mercredi 23 mars 2011

Joseph Delboeuf Le sommeil et les rêves : La mémoire conservatrice CHAPITRE II


La mémoire conservatrice
CHAPITRE II


La transformation des forces et la fin de l’univers physique

La chute d’eau et le moulin: la force ne résiste pas dans la matière en tant que matière, mais dans la position de cette matière. — La chaleur et le mouvement:l’univers tend vers l’équilibre de température. — Examen de l’objection tirée de l’infinité de l’espace et du temps. — Ce qui se détruit irrévocablement c’est la transformabilité des forces.
Reprenons maintenant le problème sous un autre aspect. La logique est une science infaillible, nul ne s’avisera de la contredire. Mais il arrive assez souvent à l’esprit humain d’en appliquer à faux les principes et d’appuyer ses raisonnements sur le vide. L’argumentation précédente, toute plausible qu’elle est, a-t-elle un fondement solide, et la science positive, qui ne se paie pas de mots, est-elle disposée à la ratifier? Abandonnons donc le terrain de la dialectique, et, nous rapprochant de la réalité, appliquons nos réflexions à un exemple concret.Une chute d’eau fait mouvoir un moulin. Évidemment cette eau n’est pas perdue. Cependant, après qu’elle est tombée, elle n’est plus dans le même lieu qu’auparavant: elle était en haut, la voilà en bas. Quand elle était en haut, elle pouvait faire aller le moulin; mais, une fois en bas, elle ne le peut plus. Elle a perdu de la force de chute; elle ne pourra plus mettre en mouvement que des moulins situés au-dessous. Qu’est devenue cette force de chute? Elle a, dit-on, passé tout entière dans le mouvement de rotation de la roue, ce qui fait que l’arrêt de ce même mouvement pourrait faire remonter l’eau tombée jusqu’au point d’où elle tombe. Cette assertion, à peine soutenable, comme on vient de le voir, au point de vue de l’abstraction pure, ne l’est absolument plus dès qu’on fait entrer en ligne de compte les éléments réels du problème. La force de chute a donné lieu à d’autres phénomènes que la rotation de la roue, et partant cette rotation ne pourrait suffire à remonter toute l’eau à son point de départ.
Ainsi, entre autres effets, il s’est produit une certaine quantité de chaleur par le frottement de l’axe du moulin sur ses points d’appui, et par le choc des molécules d’eau les unes contre les autres, et contre les aubes de la roue. Cette production de chaleur s’est faite aux dépens du mouvement, qui en a été moins rapide. Maintenant une question se présente: pourrait-on retirer de cette chaleur tout le mouvement qu’elle a absorbé? Eh bien, non. Une partie de cette chaleur, une partie, par conséquent, de la force de chute, n’est plus désormais susceptible de transformation; elle est irrévocablement perdue pour le mouvement. Ce point est de la plus haute importance, et je dois m’y arrêter quelque peu pour dissiper des erreurs qui passent volontiers pour des vérités dans l’esprit des penseurs peu familiarisés avec la théorie mécanique de la chaleur, telle que l’ont établie Mayer et Clausius.
La comparaison suivante, qui exprimera exactement ce qui se passe dans la nature, rendra la chose sensible. Que l’on se représente un chemin de fer automoteur établi sur un plan incliné. Une corde sans fin passe sur deux poulies placées l’une en haut, l’autre en bas du plan, et, pendant qu’un wagon descend, un autre monte. Quand je charge sur l’un des wagons des matériaux qui sont en haut, il se met à descendre et il fait remonter l’autre wagon. Je puis profiter de cette force de descente pour conduire à l’extrémité supérieure du plan une certaine quantité des matériaux antérieurement descendus; mais il est évident — fit-on même abstraction des frottements — que je ne pourrai en ramener qu’un poids inférieur, de si peu que ce soit, à celui qui charge le wagon descendant. De sorte que ce manège a nécessairement pour résultat de transporter des matériaux de haut en bas à chaque descente, et que le stock inférieur s’accroît sans cesse aux dépens du stock supérieur. Et ainsi il arrivera inévitablement un jour où le travail devra cesser faute d’aliment. D’un autre côté, l’arrêt du mouvement de descente produit de la chaleur, de manière que la force de tension des matériaux supérieurs se transforme peu à peu en calorique. Il y aura toujours la même somme de matière, avec cette différence que primitivement elle était en haut et que finalement elle est au bas du plan; et la même somme de force, avec cette différence que la tension est remplacée par la chaleur. Mais ces différences sont considérables.
