Le rêve
CHAPITRE PREMIER
Les reproductions dans le rêve
Le rêve n’est que la reproduction du passé dont les données s’enchaînent et se déroulent conformément aux habitudes actuelles. — Exemples: 1’objectivation de nos impressions; le langage, ses bizarreries, ses régularités. — Reconstitution dans ses détails du rêve aux lézards. — De l’étonnement, de la moralité, de la pudeur dans le rêve. — L’incohérence des rêves; pourquoi elle nous frappe. — Le souvenir dans les rêves: on peut rêver qu’on rêve.
Qu’est-ce que le rêve? Cette question est maintenant résolue. La cause de l’opposition entre la veille et le sommeil réside en entier dans l’état de la couche périphérique, suivant qu’elle est ou qu’elle n’est pas à même de nous mettre en communication consciente avec l’extérieur. Le rêve a ainsi son siège précisément dans les couches intermédiaires où sont déposés les instincts, les habitudes et les souvenirs. Nous ne devons pas parler des couches plus profondes, réceptacles des connexions automatiques, où se passent des phénomènes soustraits d’ordinaire à l’oeil de la conscience.
Dans les tableaux du rêve, il n’y a rien de nouveau, rien d’actuel. Ils n’offrent à notre attention que des vieilleries rajeunies par des combinaisons et des contrastes inattendus. C’est le passé qui fait tous les frais de la représentation. Quant au présent, il se dérobe derrière la scène, et c’est lui néanmoins qui, à l’insu de l’âme, en compose le programme, et qui, à son gré, choisit et change les décors, et introduit ou rappelle les personnages.
Dans le sommeil, par conséquent, hormis la perception, toutes les facultés de l’esprit, intelligence, imagination, mémoire, volonté, moralité, restent intactes dans leur essence; seulement, elles s’appliquent à des objets imaginaires et mobiles. Le songeur est un acteur qui joue à volonté les fous et les sages, les bourreaux et les victimes, les nains et les géants, les démons et les anges.
Dans le rêve — et l’on peut à cet égard établir un parallèle constant entre le rêve et la rêverie — il y a, comme dans les perceptions et les conceptions de l’état de veille, quelque chose de fortuit et quelque chose de nécessaire. Le fortuit, c’est le jeu des causes physiques ou physiologiques qui suggèrent les données du rêve; le nécessaire, c’est la manière dont, sous l’empire des habitudes, ces données se déroulent et s’enchaînent.
Il serait fastidieux de passer en revue toutes nos habitudes pour les montrer en action dans nos rêves. N’en citons que deux.
La plus ancienne de toutes est celle qui nous fait rapporter à un objet en dehors de nous la cause de nos impressions. De là vient que nous nous regardons nécessairement comme le centre d’un univers que nous projetons autour de nous. Dans le rêve — et à un certain degré dans la rêverie — le monde où nous nous agitons est fictif et formé de débris du passé. Mais, à part cette seule circonstance, le phénomène de la projection y est identique avec ce qu’il est dans l’état de veille. Comme cette habitude appartient essentiellement à tout être sensible, on peut affirmer qu’elle sert de fond à tous les rêves, chez quelque animal qu’ils se forment.
Il est une autre habitude propre à l’homme, celle du langage. Chacun de nous, dans ses rêves, parle, cause, discute, expose et développe ses idées, réfute des objections, critique des opinions émises par des interlocuteurs de fantaisie, et, bien souvent, se montre, dans son sommeil, aussi raisonnable que dans l’état de veille. A cet égard, il n’y a pas de doute. On cite maint exemple de penseurs qui, dans leurs rêves, ont trouvé des solutions de problèmes qu’ils avaient en vain cherchées, étant éveillés. Je pourrais me borner à renvoyer le lecteur au rêve de M. Spring, relaté plus haut. Mais je puis ajouter un fait d’expérience personnelle.
