mercredi 23 mars 2011

Joseph Delboeuf Le sommeil et les rêves : La mémoire reproductrice CHAPITRE PREMIER


La mémoire reproductrice
CHAPITRE PREMIER


La mémoire reproductrice
L’identité psychique. — L’organisme à organe adventice. — L’organisme à organe permanent

L’identité substantielle et l’identité formelle. — Réduction du problème de l’identité à sa forme la plus simple. — L’organe adventice instantané de sensation, condition du contraste et du lien entre le présent et le passé, et de l’exercice de la faculté de conservation et d’expérimentation temporaires. — L’organe permanent; sa formation, sa fonction, sa perfectibilité, sa prépondérance. — L’association des impressions et des mouvements.
Nous avons dit qu’elle était l’origine de la mémoire conservatrice. Il reste à nous occuper de la mémoire reproductrice.
Il ne suffit pas de savoir pourquoi une impression se perpétue, il faut encore expliquer comment elle peut se renouveler. L’âme est un miroir qui non seulement reflète les objets présents tout en conservant les marques de ceux qui l’ont antérieurement frappé, mais elle est en outre capable de renvoyer les images passées et de leur donner la prépondérance sur les images actuelles. Dans tout acte de reproduction, le passé redevient présent, ou encore, si l’on renverse les termes, l’être qui reproduit redevient partiellement et momentanément ce qu’il a été. Le problème de la mémoire reproductrice est dominé par une question préalable, celle de l’identité psychique permanente de cet être.
L’identité psychique se distingue de l’identité substantielle et de l’identité formelle.
Nous disons de la cire fondue, qui n’a plus ni la consistance, ni la forme, ni la couleur, ni l’odeur de la matière constituant les rayons des abeilles, qu’elle est néanmoins cette même matière, dont le mode d’existence seul a changé. On conçoit, on ne constate pas l’identité substantielle.
Nous disons aussi d’une montre dont on a remplacé le ressort, que c’est toujours la même montre. Elle aurait été complètement renouvelée pièce à pièce que nous persisterions à le dire. Notre affirmation reposerait sur la conservation de la forme et la continuité de l’usage.
Mais ce n’est ni la permanence de la substance, ni la permanence de la forme qui nous fait croire que le papillon et la chenille sont un seul et même individu. Parlerons-nous de la forme? Quel changement l’insecte n’a-t-il pas subi aussi bien dans son organisation que dans sa figure! car ni la tête, ni les pattes, ni les nerfs, ni les muscles de la chenille ne se retrouvent chez le papillon. Et, quant à sa substance, elle a été presque tout entière enlevée au monde organique et, à part peut-être celle de l’oeuf, renouvelée, dit-on, plusieurs fois dans le cours de son existence.Il y a plus: les modes successifs de la matière dite inerte s’excluent et se repoussent. L’eau peut se présenter à l’état solide, liquide ou gazeux; mais, en tant que glace, elle n’est pas vapeur, et aucun de ces états n’est la cause de l’un des deux autres. Chez l’être sensible, au contraire, il y a une condensation incessante de ses états successifs; et rien de semblable ne se montre — du moins avec ce caractère et ce degré d’intensité — dans la nature inorganique. En un mot, l’histoire de la matière inintelligente n’est écrite que dans la matière intelligente et exclusivement à son usage. Le papillon contient la chenille, il est la chenille. Elle s’est incarnée en lui et lui a transmis les effets de ses joies et de ses douleurs passées. Mais combien plus encore cette transfusion serait manifeste si nous pouvions être assurés que le papillon se souvient d’avoir été la chenille et qu’il parle d’elle comme étant lui-même! Tant la mémoire est un signe éclatant de la permanence de l’être et de la persistance en lui des états passés.
Quelle est la raison de cette permanence? quel est le siège de cette persistance? Questions difficiles et obscures. Certes, elles ne le sont pas, elles cessent même d’être des questions pour celui qui admet qu’il existe des substances spirituelles distinctes des substances matérielles. Il n’a plus dès lors à rechercher l’origine de propriétés qu’il affirme être de l’essence propre des âmes et qui servent à la définir. Faute de mieux, l’on peut, sans doute, et l’on doit se contenter de ce semblant de solution. Il fut un temps où l’horreur du vide, aujourd’hui mise au rebut, était reçue dans la science. Naguère encore, le principe vital, maintenant l’objet du même dédain, y avait droit de cité. Mais, quoiqu’il ne soit pas défendu de penser qu’un jour viendra où la notion de l’esprit subsistant en soi sera reléguée parmi les vieilleries, en attendant, il n’en incombe pas moins à ceux qui, dès à présent, la rejettent, d’accepter et de résoudre le problème dans les termes précis où les spiritualistes l’ont renfermé.