Inutile, avant d’aller plus loin, de noter que, dans l’industrie, on ne fait pas d’habitude servir la force de descente uniquement à un travail de remonte. Mais quel que soit le travail auquel elle est affectée, qu’elle doive soulever un marteau, creuser une roche ou broyer le grain, au fond cela revient exactement au même.
Qu’est-ce donc qui se consomme dans ce travail, quel qu’il soit? Ce n’est pas de la matière, c’est une simple différence de niveau. Ce n’est pas l’eau qui meut le moulin, c’est sa capacité de tomber. Elle ne serait d’aucune utilité si elle ne venait de plus haut que les aubes de la roue.
La force ne réside donc pas dans la matière même, mais dans la position de la matière. Or, on ne se sert d’une différence de niveau qu’en la détruisant, et, quand elle est détruite, elle ne peut se reconstituer.
C’est quelque chose d’analogue qui se passe dans la transformation de la chaleur en mouvement. On peut opérer cette transformation qu’en faisant passer la chaleur d’un corps plus chaud à un corps plus froid, qu’en usant, par conséquent, d’une différence de température.
Si tous les points de l’univers étaient à la même température, si élevée qu’on la suppose, on ne pourrait tirer d’elle aucun mouvement. De l’uniformité ne peut naître que l’uniformité. Si donc on ne peut jamais utiliser qu’une différence de température, on ne peut convertir en mouvement qu’une partie de la chaleur des corps. Car, pour opérer la conversion de la totalité, on devrait pouvoir ramener ce corps au froid absolu, ou, comme on dit, au zéro absolu de température. Pour cela, il faudrait qu’il fût mis en contact avec un milieu qui serait lui-même au zéro absolu. Or, d’abord il n’existe pas, il n’a jamais existé, il ne peut exister de corps ou de milieu au zéro absolu. De plus, si même un être tout-puissant créait quelque part un milieu semblable, le reste de l’univers demeurant dans le même état, il ne se conserverait tel que pendant un instant; à peine créé, il s’échaufferait et cesserait d’être absolument froid. Une comparaison peut rendre la chose tout à fait claire, bien qu’il n’y ait pas parallélisme rigoureux entre les deux objets comparés. Il est impossible aussi d’utiliser toute la force de chute contenue dans un corps pesant. Car plus on éloigne le point d’attraction, plus la chute est considérable. Il semblerait donc que, pour obtenir le maximum de force vive, on dût reculer le point d’attraction au-delà de toute limite, c’est-à-dire à l’infini — ce qui, par parenthèse, est un non-sens et revient à ne le placer nulle part — mais alors qu’il n’y a plus d’attraction. Revenons à notre sujet.
Un corps ne peut se refroidir que par son contact avec un corps ou un milieu plus froid que lui. Il s’ensuit que les corps les plus froids ne cessent de s’échauffer, et les corps les plus chauds de se refroidir. Les différences de température tendent donc à s’annuler; l’univers marche sans relâche vers l’uniformité, vers l’équilibre de température, et la quantité de chaleur qui peut se transformer en mouvement diminue sans cesse.
Mais il y a plus. Tandis que la chaleur ne peut se convertir tout entière en mouvement, le mouvement peut, lui, se convertir tout entier en chaleur. Lorsque deux masses de plomb égales et se mouvant en sens contraires avec la même vitesse sur une même droite se rencontrent, l’arrêt de leur mouvement cause leur échauffement, et cela sans intermédiaire. Or, le jeu de l’univers consiste dans des chocs continuels, dans des arrêts de mouvement suivis d’une production de chaleur. En sorte que la quantité de chaleur va s’accroissant sans cesse aux dépens de la quantité de mouvement. II y a un flux nécessaire des choses, sans doute; mais ce flux est toujours dans le même sens. L’existence de l’univers s’écoule entre deux termes: au début, mouvement sans chaleur; à la fin, uniformité de chaleur sans mouvement. De ces deux termes, que la pensée conçoit d’une certaine façon, l’un, il est vrai, n’a jamais été réalisé, l’autre ne le sera jamais, ou — pour me servir du langage mathématique — l’un remonte à un temps infini dans le passé, l’autre arrivera après un temps infini dans l’avenir; mais avec cela le mouvement est rendu de jour en jour plus difficile, et fatalement une époque viendra où il sera imperceptibles.
