lundi 17 janvier 2011

Rêves de Pauline Archange



Visions créatrices de l’œuvre

Et dans cette réclusion de chaque soir, je rassemblais peu à peu les fragments de ma vie, mon imagination écrivait de fougueux récits pendant que mon corps feignait de dormir. Je me souvenais de mes premières visions en ces jours de pénitence où ma mère me défendait d’aller rejoindre Jacquou dans le ravin. Des chevaux immenses ne parcouraient plus le ciel, mais d’autres objets, d’autres êtres semblaient naître de moi dans cette chambre. Jacob revivait, minuscule image d’une misère que je n’aimais pas revoir. Et ma mère qui avait toujours eu si peu d’existence pour elle-même, ne vivant toujours que pour les autres, sortait de l’ombre comme un portrait inachevé et l’absence de ses traits effrayés semblait me dire: « Achève cette brève image de moi. » Mais Jacob ni ma mère n’éveillaient mon amour de la création. J’avais lu trop peu de livres et personne ne songeait à en acheter pour moi. Je n’avais connu le don de la parole qu’auprès de Séraphine et, depuis sa mort, il me semblait que j’avais perdu tous les mots qui avaient vécu avec elle, pour moi. Et sans doute était-ce en rêve que j’écrivais déjà, car je ne voyais que des images sans connaître les mots?

Marie-Claire Blais
Manuscrits de Pauline Archange
Québec   1991 Genre de texte
roman
Contexte
Cette évocation de rêves se situe vers la fin du troisième chapitre.Pendant les vacances d’été, la jeune Pauline Archange, qui ne s’est jamais consolée de la mort de son amie Séraphine Lehout, cherche à se rendre heureuse en volant les économies de sa cousine Cécile. Prise en flagrant délit et humiliée par sa famille, elle s’isole dans sa chambre des jours durant. Là, dans sa réclusion, ressurgissent en sa mémoire, sous forme de rêves fragmentés, les épisodes de sa jeunesse, matière nourrice de ses manuscrits.
Notes
Je: Pauline Archange, âgée de huit ans et demie dans ce segment du récit, narratrice et protagoniste du roman. Jacquou : jeune garçon, copain de jeu de Pauline Archange.
Jacob : jeune cousin de Pauline Archange, infirme et maltraité par son père.
Séraphine Lehout : meilleure amie de Pauline Archange, happée par un autobus vers l’âge de six ans.

Texte témoin
Manuscrits de Pauline Archange, suivi de Vivre! Vivre! et de Les apparences, Québec, Boréal, 1991, p. 90.
Édition originale
Manuscrits de Pauline Archange, Montréal, Editions du Jour, 1968.


La sombre forêt des souvenirs

Je me levais chaque matin pour vivre, mais bien souvent ce n’était que pour m’acheminer vers de violents cauchemars, dès mon réveil. On se levait et s’habillait, tout tremblant encore des craintes de la nuit, mais dans le jour qui commençait, d’autres mauvais rêves se mettaient à vivre avec nous, eux aussi. Lorsque mère Sainte-Gabrielle d’Egypte sonnait la cloche du matin, je retrouvais mon angoisse telle que je l’avais abandonnée la veille, sous l’ombre brune d’une forêt que je visitais si souvent en rêve. Les corridors du dortoir semblaient s’ouvrir, un à un, sur les vastes chambres de mes cauchemars où je rencontrais Jacob pleurant sous les coups de son père, Séraphine courant seule parmi les herbes d’un pré noir... Pourtant, il faisait jour, nous marchions vers la chapelle, le soleil se levait au fond de mon interminable forêt, bientôt j’aurais moins peur de mes souvenirs, chacun retrouverait sa place dans la fresque lointaine. Oh! toujours vivre en soi-même comme dans une prison! Mère Sainte-Gabrielle secouait à nos oreilles ses clefs démentes mais sans jamais trouver le secret de notre délivrance...

Marie-Claire Blais
Manuscrits de Pauline Archange
Québec   1991 Genre de texte
roman
Contexte
Ce rêve se situe vers le milieu du quatrième et dernier chapitre.La vie de Pauline Archange, jeune couventine, est éprouvée par une suite de malheurs : la mort de sa meilleure amie Séraphine, l’hospitalisation de son cousin Jacob, la naissance de son frère Émile, aveugle. Abandonnée à sa solitude et à l’autorité implacable des religieuses du couvent, elle s’enferme, la nuit, dans la forêt sombre de ses cauchemars.
Notes
Je: Pauline Archange, âgée d’environ huit ans dans ce segment du récit, narratrice et protagoniste du roman.Mère Sainte Gabrielle d’Egypte : religieuse du couvent que fréquente Pauline Archange, titulaire de la classe de cette dernière.
Jacob : jeune cousin de Pauline Archange, infirme et maltraité par son père.
Séraphine Lehout : meilleure amie de Pauline Archange, happée par un autobus vers l’âge de six ans.