Pendant toute l’année 1878, je me suis occupé avec ardeur des plans d’une maison que je voulais me bâtir et dont j’ai déjà parlé. Mes journées, je les passais à la combiner, à dessiner, à calculer; les nuits à en rêver. Mes prétentions n’étaient pas minces. Je voulais un édifice exempt des défauts que j’avais remarqués dans les autres. De tous les problèmes que j’avais à résoudre, l’un des plus récalcitrants était relatif à un certain escalier destiné à pénétrer dans le sous-sol. J’avais bien trouvé diverses solutions, mais aucune ne me satisfaisait pleinement. Une nuit, dans un songe, non seulement je refis mes calculs, à ce qu’il me semble, avec la plus grande exactitude, mais j’imaginai une nouvelle disposition qui, par parenthèse, me suggéra celle que définitivement j’adoptai.
Là, ne s’arrêtent pas les particularités de ce songe. J’avais nettement la conscience que je rêvais, et j’admirais la lucidité que tout en rêvant je savais déployer. Mieux encore. Je fis cette réflexion que, bien que je fusse endormi et par conséquent inconscient de mes actes, j’accomplissais cependant des prodiges de raisonnement et de calcul, et j’en tirai cette conclusion générale qui ne manque pas de profondeur — si j’ose ainsi parler de moi-même — qu’après tout l’instinct n’est pas autre chose que la résultante des raisonnements qui n’ont point trompé, et que telle est la raison de son infaillibilité. Là-dessus je m’éveilai.
Je puis donc l’avancer, aucune de nos facultés ne nous abandonne dans le sommeil, si ce n’est celle qui nous fait porter des jugements objectifs sur le monde réel. On peut, en rêve, composer des poèmes. Voltaires rêva une nuit qu’il adressait à un certain M. Touron, qui faisait la musique de ses propres vers, le quatrain suivant:
Mon cher Touron, que tu m’enchantes
Par la douceur de tes accents!
Que tes vers sont doux et coulants:
Tu les fais comme tu les chantes.
Eût-il fait mieux s’il n’avait pas été endormi?
L’intérêt que présentent les rêves s’attache bien plus à leurs bizarreries qu’à leurs côtés raisonnables. A qui n’est-il pas arrivé de se croire absorbé, dans une de ses lectures favorites, roman, poésie, science, philosophie, et de se sentir captivé par les beautés du livre qu’il tenait à la main? Les pages qu’il se figure lire ont-elles, en réalité, quelque mérite? Cela est possible: on vient de le voir. Le romancier, le poète, le savant, le philosophe peuvent, dans le sommeil, exercer leurs facultés spéciales.
Cependant il n’en est généralement pas ainsi. Depuis longtemps, je me suis mis à collectionner des phrases tirées de mes lectures imaginaires, et toutes se distinguent par l’absence complète de sens. Une ou deux citations suffiront. Je lisais un livre de philosophie scientifique (encore une habitude!), et je m’émerveillais de la facilité avec laquelle l’auteur élucidait les questions les plus obscures. Je fus interrompu dans ma lecture par le réveil — que je jugeai même fort intempestif — et j’eus la chance de retenir la dernière phrase, que voici: «L’homme élevé par la femme et séparé par les aberrations pousse les faits dégagés par l’analyse de la nature tertiaire dans la voie du progrès.» Inutile de mentionner cette circonstance que, la veille, j’avais lu une note de Plateau sur l’irradiation attribuée par Arago à un effet d’aberration. C’est sur les caractères généraux de la phrase que notre attention doit se porter. On pourra s’étonner à bon droit qu’une suite de mots aussi incohérents offre l’application rigoureuse des règles de la syntaxe. Cette remarque n’a pas échappé non plus à M. Victor Egger, qui, à ce qu’il m’écrit, a fait également une collection de phrases analogues. Tout le monde y reconnaîtra aussi des clichés: l’homme élevé par la femme, les faits dégagés par l’analyse, la voie du progrès.
