mardi 11 janvier 2011

Sur le sommeil. Ou plutôt sur les rêves,



Gabriel Tarde, Sur le sommeil. Ou plutôt sur les rêves, éd. par Jacqueline Carroy et Louise Salmon, Paris, Editions BHMS, 2009, 236 pages.
Jacqueline Carroy et Louise Salmon proposent une édition de cinq textes inédits de Gabriel Tarde (1843-1904). L’ouvrage comprend deux essais historiques, l’un sur la psychologie des rêves au XIXe siècle, l’autre sur l’engagement politique de celui qui deviendra une référence en matière de criminologie 1. Ces écrits datés du début des années 1870 sont en fait antérieurs à ce que l’on pourrait nommer « moment Tarde ». Professeur de philosophie au collège de France (1900), l’homme n’acquiert en effet une audience réelle que dans les années 1880, par le biais notamment d’articles savants publiés dans La Revue philosophique. Le jeune magistrat de province qui vit alors avec sa mère à Sarlat (sa ville natale) n’a écrit en 1870 que quelques articles dans les journaux locaux. Mais il rédige depuis 1862, sur le modèle de Maine de Biran – un de ses inspirateurs –, un journal d’auto-analyse psychologique à visée expérimentale. Issu du fonds du Centre d’Histoire de Sciences Po, ce manuscrit inédit se présente sous la forme d’un nocturnal mêlant récits et analyses de rêves éprouvés de mars 1870 à juillet 1872.
Comme l’indique le titre de l’ouvrage, il n’est pas question ici des états de sommeil mais d’un objet – le songe – qui suscite de nouvelles questions au XIXe siècle : à quoi sert le rêve ? Pourquoi rêvons-nous ? Avant que Sigmund Freud ne fasse de l’interprétation des songes la clé de voûte d’une nouvelle pratique thérapeutique et d’une introspection révolutionnaire 2 , le XIXe siècle est aussi à la recherche d’une science positive des rêves. Cette quête débouche sur une collecte inédite de récits, le recueil de rêves devenant un genre sur lequel s’arrête Jacqueline Carroy dans cet ouvrage. Ce nouveau genre est dans un premier temps alimenté par des médecins ou des philosophes. Les Idéologues comme Cabanis font du rêve une expression cérébrale surgie en écho des tréfonds organiques, des mouvements intestinaux, des sensations extérieures. Symbole de cette transformation de l’organique en psychique, le rêve érotique pensé en lien avec les sensations génitales, nourrit les écrits de ces médecins du premier XIXe siècle. Cette tentative de construction d’une psycho-physiologie du rêve subsiste avec l’interprétation spiritualiste d’un Maine de Biran. Un fonctionnement automatique du psychisme, producteur de rêves, est mis en valeur par ces auteurs.
Dans un second temps, des amateurs éclairés font aussi du rêve un objet d’étude et un moyen d’introspection. Ceux-ci notent régulièrement leurs souvenirs au réveil, élaborent leur propre recueil de rêves, publient quelques récits, conversent sur le sujet avec leurs contemporains. Le Sommeil et les rêves d’Alfred Maury, publié en 1861, fait figure d’œuvre princeps dans ce corpus des érudits rêveurs progressivement exhumé par Jacqueline Carroy 3. L’assimilation par Maury de certains rêves à des crimes imaginaires qui produisent la honte de leurs auteurs est bien connue de Freud, mais elle nourrit dès les années 1870 la réflexion de ses contemporains, particulièrement celle d’un public cultivé féru de psychologie. Hippolyte Taine est l’un d’eux et incite chacun à constituer son propre recueil de rêves. Dans les années 1870, on rêve donc sur le modèle de Maury, et Tarde lui doit beaucoup dans sa quête de l’origine des songes. Mais le jeune magistrat apporte aussi du neuf dans cette manière d’analyser les rêves.
Le journal de Tarde s’apparente en effet à un « laboratoire à domicile » autant qu’à une psychothérapie, une « hydrothérapie morale », explique-t-il. Celle-ci permet d’exorciser ses cauchemars politiques ou ses amours impossibles. Gabriel Tarde élabore une stratégie quotidienne personnelle. Le rêveur ne se contente pas ici de collectionner les récits, il propose une analyse systématique attentive aux processus de formation des rêves. Une analyse qui relève de la tradition spiritualiste mais qui développe aussi des conceptions originales concernant les associations et les recombinaisons d’objets, d’images, de lieux et de souvenirs qui forment le substrat onirique. On trouve notamment, bien mis en évidence dans le plan final du manuscrit, le terme surprenant de « débaptisation », néologisme destiné à faire comprendre le processus de transformation des images dans le rêve.
