mercredi 23 mars 2011

Joseph Delboeuf Le sommeil et les rêves : La mémoire conservatrice CHAPITRE IV


La mémoire conservatrice
CHAPITRE IV


L’accumulation des forces etla cause du sommeil

Deux parts à faire dans l’être sensible: ce qu’il a reçu et ce qu’il a acquis. — Formation des couches d’acquisition ou de dépôt: transformation de l’impressionnable en impressionné. — La périphérie sensible et les organes des sens. — L’organisme s’empare des forces extérieures et les fixe en lui sous forme d’idées ou de manières d’être. — La nutrition. — Modifications transmises par voie de génération; transformation d’un caractère individuel et accidentel en caractère spécifique. — Les forces physiques et les forces psychiques. — Le sommeil.
Je viens de développer le principe de la fixation de la force; j’ai montré comment, arrêtée et retenue par la matière inerte ou vivante, elle y laisse une marque ineffaçable capable éternellement de provoquer le souvenir. Le phonographe est un remarquable exemple de fixation.Cependant, si la cause première de la mémoire conservatrice est ainsi dévoilée, il reste à caractériser la matière sensible et à expliquer la conservation des traces à travers les phénomènes de destruction, de reconstitution et de reproduction dont elle est le perpétuel théâtre.En quoi consiste la sensibilité? A quoi tient la qualité qui nous fait affirmer de tel corps qu’il est sensible? On ne saurait le dire. Pourquoi? Parce qu’on n’est jamais parvenu à créer le sensible avec de l’insensible; bien plus, parce qu’on n’a même jamais pu observer la formation spontanée du sensible. Pour le définir, on n’a donc pas la ressource de spécifier comment on le fait ou comment il se forme. Pouvons-nous au moins énoncer ce qu’il y a de plus dans le sensible que dans l’insensible? Nullement. Notre esprit n’a pas commencé par avoir la notion de l’insensible, et n’y a pas ensuite ajouté des prédicats pour obtenir celle du sensible; il a suivi le procédé inverse. Il a d’abord conçu le sensible en se concevant lui-même, et c’est par abstraction qu’il est arrivé à la conception de l’insensible. Dans le fait, le mot insensible est une pure négation: nous ne parvenons pas à nous faire une idée du mode d’existence de la chose qu’il est censé représenter. Aussi, pour l’enfant, pour le sauvage, pour le superstitieux, toute chose a une âme.
Si telle est notre ignorance à l’égard de la matière et, en particulier, de la matière organisée, comment peut-on espérer poursuivre la force dans ses manifestations les plus cachées et déterminer le caractère de cette trace indélébile qui décèle sa présence? Hélas! je l’annonce dès l’abord, je serai bien obligé de recourir à des métaphores et à des analogies; c’est là d’ailleurs un mal assez général. Que de comparaisons et de figures latentes émaillent le langage scientifique! Et à quoi servent les mots atome, molécule, polarité, affinité, attraction, répulsion, élasticité, mouvement intérieur, si ce n’est le plus souvent à dissimuler les vastes lacunes que présente le système de nos connaissances? Pourtant, puisqu’il m’est impossible de mettre des faits et des expériences directes à la place de tropes et d’hypothèses, je ferai du moins en sorte que les images auxquelles j’aurai recours soient l’expression strictement fidèle des propriétés aujourd’hui connues de la matière soit inorganique, soit vivante.Aussi bien qu’on ne peut imaginer un point d’attraction situé à l’infini, ou qu’il ne peut exister de milieu au zéro absolu de température, aussi peut-être est-il impossible de concevoir une sensibilité initiale. Inutile toutefois d’entrer dans l’examen de cette question, que j’ai traitée ailleurs. Mais rien n’empêche de se représenter la première âme qui fut formée comme une table rase, une feuille de papier sans écriture. Seulement, à peine fut-elle née, qu’elle reçut de ce qui l’entourait une empreinte inaltérable. Dans tout le cours de son existence, les empreintes n’ont cessé de se superposer aux empreintes; et, comme elle les a transmises plus ou moins défigurées à sa descendance, aujourd’hui toute âme qui vient du monde, porte écrite en elle-même l’histoire de sa race. C’est ainsi que l’écorce terrestre indique par la succession de ses couches toutes les vicissitudes de l’existence de notre planète; c’est ainsi que le développement de l’oeuf d’où sortira l’individu, est l’abrégé fidèle de l’histoire de ses ancêtres.Tout organisme est donc essentiellement constitué par un noyau central recouvert d’un dépôt de formation. J’entends par noyau central l’ensemble des éléments héréditaires, c’est-à-dire des instincts, des dispositions, des qualités qui lui viennent par voie d’héritage et qu’il transmettra à son tour presque intégralement à sa postérité, en y joignant une partie de ses propres acquisitions. Le dépôt de formation est le produit de sa faculté assimilatrice et se compose d’une série ininterrompue de couches, je dirais volontiers journellement formées. De sorte qu’on pourrait nombrer par elle les jours qu’il a vécus, de même que l’on peut deviner l’âge d’un arbre à l’aspect que présente sa coupe transversale.
