La mémoire conservatrice
CHAPITRE V
La mémoire de la matière organisée et la fin de l’univers intellectuel
La génération. — Explication de Hering del’imprégnation des caractères des parents dans le germe. — Génération par fissiparité. — Génération par sexualité. — Immortalité de la matière sensible.
Ilme reste une dernière question à résoudre: Comment s’opère la transmission du noyau central? A la rigueur, je pourrais me dispenser de la traiter à propos du rêve. Mais je ferai remarquer d’abord que, si mes rêves reflètent le caractère du naturaliste ou du philosophe et aussi du botaniste d’occasion, qui écrit sous la dictée d’un ami le nom de l’asplenium, ils sont encore plus essentiellement des rêves d’homme, et cette qualité, ils la doivent à la série de mes ancêtres. Je touche ainsi au problème de la possibilité d’une ~~expérience ancestrale~. Ensuite, il y a lieu de se demander ce que deviennent des forces fixées par des êtres destinés à la mort. Enfin, on ne doit pas oublier que cette étude débute par des considérations extrêmement générales sur le commencement et la fin de l’univers physique, et que j’ai aussi tâché de prendre la sensibilité le plus près possible de son origine. Or, la solution du problème de la propagation des êtres vivants est de nature à jeter quelque lumière sur le but final de la lutte pour l’existence. A ces divers titres, les pages qu’on va lire ne sont pas un pur hors-d’oeuvre.
Considéré dans sa cause et son produit, le phénomène de la génération est bien de nature à plonger l’esprit du philosophe dans l’admiration et la stupeur. Quel que soit le mode de reproduction sur lequel sa pensée s’arrête — fissiparité, hermaphrodisme, sexualité — son intelligence reste confondue. Et l’homme, l’homme doué de conscience et de réflexion, l’homme si fier de sa raison et qui fait sonner si haut sa liberté, partage avec les créatures infimes un instinct que parfois il qualifie de brutal; une force impérieuse, irrésistible, le pousse à certains moments dans les bras d’une femme qui, de son côté, obéit à une impulsion semblable; une infiniment petite portion de son corps se détache, se mêle à une autre infiniment petite portion du corps de la femme, et une nouvelle créature humaine est formée.
Cette créature, fruit de la pénétration de la substance de l’oeuf par la substance d’un spermatozdfde — car, d’après les recherches les plus récentes, un seul de ces éléments est requis pour féconder l’ovule —cette créature, dis-je, qui tient seulement de son père une particule unique tellement ténue, qu’il faut de puissants microscopes pour la rendre visible, et qui va se développer sans plus avoir avec lui aucun rapport, cette créature reproduira non seulement le type de l’espèce, mais souvent jusque dans ses traits, son teint, la disposition de ses dents, la couleur de ses cheveux et de son iris, dans ses maladies, dans son caractère, dans ses défauts et ses qualités, elle offrira la vivante image de celui qu’on est convenu d’appeler l’auteur de ses jours. Et cette influence du spermatozoide s’exerce à travers tous les accidents de la nutrition, de l’éducation et du cours des années. Quelquefois — chose non moins étonnante — c’est la figure de l’aïeul qui se retrouve dans le petit-fils. On voit même tel signe de la race ou de la famille se perpétuer à travers une longue suite de générations, malgré les croisements de toute nature. Enfin — et, à mes yeux, c’est encore là le plus impénétrable de tous les mystères — cette ressemblance avec le père se marquera chez la fille. De sorte que cet homme aura légué à son enfant la forme de ses sourcils, de ses dents ou de ses ongles, et ne lui aura pas transmis sa barbe et les autres attributs de son sexe!
Il y a dans cette dernière observation un profond sujet d’étude. Il prouve, ce me semble, que le spermatozoïde et l’oeuf ont les caractères du sexe moins prononcés qu’on ne serait tenté de le croire au premier abord, et que, peut-être, la sexualité de l’enfant tient à des circonstances extrinsèques et nullement à la composition intime des éléments fécondants. Quelque difficulté qu’il y ait à comprendre comment un corpuscule microscopique peut être un véhicule aussi fidèle de caractères nombreux et délicats, il faut bien s’incliner devant le fait.
