mardi 11 janvier 2011

Représentations hypermédiatiques du rêve



Représentations hypermédiatiques du rêve

Le rêve est une thématique abordée par les artistes depuis fort longtemps. De la Grèce Antique au mouvement surréaliste, il a été présenté sous diverses formes. Au départ, les songes ont servi de prétexte pour livrer les pensées ou encore lire l’avenir. On raconte les rêves des protagonistes pour prédire les évènements futurs ou élucider des mystères passés. Au XXe siècle, la psychanalyse s’intéresse au phénomène et Freud propose une  approche pour l'interprétation des rêves. Selon lui, les révélations oniriques possèdent une signification particulière, et le rêveur doit chercher le sens des symboles rêvés, expressions modifiées de désirs inconscients. Est alors apparue en art une nouvelle manière de représenter le rêve, par l’élaboration de signe et de situation pouvant mener à une interprétation précise. Or, lorsque Paul Valéry s’est penché sur la question, il lui a semblé qu’un élément fort important a été mis de côté dans l’approche freudienne, c’est-à-dire la forme du rêve. Il démontre que le rêve a une logique précise et que son récit repose sur un procédé de mémorisation. Le contenu devient alors un élément secondaire dans l’art de rapporter l’expérience onirique. Il était plus pertinent de se questionner sur la manière dont la pensée réagit au moment de raconter ce qu’elle a vécu pendant le sommeil. C’est donc au niveau du parcours de la pensée qu’e Valéry étudie le phénomène, le comparant à un processus labyrinthique à envisager dans une perception kaléidoscopique. Parce qu'il repose uniquement sur les souvenirs restant au réveil, le rêve ne peut être parfaitement reconstruit, il demeure un amalgame d’instants brefs sans continuité et qui se côtoient de manière illogique. On le raconte comme on le peut, avec l’expérience qu’il reste à la mémoire, car tout revient à l’esprit éveillé par bribes. L’organisation  du rêve n’existe pas, le désordre est maître et tout s’entremêle. Une seule chose demeure à l’esprit et c’est l’incertitude. Dans cet univers, rien ne s’enchaîne et rien n’est certain. Seuls des instants reviennent à la mémoire, permettant ainsi au souvenir de se déployer. Or, toute liaison cohérente, toute suite logique, est absente. En conséquence, les récits de rêves ne peuvent pas suivre un déroulement continu et une chronologie construite.

Une autre approche a alors été adoptée par les artistes et écrivains afin de représenter le phénomène. On ne se concentre plus sur le contenu du rêve, mais sur la manière dont ce contenu vient à l’esprit du rêveur au réveil. Ce  qui  façonne l'oeuvre désormais est la manière dont les rêves reviennent à la mémoire lorsqu'ils sont racontés. Quelques auteurs et théoriciens ont d’ailleurs tenté de développer une stylistique du rêve, qu’ils ont nommé « récit de rêve ». Ils parlent alors d’un style bref, dont le ton est plus interrogatif qu’affirmatif et où règne une impression d’incertitude. Puisque tout est indéterminé, le récit est maintenu dans l’approximatif.  Il devient une tentative de rapporter l’inexplicable, comme le mentionne Jean Bellemin-Noël : « quand on raconte un rêve ou un fantasme, on re-formule, on “interprète” (à la manière d’un pianiste) une expérience psychique qui était déjà elle-même une tentative pour articuler l’informulable.» 1 l résulte inévitablement de cette entreprise de traduire l’indicible une incohérence, ou du moins un manque de justesse, cherchant en vain une cohésion dans un flot de possibles, bien que ces possibilités semblent souvent embrouiller l’histoire rapportée.

Le narrateur tente généralement de reconstituer tant bien que mal l’expérience dans son ensemble, de chercher une unité à ce qui semble, de prime abord, n'en avoir aucune. C’est la loi du mélange qui prime alors: aucune distinction n’apparaît clairement. Sans division entre les évènements rêvés, ils ne peuvent qu'être rapportés par séquence aléatoire. Le récit est alors fragmentaire, il y a discontinuité dans la logique. Jean-Daniel Gollut explique cette caractéristique du récit de rêve dans un chapitre intitulé « Un exercice de style », tiré de son ouvrage Le sens du style, où il tente d’établir une stylistique particulière au genre littéraire : unité à ce qui semble, de prime abord,
L’aspect fragmentaire, indigent, du récit, la mise en évidence de l’oubli, le rôle de l’affabulation et l’équivoque qui peut en découler entre la chose rêvée et la chose pensée au réveil, l’autoreprésentation du rêveur et encore l’allure quelque peu insolite ou non pertinente du discours (…) tout cela qui entre dans le savoir contemporain fait bien naturellement office de critère pour la préparation et la perception de l’effet oniriste 2

Seule une impression d’inachevée demeure dans le récit de rêve. Le lecteur se trouve face à un texte où une atmosphère d’étrangeté domine. Il y a de l’insolite partout et l’incohérence règne en maître, nous informe Roger Caillois :
Certes, le rêve est volontiers incohérent et fantastique. C’est sans doute ce qui, au premier abord, frappe le plus en lui, mais il demeure beaucoup plus saisissant, que, quelles qu’en soient les inconséquences, les contradictions, les impossibilités, elles ne paraissent jamais telles au rêveur 3

Les contradictions sont nombreuses mais ces bizarreries vont de soi, du moins pour le rêveur qui rapporte le récit de son expérience. Dans cet univers à part qu’est le monde onirique, se dresse une autre conception de la réalité, du temps et de l’espace. Semblent être de mise des aspects comme la « bizarrerie des faits, déficience logique, incohérence de la figuration  4 , aspects auxquels le lecteur doit se familiariser.

