La mémoire reproductrice
CHAPITRE IV
Les habitudes
Les associations sont des habitudes ou des commencements d’habitudes. Ce qui caractérise les actes habituels, c’est qu’ils n’éveillent pas l’attention. L’attention est le résultat d’un état différentiel. — L’attention volontaire grossit les petites choses. L’attention involontaire, signe proportionnel de la résistance de l’organisme à l’action extérieure. — Effets de la répétition sur les sensations et les mouvements. — Les habitudes veillent toujours et accompagnent le sujet dans tous ses états. — Dans tout phénomène psychique, il y a du fortuit et du nécessaire.
Nous venons de traiter des associations d’idées et de la manière dont les impressions anciennes passent de l’état latent à celui de réminiscences et de souvenirs. Parmi les associations, il en est qui se distinguent par une puissance particulière et auxquelles pour cette raison on a réservé le nom d’habitudes. Au fond, toute association, même la plus faible, est un commencement d’habitude.
Les habitudes sont en repos ou en exercice. En écrivant ces lignes, il y a certaines règles d’orthographe que j’applique, il y en a beaucoup d’autres que je n’ai pas l’occasion d’appliquer. A l’égard des premières, les habitudes sont en exercice; à l’égard des secondes, elles sont en repos. Ces quelques mots font voir que les habitudes rentrent dans les faits de mémoire, puisque ce sont des renouvellements d’un savoir autrefois acquis. Mais elles en diffèrent en ce que la réminiscence et le souvenir sont l’objet de l’attention, tandis que les actes habituels tendent à passer et souvent passent inaperçus. La distinction entre les uns et les autres a donc sa raison d’être, non dans une réalité, mais dans une circonstance extrinsèque.
Le lecteur n’a pas oublié la distinction faite par M. Stricker entre le savoir potentiel et le savoir actuel. Le savoir potentiel comprend toutes les choses que l’on sait et que l’on peut retrouver au besoin ou à l’occasion. Le savoir actuel, c’est ce à quoi l’on pense présentement, c’est ce qui est l’objet de l’attention. Il ne forme qu’une faible partie du savoir potentiel. Le mathématicien, même quand il calcule, ne peut jamais appliquer sa pensée, dans un moment donné, que sur un très petit nombre de formules qu’il connaît.
Au lieu des termes attention et inattention, on se sert parfois de ceux de conscience et d’inconscience, et l’on dit que le savoir actuel est conscient et que le -reste du savoir potentiel est inconscient. Cette confusion de termes n’est pas sans offrir certains inconvénients, la conscience dont il s’agit ici n’étant pas le sentiment explicite de la réalité du monde extérieur. Ces mots conscient, inconscient ne désignent pas de nouveaux attributs de ces deux espèces de savoir; ils expriment au fond exactement la même chose que les termes d’actuel et de potentiel; mais, dans la forme, ils énoncent une opposition et impliquent une évaluation comparative.
Or, entre l’attention et l’inattention, il n’existe pas d’opposition radicale. On ne peut dire où s’arrête l’une, où commence l’autre. Elles sont toutes deux susceptibles de plus et de moins. A parler rigoureusement, l’inattention devrait être le zéro d’attention; or il est contestable que le zéro existe, et, pour ma part, je ne le crois pas. En ce moment, je pense et je cherche à donner à ma pensée une forme claire et précise. Cet objet est certainement au premier plan et attire tout particulièrement mon attention. Mais, en même temps, ma plume court sur le papier, je conduis ma main, je forme mes lettres et j’applique les règles de la grammaire française. Toutes ces actions sont au second plan, et pourtant elles sont bien présentes à mon esprit. Il y a plus: je reste en communication avec le monde extérieur; j’entends le roulement des voitures dans la rue, le tintement de la sonnette qui annonce une visite, des bruits au-dessus et au-dessous de moi, le tic tac de la pendule. Je sens aussi de petites gênes dans mes muscles: tantôt je croise les jambes, tantôt je les ouvre ou je les allonge; je perçois des sensations internes, peut-être les battements de mon coeur, peut-être les pulsations de mes artères. Ces sensations peuvent même devenir fortes au point de me distraire et de détacher mon attention de la chose que je fais. Quels sont donc les phénomènes internes dont je n’ai nulle conscience? les mouvements de circulation, de sécrétion, d’élaboration, de rénovation? Soit; mais souvent un état maladif suffira pour que j’en aie le sentiment, sinon la perception. Changeraient-ils subitement de nature?
On le voit, le mot attention n’a pas une signification absolue, précise et déterminée. Il y a tous les degrés imaginables entre l’attention et l’inattention. Dans un tableau, l’oeil se sent attiré par les clairs, mais ildistingue aussi plus ou moins bien les demi-teintes et les tons obscurs.