Un problème, quel qu’il Soit, pour être abordé avec quelque chance de succès, doit être ramené à son expression la plus simple. Tâchons donc de nous expliquer la permanence individuelle d’un être chez qui la sensibilité serait à l’état rudimentaire.
Sous sa forme la plus réduite, l’animal est essentiellement constitué par une portion de matière douée de sensibilité générale et de motilité. La sensibilité générale est la plus simple faculté d’éprouver des sentiments non spécifiés de plaisir ou de peine. J’entends par motilité la faculté de se mouvoir en sachant qu’on se meut. En exerçant cette faculté, l’animal apprend que certaines de ses sensations sont le fait de sa volonté, d’où il conclut que les autres lui viennent d’un monde différent de lui-même. Cette distinction première est le point de départ de l’acquisition des notions ultérieures. Sans la motilité, il n’y a ni perception, ni intelligence, ni expérience, ni progrès possibles. De même que nous ne pouvons concevoir une éclosion de la sensibilité, nous ne pouvons non plus assigner de commencement à la motilité. Nous comprenons sans difficulté la soumission de la volonté à une règle, et, par conséquent, la transformation de mouvements primitivement libres en mouvements nécessaires; il nous est impossible de nous figurer comment la liberté et la volonté peuvent sortir d’une combinaison de forces fatales.
Mais, si les propriétés essentielles de la substance animale ne nous semblent susceptibles ni de naissance ni de mort, l’individu, lui, nous apparaît limité dans le temps comme il l’est dans l’espace. Il y a là un mystère jusqu’aujourd’hui impénétré. Heureusement, nous pouvons, le laissant hors de notre chemin, essayer de nous représenter un individu tel qu’il serait à son entrée hypothétique dans la vie. En lui, point de trace d’organisation ou de différenciation quelconque; point d’organe, point de fonction; il est homogène — autant que quelque chose peut l’être dans un milieu essentiellement hétérogène. Nul changement et, partant, nulle sensation, nulle volition, nul mouvement ne se produiraient en lui, si le milieu ne changeait pas. Mais il n’en sera plus de même dès qu’il se manifestera quelque part en dehors de lui une rupture d’équilibre. Le mouvement qui en sera la suite finira par atteindre sa périphérie et la frappera en un certain point.
D’impressionnable qu’elle était, elle commencera à être impressionnée. Pendant un temps appréciable, l’impression restera localisée; car sa propagation, rencontrant des résistances dans la constitution primitive de la substance sensible, ne s’étendra pas instantanément à tous les points. Or, pendant tout ce temps, l’être sera à la fois dans l’état où il se trouvait avant l’entrée en scène de la cause impressionnante et auquel on peut déjà donner la qualification de passé, et dans l’état nouveau qu’elle fait naître en lui et qu’on peut appeler présent. J’ai donné à cet endroit où se fait d’abord sentir l’action de la cause extérieure, le nom d’organe adventice instantané de sensation.
Les animaux placés au plus bas de l’échelle des organismes, les monères par exemple, n’ont pas d’autres organes. Comme naturellement le milieu où ils vivent n’est jamais en repos, on peut dire de leur périphérie qu’elle est le siège d’une formation incessante d’organes instantanés de sensations. Deux mots d’éclaircissement. Voici un être sensible à la chaleur. Cet agent, pour la perception duquel nous ne semblons pas avoir d’organe spécial, est bien propre à nous faire saisir le caractère et le rôle de l’organe adventice. Représentons-nous cet être plongé dans un milieu d’une température uniforme: il n’éprouve aucune sensation. Un foyer de chaleur s’allume dans son voisinage: sa périphérie va en être affectée. Cependant, toutes choses égales, la modification se fera d’abord sentir au côté tourné vers le foyer. Il faudra du temps pour que la rupture d’équilibre qui en est le signe, gagne de proche en proche toutes les molécules et leur fasse prendre un arrangement définitif répondant de tout point à la constitution du milieu. Pendant tout l’intervalle qui s’écoule entre le commencement et la fin de ce processus, l’être est soumis à un contraste, et c’est ce contraste même qui sert de mesure à la sensation. La loi logarithmique de Fechner, interprétée psychologiquement, nous montre en effet que la sensation est l’expression d’un rapport entre l’état actuel de l’organe et l’état qui l’a immédiatement précédé.