Un ingénieux penseur de nos jours, M. Hering, professeur à l’Université de Prague, dans une remarquable conférence sur la Mémoire de la matière organisée, s’est servi d’une heureuse comparaison pour montrer d’une manière sensible comment un élément peut renfermer virtuellement les caractères généraux du tout. Un organisme, dit-il, est comme une courbe définie dont les propriétés se retrouvent dans les plus petits fragments. C’est au point que, si nous pénétrons la forme d’une portion infiniment petite de cette courbe, nous pourrons en reconstruire l’ensemble. Tous les jours, des astronomes calculent l’orbite des planètes ou de leurs satellites, ou des comètes, par la connaissance qu’ils prennent d’une partie de cette orbite. Rien n’est plus évident. Un arc de cercle ou d’ellipse, si raccourci qu’il soit, ne peut appartenir qu’à ce cercle ou à cette ellipse, et, par suite, il suffit d’en déterminer la forme pour tracer la courbe entière d’où il a été détaché.
Ce que nous disons d’une courbe, nous pouvons le dire d’une surface, d’un solide. Dans deux gouttes d’eau, on ne parviendrait pas à trouver deux molécules semblables, deux molécules échangeables. Leibnitz avait exprimé la même pensée dans son principe de l’identité des indiscernables.
Pourtant, qui prouve trop... on sait le reste. Certes, les moindres parcelles d’un individu quelconque n’ont rien de commun avec les parcelles les plus indiscernablement semblables d’un autre individu, fût-il de la même espèce. Et cependant, d’un côté, les phénomènes de la nutrition nous offrent tous les jours le spectacle de l’absorption et de la transformation des individualités. L’huître qu’avale le gourmet cesse à un certain moment d’être elle pour devenir lui. D’un autre côté, si chaque molécule d’un individu vivant est marquée au sceau de cet individu, et si, à ce titre, on peut dire qu’elle en porte l’effigie, une molécule quelconque n’a pas, en général, la faculté d’engendrer un être semblable à celui d’où elle est tirée. Tout au plus a-t-elle la faculté, en cas de lésion, de régénérer les parties qui l’avoisinent. Quoiqu’il y ait en ceci aussi un phénomène du même ordre que la génération, énorme est la distance. Car non-seulement le germe est une émanation individualisée, non-seulement il a reçu l’empreinte du cachet spécial à l’organisme qui le secrète, il en est l’image réduite, intégrale et fidèle. De même, un arc de cercle ou d’ellipse, tout en ayant les caractères propres à ce cercle ou une ellipse, n’est pourtant pas en soi un cercle ou une ellipse. Seule la ligne droite, la ligne homogène, jouit de cette propriété que ses éléments sont en tout semblables à elle-même. Ses moindres portions ont exactement la même figure que le tout.
Pour comprendre la formation du germe, nous devons réduire le phénomène de la génération à sa plus simple expression et le considérer dans son mode le plus primitif, la fissiparité. Ce fut le seul mode usité chez les premiers êtres; c’est encore aujourd’hui le plus répandu, si l’on songe au nombre incalculable des organismes inférieurs qui se multiplient par ce procédé et au nombre tout aussi inconcevable d’organes et de tissus qui n’ont pas d’autre façon de s’accroître. Car tout accroissement ou toute formation doit être envisagée comme une génération. Or comment se fait la multiplication par fissiparité? L’organisme, arrivé à un certain point de maturité, se divise en deux moitiés, dont chacune, au bout de quelque temps, reproduit la figure maternelle.
Nous ignorons à quelle cause il faut attribuer la division de l’organisme générateur. Notre oeil — même en s’aidant des plus forts grossissements — n’y constate souvent aucun changement moléculaire. Nous devinons seulement qu’un certain travail préparatoire est nécessaire, puisque cette division ne se fait spontanément qu’après que l’organisme a atteint un certain degré de développement et qu’il a élaboré une certaine quantité de substances étrangères.
Nous ignorons aussi pourquoi chaque moitié arrive à reproduire la figure du tout. Pourtant — le fait de la multiplication étant admis — nous concevons sans peine que la division d’un tout, pris dans une phase homogène — je souligne le mot avec intention — donne des parties semblables en figure de ce tout, et que, grâce à la nutrition, elles finissent par l’égaler en dimension et se diviser à leur tour. Comme je l’ai dit, le mystère n’est pas éclairci, il n’est que réduit à se plus simple expression.
A côté de ce mode si simple de propagation, il s’en est introduit un autre qui réclame le concours de deux individus. Au premier abord, il semble qu’il n’y ait rien de cômmun entre la sexualité et la fissiparité. Une réflexion assez naturelle peut combler l’abîme.