Comment rendre compte de cette régularité et de cette bizarrerie? J’ai déjà dit comment les organes chargés d’exprimer la pensée, faute d’être gouvernés avec fermeté et précision, s’égarent, prononcent de travers certaines syllabes qui en appellent d’autres et vont jusqu’à susciter de nouvelles images. Que l’assoupissement engendre de ces sortes de maladresses, il n’y a là rien d’étonnant. On a vu plus haut une cascade prendre la place d’une façade. Une partie des hallucinations de M. Maury rentrent dans cette catégorie. La distraction, la préoccupation, l’âge, la maladie nous feront souvent employer un mot pour un autre. On se sent alors comme frappé de l’incapacité de trouver les termes propres. On dira: Otez les briques pour Ecartez la couverture! Voilà pour la bizarrerie.
Quant à la régularité, voici comment je l’explique. Je pense que l’esprit est guidé par des phrases régulières qui servent en tout ou en partie de patrons, et que la substitution porte isolément sur les membres qui les composent. Voici, entre cent autres, une observation qui corrobore cette manière de voir. Au moment de m’endormir, je repassais dans ma tête des couplets que j’ai composés il y a plus de vingt ans et dont voici le refrain: Je vais là-bas retrouver mes ennuis. Arrivé à la fin du troisième couplet, le sommeil s’empare de moi, et subitement ce vers est remplacé par celui-ci:
Je vais là-bas rencontrer des débris.
Là-dessus, je fus brusquement tiré de ma somnolence, et je me rappelle très bien que je voyais une maison écroulée dans une rue de Bruxelles, la rue Nuit et Jour, qui venait d’être le théâtre d’un accident semblable. Or, la substitution est évidente et trahit, je le dirai volontiers, les méprises de la langue.
Par là, on conçoit sans peine que l’on puisse, de la même manière, composer un couplet, un fragment de poème, sur un patron réel qui vous donne le rythme, le nombre, la mesure et la syntaxe. De temps en temps, sans doute, ces substitutions répétées donneront lieu à des fautes contre la langue et surtout contre la versification, dont les règles nous sont ordinairement moins familières; mais ces fautes ne me détournent pas de croire, par exemple, que c’est un grand poète que j’ai travesti dans ces deux vers qui brillent plus encore par l’absence de raison que de rime:
Que Dieu, sortant vivant de son tombeau natif,
Parcoure en souriant ses radieux pontifes!
Et pourtant je ne saurais décrire le ravissement où me jetait le divin poème qui contenait, entre autres, cet admirable distique.
Certes, l’explication que je viens de donner ne peut convenir à tous les cas. Mais l’essentiel n’est pas tant de décomposer individuellement tous les faits particuliers, que de montrer qu’ils sont tous susceptibles d’être réduits en leurs éléments.
Appliquons donc ces principes à mon rêve des lézards, reconstituons-le dans ses détails, et rattachons-y les remarques qu’il me reste à présenter.
Il serait assez difficile de déterminer à quelles espèces de suggestion je dois d’avoir rêvé de lézards et plus tard d’asplenium. Mais, comme je viens de le dire, peu importe; l’essentiel, c’est de posséder un principe général. Ce principe, c’est l’association des idées, des mots, des sons, des besoins, des mouvements, des sensations, des attitudes. Sur ce sujet, déjà l’antiquité avait rassemblé nombre de remarques.J’ai donc rêvé de mes lézards favoris et de ma cour. Voilà les premières données de mon rêve. Mais c’est parce que l’expérience m’a habitué à mettre de la suite entre mes idées que j’ai rêvé de lézards dans ma cour. Il se passe dans le rêve quelque chose de tout à fait analogue à ce qui arrive dans la vie ordinaire. Si quelqu’un parle et que je n’entende distinctement que des mots isolés: lézards, cour..., je rétablis — quelquefois à faux — l’enchaînement qui m’échappe, et je remplis les vides: Il y a, il y avait des lézards dans la cour.
Pourquoi ai-je rêvé neige? Peut-être à ce moment sentais-je du froid. Mais c’est également par cette raison que j’ai mis la neige dans ma cour. Voilà le fondement de la propriété que M. Maudsley reconnaît aux idées «de se combiner naturellement en manière de drames, quoiqu’elles n’aient pas entre elles d’associations connues, ou même qu’elles soient tout à fait indépendantes, voire antagonistes.» Cette pensée appartient aussi à Hume, qui accorde aux idées la faculté de s’attirer mutuellement et de s’agglutiner. Elle se trouve déjà dans Lucrèce, qui l’avait lui-même empruntée à Démocrite.
