mercredi 23 mars 2011

Joseph Delboeuf Le sommeil et les rêves : Le rêve CHAPITRE II



Le rêve
CHAPITRE II


Le rêve comme objet du souvenir

A quelles conditions on se souvient de ses rêves.— Le rêve est une source nouvelle de connexions. — Y a-til sommeil sans rêve? L’oubli n’est pas une preuve de l’effacement des traces.
C’est mon rêve qui m’a remis en mémoire le nom de l’asplenium. Il a produit en moi l’effet qu’aurait fait une deuxième représentation directe ou indirecte des mêmes syllabes. Mais cette action cumulatrice n’a pu être exercée que parce que le rêve a été l’objet d’un acte de reproduction. S’il avait passé inaperçu, s’il n’avait pas été ressaisi par moi au réveil, l’asplenium fût retombé dans l’oubli d’où, pour un instant, je l’avais tiré. Il me reste donc une question à traiter: A quelle condition se souvient-on de ses rêves?
Il y a des rêves dont on ne se souvient pas; on sait seulement que l’on a rêvé. D’autres fois, on croit n’avoir point rêvé du tout. Les enfants gardent rarement le souvenir de leurs rêves. A quoi peut tenir cette inégalité dans la capacité de la mémoire?
D’après la théorie du souvenir exposée plus haut, un rêve ne peut être l’objet d’un acte de reproduction que si les éléments qu’il a mis en activité se retrouvent actifs dans la périphérie nouvelle dont la sensibilité sera revêtue au moment du réveil. Un exemple m~ttra ceci en évidence.
Un matin, pendant que je faisais ma toilette, je sens un léger chatouillement dans une oreille, et, à l’instant, je me souviens d’avoir rêvé la nuit même que j’y ressentais une démangeaison beaucoup plus forte, que je m’étais mis à la nettoyer avec une plume, et que j’en retirais des quantités invraisemblables de matières sébacées. Ce rêve se représentait à ma mémoire tout à fait isolé. Je ne me rappelais ni ce qui l’avait précédé, ni ce qui l’avait suivi. Il est propre à nous mettre sur lavoie de la réponse à la question soulevée.
Sans aucun doute, ce rêve était le produit d’une certaine excitation de mon oreille, et cette excitation avait réveillé un souvenir. Un de mes amis intimes, un professeur d’athénée, crut un temps s’apercevoir qu’il devenait sourd, et il en était vivement préoccupé. II me fit part de ses craintes. Je lui demandai s’il était bien certain de n’avoir pas laissé s’obstruer le conduit auditif. L’idée que pareffle chose fût possible ne lui était jamais venue. Je lui taillai une plume d’oie avec laquelle il se mit en devoir de dégager le canal. J’avais deviné juste. Mon ami fut débarrassé de ses appréhensions.
Chacun voit aisément la raison de mon rêve. Mais il eût été possible que le chatoufflement ne se fût pas fait sentir à mon réveil, et, dans ce cas, mon rêve eût sans doute passé inaperçu. C’est cette irritation qui l’a représenté à mon esprit, parce qu’elle était commune à la périphérie pendant le réveil et à la périphérie active pendant le rêve.
Un de mes collègues, à son lever, remarque par terre une lampe renversée. Cette vue le fait souvenir tout à coup d’un rêve qu’il vient de faire cette nuit même et dont la chute d’un corps avait été le point de départ. Il probable que, sans la vue de la lampe, ce rêve ne lui fût pas revenu. Donc, pour qu’un rêve se représente à la mémoire, il faut que l’état affectif qui l’a provoqué subsiste ou se renouvelle en tout ou en partie pendant la veille.
Il ressort de là que les rêves dont on se souvient le plus communément, sont ceux que l’on fait au moment du réveil, parce qu’ils s’entremêlent davantage avec les impressions que l’on conservera dans la journée. Le rêve est ainsi une source nouvelle de connexions. Voilà pourquoi un rêve a eu le privilège de fixer dans ma mémoire le nom de l’asplenium. Ceux au contraire que l’on fait pendant le sommeil profond n’ont presque aucune occasion de se revivifier, parce que l’excitation particulière qui y a donné lieu n’a, pour ainsi dire, aucune chance de se représenter de nouveau. C’est le hasard et le genre même de l’excitation qui a chez moi remis en lumière le rêve que je viens de raconter.
On s’explique de la même façon pourquoi on se souvient parfois du seul caractère du rêve, gai, effrayant, érotique. C’est qu’au réveil quelque chose de la gaieté, de l’effroi, de la disposition amoureuse dure encore.