Ai-je besoin d’insister de nouveau sur le caractère métaphorique de mes expressions? Noyau, couche sont des termes dont je me sers, faute d’autres. Ils n’ont d’autre prétention que de faire image, et d’exprimer ce qui, dans l’être individuel, lui vient de ses générateurs, et ce qu’il doit à ses propres acquisitions. Dans la réalité, l’organisme ne présente ni noyau central, ni couches extérieures enveloppantes. Le mouvement de ses molécules se complique, voilà tout. C’est l’esprit qui, dans cette amplification, voit des mouvements surajoutés à des mouvements antérieurs. Au fond, il y a unité et pénétration réciproque. Mais ces derniers termes eux-mêmes sont aussi des figures.
Dans le noyau central, une distinction est à faire, entre les caractères spécifiques et les traits individuels, car l’individualité est marquée dès la naissance. Un œuf humain fécondé deviendra un homme et un certain homme. Il contient en lui le type de l’espèce humaine, et déjà il possède en propre certaines qualités qu’il tient de l’état du milieu et de la disposition de ses parents au moment de la conception.
Faisons abstraction de ce qu’il y a d’accidentel et d’individuel dans le noyau, et ne considérons que l’ensemble de ses attributs spécifiques. Il est certain que le noyau lui-même est un produit de formation. Chez les ancêtres les plus reculés, il avait une composition infiniment plus simple. S’il s’est compliqué, c’est que des couches de dépôt se sont peu à peu, en tout et en partie, attachées au noyau d’une manière inséparable.
Dès lors, plusieurs questions se présentent:
Comment se forme une couche de dépôt? Quelles sont les couches qui, s’attachant au noyau, ne se lègueront qu’à la descendance prochaine? Quelles sont celles qui, se transmettant à la descendance éloignée, feront ainsi partie du patrimoine de l’espèce? Comment s’opère la transmission?
Ces quatre questions roulent sur l’analyse de deux fonctions générales, fondamentales et mystérieuses, la nutrition et la génération.
Il va de soi qu’au moment où une couche de dépôt va se former, c’est-à-dire quand elle est encore une couche de dépôt en puissance et non en acte, on peut la considérer comme une table rase, en se plaçant, bien entendu, au point de vue de l’être dont elle fait partie. C’est une plaque de photographie sensibilisée et prête à recevoir l’impression. En elle, sont des forces libres qui peuvent devenir ceci ou cela. Les forces extérieures qui viendront la frapper sont libres aussi. Mais, du moment que le choc a eu lieu, elles ne sont plus libres ni les unes ni les autres, elles sont fixées: la plaque a reçu une empreinte, résultant de l’arrêt des rayons extérieurs qui s’y sont projetés et s’y sont transformés. Car, pour sentir une chose extérieure, il faut en subir et, par conséquent, en fixer l’action dans une certaine mesure.
L’empreinte n’est donc que le produit de la combinaison de deux sortes de forces, les unes appartenant à la substance sensible, les autres à la chose sentie. Celles-ci feront désormais partie de l’organisme, en tant que capable de sensation; de physiques qu’elles étaient, elles sont devenues psychiques.
La couche qui était sensible a cessé de l’être; elle est devenue une couche de dépôt. La puissance s’est faite acte. Afin que l’organisme reste en communication avec l’extérieur, il est nécessaire qu’une nouvelle couche sensible monte à sa surface pour y jouer un rôle analogue à celui de sa devancière. Et les couches se déposent les unes sur les autres pendant toute la vie de l’animal.