Quant à la combinaison des idées antagonistes, je me suis déjà expliqué sur ce point. Nos rêves sans doute peuvent nous donner le spectacle de métamorphoses directes, comme nous en lisons dans certains ouvrages, comme nous en voyons parfois dans la nature, et comme nous en offrent les marionnettes ou les féeries. Mais il ne faut pas prendre pour des métamorphoses tous les changements de scène ou de personnages. Ainsi, dans mon rêve, je me suis vu transporté tout à coup de ma cour dans la campagne, puis de la campagne dans une forêt; cela ne veut pas dire que j’aie vu ma cour se changer en campagne, les murailles tomber, la verdure remplacer la neige, et le vaste horizon absorber mon coin de ciel; non, il s’est produit un phénomène que M. Maury compare avec beaucoup de justesse aux vues dissolvantes. C’est comme si l’on projetait sur le même écran, à la même place, au moyen de deux lanternes magiques, deux tableaux, et qu’on éclairât progressivement ou brusquement l’un pendant qu’on éteindrait l’autre. Et, au fond, certaines données du rêve sont ainsi la traduction poétisée, mais fidèle de nos sensations. Ayant froid, j’ai rêvé neige. Je me suis peut-être recouvert, j’ai eu plus chaud; la neige s’est fondue, et je me suis cru en pleine campagne. Peut-être ensuite ai-je ressenti de nouveau une certaine fraîcheur, et alors j’ai pensé que je m’abritais à l’ombre des forêts.
L’incohérence du rêve ne présente donc rien de particulier. Dans la veille, nos pensées sont tout aussi capricieuses. Ce qui nous fait croire qu’elles y offrent plus de suite, c’est que les fantaisies de notre imagination y sont accompagnées de perceptions qui, elles, s’enchaînent logiquement. Dans la veille, je pense à la neige, puis à la campagne, puis à la forêt, sans que, le plus souvent, je puisse dire pourquoi. Mais je me figure avoir mis de la cohérence dans la série de ces images, parce que je sais où j’étais quand j’ai pensé à la neige, où j’étais quand j’ai pensé à la campagne, puis à la forêt, et qu’en outre je sais de quel côté j’ai tourné mes pas. Il se peut aussi que mon rêve ait été le décalque d’une rêverie de ce genre. Dans ce cas, les aventures du rêve seraient — comme les phrases et les vers — taillées sur un modèle fourni par l’état de veille.
On a également mis au nombre des particularités du rêve l’absence d’étonnement, de moralité, de pudeur. En réalité, cela n’est pas exact. Dans mes rêves, je m’étonne à plusieurs reprises. Les jeunes filles qui, dans leurs songes, se promènent en chemise sur les boulevards, se sentent terriblement gênées quand elles s’en aperçoivent. C’est un rêve spécial au beau sexe: «Une dame m’a assuré avoir souvent rêvé ceci:
elle est au bal, et tout à coup elle s’aperçoit qu’elle est en chemise ou en camisole; elle cherche un vêtement et n’en trouve pas. Plusieurs autres dames, devant lesquelles elle me faisait le récit de ce songe, ont aussitôt reconnu en avoir eu de semblables: l’une rêve qu’elle est en soirée ou au bal sans bottines et sans bas, l’autre qu’elle reçoit des convives à table et s’aperçoit de sa quasi-nudité, etc.» M. Tarde, à qui j’emprunte ces lignes, explique cette sorte de rêve par «une certaine sensation vague de l’état de dépouillement presque complet dans lequel on se trouve au lit. J’hésite à accepter cette explication; pourquoi les hommes auraient-ils rarement des songes semblables? Ils proviennent, je crois, de ce que les femmes ont toujours peur qu’on ne les surprenne en chemise; en mille occasions leur pudeur est en alarme, et leurs rêves réalisent ce qui, dans la veille, n’est qu’une crainte.