Et qu’on ne croie pas soulever des objections victorieuses en invoquant l’infini de l’espace et du temps. Qu’on ne vienne pas dire, par exemple, que la quantité de mouvement est peut-être infinie, et qu’elle est, par suite, inépuisable. Cette échappatoire n’est que spécieuse. D’abord le mot infini n’a pas de sens. Mais, eût-il un sens, il s’ensuivrait, puisque le mouvement se détruit de lui-même, que la cause de destruction, agissant partout où il y aurait du mouvement, serait, elle aussi, infinie. Certes, un seul consommateur ne viendrait jamais à bout d’une provision de bougies infiniment grande. Mais, s’il y a une infinité de consommateurs et que chacun allume sa bougie, la provision, tout infinie qu’on la suppose, ne durera que quelques heures. Dans tous les lieux de l’univers, les différences s’aplanissent inévitablement, et un temps arrivera où ces différences seront tellement faibles, que toute la surface en sera comme nivelée, et que le mouvement de descente d’un côté, de montée de l’autre, ressemblera, à s’y méprendre, à l’immobilité.
Cette conséquence est bien faite pour nous révolter; et cependant, tel est bien l’arrêt de la science actuelle, et, comme disait Juvénal :
Quod modo proposui, non est sententia: verum est; Credite me vobisfolium recitare Sibyllae.«Ce n’est pas là un texte à déclamation: c’est une page de la Sibylle.
Ah! nous avons beau savoir que nous sommes, en tant qu’individus, destinés à disparaître tôt ou tard, et que ceux qui viendront après nous n’auront comme nous qu’une vie éphémère, la science a beau nous montrer que les espèces elles-mêmes ont une existence limitée, qu’elles viennent briller un instant à la surface du globe, puis s’éteignent sans retour, nous ne nous résignons pas facilement — et pourtant que nous en chaut-il? — à la pensée que l’humanité puisse être anéantie, et avec elle la Terre, le Soleil, le système planétaire, notre nébuleuse et toutes celles qui remplissent l’immensité. Peut-être, après tout, cette horreur de l’éternel silence, pour lequel cependant des philosophes voudraient nous inspirer de l’amour, est-elle fondée dans la nature des choses. Peut-être un examen plus rigoureux de l’essence de la force et de la pensée nous ferait-il puiser des motifs de courage, de consolation et d’orgueil dans ce qui semble bien propre à nous pénétrer de terreur, de désespoir et d’humiliation.
Concluons. Il y a dans la nature quelque chose qui disparaît, et disparaît sans retour. Je veux bien que ce ne soit ni la matière ni la force; mais c’est quelque chose, à première vue, de plus précieux que la force même, c’est la facûlté pour elle de se transformer. Car, s’il ne devait plus y avoir dans l’univers que l’immuable, en quoi se distinguerait-il du néant? Tout changement a pour effet de faire passer la force de l’état transformable à l’état intransformable: il consomme donc de la transformabilité. La transformabilité s’épuise peu à peu, et, avec elle, la cause générale du changement. Or, à cet égard, il est naturel de se demander si cette cause ne mériterait pas à plus juste titre le nom de force; et, si l’on y voit — ce qui paraît rationnel — la force véritable, est-il vrai de dire que la force est indestructible, et, dans tous les cas, que rien ne se perd dans la nature?
Ces considérations générales étaient indispensables à mon sujet. Il était bon de voir le pays à vol d’oiseau, pour se faire une juste idée du chemin que l’on se dispose à parcourir. Il me reste maintenant, en vue de l’objet de mon étude, à préciser davantage le caractère de cette métamorphose du transformable en intransformable, et, en fin de compte, à substituer une autre formule à celle de la conservation de l’énergie.

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