mercredi 23 mars 2011

Joseph Delboeuf Le sommeil et les rêves : La mémoire conservatrice CHAPITRE PREMIER


La mémoire conservatrice
CHAPITRE PREMIER


La mémoire conservatrice
Le principe de la conservation de la force

Fausseté de l’axiome que rien ne se perd dans la nature, ni la matière, ni la force. — Tout Changement engendre un changement incapable de le reproduire intégralement, sinon, il y aurait des effets sans cause. — Examen critique de l’objection tirée du pendule; ce qui est caché sous le phénomène de la chute des corps.
Rien ne se perd dans la nature, ni un atome de la matière, ni un moment de la force.Cette proposition est passée à l’état d’axiome et est devenue tellement banale qu’on n’ose presque plus l’énoncer. Beaucoup se flattent de la comprendre et la comprennent sans doute à leur manière. Quant à moi, je ne la saisis pas bien, et je ne suis pas éloigné de la déclarer fausse. Qu’est-ce donc que le passé, qui n’est plus et qui ne reviendra plus? Qu’est-ce donc que l’avenir, qui n’est pas encore, mais qui deviendra irrévocablement le passé? Ma jeunesse ne s’est-elle pas envolée, emportant je ne sais où, insouciance, amour, illusion, poésie, et me laissant à leur place la science, austère toujours, triste et morose parfois, que souvent je voudrais oublier, et qui à toute heure me répète ses graves leçons et me glace par ses avertissements sévères? Le Temps, qui entasse sans relâche les morts, reformera-til jamais Aristote ou Archimède, Descartes ou Newton? La Terre pourra-t-elle un jour encore se recouvrir de fougères gigantesques, d’immenses équisétacées, au milieu desquelles se mouvront les monstres aujourd’hui disparus? Est-il vrai, comme le disent les poètes, que la Nature est la mère toujours prête à enfanter et que ses flancs ne se fatigueront jamais? Quoi! elle serait la seule à ne pas vieillir!
Non! tout ce qui a été ne sera plus et ne peut plus être. L’heure fuit d’un pas infatigable, et elle ne repasse pas deux fois sur le même cadran. Les instants dont se compose l’existence du monde sont tous dissemblables. Sans cesse le devenir se transforme en devenu, la puissance en acte, le mouvement en repos; et, dans ce qui est fait, il y a toujours quelque chose qui ne peut plus se défaire.
Ces lieux communs qui frappent et saisissent le vulgaire, la plupart des savants les oublient ou les dédaignent. N’ont-ils pas, en effet, à leur opposer l’éternité de la matière et l’éternité de la force, et avec ces trois mots n’a-t-on pas tout expliqué? La matière, la force ne sont susceptibles ni d’augmentation ni de diminution; les choses peuvent-elles dès lors nous dérober quelque mystère?
Écoutons, par exemple, M. Taine : «Nous traitons de même ces lois générales, jusqu’à ce qu’enfin la nature, considérée dans son fond subsistant, apparaisse à nos conjectures comme une pure loi abstraite qui, se développant en lois subordonnées, aboutit sur tous les points de l’étendue et de la durée à l’éclosion incessante des individus et au flux inépuisable des événements. Très probablement, la nouvelle loi mécanique sur la conservation de l’énergie est une dérivée peu distante de cette loi suprême; car elle pose que tout changement engendre un changement capable de le reproduire sans addition ni perte; que, partant, le second équivaut exactement au premier, et qu’ainsi, visible ou invisible, la quantité de l’effet ou travail demeure toujours la même dans la nature. Or, si... cet effet, qui est l’être persistant des choses, se ramène au mouvement, si tous les événements physiques et moraux se réduisent à des mouvements, si le mouvement lui-même est un composé de sensations infiniment réduites, si l’existence, partout homogène, est partout constituée par les combinaisons de cet élément simple, il est permis d’espérer qu’on approche de l’époque où, ayant constaté sa présence universelle et sa persistance indestructible, on pourra chercher les raisons de l’une et de l’autre, examiner s’il y avait d’autres éléments possibles, et savoir non-seulement qu’il est, mais pourquoi il est.
Voilà qui est catégorique: tout changement engendre un changement capable de le reproduire sans addition ni perte; l’existence est partout constituée par les combinaisons du mouvement dont la persistance est indestructible; par conséquent, la nature aboutit sur tous les points de l’étendue et de la durée à l’éclosion incessante des individus et au flux inépuisable des événements
