lundi 17 janvier 2011

Rêve de Samuel



Arnie est aveugle

[…] comment Samuel transposerait-il un art qui n’était pas le sien, mais celui d’Arnie qui lui avait tout appris, l’altitude vertigineuse de ses pas lorsqu’il dansait, chorégraphiait, et la chute, de si haut, le long de ces murs où réapparaissaient des visages, des corps, la chute d’Arnie aveugle, jusqu’au ciment des rues, à qui Samuel expliquerait-il désormais que des corps attachés, ficelés, dont les visages avaient été couverts, dormaient avec lui, la nuit, ils étaient tous vivants, on avait lié leurs mains, Samuel pouvait les entendre respirer sous la rude étoffe dont leurs visages avaient été recouverts, s’ils dormaient et respiraient, pensait Samuel, c’était d’un sommeil convulsif, étaient-ils des prévenus attendant un interrogatoire, n’ayant pu loger ailleurs, ou des fantômes détenus dans des chambres où ils seraient fouettés, torturés, à leur réveil, ils ne savaient pas eux-mêmes pourquoi ils étaient là, mais sans un mot ils suppliaient tous Samuel de leur prêter son lit, ses couvertures, le verre d’eau posé sur la table de chevet, car ils avaient soif sans pouvoir boire, ils avaient faim sans avoir le droit de déjeuner avec lui le matin, comment persister, pensait Samuel, quand dans vos draps, quand vous vous croyiez endormi, rêvant que vous marchiez sur l’eau, sans pesanteur ou à peine, l’eau traçant sa route fluide, sans vacillements sous vos pieds, et soudain ces têtes tombaient du mur dans les draps, les corps erraient plus loin, attachés, ficelés, ou parfois assis, les jambes devant eux, surveillés de près par des ombres noires, on les avait sans doute photographiés ainsi, ou filmés, si les yeux de ces têtes s’éteignaient, les bouches criaient, je ne veux pas, non je ne veux pas, appelez quelqu’un, je ne veux pas, appelez ma mère, mon fils, n’y a-t-il pas quelqu’un qui commande ici, comment persister, avec ces roulements, ces frottements de toutes ces têtes dans les draps, et même lorsque Samuel sortait de son appartement pour descendre en courant les escaliers vers la rue, ils étaient toujours là, tous ces corps nus qui semblaient cloués aux portes des maisons, comme si la ville était un archipel de prisonniers, il pleuvait et neigeait sur ces corps transis, qu’ils soient seuls ou englués ensemble dans quelque obscène position qu’ils refusaient, un même frisson de peur les parcourait tous, contre les embrasures des portes, des fenêtres, et c’était si scandaleux de les voir ainsi, les uns rattachés aux autres par les fils d’un conducteur électrique, si pitoyable, et lorsque Samuel s’éveillait et que tous avaient disparus, Samuel fouillait ses draps, n’y avait-il pas là quelque tête décollée de son corps, dont les yeux auraient encore supplié Samuel de leur laisser la vie, mais ouvrant les volets vers la rue, Samuel constatait que c’était un beau matin d’été […]

Marie-Claire Blais
Augustino et le chœur de la destruction
Québec   2005 Genre de texte
Roman
Contexte
Ce rêve de Samuel se situe vers la fin du roman, alors que Samuel, qui est danseur, réfléchit à son ami et mentor, le grand chorégraphe Arnie Graal. Ce dernier a disparu, se désespérant parce qu’il venait d’apprendre qu’il devenait aveugle. Samuel se doute qu’il ne le reverra plus.
Texte témoin
Montréal: Boréal, 2005, p. 286-288.

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