mercredi 23 mars 2011

Joseph Delboeuf Le sommeil et les rêves : La mémoire conservatrice CHAPITRE III


La mémoire conservatrice
CHAPITRE III


Le principe de la fixation de la force

Toute transformation d’une force aboutit à sa fixa— tion partielle. — Origine de la force: une rupture d’équilibre; fin de la force: l’équilibre. — L’équilibre statique et l’équilibre dynamique. — Fixation des impressions dans la matière organisée. Pénétrabilité infinie de la matière vivante.
Si la force se manifestait sous la forme d’un mouvement de propagation ou d’ondulation dans un milieu parfaitement élastique, elle resterait constamment identique à elle-même; à n’importe quel instant de la durée, elle serait ce qu’elle était l’instant d’auparavant, ce qui revient à dire qu’il n’y aurait ni changement ni durée. Jusqu’à quel point cette hypothèse est-elle possible, même idéalement? Je n’ai pas à m’en préoccuper; il me suffit de savoir qu’elle n’est pas réalisée. Nous ne connaissons point de milieu jouissant d’une élasticité parfaite. Il s’ensuit que, dans les milieux réels, la force doit vaincre des résistances et sort affaiblie de la lutte. Une partie d’elle-même se transforme en une modification imprimée à l’obstacle; cette transformation est permanente, en ce sens que l’état primitif en se reformera pas de lui-même, et partant, il y a de la transformabilité irrévocablement détruite.
Certes la force transformée n’est pas annihilée; elle continue à être susceptible de produire des effets, puisque toute nouvelle force venant agir sur l’obstacle modifié, le sentira réagir d’une manière qui accusera cette modification même. De sorte que, pendant l’éternité, le choc éprouvé au début imprimera un trait spécial et indélébile à la physionomie de l’univers. Mais cette force ne pourra plus reprendre intégralement sa première forme. Avant cet accident, elle pouvait devenir ceci ou cela; maintenant qu’elle est cela, il ne pourra plus se faire qu’elle ne soit devenue telle.
On peut caractériser d’un mot ce changement: la force était libre — si je puis me servir de cette expression — elle ne l’est plus; elle est fixée, et fixée dans l’obstacle. Remarquons en outre que la fixation d’une force libre n’est autre chose que sa combinaison avec une autre force qui par là aliène comme elle une partie de sa liberté. Or, comme II n’y a dans la nature, ainsi qu’il vient d’être dit, aucune substance d’une élasticité absolue, les chocs des molécules les unes contre les autres sont renvoyés amortis; l’aspect de l’univers varie chaque instant, et les forces vont se modifiant sans cesse et passant de l’état libre à l’état fixe.
Ce serait ici le lieu de scruter dans toute sa profondeur le caractère de cette métamorphose, et de se demander: Qu’est-ce qu’une force libre? Qu’est-ce qu’une force fixe? Mais je réserve cette question pour un autre travail. Mon sujet m’invite seulement à mettre en évidence le principe nouveau de la fixation de la force.
Un point nous intéresse directement: Comment s’opère le passage de la liberté à la fixité? Quelle est l’origine de la force et quelle en est sa fin.
Si tous les atomes de l’univers étaient au repos absolu, il va de soi qu’il n’y aurait pas lieu de parler de force. Il en serait de même au fond si, dans leurs mouvements, ils ne se contrariaient en aucune façon, ou bien encore, comme on l’a déjà dit, s’ils étaient constitués par des substances parfaitement élastiques. Dans tous ces cas, il n’y aurait pas de forces transformables, susceptibles de passer de l’état libre à l’état fixe. Partout règnerait un équilibre statique ou dynamique inaltérable.
Tout déploiement de force suppose une rupture d’équilibre, et les mouvements qui en sont la suite ont pour but de ramener un nouvel état d’équilibre. Il est facile de se rendre compte de ce que c’est qu’une rupture d’équilibre. Supposez un bassin contenant de l’eau, et un tube ouvert à ses deux extrémités, dont la partie inférieure plonge dans cette eau. On sait que le liquide montera dans le tube à la hauteur où il est dans le bassin. Mais si, par l’orifice émergeant du tube, vous aspirez ou vous soufflez, vous romprez cette situation, et le liquide montera ou descendra jusqu’à ce qu’un autre état s’établisse. Le souffle ou l’aspiration a provoqué une rupture d’équilibre qui a mis l’eau en mouvement; et ce mouvement avait une fin, la reconstitution d’un nouvel équilibre.
