lundi 17 janvier 2011

Rêve de Jean Le Maigre



 

Les patins aux lames d’or

Le frère Théodule s’était endormi, et la lumière de la lune éclairait la tache de ses souliers crasseux sur le lit. Jean-Le Maigre se leva. Quelqu’un l’appelait à la porte. Sa grand-mère, peut-être, qui lui apportait des vêtements propres, ou bien le Septième, tenant entre ses bras un lourd panier débordant de grappes de raisins et de cerises. Le raisin était trop mûr, peut-être, les cerises, à peine trop noires. Jean-Le Maigre commença à se vêtir, découvrant avec tristesse que le trou de sa culotte n’avait pas encore été rapiècé, ni ses bas raccomodés. Pomme lui offrirait peut-être des bonbons. Alexis, une nouvelle couverture de laine. Cela pouvait être sa mère aussi, avec son dernier bébé dans les bras. Emmanuel, enveloppé dans des linges noirs.
Les voix timides l’appelaient toujours. Jean, viens jouer avec moi. Je m’ennuie, Jean, viens me réchauffer, Jean. Droit dans la lumière de la lune, il les écoutait, le cœur battant.
Il n’arriverait jamais jusqu’à la grille, il avait tant de mal à marcher. Il passa devant le lit du frère Théodule, qui ronflait encore, la bouche entr’ouverte. Devant la pharmacie, l’odeur de remèdes le fit chanceler de dégoût, et il s’appuya contre le mur en retenant sa respiration. Son cœur battait trop fort. Quelque chose remuait sans cesse devant ses yeux. Il ne fallait pas tousser. Doucement, il ouvrit la porte et sentit le vent d’hiver sur sa joue…
Ils étaient là, assis sur leur banc, dans la cour de récréation. Monsieur le Curé et son bréviaire, Grand-Mère Antoinette recueillie sur son chapelet. Et un peu à l’écart, dans les rayons de lune, Héloïse en extase, les bras en croix, la robe ouverte sur un sein blanc, légèrement soulevé. Plus loin, il vit sa mère qui pleurait silencieusement, le visage entre les mains.
— Jean, viens jouer avec nous, Jean!
Une grande faiblesse l’envahit à nouveau lorsqu’il voulut marcher jusqu’à la grille. Je viens, cria-t-il à ses frères. Je m’évade! Mais il saignait encore du nez et il craignait de ne pas pouvoir se rendre.
Monsieur le Curé leva la tête de son bréviaire :
— Mon pauvre enfant, dit-il, vous allez encore vous tromper de direction…
Mais Jean-Le Maigre avait déjà ouvert la grille du noviciat. Une autre grille encore, et il serait libre. Bientôt, je serai sur la route, pensa-t-il avec satisfaction. Le Septième, Pomme et Alexis patinaient sur la glace. Ils n’avaient pas de chapeaux et leurs foulards étaient dénoués. Jean-Le Maigre tremblait de vertige au bord de la patinoire.
— Viens, dit le Septième, nous allons t’apprendre.
Mais comme c’est dommage, pensait Jean-Le Maigre, comme c’est dommage que j’ai perdu l’appétit. Il regardait tristement ces patins aux lames d’or que le Septième et Pomme l’aidaient à chausser.
— Comme ça, ce serait plus facile de s’évader, dit le Septième, en entourant de son bras l’épaule de son frère. Tu n’as plus qu’à nous suivre maintenant. Nous allons patiner jusqu’à la maison. Laisse-toi porter par le vent et tout ira bien. Mais prends garde de tousser. Le Frère Théodule pourrait nous entendre.
Jean-Le Maigre patinait au milieu de ses frères. Il était si agréable de savoir patiner sans jamais l’avoir appris : Jean-Le Maigre riait de plaisir. Quelle surprise, il était libre, enfin! Mais soudain, il lui sembla que la lumière avait disparu dans le ciel, et que ses frères l’avaient abandonné. Il les appela, mais eux ne répondirent pas. Il était seul à nouveau, et il voyait venir vers lui, sur la patinoire craquelée, tout un tribunal de jésuites, avec leurs dossiers sous le bras. Il appela sa grand-mère. Elle ne répondit pas.
-Ne craignez rien, mon enfant, dit Monsieur. le Directeur qui s’approchait de lui, dans sa tunique de juge – nous ne sommes pas ici pour vous punir, mais pour vous apprendre une bonne nouvelle.
— Ne me touchez pas, dit Jean-Le Maigre qui craignait ce sourire lubrique sur la face pâle du directeur, Oh! Monsieur le Directeur, laissez-moi m’évader. Je ne ferai plus jamais de sacrilèges. Je vous le promets, Monsieur le Directeur.
Le Directeur posa sa main sur la tête de Jean-Le Maigre.
— Ne vous troublez pas, mon enfant, dit-il. La miséricorde de Dieu est infinie. Regardez autour de vous. Vous comprendrez.
Jean Le-Maigre leva un regard inquiet sur le rempart de jésuites qui le menaçaient de leurs dossiers.
— Oh! Monsieur le Directeur, laissez-moi sortir quelques minutes, je veux aller aux latrines.
— Pas cette nuit, dit le Directeur, cette nuit vous êtes condamné à mort. Voilà la bonne nouvelle que nous sommes venus vous apprendre. Mais si vous ne toussez pas, si vous ne criez pas, je vous promets que cela ne fera pas de mal. Tournez-vous maintenant et baissez la tête. Jean Le-Maigre ouvrit le col de sa chemise. Il baissa la tête. Il ne lui restait plus qu’à s’agenouiller dans la neige et attendre…

Marie-Claire Blais
Une saison dans la vie d’Emmanuel
Québec   1965 Genre de texte
roman
Contexte
Ce rêve se trouve à la fin du quatrième chapitre. En raison de sa conduite rebelle et dévergondée, l’adolescent Jean Le Maigre est envoyé au noviciat par sa grand-mère et le curé. Malheureux et tuberculeux, il rêve d’évasion. La mort viendra le soustraire à une autorité religieuse excessive.
Notes
Jean-Le Maigre: Le trait d'union disparaît dans les éditions suivantes.
Édition originale
Une saison dans la vie d’Emmanuel Montréal, Les Éditions du Jour, 1965, p. 73-76.

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