Sur la piste du stade
[…] Mai frémissait dans son sommeil, elle marchait seule, sans Augustino dont elle s’était éloignée en courant, Augustino, ses parents lui avaient dit tant de fois de ne jamais aller seule sur la piste du stade longeant la mer, où l’on pratiquait des sports d’équipe, le football, le hockey sur sable, sous le soleil de midi, il ne semblait y avoir personne dans les gradins ni dans les tribunes ni sur la longueur de la piste et Mai avançait seule, sa planche à roulettes sous le bras, elle pouvait sentir l’égouttement du silence sur ses pas, personne ne la trouverait ici, il y avait près des tribunes un téléphone public tout noir dont Mai n’aurait pas aimé entendre la sonnerie, ou que cet objet soit un intermédiaire entre elle et ses parents, n’était-elle pas une personne bien distincte de ses parents, de ses frères, et pourquoi était-il strictement prohibé d’aller seule au stade, circulaient là-bas des gens bizarres, disait maman, et surtout que Mai ne parle jamais à des inconnus, et ne se mette pas en tête de les suivre, on ne savait jamais à quoi s’attendre avec Mai, disait Marie-Sylvie de la Toussaint, maman l’embrassait le matin en disant, Mai, ma chérie, évite de me chagriner aujourd’hui, comme tu l’as fait hier en ne me répondant pas quand je t’appelais, comment puis-je savoir où tu es, si tu ne réponds pas quand je t’appelle, si elle avait été un garçon, on l’aurait davantage respectée, pendant plusieurs minutes, il n’y eut personne, et Mai n’entendit aucun bruit, on eût dit que la route bordée d’herbes de l’autre côté du stade se pétrifiait dans la chaleur, on n’y voyait pas même une aigrette ni un héron égarés, mais quelqu’un avait chuchoté et quelqu’un avait ri, et cette éruption de bruits de voix dans un silence qui s’étendait partout avait fait tressauter Mai de la plus haute tribune, elle les avait vus, lui et elle, qui ne la voyaient pas, un couple très jeune, le garçon tirait la fille par les cheveux, Mai ne pouvait savoir si leurs jeux étaient taquins ou malicieux, embêtée de les entendre se chamailler, soudain il lui parut que la fille ne riait plus, mais pleurait et criait, Mai était si loin d’eux qu’ils ne la voyaient pas, taquinait-il la fille ou était-il méchant, violent, elle ne le savait plus, bien que la fille n’eût cessé depuis quelques instants de pleurer, crier, ils harcelaient, se tourmentaient, sa mère avait raison, on rencontrait ici des gens bizarres, si Mai était endormie, si elle rêvait, elle sortirait de ce rêve pénible et n’entendrait plus ces cris de la fille que battait le garçon, la battait-il, ou n’était-ce qu’un jeu comme lorsque la fille consentait à ce qu’il lui tire les cheveux, et riait, tournant sur elle-même comme une toupie, on ne pouvait vraiment savoir qui étaient ces adolescents, tant leurs ombres s’agitaient sur la tribune, ou si le garçon ne battait pas la fille, pourquoi sa gouvernante ne réveillait pas Mai, oh, elle n’aurait jamais dû venir dans ce stade, et Marie-Sylvie vit que Mai tressaillait dans son sommeil et dit en lui touchant le front, ce n’est rien, un cauchemar, c’est tout, j’éteins la lampe maintenant et je retourne dans ma chambre, Mai vit en entrouvrant les paupières la silhouette de Marie-Sylvie disparaissant vers le corridor […]
Marie-Claire Blais
Augustino et le chœur de la destruction
Québec 2005 Genre de texte Roman
Contexte
Ce rêve de Mai se trouve vers le milieu du roman. Mai est troublée par des cauchemars pendant que les adultes fêtent l’anniversaire de sa grand-mère dehors.
Notes
Augustino: le frère de Mai, petite fille de six ans.
Marie-Sylvie: la gouvernante de Mai.
Texte témoin
Montréal: Boréal, 2005, p. 153-155.
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