Ce n’est pas tout de sentir; il faut savoir diriger ses mouvements en suite d’un jugement sur la constitution du milieu. Les organes adventices servent de guides à la volonté; leur fonction est ainsi intimement liée à cette faculté qu’on a appelée l’instinct de conservation, et cela de deux manières. D’abord, ils donnent leurs avertissements en temps utile, c’est-àdire avant que l’altération, survenue dans le milieu, envahisse tout l’organisme. De plus, grâce à eux, l’animal, que cette altération — agréable ou désagréable invite à changer de place, finit par trouver dans quelle direction est le but de ses désirs. Ils sont donc pour lui des instruments momentanés d’expérience ou, plus exactement, d’exploration. C’est ainsi que, si vous êtes plongé dans un bain et que le robinet à eau chaude soit ouvert, la partie de votre corps la plus rapprochée du jet vous fait continuellement parvenir des indications précises que vous ne manquez pas de mettre à profit.
La remarque a été faite qu’il faut demeurer identique à soi-même pour juger que quelque chose change. On voit qu’elle est vraie, mais incomplète. Si l’animal ne changeait pas, il ne pourrait avoir la notion du changement. Mais, attendu que le changement en lui commence par être localisé, sa vie consiste dans une succession ininterrompue de jugements de comparaison; chaque moment y est ainsi intimement relié à celui qui précède, et la formation incessante des organes adventices, associant incessamment les impressions présentes aux impressions passées, est, par cela même, la raison unique et suffisante de 1’individualité psychique permanente des animaux, même les plus simples.L’expérience que peut acquérir un animal, pourvu uniquement d’organes adventices, est toujours relative à sa situation présente; du passé, il ne peut tirer des leçons pour l’avenir. Les états successifs sont reliés en lui par continuité, et non par pénétration. Chaque instant de son existence est rattaché directement à celui qui le précède immédiatement et non aux autres instants plus éloignés. On peut dire que, pour lui, le passé lointain n’existe plus.
Iln’en va de même, si aux organes adventices dont la formation incessante est entretenue par la seule nature des choses, vient s’adjoindre un organe permanent. Qu’est-ce qu’un organe permanent? C’est tout endroit de la périphérie doué d’une sensibilité plus vive que les points qui l’avoisinent.
Comment se forme l’organe permanent? Comme tout ce qui est permanent, par l’action continue, si faible qu’elle soit, d’une même cause. L’organe adventice, on l’a vu, est le produit d’un changement momentané dans un endroit de la périphérie de l’animal. Si la cause du changement disparaît, cet endroit tendra à reprendre son état primitif. Mais, nous le savons, il n’y parviendra pas. En vertu du principe de la fixation de la force, il lui restera une trace quelconque de l’action à laquelle il aura été soumis. L’altération qu’il a éprouvée a modifié sa constitution de manière à lui laisser une certaine aptitude à subir cette altération, si bien que, s’il est frappé une seconde fois de la même manière, il hésitera moins longtemps à répondre à l’action de la cause impressionnante. Celleci multipliant ses coups à la même place, les molécules finiront par y adopter un arrangement propre à les mettre sans effort et immédiatement à l’unisson avec elle. C’est ainsi qu’un barreau d’acier soumis à l’influence d’un aimant acquiert des propriétés magnétiques de moment en moment plus puissantes.
Si donc, par une raison quelconque, un certain endroit de la périphérie est exposé à être mis plus souvent en contact avec un agent déterminé, cet endroit se montrera de plus en plus apte à en accuser la présence, et, d’organe adventice qu’il était au début, il se transformera insensiblement en organe permanent. Voilà pourquoi, si un certain côté de l’animal est exposé aux chocs — ce qui arrivera, par exemple, quand l’animal aura pris l’habitude de se mouvoir toujours dans un sens de prédilection — ce côté finira par se munir d’antennes, de tentacules, de bras, qui lui serviront à se conduire en évitant les obstacles. De là vient aussi que les organes de la vue sont situés du côté tourné ordinairement vers la lumière. Bien mieux, les jeunes turbots, on le sait, ont une conformation symétrique; en avançant en âge, ils s’accoutument à s’incliner sur le flanc, et alors on observe chez eux le déplacement graduel de l’un des yeux, qui vient se ranger sur la face supérieure, soit en contournant le crâne, soit même en le traversant de part en part.
La transformation, toute physique dans sa cause, de l’organe adventice en organe permanent, a des conséquences psychologiques importantes. Toutes les propriétés de l’organe adventice, l’organe permanent les possède; mais il en a d’autres qui n’appartiennent qu’à lui. Tandis que le premier ne prend et ne peut prendre aucune initiative, que son rôle est celui d’une sentinelle qui lance le qui vive! quand quelque chose de suspect frappe son oreille ou ses regards, l’organe permanent a une mission plus élevée: il se porte aux avant-postes, il bat le terrain, prévient le danger, va à la découverte de positions avantageuses, et acquiert pour ces fonctions une habileté de jour en jour plus consommée. Voyez ce que sont aujourd’hui l’aile de la chauve-souris, l’oreille du chat, le nez du chien, l’oeil du condor. L’organe permanent, par là même qu’il est permanent, se perfectionne; l’organe adventice est forcément stationnaire. Qu’est-ce, au fond, que se perfectionner, sinon mettre à profit l’expérience? A cet effet, il faut être doué de mémoire et savoir relier au présent, non pas le passé immédiat seulement, mais tout le passé. C’est ce que fait l’organe permanent. Il est le siège de la persistance des impressions, il est le pivot sur lequel tourne l’existence psychique de l’être, il est la raison de son unité dans le temps.