L’animal est ainsi à chaque moment de son existence composé de couches qui ont subi des impressions et d’une couche impressionnable. Donnons à cette dernière couche le nom de périphérie, nouvelle figure. La périphérie est le réceptacle de la sensibilité; c’est elle qui sert de trait d’union entre l’intérieur et l’extérieur. C’est par elle que l’action des choses senties se fixe dans la profondeur de la substance sensible.
En vertu de sa position même, la périphérie a nécessairement une constitution particulière. C’est ainsi que les molécules superficielles d’une goutte d’eau ont entre elles des rapports de cohésion qui n’existent pas entre les molécules intérieures. Et cela s’explique. Les rapports qui unissent celles-ci sont des rapports de molécules aqueuses à molécules aqueuses, tandis que ceux qui relient celles-là sont en partie des rapports de molécules aqueuses à molécules non aqueuses. Il en est de même de l’être sensible; à l’intérieur de la périphérie, il n’y a que des molécules qui ont senti; à l’extérieur, des choses destinées à être senties.
Il ne faut pourtant pas confondre la périphérie avec l’enveloppe superficielle de l’être sensible. Ces deux choses peuvent être différentes. Il est utile que j’appuie un instant sur ce point.
J’ai, si on se rappelle, discuté la notion de la périphérie à propos des idées de M. Stricker. La périphérie, ai-je dit, peut avoir son siège à une certaine profondeur.
Si l’on promène un corps très léger, un cheveu par exemple, sur la peau nue du dos de la main, on ne le sentira généralement pas; mais le contact sera perçu du moment que le cheveu heurtera l’un des poils qui la recouvrent. Ce poil remplit l’office d’un levier qui multiplie l’action du cheveu. Les poils ne servent donc pas uniquement à préserver le corps des intempéries de l’atmosphère, ils ont encore pour effet d’exalter la sensibilité du derme. On peut remarquer chez beaucoup d’animaux, comme les chiens et les chats, principalement autour de la bouche ou des yeux, des poils longs et raides qui y avivent le tact dans un but facile à saisir. Or il ne faudrait pas regarder l’extrémité libre de ces poils comme appartenant à la périphérie. Ils en sont uniquement les avant-postes. Voyez l’araignée au centre de son réseau. Elle a une patte posée sur chacun des rayons qui la soutiennent. Un insecte tombe dans le piège, et à l’instant, par l’intermédiaire du fil touché, l’animal a deviné où est la proie. Ces fils sont les prolongements artificiels de ses pattes. La périphérie réelle commence-t-elle aux pattes? Cela ne serait pas impossible, mais cela n’est pas. Les pattes ne sont, elles aussi, que des organes explorateurs qui, à la façon du bâton de l’aveugle peuvent, grâce à leur longueur et à leur mobilité, tâter le terrain dans tous les sens, et qui ensuite viennent rendre compte au quartier général du résultat de leurs investigations.
A quelle profondeur commence exactement la périphérie, au sens que je donne à ce mot? Aujourd’hui ce serait impossible à dire; mais certainement elle ne s’étale pas à la surface du corps. Peut-être a-t-elle son siège dans la couche superficielle du système nerveux central, peut-être autre part. L’oeil même n’est pas un organe périphérique. Ce n’est qu’une espèce de corps avancé dont le rôle est de faire parvenir de signaux au centre de la place. On peut avoir perdu la vue depuis longtemps et conserver la faculté de se représenter les perspectives, les couleurs, la lumière et les ombres.
Les organes sont pour nos sens des auxiliaires, à la façon de nos instruments de physique. Rigoureusement parlant, les thermomètres, les baromètres, les électromètres, les boussoles, les télescopes, les microscopes, les spectroscopes, ne suppléent pas une imperfection des sens, mais une imperfection de ces auxiliaires. Le télescope ne rend pas notre vue plus perçante; son action se borne à concentrer plus de lumière dans l’oeil. Le bâton de l’aveugle, la sonde du chirurgien, n’activent pas le sens du toucher; ils servent uniquement à lui faire parvenir de plus loin les indications utiles; ils allongent le bras ou la main. On peut dire de la même façon que la toile de l’araignée est un prolongement du corps de l’insecte. Et quand le télégraphe nous transmet instantanément, des différents points du globe, la température, la pression, la direction du vent, l’état du ciel, c’est comme si nous avions tissé autour de nous un immense filet dont tous les fils aboutiraient à notre cerveau.