Si vous rêvez qu’on vous surprend en flagrant délit plus ou moins grave, vous avez honte de vous-même et devant les autres. M. Maury a éprouvé de l’étonnement et de l’embarras dans son rêve aux salsifis. Ce qu’il peut y avoir de vrai dans cette affirmation, c’est que souvent des actes dont la seule pensée nous révolte, semblent nous avoir paru en rêve tout naturels. Dans la plupart des cas, sinon dans tous, je crois qu’on est victime d’une simple substitution d’images. A l’amant qui croit presser sa maîtresse entre ses bras, l’image d’une mère, d’une soeur, se présente, et il commet un inceste.
Il est autre phénomène analogue. C’est celui qui vous fait donner en rêve le nom d’un ami à une figure étrangère. Vous rêvez d’un collègue; au visage de ce collègue s’en substitue brusquement un autre, mais le nom reste, et à votre réveil vous dites que vous avez rêvé d’un tel, mais que le héros de votre rêve ne lui ressemblait pas.
Pareille aventure n’est pas rare dans la veille; vous avez l’esprit préoccupé d’une personne; vous vous adressez à une autre qui est devant vous, et vous lui donnez le nom de celle qui vous préoccupe. M. Maury, pour payer un garçon de restaurant, tire de son porte-monnaie d’abord neuf francs, puis un paquet de salsifis portant le contrôle de la monnaie. Il est clair qu’ici son esprit à joint des images incompatibles, comme on a vu plus haut l’esprit relier des lambeaux de phrases. Si, dans la bouche d’un orateur, j’entendais uniquement les mots suivants: porte-monnaie, neuf francs, salsifis, ma pensée établirait tout de suite un certain ordre entre les idées qu’ils évoquent. Je ne songerai certainement pas à dire que le porte-monnaie contient neuf francs en salsifis; mais un enfant pourrait l’entendre ainsi, et celui qui dort est plus ou moins enfant.
Une observation toute récente confirmera cette manière de voir. Un jour du mois de juillet dernier, le bruit se répand à Liège qu’une houillère est en feu. Ce n’était heureusement qu’une fausse alarme. Ce même jour, quatre élèves avaient passé devant moi d’une manière brillante un examen préparatoire aux études juridiques. De plus un incident assez émouvant avait marqué la séance. La nuit, je les revois en rêve devant la table du jury; puis un instant après, je les retrouve aux environs de la houillère en qualité d’ingénieurs. Or, il est facile de voir que ce n’est pas le rêve en lui-même qui les a gratifiés de cette qualité. C’est l’esprit qui, comme il le ferait dans son état normal, suppose naturellement que des jeunes gens présents à une catastrophe produite par le feu grisou sont des élèves d’une école des mines.
Il peut même se faire que le sujet s’attribue la qualité étrangère, et de cette façon s’imagine être autre — genre d’aberration qu’on rencontre aussi dans la folie. Quelqu’un m’aborde un jour dans la rue; il était accompagné d’une jeune personne à qui manquait une incisive. La nuit, je me rêvai femme (ou du moins avec des habits de femme), brèche-dent, et de plus ayant une petite molaire branlante.
J’ai lu je ne sais où — chez M. Wundt peut-être — que ce que nous regardons comme un seul rêve en contient vraisemblablement deux, trois ou davantage. Cette pensée me paraît très juste; ce qui nous fait croire à la continuité du rêve, c’est la persistance d’une même image.
Le rêve qui a été l’occasion de cet ouvrage se compose en réalité de quatre rêves: la neige, l’espièglerie de mon ami V... V..., la campagne, la forêt. L’enchaînement qu’on y découvre est dû uniquement à la permanence des lézards et de l’asplenium. Bien mieux, il est probable que ce sont les lézards dont j’ai rêvé dans le principe qui ont fait réapparaître à mon esprit la gravure du voyage de M. Biart.
