez-vous, l’Académie de musique, dans les ruines, Così fan tutte, Così fan tutte, le deuil, la noirceur dans toute l’Europe, Così fan tutte, mais, ma chère, pourquoi vous habillez-vous ainsi en noir, vous qui détestez le noir, me dit Jean-Mathieu, je l’entends, mais ne peux le voir, venez, ma chère amie, dit-il, nous avons tant à nous dire, pourquoi tout ce silence entre nous, serait-ce elle, Charly, sa violence, sa jalousie, serait-ce elle, Charly, vous droguant doucement, un peu plus chaque jour, chaque nuit, serait-ce elle, la cause de tant de malheurs, Charly, ne vous avais-je pas dit de vous méfier de tout ce qui semble nouveau, frais, ne vous ai-je pas déjà dit tout cela, Caroline, ma chère, car lorsque les fauconniers envoient vers nous leurs oiseaux de proie, qu’y pouvons-nous, qu’y pouvons-nous?

Marie-Claire Blais
Augustino et le chœur de la destruction
Québec   2005 Genre de texte
Roman
Contexte
Ce rêve se situe vers la fin du roman. Caroline, qui est morphinomane et semble souffrir de démence sénile, raconte son cauchemar à l’infirmière (Désirée, qu’elle appelle aussi Harriett, du nom de sa gouvernante d’autrefois) qui prend soin d’elle à l’asile.
Notes
Charly: servante de Caroline et qui lui procure de la drogue.
Texte témoin
Montréal: Boréal, 2005, p. 235-236.
  


La lettre en feu

[…] et je fis aussi ce rêve, dit Caroline, debout sur un rocher, dans l’océan je vis Charly qui allumait de son cigarillo la lettre que je lui avais confiée pour Jean-Mathieu avant son départ pour l’Italie, ce n’était qu’un rêve, mais précis et fantasque, si précis qu’on aurait dit que c’était vrai, je pouvais sentir la fumée du cigarillo pendant que grillaient le papier, les mots, mon ami, revenez me voir, l’aveu de mes sentiments envers lui, tout était là, maté par une flamme, et j’éprouvais moi-même une sensation de brûlure, j’étais moi aussi endommagée et altérée par ce feu de la lettre, c’était un supplice, cela pourrait-il être vrai que ce crime soit commis contre Jean-Mathieu et moi, que Charly soit assez folle pour brûler cette lettre que je lui avais confiée, dans mon rêve, je posais la question à Charly qui me répondait avec insolence, je n’avais pas le choix, c’était Jean-Mathieu ou moi, ce que j’ai fait est fait […]

Marie-Claire Blais
Augustino et le chœur de la destruction
Québec   2005 Genre de texte
Roman
Contexte
Ce rêve de Caroline se trouve vers la fin du roman. Il fait écho à un autre rêve de Caroline où elle reçoit une lettre de son ami Charles (p. 95).
Notes
Charly: servante de Caroline.
Jean-Mathieu: mari décédé de Caroline.

Texte témoin
Montréal: Boréal, 2005, p. 249-250.

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