Texte témoin
Manuscrits de Pauline Archange, suivi de Vivre! Vivre! et de Les apparences, Québec, Boréal, 1991, p. 109.
Édition originale
Manuscrits de Pauline Archange, Montréal, Editions du Jour, 1968.



1er rêve de Pauline Archange
Violence et visions atroces

Je me réveille encore la nuit dans l’angoisse, un souffle irrégulier et lourd monte de ma poitrine, les chevaux foudroyés qui tournaient en rond, avec les nuages, courant sans fin dans le ciel d’été, toutes les créatures qui m’effrayaient jadis, par leur mouvement, leur beauté ou l’étrangeté que leur donne l’imagination délirante, elles se rapprochent de moi maintenant, piétinent le sommeil, ce n’est que la violence, et combien de fois cette violence des rêves ne s’est-elle pas incarnée dans la vie, loin de moi et autour de moi? Je la sens dans ma poitrine, tel le souvenir de la tempête qui fait battre fébrilement le coeur de mon père; les visions les plus atroces se sont réalisées, je revois Clara, les lignes sanglantes à son dos: «Pourquoi donc, Pauline, que t’as permis tout ça?», « Viens donc te réchauffer au salon mortuaire pendant qu’il neige » répond Séraphine, elle court près de moi, je vois ses joues rouges sous le chapeau de fourrure, elle me dit de l’attendre près d’un magasin, «qu’elle ira acheter toutes les lampes», mais le mur tombe, Séraphine ne revient pas. J’aimerais tant, aussi, retrouver Jacob «le vrai Jacob qui ne vit que dans mon coeur» mais je me réveille brusquement, debout près du lit, ma mère me regarde [...].

Marie-Claire Blais
Vivre! Vivre!
Québec   1991 Genre de texte
roman
Contexte
Ce rêve se situe vers la fin du premier chapitre.Dans le but d’apaiser la révolte qui sommeille en elle, Pauline Archange souhaite écrire ses mémoires; son père s’oppose à l’idée, qu’il qualifie de « folle », prétextant ne pas avoir les moyens pour acheter des cahiers. Des images atroces de mort et de violence mêlées à des souvenirs sombres continuent de hanter l’esprit de Pauline jusque dans son sommeil.
Notes
Je: Pauline Archange, âgée de 8 ans et demie dans ce segment du récit, narratrice et protagoniste du roman.Clara Boisvert : amie de Pauline Archange, brutalisée par sa mère.
Séraphine Lehout : meilleure amie de Pauline Archange, happée par un autobus vers l’âge de 6 ans.
Jacob : jeune cousin de Pauline Archange, infirme et maltraité par son père, placé en institution.

Texte témoin
Manuscrits de Pauline Archange, suivi de Vivre! Vivre! et de Les apparences, Québec, Boréal, 1991, p. 151.
Édition originale
Vivre! Vivre!, Montréal, Editions du Jour, 1969

 

2e rêve de Pauline Archange
Le cœur violé

Victime ou coupable, chacun appartenait au monde sanglant de ces rêves. Dans l’un de ces rêves encore hanté par la présence de Benjamin Robert, je touchais ma poitrine pour découvrir avec terreur « que j’avais perdu mon cœur, qu’il était peut-être perdu dans les cailloux comme une pièce de vingt-cinq sous... » Puis je voyais, dans une cour ensoleillée près d’une église, « mes amis les p’tits marchands de journaux qui jouaient avec mon cœur en le faisant bondir comme une balle rouge, ils jouaient avec mon cœur sous les branches d’un grand lilas blanc et le sang coulait partout sur les fleurs blanches. »

Marie-Claire Blais
Vivre! Vivre!
Québec   1991 Genre de texte
roman
Contexte
Ce rêve se situe vers le milieu du troisième chapitre.Pauline Archange confie à son journal avoir été violée par Benjamin Robert qui cherchait à « éveiller chez elle la pitié ». Elle y évoque toute la douleur de la trahison qui hante son esprit et nourrit ses cauchemars depuis.
Notes
Pauline Archange : narratrice et protagoniste du roman.
Texte témoin
Manuscrits de Pauline Archange, suivi de Vivre! Vivre! et de Les apparences, Québec, Boréal, 1991, p. 204.
Édition originale
Vivre! Vivre!, Montréal, Editions du Jour, 1969

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