Il faut donc distinguer la périphérie sensible de l’écorce superficielle qui sert à la fois à la protéger et à lui transmettre, en les renforçant et en les dirigeant, les mouvements du dehors. Peu importe d’ailleurs. Il suffit à mon but d’avoir établi que la périphérie, pour jouer son rôle, doit non seulement avoir à sa disposition des organes bien constitués, mais encore être neutre, c’est-à-dire vierge de toute impression antérieure. Du moment que, à la façon d’une plaque photographique, elle a réçu une image, elle n’est plus propre à en recevoir une autre. Une nouvelle périphérie doit se former qui, à son tour, recevra une image et ainsi de suite.
La vie de l’être sensible est donc comparable à un album ou à un atlas auquel on ajoute sans cesse de nouveaux feuillets. Cette comparaison, qui nous servira par la suite, est d’une exactitude suffisante. Ce qui lui manque, c’est de ne pas exprimer l’action de ces couches les unes sur les autres, leur pénétration réciproque, et la propagation de leur influence jusqu’au noyau central.
Plus proche de la vérité serait l’assimilation de l’être sensible à une substance élastique dont toutes les molécules s’agitent sous l’impulsion de divers systèmes d’ondes provenant des ébranlements communiqués à sa superficie. Ainsi la surface d’une eau tranquille, troublée par la chute des corps qu’on y lance, nous montre des cercles ondulatoires se superposant les uns aux autres. C’est ainsi encore que, dans un théâtre, si l’on considère par les yeux de l’imagination une mince tranche d’air, on la verra frissonner sous les mille voix de l’orchestre, des acteurs et des spectateurs, et en propager devant elle les modulations multiples et incessamment variées, ou que chaque molécule d’éther sert à transmettre d’un bout à l’autre de la salle à la fois tous les accidents lumineux qui s’y produisent.
Et cette comparaison même laisse à désirer. L’eau, l’air, reviennent à l’état de repos. L’âme est un instrument sur lequel on peut faire entendre indéfiniment des airs nouveaux, mais qui redit de lui-même et chante toujours en sourdine et sans confusion ceux qu’autrefois il a joués. C’est un cahier de feuilles phonographiques.
A considérer la chose de haut, l’animal passe donc toute son existence à s’emparer des forces extérieures au moyen de sa sensibilité sans cesse renouvelée.
Je m’éloigne par là de l’opinion qui a généralement cours et qui fait consister la vie en une destruction de forces que la nourriture et le sommeil se chargent de réparer. Je me rapproche, au contraire, de la manière de penser de M. Serguèyeff, qui voit dans l’exercice de la veille une accumulation de forces. Et, dans le fait, le lecteur qui lit ces lignes et qui déploie un certain effort pour les comprendre, dépense sans doute de la force; mais cette dépense a servi à fixer dans son cerveau d’autres forces sous forme d’idées et de manières de sentir que feront désormais partie de son être, qui l’accompagneront partout et qui s’infiltreront dans toutes ses pensées ultérieures.
En apparence aussi, il détruit la substance nerveuse qui entre dans la composition de son œil, de son nerf optique, de son encéphale; en réalité, il l’immobilise; elle était libre, en ce sens qu’elle pouvait être appliquée à la lecture d’un roman, à la contemplation d’un paysage, d’une statue, d’une peinture, à des études microscopiques; elle est maintenant fixée, la voilà devenue philosophe, et elle n’est plus propre à rien d’autre. Elle est enlevée de la place qu’elle occupait et mise au dépôt où elle pourra un jour être reprise. Une substance nerveuse plus fraîche va lui succéder et recevra bientôt, à son tour, sa destination. Les recherches récentes sur la matière optique de la rétine donnent à ces métaphores un caractère vivant d’exactitude. Ainsi, détachée du fond de mon œil, s’était déposée quelque part en moi et à mon insu l’image du nom de l’asplenium.
Où l’organisme trouve-t-il de quoi suppléer sans cesse des substances nouvelles pour remplacer celles dont il a fait usage? Dans sa nourriture, qui lui est fournie par le monde qui l’entoure et surtout par d’autres organismes. Selon toutes les probabilités, il choisit précisément celles qui présentent des affinités avec sa propre substance, et c’est pour cette raison qu’il peut se les assimiler. Cependant, quelques grandes que soient ces affinités, jamais l’assimilation ne peut être totale, et, partant, la nutrition comprend nécessairement une fonction qui élimine tout ce qui n’est pas assimilable. L’élaboration des éléments étrangers n’est pas et ne peut pas être instantanée. Ils opposent des résistances provenant de vieilles habitudes, résistances que l’être, lorsqu’ils sont absorbés, doit briser dans ce qu’elles manifestent d’antipathique à sa nature. Il doit, en un mot, discipliner les forces visibles ou latentes susceptibles d’assimilation. Ce travail demande du temps; et le résultat final est une coordination de forces auparavant indépendantes.