Quelquefois la suite des rêves consiste en un sentiment persistant. Supposé que l’on soit sous l’empire d’une mauvaise digestion ou d’une fatigue de l’esprit, on ne rêve que contrariétés, qui s’enchaînent ou restent sans liaison.
Résumons ces derniers points en quelques mots. L’incohérence du rêve nous frappe, parce que, au réveil, voire même pendant le sommeil, l’esprit s’obstine à chercher de l’unité dans ce qui n’en a pas et réunit en un tout des choses disparates. Et quant à la logique du rêve, il faut distinguer. Certaines de ses parties se lient parfaitement. Mes lézards, sortis de leur trou, sont surpris par la neige qui les engourdit; je les réchauffe et m’ingénie à les faire rentrer dans leur demeure. Cet enchaînement est dû, sans nul doute, à ce que les idées de lézard et de froid ont réveillé une série d’expériences antérieures: les lézards habitent des trous; le froid les engourdit; la chaleur leur rend le mouvement.
Il y a enfin dans le rêve des rapprochements forcés. Certaines images se perpétuant ou de répétant pendant que d’autres varient, l’esprit, par habitude, se figure que les unes et les autres sont brodées sur le même canevas et forment un tout, tandis qu’il n’a devant lui qu’un assemblage plus ou moins confus de découpures.
Un provincial qui était allé voir jouer Andromaque et les Plaideurs, racontait, dit-on, que le commencement de la pièce était assez triste, mais que la fin était bien plus gaie. L’unité de lieu lui faisait conclure l’unité d’action.Une fille de la campagne avait pris du service en ville. Jamais elle n’avait mis le pied dans un théâtre; elle n’avait non plus aucune idée de ce qui pouvait s’y passer. La curiosité la dévorait. Un beau dimanche, elle demanda la permission de contenter son envie. Ce jour-là le spectacle se composait d’une comédie, les Demoiselles de Saint-Cyr, et d’un drame à brigands, les Chevaliers du brouillard. Certains acteurs jouaient dans l’une et l’autre pièce. Elle eut le malheur de les reconnaître. Cela mit le désordre dans ses idées. Le lendemain, elle se leva avec un violent mal de tête; et quand elle essaya de rendre compte de ses impressions, dans toutes ces allées et venues elle n’avait bien compris qu’une chose: c’est qu’il y avait là des grands seigneurs et des grandes dames qui finissaient par être réduits à la misère.
Et en effet, la logique que nous nous figurons joindre les accidents discontinus, est le fruit de notre expérience antérieure. L’ignorant rapproche les choses les plus incompatibles, et celui qui dort est un ignorant. Comme dans la veille, nous imaginons, dans le sommeil, un lien causal entre les faits qui se suivent; mais — c’est tout naturel — il nous y arrive rarement de rencontrer juste.
C’en est assez sur la logique dans le rêve; passons aux phénomènes de souvenirs. Avant plus ample réflexion, il semble que les images qui s’offrent à notre esprit pendant le sommeil devraient toujours faire l’effet d’être présentes, puisque le monde réel ne peut opposer aux conceptions le contraste des perceptions. Il n’en est rien. Dans le rêve, le dormeur est le centre d’un monde qu’il se figure être réel; un contraste peut donc s’établir entre ce monde soi-disant réel et un monde doublement imaginaire. Il peut, en un mot, y avoir dédoublement, ou pour mieux dire, détriplement du monde, comme il y a quelquefois dédoublement ou détriplement du moi.
On peut distinguer plusieurs cas de souvenirs dans les rêves.Le premier cas est celui où, dans son rêve, on se souvient d’une partie de ce rêve. Mon ami V... V..., qui m’interrompt si malencontreusement dans mes occupations charitables, ne distrait pas ma pensée de mes lézards, et je reviens près d’eux. Récemment j’ai rêvé que j’allais prendre des billets de spectacle. Ayant du temps de reste avant le lever du rideau, je fis un tour de promenade dans un square; il m’arriva mille aventures extraordinaires; mais, à l’heure fixée, j’entrais au théâtre.Une second cas consiste à se souvenir de quelque événement de l’état de veille. Mon rêve en offre un exemple personnel. Je m’y rappelle avoir lu un passage de Brilat-Savarin sur les odeurs. Voici un autre exemple que j’emprunte au cahier de M. Tarde:
«Hier, je reçus, dans l’après-midi, une lettre que je décachetais devant ma mère. «Je m’étonne, observa-telle, qu’elle ne te vienne pas des héritiers L.» Elle faisait allusion à l’occupation que me donne la surveillance des intérêts de cette succession, en ma qualité d’exécuteur testamentaire. Cette nuit (8 septembre 187..), j’ai rêvé que je recevais une lettre des héritiers L., et que je me disais en la recevant: Tiens! voilà qui donne raison à l’étonnement de ma mère.»