De même, si l’on met une barre de métal en contact avec un corps plus chaud qu’elle, on troublera l’équilibre dans la distribution du calorique de cette barre; elle s’échauffera progressivement dans toutes ses parties, et l’échauffement ne s’arrêtera que lorsque chacune d’elles aura atteint une température particulière et constante.
Quelquefois le mouvement a pour but de ramener l’état premier. Si une corde tendue est écartée de sa position de repos, l’équilibre de ses molécules est rompu; mais elle cherchera à y revenir, et elle y parviendra après une série plus ou moins longue d’oscillations. D’après ce qui a été dit plus haut, il y a toujours, en définitive, un nouvel état produit. Car, s’il n’en était pas ainsi, que serait devenue la force qui a tiré la corde de son premier état? Aussi la corde ne revient-elle pas exactement à sa forme et à sa constitution premières; elle est un peu relâchée. C’est pourquoi un violoniste doit de temps en temps remonter son instrument. C’est ainsi encore qu’un pendule mis en mouvement finit par s’arrêter, et que la force du premier déplacement passe tout entière dans l’usure et l’échauffement de l’appareil de suspension, dans les chocs contre l’air et dans d’autres phénomènes.
Voilà pour l’équilibre statique. Veut-on un exemple d’équilibre dynamique? Une pierre lancée dans de l’eau dormante la sillonnera de plis ondulés qui courront les uns après les autres en rayonnant autour du point où elle est tombée. Le jet d’une seconde pierre en un autre point, y formera de nouveaux cercles qui se dessineront sur les premiers. Par la chute d’une troisième pierre, un troisième système d’ondes viendra se superposer aux deux précédents; et ainsi de suite. Le réseau qui s’imprimera sur la surface de Peau contiendra l’expression fidèle des accidents qui en ont troublé la tranquillité; il suffira de l’inspecter pour refaire l’histoire de sa formation, retrouver l’acte de naissance du premier système avec les autres. La position d’un seul grain de poussière suspendu dans un rayon de soleil est le résultat adéquat de toutes les forces qui l’ont agité depuis la création du monde. Il suit de là qu’une intelligence infinie, par un simple coup d’oeil jeté sur l’ensemble des choses, devinera tout leur passé. Un exemple très simple peut servir à le prouver.
On sait que la lumière met du temps à aller d’un point à un autre. Celle du Soleil nous est transmise en huit minutes; celle de Sinus ne nous arrive qu’au bout de plusieurs années; et il y a des nébuleuses tellement éloignées de nous que leurs rayons ne nous parviennent probablement qu’après des milliers de siècles. Chaque fois donc qu’un habitant de ces astres lointains allume une lampe, c’est à cent mille ans de distance que sa lueur vient frapper notre planète; cent mille ans après, elle continue toujours à voyager à travers l’espace, réfléchie et réfractée dans tous les sens. Ainsi une rétine infiniment sensible et infinie comme l’étendue elle-même, verrait non-seulement le présent, mais encore tout le passé, parce que de tous les endroits de l’univers seraient partis incessamment et à chaque instant des messagers chargés de transcrire en chacun des points de son tissu une page plus ou moins reculée de leur histoire.
Nous savons donc maintenant quelle est l’origine et quelle est la fin de la force. Son point de départ est une rupture d’équilibre; son point d’arrivée, un état d’équilibre. Par là, on comprend sans peine comment la force se fixe, car l’équilibre ne se rompt pas de lui-même. Répétons toutefois — car ceci est important — qu’il faut un temps infini pour que l’équilibre absolu vienne à régner, parce que la vitesse avec laquelle se fait le nivellement est une fonction directe de la différence même des niveaux. L’écoulement est de moins en moins rapide à mesure que l’eau d’un bassin s’épuise. L’échauffement se ralentit à mesure que l’inégalité de température entre le corps qui s’échauffe et celui qui l’échauffe diminue. De sorte que la tendance vers l’état final s’affaiblit en se satisfaisant, et cela dans une telle proportion, qu’elle ne perd jamais qu’une fraction d’elle-même. Les choses se passent comme si, pour répartir également la charge sur les deux bassins d’une balance portant des poids inégaux, j’enlevais chaque fois un quart de la différence au plus fort pour l’ajouter au plus faible. De cette façon, l’écart est progressivement diminué de moitié. Mais je pourrais persévérer dans ce travail pendant l’éternité sans atteindre mon but.
Quoique la connaissance que nous avons de la nature intime de la matière organisée soit plus imparfaite encore que celle que nous avons pu acquérir de la matière dite inerte, nous pouvons cependant affirmer que les organismes se comportent à l’égard des forces extérieures et les fixent dans leur substance sous la forme d’un certain état d’équilibre plus ou moins complet.