Du récit de rêve littéraire à la représentation hypermédiatique de l’univers onirique, quelques différences sont à noter. Bien que les œuvres de notre corpus représentent le rêve, elles ne le font pas toutes de la même manière. Nous retrouvons en général dans les oeuvres hypermédiatiques un récit de rêve tel que conçu par Valéry et ses successeurs. la thématique hypermédiatisée telle que conçue par Valéry et ses successeurs. Or, certaines oeuvres offrent une approche du rêve plus conventionnelle, c’est-à-dire que le sujet est repris à la manière des anciens. Certains hypermédias, par exemple, mettent en place un songe révélateur qu’ils rapportent d’une manière cohérente et logique, afin d’y voir des signes à interpréter et un sens à donner aux évènements à venir, comme c’est le cas avec Fabrique d'écriture de Palaiseau, Unreel Dreams, Machine Dreams and Webbed Arts, Dreamlines et Breathing Wall. Ces représentations des rêves ont des allures prémonitoires, c’est-à-dire qu’ils mettent en scène des songes reprenant un désir conscient. Ces œuvres interactives sont composées d’images, de musique et de mots exprimant des endroits de rêves, des sociétés parfaites, des vies chimériques et des aspirations envers le futur. Les internautes sont parfois invités à nourrir une banque de rêve, ou encore à les programmer grâce à une machine à rêves.

Dans un deuxième temps, il y a les rêves mettant en scène des éléments portant à une interprétation particulière. C’est le cas entre autres avec les œuvres Derrière le tiroir, Descriptions/Inflictions et Boulevard, où les personnages et le traitement hypermédia abordent des sujets de rêves précis et cohérents afin de diriger l’histoire dans un sens déterminé. Rien d’incohérent ou d’illogique n’est raconté, l’internaute peut facilement suivre les songes qui sont rapportés. Ces derniers servent plutôt de prétexte à mettre en place une thématique importante dans l’histoire relatée. 
Une autre catégorie dominante de notre corpus fait allusion au récit de rêve tel que connu depuis l’étude valérienne. Nous trouvons ici des songes racontés fidèlement et qui répondent à l’incohérence et au désordre de l’expérience onirique. Par exemple, cette catégorie comprend les œuvres telles que Life is like water, Dim O’Gauble, Dreamed, Inside: A Journal of Dreams, Last Dream, Dream, The Factory et Paper Dream. Ces hypermédias sont de prime abord plus compliqués à comprendre, l’internaute suit difficilement le déroulement de l’animation. Il a l’impression de naviguer dans un univers décousu, où les mots et les images ne répondent plus nécessairement à la cohérence habituelle. Souvent plusieurs explorations sont requises afin de lui permettre de se retrouver dans ces labyrinthes oniriques fragmentaires, où l’interaction exigée le perd plus qu'il ne l’oriente. De plus, la composition hypermédiatique de ces récits de rêve ajoute à l’impression de désordre. Il n’y a plus seulement le texte qui est emprunt d’une aura chaotique, mais la musique et le visuel aussi. L’univers fantasmagorique émerge de partout et accentue l’effet de désorientation de l’internaute. Maintenant, le rêve se vit également en son et en image.
Un autre genre prend place dans les sites hypermédias abordant la thématique du rêve, ce sont les plateformes permettant aux internautes de raconter leurs récits de rêve. Des œuvres comme TCUP: The collective unconsciousness project et Dream Base en sont des exemples. Or, la plupart des songes rapportés répondent à la logique des anciens ou encore freudienne et nous n’avons pas rencontré de récits soumis à la stylistique formelle développée depuis Valéry.
Enfin, du récit de rêve littéraire à la représentation hypermédiatique du rêve s’ouvre un nouveau champ de possibles grâce aux composantes hypermédias des œuvres. La musique, les effets sonores, les images, les vidéos, les animations et l’interaction accentuent et enrichissent pleinement l’effet onirique. La fragmentation ne se fait plus sentir seulement à la lecture, mais aussi à l’écoute, à la visualisation et à la participation. Le désordre qui en ressort est d’autant plus chaotique et l’immersion de l’internaute dans l’expérience labyrinthique du récit de rêve s’en trouve amplifiée.
[1] Bellemin-Noël, Jean. Interlignes 3. Lectures textanalytiques. Villeneuve d'Ascq France, Presses universitaires du Septentrion, « coll. » Objet, 1996, p. 18.
[2] Gollut, Jean-Daniel. Le sens du style, Paris, Éditions Antipodes, 2009, p.75.
[3] Caillois, Roger. L’incertitude qui vient des rêves, Paris, Gallimard, 1956, p. 138.
[4] Gollut, Jean-Daniel. Un exercice de style, p.71.

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