J’aurais désiré cependant d’avoir à offrir au lecteur un souvenir en image et non pas en conception seulement. Ayant vainement cherché à constater dans mes rêves un souvenir de cette espèce, je me suis adressé à des amis, et ils m’ont communiqué nombre de faits péremptoires. Je n’en citerai qu’un seul; il est caractéristique. Je le tiens de mon ami et ancien collègue, le célèbre chirurgien Gussenbauer, aujourd’hui professeur à l’Université de Prague.
Il avait un jour parcouru en voiture une route qui relie deux localités dont j’ai oublié les noms. En un certain passage, cette route présente une pente rapide et une courbe dangereuse. Le cocher ayant fouetté trop vigoureusement ses chevaux, ceux-ci s’emportèrent, et voiture et voyageurs manquèrent cent fois ou de rouler dans un précipice, ou de se briser contre les rochers qui se dressaient de l’autre côté du chemin. Dernièrement, M. Gussenbauer rêva qu’il refaisait le même trajet, et, arrivé à cet endroit, il se rappela dans ses moindres détails l’accident dont il avait failli être victime. Voilà la question tranchée.Enfin — troisième cas — cette persistance de la faculté du souvenir en rêve nous explique comment on peut rêver d’anciens rêves que l’on a faits et, conséquemment, comment on peut rêver qu’on rêve.
L’odeur de l’asplenium me conduit, si le lecteur s’en souvient, à cette réflexion finale que, quoi qu’en dise Brilat-Savarin, on peut rêver d’odeur. Dans mon rêve de l’escalier’, la contrefaçon de la conscience de soi est, pour ainsi dire, parfaite. Voici un autre songe presque aussi bien caractérisé. Je rêvais que j’étais à table chez des personnes que nous ne voyons plus. J’en étais vivement contrarié parce que, par là, j’étais mis dans l’obligation de les revoir. En route pour rentrer à la maison, je rencontre ma femme: “Tu ne devinerais pas, lui dis-je, où je viens de dîner et où j’ai été parfaitement reçu? Chez X. X. — C’est bien ennuyeux, fit-elle. — Rassure-toi, lui dis-je, ce n’est qu’un rêve et ainsi nous n’avons contracté aucun engagement”.
A première vue, rêver qu’on rêve, c’est une particularité contradictoire, et il est bon de s’y arrêter un instant.Pendant la veille, nous portons rarement un jugement explicite sur la nature objective ou subjective des images que nous voyons. C’est la foi, fondée sur l’expérience, qui nous guide; et, dans le sommeil, il est entendu que cette habitude de la foi subsiste. Cependant, à l’état de veille, il nous arrive maintes fois d’opposer le rêve à la réalité, le subjectif à l’objectif. L’habitude ainsi contractée est susceptible d’entrer en jeu pendant que nous rêvons, et alors elle a pour résultat de nous faire dire tantôt que ce qui nous passe par la tête est un rêve, tantôt que ce n’en est pas un. L’étrangeté du cas se réduit donc à une simple coïncidence. Chez ceux qui, comme moi, s’occupent de leurs rêves, ce retour sur soi-même pendant le sommeil peut atteindre un degré remarquable de fréquence et d’à-propos. Cela ne fait que donner une confirmation éclatante à l’opinion que j’ai défendue et d’après laquelle les facultés, pendant le sommeil, ne subissent aucune altération dans leur essence.
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