L’organisme — qu’il soit plante ou animal — est mis en contact par sa périphérie avec les forces qui agissent autour de lui. Ce contact introduit dans 1a position d’une ou de plusieurs molécules un dérangement qui en entraîne un autre dans les molécules voisines, et ainsi successivement de proche en proche. Qu’on se figure l’action de la force extérieure sous la forme d’une pression ou d’une distension, d’une propagation de calorique ou d’un appel aux propriétés élastiques, le phénomène consiste essentiellement dans une rupture d’un certain arrangement plus ou moins équilibré des molécules de la superficie, rupture qui s’infiltre dans les profondeurs de la substance vivante, où, en dernier résultat, elle amène un nouvel état d’équilibre. L’ébranlement étant arrêté, il en résulte une modification permanente de l’organisme, permanente en ce sens qu’elle ne se détruira pas d’elle-même. Sur cette modification viendront continuellement s’en greffer d’autres. Il pourra arriver qu’en apparence une modification antérieurement reçue s’évanouisse. Mais ce sera là un effet illusoire, provenant de ce que des modifications subséquentes, d’une importance plus considérable, masquent par leur présence une empreinte relativement faible. C’est ainsi que les surcharges peuvent rendre un texte de manuscrit illisible sans pour cela l’effacer.
Le résidu de l’action extérieure consiste donc simplement en un nouvel arrangement imposé aux molécules. Celles-ci étaient disposées dans un certain ordre, elles avaient entre elles certaines relations, et la manière d’être de chacune d’elles était l’expression adéquate de la manière d’être de tout le groupe dont elle faisait partie. La force étrangère a eu pour effet immédiat de modifier cet agencement. Pour cela, il lui fallait vaincre des résistances ayant leur point d’appui dans certaines habitudes prises; et le résultat final a été une discipline nouvelle plus ou moins impérieuse, des habitudes nouvelles qui seront plus ou moins dominantes en raison inverse de la vigueur de l’ancienne discipline et des anciennes habitudes, et en raison directe de l’énergie et de la persistance de la cause impressionnante.
Le nouvel état moléculaire est la résultante de l’état moléculaire antérieur et de la force pertubatrice. C’est le produit d’une combinaison où la force nouvelle figure comme composante; et, ainsi que dans les combinaisons chimiques, cette réunion n’est possible que par le sacrifice réciproque de deux libertés.
En stricte théorie, la capacité que possède la matière inerte ou vivante de fixer les forces, n’a donc pas de borne. Quelle idée, en effet, pourrait-on se faire d’une matière qui subirait des chocs sans les arrêter, si peu que ce soit?
Cependant, on peut dire pour l’objet spécial qui nous occupe, que cette capacité a une double limite. Les chocs peuvent tomber sur des molécules dont les habitudes sont tellement tenaces qu’en apparence ils ne causent aucune déviation. C’est ainsi que la chimie nous fait connaître des corps composés présentant la plus grande résistance à toute tentative de décomposition. C’est ainsi encore qu’il y a de par le monde des gens stupides ou têtus qui savent persister toute leur vie dans une erreur ~cent fois réfutée. Ils ne sont pas absolument insensibles aux raisons qu’on leur objecte, mais c’est tout comme.
Les chocs peuvent aussi rencontrer des molécules si peu susceptibles d’attachement, qu’elles se laissent entraîner sans la moindre résistance dans toute espèce de tourbillon. Il y a des corps qui laissent passer la lumière: il y a des intelligences bornées incapables de rien apprendre. On peut dire, par exemple, du cerveau d’un dément qu’il ne sait rien retenir. Et encore ne faut-il pas accorder aux termes un sens rigoureux. J’ai connu une personne âgée qui, frappée de paralysie, ne vivait plus que d’une vie végétative. La seule lueur d’intelligence qui lui restât, c’était, quand elle voyait ses enfants ou des personnes bien connues d’elle, de manifester par son regard et par un semblant de sourire une espèce de joie. Seulement, pour qu’elle donnât cette marque de plaisir, on devait mettre un certain intervalle entre les visites. Si l’on se représentait devant elle le même jour, elle ne témoignait que la plus complète indifférence.