Mais tout cela est-il vrai? Le mouvement perpétuel serait-il en effet possible? Évidemment, il ne s’agit pas ici du rêve de quelques intelligences détraquées qui poursuivent la réalisation d’une machine capable non-seulement d’entretenir son propre mouvement, mais d’exécuter en outre un certain travail. Cette extravagance n’a pas besoin d’être réfutée. Je parle du mouvement perpétuel pur et simple. Sans doute, quand on se place dans le domaine exclusif de l’abstraction et qu’on se maintient rigoureusement sur le terrain de l’un ou l’autre principe formel de la logique, on peut, avec quelque apparence de raison, avancer que la cause passe toute entière en ses effets, et, par suite, que ceux-ci ont la puissance virtuelle de reproduire la cause. En ont-ils la puissance effective? Ceci est une autre question; c’est même la seule question, et c’est ce que nous allons voir.
Ilsemble, avant toute réflexion ultérieure, que la mécanique théorique et rationnelle réalise sans contradiction le mouvement perpétuel, en transformant alternativement la cause en effet et l’effet en cause. Témoin le pendule. Un point mathématique pesant, et suspendu par un fil rigide et inextensible, dans un milieu non résistant, à un point fixe autour duquel il peut se balancer sans frottement, s’il est écarté de sa position d’équilibre, se mettra à osciller, et son mouvement de va-et-vient continuera pendant l’éternité. Il n’est pas difficile de se rendre un compte exact de ce qui se passe. En déplaçant le point pesant, on le soulève à une certaine hauteur, et on lui communique la faculté de descendre juste de toute cette hauteur et non au-delà, attaché qu’il est par sa tige au point de suspension.
Cette faculté entre en exercice dès que je l’abandonne à lui-même. Sa force de tension, comme on s’exprime dans le langage scientifique, se transforme pendant ce mouvement en force vive, et, quand il est arrivé au bas de sa course, la transformation est achevée. Maintenant commence une transformation en sens contraire; par suite de la vitesse acquise, le pendule remonte emmagasinant de la force vive sous forme de force de tension, et, quand le mouvement s’arrête, le pendule est arrivé exactement à la même hauteur d’où il était parti. L’effort qui avait été fait pour l’écarter de son point de repos, se retrouve intact comme force de tension dans le pendule, remonté cette fois-ci en vertu de son propre mouvement. Les oscillations se reproduiront donc éternellement, la force de tension se transformant en force vive et réciproquement sans gain ni perte.
Dans le mouvement elliptique des corps célestes on peut trouver à certains égards la réalisation d’une théorie analogue. Une planète lancéç dans l’espace par une force initiale, cherche à tomber sur le Soleil. Elle s’en approche peu à peu et son mouvement s’accélère par le fait même de sa chute. De sorte que, arrivée à un certain point de sa course, la vitesse acquise l’éloigne de l’astre central; elle se met à remonter, pour nous servir d’un mot qui rend bien la chose. Mais cette ascension ou cet éloignement se fait aux dépens de sa vitesse, qui décroît. Il arrive donc un moment où cette vitesse est la même que celle qui lui avait été imprimée au départ; et c’est ainsi que les phénomènes de rapprochement et d’éloignement, de chute et d’ascension, se renouvelleront périodiquement, invariablement et indéfiniment. D’après cela, la retransformation intégrale de l’effet en cause ne serait pas seulement une pure conception; la nature nous en offrirait des exemples.
Mais en supposant même, pour un instant, que telles soient bien les conditions des révolutions des planètes et que notre courte vue ne nous ait pas caché des altérations dans leurs orbites et la longueur de leurs années, serait-on en droit d’en inférer que la Terre pourrait repasser par une des phases antérieures de son existence, toutes choses dans l’univers opérant un retour équivalent, et cela sans autre intervention que celle des forces naturelles, qui sont aujourd’hui chez elles en activité, en d’autres termes, sans aucun appel à des forces du dehors? Une pareille conséquence logique du principe que la cause se retrouve tout entière dans ses effets, est en contradiction avec un autre principe logique: il n’y a pas d’effet sans cause. Imaginons, pour un instant, qu’après une série de révolutions, la société antique vienne à revivre, que l’humanité, dépouillée peu à peu des découvertes qu’elle a accumulées depuis Aristote et Archimède, retourne à ce qu’elle était vers l’époque d’Alexandre ou de Marcellus, et compte de nouveau au nombre de ses gloires l’auteur de l’Organon ou l’inventeur de l’hydrostatique, toujours est-il qu’on ne pourrait voir en eux les mêmes individus que ceux dont ils auraient pris le nom, la figure et le génie. Or, si réellement l’état nouveau ne diffère en rien de l’état ancien, si réellement le monde est revenu au même point sans gain ni perte, tout ce qui s’est passé dans l’intervalle n’est qu’une suite d’effets sans causes; le premier Aristote et le premier Archimède — si toutefois on peut dire qu’ils seraient les premiers — ont été tirés de rien. Si les fougères et les prêles doivent un jour recouvrir encore la terre de leur uniforme verdure, si les ichthyosauresdoivent reparaître au sein des mers, et les iguanodons dans l’ombre des forêts, où serait la cause de la faune et de la flore primitives et de toutes les transformations que depuis elles auraient subies? Toutes les choses étant remises exactement dans le même état, la série de ces transformations intermédiaires est le produit du néant; c’est une véritable creatio ex nihilo.