Là ne s’arrêtent pas les effets de la création d’un organe permanent. Sa naissance est le premier pas de l’organisme dans la voie de la division du travail. L’organe, en effet, vise à appeler à lui la plus grande part de la sensibilité auparavant disséminée dans toute la substance corporelle — l’oeil, l’oreille sont cause que le reste de la périphérie est devenu presque totalement insensible à la lumière, au son. Il acquiert ainsi une grande prépondérance et finit par soumettre à sa discipline le corps entier.
Déjà, certes, l’organe adventice, qui a été suscité par un changement survenu dans le milieu et qui est attiré ou repoussé dans un certain sens, entraîne après lui les molécules voisines, qui, si j’ose le dire, ne savent encore de quoi il s’agit; et, de proche en proche, il range sous son autorité toute la substance sensible. Mais ce rôle de chef qu’il usurpe un instant, bientôt il l’abandonne et le passe à un autre. Il est l’élu des circonstances; viennent-elles à cesser, il rentre dans l’obscurité et l’insignifiance d’où elles l’avaient tiré. L’organe permanent occupe une position stable. En vertu de sa grande irritabilité, les tiraillements qu’il exerce autour de lui sont bien autrement étendus et efficaces; les molécules sont continuellement et vivement sollicitées à obéir à ses injonctions réitérées, et elles finissent par nouer avec lui des relations constantes. A la longue, son ascendant devient tel, qu’il lui suffit d’un signe pour être compris dans tous les rangs. Elles arrivent même à pressentir sa volonté et à exécuter ses ordres avant qu’il les donne. C’est ainsi que les paupières se ferment d’elles-mêmes pour s’opposer à l’entrée d’un grain de poussière qu’on n’a pas eu le temps de voir.
Il y a donc, par son fait, des liens puissants établis entre tous les éléments sensibles. Ces liens, résultat d’actions répétées, constituent des habitudes, et à chaque excitation de l’extérieur correspond une atitude spéciale et appropriée de l’être. L’orchestre fait entendre ses invitations à la valse, et à l’instant les jambes de mille danseurs se meuvent en cadence. Une série de taches noires viennent se peindre sur l’oeil du pianiste, et ses doigts se livrent sur le clavier aux évolutions les plus compliquées. Des sons frappent l’oreille du sténographe, et sa main trace certains signes.
Des développements qui précèdent, on peut déduire des lois de la mémoire reproductrice. Cependant, avant d’aborder ce sujet, je demande à ajouter quelques mots sur les organes des sens.
Les animaux qui n’ont qu’un sens doivent être placés vers le bas de l’échelle psychologique. Ils s’élèvent sur cette échelle à mesure qu’augmentent le nombre et la perfection naturelle ou artificielle de leurs sens. Celui qui n’a qu’un sens reçoit des sensations sans qualité c’est-à-dire qui ne se distinguent entre elles que par l’intensité. Il éprouve du plaisir ou de la peine, rien de plus. Il ne sent pas qu’il a chaud ou qu’il a froid, mais uniquement qu’il est bien ou qu’il est mal. Une fois muni de deux sens, il a l’idée de la qualité de la sensation. Il fera, par exemple, la différence entre une sensation de température et une sensation de goût. il n’y a couleur qu’à la condition qu’il y ait au moins deux couleurs.
La formation successive des divers organes des sens est le résultat d’une évolution progressive et lente, tellement que, si nous refaisons par la pensée toute l’histoire d’un mammifère depuis l’aurore hypothétique de la vie jusqu’à notre époque — histoire dont sa vie embryonnaire est l’abrégé — et si, comme nous l’avons déjà fait, nous représentons la suite de ses progrès par une série de couches concentriques, nous pourrions figurer les organes des sens sous forme de rayons qui, émergeant de couches plus ou moins profondes, selon qu’ils remontent à une antiquité plus ou moins reculée, traverseraient et feraient communiquer entre elles toutes celles qui suivent jusqu’à la plus récente. La partie centrale où ne pénétreraient pas les rayons, serait l’image de ces temps primitifs où la sensibilité n’était servie que par des organes adventices. Dans cette partie, les couches ne seraient mises en communication que par des points de contact disposés sans ordre.

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