Mais laissons ces détails, sans les approfondir davantage. Nous touchons au terme de notre première course, et nous pouvons enfin, comme le fidèle Achate et les compagnons du pieux fils d’Anchise, nous écrier en face de la terre désirée: Italiam! Italiam! impatients de découvrir la source du fleuve abondant et mystérieux dont on n’avait guère jusqu’à présent exploré que la majestueuse embouchure, nous nous sommes directement enfoncés dans les hautes terres, et nous avons atteint un bassin grandiose d’où s’échappaient des cours d’eau sans nombre. Là, livrant à l’un d’eux notre barque, et nous laissant descendre, le courant nous a ramenés à notre point de départ. Nous savons maintenant d’où la mémoire conservatrice tire son origine. Nous savons que tout acte de sentiment, de pensée ou de volition, en vertu d’une loi universelle, imprime en nous une trace plus ou moins profonde, mais indélébile, généralement gravée sur une infinité de traits antérieurs, surchargée plus tard d’une autre infinité des linéaments de toute nature, mais dont l’écriture est néanmoins indéfiniment susceptible de reparaître au jour vive et nette.
Et voilà pourquoi les caractères du mot aspienium, qu’un événement sans importance avait inscrits dans mon cerveau, ont pu, une nuit, recouvrer tout leur éclat, quand on avait lieu de croire qu’ils étaient éteints à jamais.
Deux mots de critique avant de finir. On lit chez M. Alfred Maury : “Nous ne saurions nous souvenir de toutes les impressions que nous avons perçues; même les plus heureuses mémoires oublient plus d’actions, de faits, de choses qu’elles ne s’en rappellent; c’est qu’il n’y a qu’un nombre limité de fibres dans le cerveau, et que chacune n’est susceptible que d’un certain nombre de vibrations. La mémoire d’une chose chasse celle d’une autre, et les faits nouvellement appris font oublier souvent ceux qu’on avait sus antérieurement ».
Cette idée, assez commune d’ailleurs, d’après laquelle nos souvenirs seraient attachés à des fibres qui ne pourraient en supporter qu’un certain nombre, outre qu’elle est une pure hypothèse, est contraire aux faits. Comment! M. Maury lui-même cite sa propre expérience et constate que les images les plus fugaces, les rencontres les plus banales, auxquelles il n’a prêté nulle attention, laissent dans son cerveau une trace fidèle et durable; c’est ainsi que la figure d’un monsieur qu’il doit avoir vu jadis rue de Clichy — mais il ne s’en souvient nullement — se dessine dans ses rêves avec une telle exactitude, qu’il le reconnaît immédiatement dans la rue; c’est ainsi encore qu’une autre fois il est poursuivi de trois noms de pharmaciens associés chacun à un nom de ville de France, et le hasard lui met un jour sous les yeux un vieux journal qui les portait dans sa feuille d’annonce. Est-il en droit, après cela, de soutenir que le contenu de la mémoire est limité, qu’un souvenir chasse l’autre? Moi même, j’ai vu se revivifier en moi le nom barbare de l’asplenium et l’image d’une gravure qui ne m’a pas plus frappé que les milliers et milliers d’autres gravures que j’ai eues sous les yeux depuis que je feuillette des livres; on a observé cent fois chez les hystériques, les extatiques, les hallucinés, des phénomènes de ressouvenir tout-à-fait extraordinaires — un seul de ces faits ne suffit-il pas pour renverser cette assertion plus spécieuse que solide?
Mais il y a mieux. La transmission aux enfants des qualités et des traits des parents prouve sans réplique l’infinie puissance de condensation de la substance vivante. Car qu’est-ce que l’ovule fécondé? un atome en étendue, et pourtant dans cet atome se sont accumulés et s’accumulent sans relâche tous les caractères individuels, outre les instincts, les dispositions, le génie peut-être, et le germe des plus brillantes découvertes.
Cependant tout n’est pas faux dans l’opinion qui veut que la mémoire, non-seulement se fatigue, mais s’oblitère. Si un souvenir ne chasse pas l’autre, du moins il empêche un souvenir ultérieur, et ainsi, pour la substance cérébrale, chez l’individu, il y a un maximum de saturation; tandis que, considérée dans la succession des êtres, elle montre, au contraire, une aptitude indéfinie à se compliquer tous les jours davantage. C’est ce que l’on verra dans le chapitre suivant.
Terminons et concluons. Si l’intelligence suprême voit écrite toute l’histoire passée du monde dans un seul grain de sable perdu au milieu des dunes qui bordent l’Océan, une intelligence finie pourrait presque tout aussi facilement lire dans l’âme d’un être sensible les impressions qu’il a reçues, les émotions qu’il a ressenties, les désirs auxquels il s’est abandonné, les joies et les déceptions qui se sont partagé son existence.

 

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