En écrivant ces lignes, j’ai, pour ainsi dire, encore sous les yeux, tant chez moi l’impression en a été vive, le spectacle de la transformation d’un être en un autre. J’avais l’œil au microscope, et je contemplais les mouvements lents et bizarres d’une amibe monstrueuse qui rampait à la recherche d’une proie. Elle tirait, de sa propre substance gélatineuse, des bras informes qui se contournaient dans tous les sens, s’allongeant, se raccourcissant et changeant sans cesse leur point d’émergence. Tout à coup, une des nombreuses monades qui se roulaient sur elles-mêmes avec vivacité et étourderie dans le liquide où nageait le léviathan, s’engage dans une des cavités que présentait le corps de l’amibe; à l’instant cette cavité se ferme, et voilà la bestiole prise. Elle était là enfermée comme dans un bassin sans issue, et elle en parcourait avec fièvre et angoisse les parois, qui allaient se rétrécissant; et peu après le pauvre petit animal ne pouvait plus que pirouetter sur lui-même. Mais bientôt tout mouvement lui devint impossible; la paroi gélatineuse se moulait sur lui; insensiblement, sa forme disparut et, à la fin, il ne restera de lui qu’un grain noir qui traversa de part en part la masse visqueuse et fut rejeté au dehors par un procédé inverse de l’entrée. La monade était presque tout entière devenue amibe et allait à l’avenir s’ingénier à prendre d’autres monades.
Nous voyons de même les éléphants captifs prêter à leurs maîtres un actif concours pour ravir la liberté à leurs frères sauvages. Le poulet — qui jouait fort bien son rôle de poulet — s’il est croqué par le renard, deviendra renard et croquera des poulets à son tour. S’il est mangé par un homme, il sera fait homme; et, si cet homme est un danseur, il dansera; si c’est un forgeron, il forgera; si c’est un calculateur, il chiffrera; si c’est un philosophe, il méditera; et il ira se fixer soit dans les jambes ou les bras, soit dans la bosse de calcul ou celle de la causalité. Pour admettre ces images et en comprendre la justesse, il suffit de songer à quels longs exercices certains artisans doivent soumettre leurs membres pour leur donner la souplesse, l’adresse, la dextérité nécessaires.
Les couches du dépôt offrent donc des différences entre elles, eu égard à la plus ou moins grande discipline des éléments qui les constituent. Les uns sont tout à fait domptés; chez les autres domine encore l’esprit de révolte. Ceux-là accomplissent, même loin de l’oeil du maître, régulièrement et ponctuellement la fonction qui leur a été confiée — ce sont des espèces d’organes — ceux-ci ont besoin d’être continuellement surveillés. Mais les premiers sont à peu près inaptes à faire autre chose que ce qu’ils font; les seconds ont des facultés disponibles et on peut les dresser à toutes sortes de métiers.
Ces considérations nous fournissent la réponse aux deux questions qui font suite à la première. Ces couches-là ont la chance de se transmettre à la descendance prochaine qui sont les plus anciennement formées, les plus homogènes ou les mieux coordonnées dans toutes leurs parties. Ou bien encore, pour abandonner un instant ma métaphore de prédilection, les enfants hériteront des habitudes les plus puissantes et les plus invétérées des parents, réduites à l’état de prédispositions ou de tendances. Si les circonstances favorisent ces prédispositions et les développent, si ce fait se renouvelle sans interruption pendant une longue série de générations, ce qui n’était qu’un caractère individuel et accidentel deviendra un caractère spécifique. Inutile d’insister davantage sur ce point. Ceux qui repoussent a priori le principe de la transformation des espèces ne se laisseront pas convaincre par les applications que j’en ferais incidemment dans la théorie du sommeil et des rêves.
Nous voilà édifiés sur la formation du noyau central, de cette espèce de mécanisme composé d’habitudes ancestrales ou personnelles. Si nous ne pouvons remonter jusqu’à son origine première, ni en prédire la fin dernière, nous pouvons du moins par la réflexion en refaire le passé et en deviner l’avenir.Revenons à la nourriture et essayons de caractériser d’une manière plus précise le genre de transformation que subissent les forces qu’elle introduit dans l’organisme.