Mais, va-t-on me dire, et les mouvements de corps célestes, et les oscillations pendulaires? La course de la Terre dans l’espace jusqu’à ce qu’elle revienne au même solstice, l’abaissement et l’élèvement alternatifs du pendule, sont donc aussi des effets sans cause, des créations de rien?
J’ai déjà indiqué des restrictions que comporte la conception d’une périodicité absolument régulière dans les révolutions des corps célestes. Mais j’aborde directement le cas du pendule. Je ne me retranche même pas — et j’en aurais parfaitement le droit — derrière cette réponse péremptoire, mais trop commode, que le pendule de la théorie est irréalisable, qu’il n’y a pas de milieu non résistant, de barre absolument rigide et inextensible, ni d’appareil de suspension capable de tourner sans frottement — non! J’accepte le pendule idéal oscillant sans frottement, dans le vide absolu. Il descend et remonte jusqu’au même niveau. Mais ce mouvement a pris du temps. Dans la formule mathématique qui l’exprime, le temps figure comme une quantité abstraite qu’on désigne d’ordinaire par la lettre t. Cette désignation est vague, et vague est l’idée qui s’y cache. Ce temps est-il long, est-il court? Nous n’en savons rien. Mais, quel que soit ce vague inévitable, une chose est certaine: c’est que le temps n’est pas une pure abstraction, c’est qu’il est quelque chose. Or, s’il est quelque chose, il y a quelque chose qui se consomme, et qui se consomme sans retour. Et quand je dis que le temps est quelque chose, j’entends par là qu’il a une existence réelle et non pas seulement une existence idéale, comme quand nous disons que le néant est quelque chose, puisque nous en avons l’idée et que nous lui avons donné un nom. Ce temps est une réalité; car, s’il n’était qu’une pure idée, le pendule serait à la fois au même instant à tous les points de sa trajectoire; et, dans le fait, il n’y aurait plus de périodicité, ni par conséquent de mouvement.
Tâchons de découvrir quelle est la réalité qui s’incarne dans le temps.
Pourquoi le pendule se meut-il? Parce que, élevé à une certaine hauteur au-dessus de son point de repos, il tend à retomber et retombe quand on l’abandonne à son propre poids. Ce qui le met en mouvement, c’est l’attraction qui le sollicite vers un certain point de l’espace, soit, pour fixer les idées, vers le centre de la Terre. A parler exactement, une fraction seulement de son poids le sollicite à descendre; l’autre fraction est absorbée par la rigidité et l’inextensibiité hypothétiques de la tige de suspension et la fixité du point d’appui. Je l’ai déjà dit, je n’élève pas de difficultés à ce dernier chef, car je veux prendre la question par son côté le plus ardu. Voilà le problème simplifié; il ne s’agit plus que de la chute d’un corps sur un autre corps en vertu de leur attraction mutuelle. Or, puisque cette chute n’est pas instantanée, puisqu’elle prend du temps, si court soit-il, c’est qu’elle éprouve des retards, c’est qu’elle rencontre des résistances qui finissent par être vaincues; et des résistances vaincues peuvent-elles se reformer d’elles-mêmes?
Le pendule, dans son mouvement alternatif, brise donc des résistances, et c’est pourquoi son mouvement prend du temps. Que sont ces résistances? Je n’en sais rien ni ne veux rien en savoir pour le moment, car ce sujet m’entraînerait tellement loin, que je pourrais ne pas revenir. Toujours est-il qu’elles existent sous une forme n’importe laquelle, ce qui permet d’affirmer que la périodicité indéfinie et parfaite est impossible à concevoir, même en se renfermant dans l’abstraction pure.
Concluons. Entre ces deux principes logiques «il n’y a pas d’effet sans cause’~ et «la cause entière passe dans son effet’, il y aurait une contradiction absolue si l’on tirait du second par voie de conséquence que l’effet peut reproduire la cause. Et, si cette conséquence est illégitime, la vie de la nature entière se déroule entre un état initial et un état final, ou, pour parler le langage ordinaire, elle a eu un commencement et elle aura une fin.

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