Affleure aussi, dans le texte de Tarde, l’idée que le désir intervient comme moteur de la transformation onirique : « je suis plus vicieux en songe qu’éveillé. J’ai, endormi, l’imagination dépravée. Je ne vois plus de mal à rien » explique-t-il au début de son nocturnal. Surpris par cette émergence du désir sexuel dans le rêve, le lecteur se posera surement la question du caractère précurseur de Tarde, et bien sûr de Maury, par rapport aux travaux ultérieurs de Freud. On ne peut ici que souscrire à la manière dont cette interrogation historique capitale – la Traumdeutung est la clé de voute de la psychanalyse freudienne – est abordée dans cet ouvrage. Freud connaît bien cette production savante sur le rêve, comme en témoigne sa bibliographie. Elle fait partie de la synthèse innovante qu’il propose un quart du siècle plus tard. Ces recueils de rêves ne réduisent cependant pas l’innovation freudienne, ils représentent un matériau disponible dans lequel le Viennois pioche en laissant d’ailleurs de côté certaines intuitions que les auteurs de l’ouvrage proposent de réévaluer. Il est certain que la plupart des rêves choisis par Tarde et retranscrits dans cet ouvrage ne sont pas l’objet d’une interprétation symbolique. Ce sont les impressions récentes, les faits de la veille, les sensations externes immédiates – le rêve concernant ses recettes pour accommoder les cadavres sont un effet de ses embarras d’estomac – qui font l’essentiel de la matière des rêves de Tarde. « Si le désir peut être satisfait en songe, cela est rare », rappelle-t-il. Le philosophe insiste bien sur le caractère « fortuit » de la fusion des éléments du songe. Ainsi la belle femme aux lèvres grosses, rouges et sensuelles renvoie « fortuitement » le rêveur au portail repeint en rouge un jour auparavant. Rares sont les rappels de l’enfance, tel le souvenir du château de Panel « déjà vu par moi dans mon enfance et oublié depuis ».
Confronté à ce matériau qui bouscule les frontières entre la science et la fiction, entre la vie personnelle et l’engagement politique, les auteurs de cette édition proposent donc deux lectures complémentaires. La première, qui vient d’être évoquée, contribue à éclairer une part méconnue de la culture savante du XIXe siècle. La seconde éclaire quant à elle un aspect refoulé de la biographie de Tarde : son engagement politique qui apparaît ici exorcisé par le cauchemar. Les écrits publiés sont en effet tous liés au contexte de l’année terrible : la défaite de 1870, la chute du Second Empire, l’avènement de la République et la Commune de Paris. Ils montrent que Tarde adopte lors de ces événements une position monarchiste et réactionnaire affirmée. S’il lui arrive de rêver du cercle de Belleville et de Gambetta, le jeune magistrat de province cultive surtout la haine du suffrage universel, la nostalgie de la gloire napoléonienne et se montre résolument hostile au programme républicain développé à la fin des années 1860. La critique anti-démocratique apparaît clairement dans le texte « les Comices », les institutions et les élections – « le maquerellage électoral »– y étant représentées telles des foires, lieux de conflits et de débauche. L’angoisse du conservateur face à l’accélération des événements transparaît dans son nocturnal. Les rêves se font politiques et les républicains y sont figurés tels des singes. La stigmatisation de la foule populaire qui devient systématique dans ses écrits ultérieurs se cristallise à cette époque. Elle est d’autant plus forte qu’elle s’alimente des événements violents qui secouent la Dordogne, particulièrement l’affaire de Hautefaye dépeinte par Corbin dans le Village des cannibales. La horde primaire est rapidement associée au crime par le magistrat mais aussi à l’alcool et à la pédérastie. Le communard, c’est l’inverti. Le cauchemar politique de Tarde, c’est ce nouveau Moyen Âge dessiné par l’avènement du mouvement communaliste dans la France des années 1870. Ce catastrophisme n’a que l’apparence du prophétisme puisque Tarde, fondant sa conception de l’histoire sur l’imitation, considère les faits de 1870 comme une renaissance plus que comme une nouveauté. Son engagement public – signalé par le soutien de la liste monarchiste locale en 1872 ou par la défense des jésuites – est de courte durée mais il s’inscrit dans un conservatisme social vaguement orléaniste qui correspond finalement à une attente de classe, celle de l’aristocratie et de la haute bourgeoisie provinciale au temps de l’ordre moral. On ne doit pas s’étonner de la manière dont Tarde prend la défense du vote des femmes par la suite. La hantise républicaine d’un vote des curés par procuration est assez courante à la fin du siècle. Plus étonnante, en revanche, est la prise de position dreyfusarde de l’homme, au nom de l’esprit de conciliation, explique Louise Salmon. On aimerait assurément en savoir plus sur cette personnalité complexe.
Peut-on faire des rêves un objet d’histoire ? En mettant à jour ces textes inédits de Gabriel Tarde et en les questionnant, chacune dans leur domaine respectif, Jacqueline Carroy et Louise Salmon montrent qu’un tel pari peut être tenu.
Hervé Guillemain
1 Outre le manuscrit principal Sur le sommeil. Ou plutôt sur les rêves, l’ouvrage comporte quatre autres textes : Études psychologiques sur moi-même, « Un Cauchemar politique », « Les Comices », « La Violette et la paix ».
2Voir l’intéressante remise en perspective de cet ouvrage par Andreas Mayer et Lydia Marinelli, Rêver selon Freud. L'interprétation du rêve et l'histoire du mouvement psychanalytique, Paris, Aubier, 2009.
3 Jacqueline Carroy et Nathalie Richard (dir.), Alfred Maury, érudit et rêveur. Les sciences de l’homme au milieu du XIXe siècle, Rennes, P.U.R., 2007.
Pour citer
Hervé Guillemain, « Compte rendu de Gabriel Tarde, Sur le sommeil. Ou plutôt sur les rêves, 2009 », Le Mouvement Social,

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