Pour agir, celui-ci doit consommer une certaine énergie, énergie qui se manifeste au dehors comme chaleur ou comme mouvement. Les forces qui sont en lui s’épuisent et passent ailleurs. Pour conserver son intégrité et se remettre en état d’agir, il doit les réparer; et elles lui sont restituées par les aliments, qui sont, entre autres choses, de la chaleur et du mouvement condensés.
Mais, outre ce travail extérieur, visible à tous, il se fait en lui un travail tout intérieur qui se révèle à lui seul, partiellement du moins. Ce travail, bien qu’il puisse être aussi accompagné d’une dépense de forces, aboutit à un résultat tout différent, à une accumulation de forces. La mémoire et l’expérience, la défiance ou la familiarité et la ruse ou le courage qui en sont les suites, la science, le génie des découvertes et le perfectionnement de l’humanité, voilà, dans des ordres d’idées différents, des exemples saisissants d’accumulation de forces. L’emploi métaphorique du mot apprendre— qui, étymologiquement, signifie s’annexer en prenant — est fondé sur le sentiment instinctif et profond de la réalité. Savoir, c’est avoir ap -pris.
Ces forces accumulées, en tant que servant à la manifestation de la sensibilité, reçoivent le nom spécial de psychiques. L’alimentation sert donc à deux fins: elle entretient le mouvement de l’organisme en réparant ses forces physiques, elle y accumule des forces psychiques.
Les forces physiques sont-elles d’une autre nature que les forces psychiques, ou sont-elles susceptibles de se transformer en forces psychiques? Grosse question, qu’heureusement je n’ai pas besoin d’aborder.
Un mot seulement. Voici un grave magistrat qui, assis mollement dans son fauteuil, suit avec toute l’attention possible les débats d’une grave affaire, écoute les dépositions des témoins, les plaidoiries des avocats, et de fatigue finit par s’endormir du sommeil des juges. Ce qui lui arrive est la suite d’un travail intellectuel prolongé, ou, pour employer mon langage, de la fixation de la sensibilité. A l’époque des vacances, ce même magistrat part pour la chasse de bon matin, fusil sur l’épaule, carnassière au dos, poursuit lièvres et perdreaux à travers la plaine, puis harassé se laisse tomber au pied d’un arbre et s’endort. Pour le coup, ce sont bien des forces physiques qu’il a usées. Toutefois ne vous semble-t-il pas que les forces qui poursuivent le gibier sont les mêmes qui, au tribunal, prononcent des sentences?
Quoi qu’il en soit, on a compris le mécanisme de cette accumulation dont je parle. Les forces contenues dans la périphérie sans cesse reformée arrêtent au passage les forces extérieures qui viennent à les rencontrer, les accaparent et se combinent avec elles; les résultantes de cette combinaison se condensent dans l’organisme sous forme de tendances, de répulsions ou de désirs, d’aptitudes, d’habitudes ou d’instincts. Qui a bu boira, dit la sagesse des nations — voilà pour les tendances — qui a su nager, s’il tombe dans l’eau, nagera; voilà pour les aptitudes.
Le fonctionnement de la nutrition dans ses rapports avec la sensibilité nous fait toucher du doigt la cause du sommeil et de sa périodicité. La nourriture qui s’accumule dans le corps sert et a servi, entre autres fonctions, à former la couche périphérique sensible. Celle-ci perd de sa sensibilité par l’usage même qui en est fait; il arrive ainsi un moment où elle ne~ renferme plus d’éléments sensibles et est, par suite, incapable de réagir. Alors le sommeil s’empare de nous, le sommeil, signe qu’il y a une barrière entre nous et le monde extérieur. Le temps de cet engourdissement est employé à la reconstitution de la sensibilité, et, à mesure que le travail avance, le sommeil s’éloigne, faisant place insensiblement au réveil. Le sommeil n’est donc pas une fonction; c’est un effet concomittant. Il ne répare pas non plus les forces. La vérité est qu’il se montre quand la sensibilité est émoussée et qu’il disparaît quand elle revient. Peutêtre même ces deux propositions sont-elles de pures tautologies. Naturel ou artificiel, le sommeil est toujours accompagné d’une insensibilité plus ou moins étendue, plus ou moins profonde. La cause de l’un est la cause de l’autre.

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