Enfin, c’est toujours dans le même ordre de cause qu’il faut chercher la raison d’une aventure assez commune. On vient de faire un songe qu’on juge remarquable; on se réveille, on le repasse dans sa mémoire, en se promettant bien de le retenir. On se rendort, et le lendemain, la plupart du temps, on en a oublié tous les détails; on se rappelle seulement qu’on en a fait un et qu’on l’avait repassé pour le retrouver à son réveil. En pareil cas, pour fixer un rêve dans votre esprit, il vous faut prendre la précaution de l’associer à quelque mouvement musculaire, comme de l’écrire avec le doigt sur la paume de la main, ou de remuer un objet quelconque et de le mettre ailleurs qu’à sa place habituelle.
Ces faits, et d’autres semblables, viennent à l’appui de l’affirmation, toute théorique, suivant laquelle il n’y a pas de sommeil sans rêves. Il s’agit seulement de bien s’entendre. Si l’on ne qualifie de rêves que des conceptions imagées, il y a lieu de la repousser au nom de la théorie du sens adventice développée précédemment. Si l’on admet, au contraire, que le dormeur peut, par exemple, rêver chaleur sans songer en même temps à des brasiers, à des volcans, à des fournaises, à tout autre objet d’une forme déterminée à laquelle il rapporterait la cause de sa sensation, l’opinion anoncée plus haut me paraît légitime. D’ailleurs, se rendrait-on bien compte de l’existence d’un être sensible qui serait tout à fait soustrait aux influences extérieures et dont les habitudes seraient toutes endormies? Cet état ne serait-il pas~ la mort? Enfin, du moment que la vie et la sensibilité subsistent, peut-on leur refuser une certaine puissance de réaction?
L’oubli total au réveil ne prouve rien contre l’absence du rêve. C’est un simple indice de la ténuité des liens qui rattachent les deux états périphériques du sommeil et du réveil. Les somnambules non plus, les hystériques, les extatiques ne gardent généralement dans leur état normal aucune trace des actes ou des discours de leur état anormal. Cela prouve-t-il que ces actes n’ont pas été faits, que ces discours n’ont pas été tenus? Peut-on en tirer d’autre conclusion que celle-ci: en rentrant dans leur état normal, ils revêtent — qu’on me pardonne la familiarité de l’expression une autre peau n’ayant que de rares lambeaux de communs avec l’ancienne? On a d’ailleurs des preuves directes de la conservation de ces traces. La plupart de ces sortes de malades se souviennent dans chaque excès de ce qu’ils ont fait ou dit pendant les accès précédents. L’ivresse présente des phénomènes analogues. J’ai lu quelque part l’histoire d’un domestique qui, ivre, avait porté un paquet à une fausse adresse et qui dut s’enivrer pour retrouver le chemin qu’il avait pris par erreur.
L’oubli n’est donc pas une preuve de l’effacement des traces. Mais il y a mieux. On a des exemples de ces malades qui gardent dans leur vie normale un certain souvenir de ce qui se passe en eux pendant leur vie anormale. M. Spitta  parle d’un somnambule qui, dans son état ordinaire, gardait la conscience de ce qu’il avait fait dans son état extraordinaire. Moi-même j’ai eu l’occasion d’observer avec soin une jeune fille très intelligente, chez qui, pendant deux ans, se sont manifestés des phénomènes d’hystérie bien caractérisés: hyperesthésie, extases, catalepsie, etc. Il y a plusieurs années qu’elle est complètement guérie. Je l’ai interrogée dernièrement, et je puis garantir la parfaite sincérité de ses réponses. Elle se rappelle assez bien une partie des idées ou des gestes bizarres auxquels elle se livrait. Elle y mettait, dit-elle, une certaine complaisance: une force inconnue la poussait; mais, dans ces accès, elle sentait qu’elle aurait pu y résister; c’est la volonté seule qui lui faisait défaut. Elle m’a décrit fidèlement certaines scènes dont j’avais été témoin, et certains rôles qu’elle avait soutenus pendant des jours et des semaines. Ainsi, elle posait pour n’avoir pas besoin de nourriture, et elle m’a avoué qu’elle mangeait en cachette.
Qu’à côté de ces points, il y en ait d’autres dont elle n’a gardé aucun souvenir; que la plupart des hystériques et des somnambules ne puissent, dans leur vie normale, se rappeler absolument rien de leur vie anormale; que, une fois guéris, certains malades n’aient nulle souvenance de ce qui s’est passé en eux pendant leur maladie; je n’y contredis point. Mais tous ces fait prouvent uniquement que, pour eux, les occasions de se souvenir sont rares ou introuvables. N’ai-je pas, pendant seize ans, cherché l’énigme de mon aspienium? Et, si je ne m’étais souvenu de mon rêve, me douterais-je seulement que j’aurais ce nom gravé d’une manière indélébile dans ma mémoire?

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