Chaque moitié d’un organisme inférieur qui se multiplie par division doit, en dernière analyse, se compléter, et se compléter par une moitié différente d’elle-même. Quand un être se divise spontanément, c’est qu’il s’est produit, il faut bien l’admettre, une opposition dans l’intérieur de sa substance, et que toute la masse est soumise à l’action de forces polarisées. Les deux moitiés ne sont donc pas identiques, malgré les apparences parfois contraires. Déjà, au point de vue uniquement géométrique, le corps, fût-il même symétrique, se séparerait en deux moitiés nonx égales, mais inverses, comme le sont les deux mains, et la moitié gauche ne pourrait prendre la place de la moitié droite. Désignons donc — et en cela on ne s’éloigne peut-être pas trop de la vérité — l’une de ces deux moitiés sous le nom de mâle et l’autre sous le nom de femelle. On sait qu’à la première manque sa moitié femelle, et à la seconde sa moitié mâle. Chacune d’elles va se livrer à un travail d’élaboration dans le but de se procurer ce qui lui manque. Or, dans la génération par sexe, ce travail est épargné. Les deux moitiés indispensables pour former un être complet proviennent de deux individus de sexes opposés et s’unissent dans l’acte de la conception. En somme, il y a fusion entre les produits opposés de deux organismes fissipares.Arrivé à ce point, je suis au bout de ma tâche. Qu’est-ce que l’oeuf? Qu’est-ce que le spermatozoïde? Ce sont de simples produits de la division de ce que j’ai appelé le noyau central, et ils en ont naturellement toutes les qualités, tous les caractères. Le noyau a conservé le mode primitif de multiplication, et, dans le fait, il n’y en a pas d’autre. La substance vivante peut atteindre un degré merveilleux de complexité, sans cesser pour cela de présenter une homogénéité relative. Ainsi, il arrive un moment où la substance de la chrysalide ne renferme plus aucun vestige de la variété des tissus qui composaient la chenille; elle est alors dans sa phase homogène. A partir de ce moment le corps de l’insecte parfait commencera à faire son apparition. Les organes générateurs, dans leurs processus périodiques, offrent vraîsemblablement une évolution analogue. La séparation du germe est précédée et suivie d’un état de confusion et d’union des éléments constituant le noyau. Le noyau est le support de l’individu. Autour de lui viennent se déposer les couches de formation, qui à la longue s’identifient avec lui en y ajoutant de nouvelles propriétés, de nouvelles tendances, de nouvelles aptitudes.
Où est le siège de ce noyau? Il serait aujourd’hui difficile de le déterminer. Il est plus que probable qu’il est dans le cerveau et en union intime avec les organes de la génération. Mais ce problème est au-dessus de la science actuelle. La nutrition et la génération donnent à la matière sensible une vraie immortalité. Chez l’individu, la faculté assimilatrice a un terme, la mort. La mort arrive ordinairement, du moins chez l’espèce humaine, après une longue période où la puissance d’assimilation est considérablement ralentie, et, on peut le dire d’une manière générale, ce ralentissement coïncide presque toujours avec l’apparition de la faculté génératrice.
Mais cette disparition de l’individu est illusoire; il se retrouve, non pas métaphoriquement, mais en réalité, dans ses descendants. Eût-il même été stérile, que son action n’aurait pas été perdue et qu’elle se retrouverait dans son entourage, qui, lui, est fécond. C’est d’ailleurs ce qui advient des forces accumulées par l’homme après l’âge mûr. Et enfin si, poursuivant la difficulté jusqu’au bout, on se demande ce que deviennent les puissances acquises par un solitaire, qu’on songe combien peu nous connaissons le mode d’action de la nourriture. L’homme se nourrit de boeuf et non d’herbe, et pourtant la chair de boeuf n’est que de l’herbe élaborée d’une certaine façon. Cette élaboration est-elle perdue quand le boeuf est enfoui dans le sol?
Si, du point où nous sommes arrivés, nous prenons une vue générale de la lutte pour l’existence dont ce monde est le théâtre, on voit qu’elle a pour résultat suprême de concentrer toutes les forces psychiques des êtres, de réunir en flambeaux les étincelles d’intelligence et de raison qui luisent dans le plus humble individu sensible et de les faire servir, en dernière analyse, aux manifestations les plus compliquées de la vie rationnelle dans la race humaine, laquelle peut-être ne fait à son tour que préparer des éléments destinés à être mis en oeuvre par une race supérieure. L’univers entier se meut vers la pensée. C’est le plus intelligent qui est destiné à survivre.
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