L’attention est donc le résultat d’un état différentiel. Elle est plus ou moins attirée sur les impressions d’après leur degré comparatif de vivacité. Le roulement d’une voiture dans le lointain passera pour vous inaperçu au milieu des bruits du jour; dans le silence de la nuit, il vous fera dresser l’oreille. Cependant la vivacité d’une impression ne tient pas toujours, comme dans cet exemple, à des causes physiques; elle peut dépendre de causes psychiques qui ont toutes leur principe dans la volonté. La nature de mon sujet ne m’invite pas à traiter longuement de l’influence de ce facteur. Je dois pourtant en dire quelques mots.
C’est involontairement que notre attention est provoquée par l’éclat du tonnerre; mais c’est volontairement que le médecin dirige la sienne sur les souffles de la poitrine du malade, si peu perceptibles aux profanes. L’attention est une espèce d’instrument qui rapetisse les grandes choses et grossit les petites. Voyez cet accordeur de piano. La pièce où se trouve l’instrument est pleine de monde; c’est l’heure du repas; les parents causent, les enfants rient, la servante entre, sort, apporte ou enlève les plats; c’est à peine si l’on se comprend d’un bout à l’autre de la table. Lui, cependant, il est là attaché à son clavier; il en fait résonner les cordes chacune à son tour, et il n’entend que le son qu’elles rendent; il l’analyse, l’évalue, le hausse, le baisse jusqu’à ce qu’il soit au diapason. Son oreille, si sensible, si fine, si délicate, est fermée au tapage assourdissant qui se fait à deux pas de lui. Parlerai-je de ses autres sens? Ils sont, pour ainsi dire oblitérés: son âme a concentré sur un seul point toute sa sensibilité.
L’attention volontaire a donc pour effet d’aviver les puissances sensitives dans une direction déterminée. C’est là un fait indéniable, quoique mystérieux. Elle est souvent provoquée par l’attention involontaire. Au milieu de la nuit, un bruit subit vous réveille, et vous vous mettez à écouter. Quel est le mécanisme de cette faculté? Je crois qu’il serait actuellement bien difficile d’émettre à ce sujet même une simple conjecture. Il me suffit d’avoir indiqué qu’elle aboutit, en dernière analyse, à augmenter l’importance d’une impression donnée, comme le ferait un renforcement dans l’action de l’agent extérieur, ou un accroissement de la sensibilité. Passons à l’attention involontaire.
La force extérieure ne nous impressionne qu’à la condition de déranger l’équilibre des molécules corporelles. Elle y détruit peu à peu les résistances qui l’arrêtent, jusqu’à ce qu’un nouvel équilibre s’établisse. L’attention est le signe du retentissement interne de cette lutte de l’extérieur contre la substance sensible. De plus, toute impression nous affecte agréablement ou désagréablement, et nous inspire de l’attrait ou de la répugnance pour l’objet qui en est la cause, ensuite de quoi le sujet fait des efforts pour s’en rapprocher ou pour s’en éloigner. Cette réaction de la sensibilité contre l’extérieur est aussi accompagnée d’attention. Dans l’un comme dans l’autre’cas, l’attention se confond avec le sentiment de la résistance ou de l’effort; ce n’est, en résumé, que l’aspect psychique, soit de la fixation au dedans d’une force externe, soit de l’application au dehors d’une force interne; elle est le corollaire de tout effort ou de toute résistance.
La résistance diminuant, l’attention s’affaiblit. L’agent extérieur dans son action sur la sensibilité suit la ligne de moindre résistance, et son passage même atténue encore cette résistance. De même aussi, le mouvement voulu assouplit l’appareil qui sert au mouvement, je dirai, pour fixer les idées, l’appareil musculaire. Il suffit de se rappeler comment on a appris à lire et à écrire. Il résulte de là que la répétition émousse la sensation et facilite l’action musculaire; elle amoindrit ainsi la vivacité de l’image ou le sentiment de l’effort. Vous parcourez une route habituelle sans remarquer ni les détours qu’elle fait, ni les arbres ou les maisons qui la bordent. Parfois on accomplit sa besogne si machinalement qu’on oublie l’instant d’après qu’on l’a faite. A qui n’arrive-t-il pas de lire des yeux seulement plusieurs pages de suite sans la moindre participation de l’esprit?
Mais la répétition permet aussi d’obtenir avec le même effort un mouvement beaucoup plus considérable, comme cela arrive dans les machines bien faites; et cette amplitude dans le mouvement donne à l’idée sa netteté. L’habitude que j’ai de voir mes enfants peut être cause qu’en ce moment il ne me souvienne pas si je les ai vus aujourd’hui, ni quels habits ils ont revêtus; mais, d’un autre côté, elle me donne le moyen de me remémorer leurs traits exactement et facilement. Tantôt donc elle a pour résultat de me rendre indifférent ou même insensible à leur présence, tantôt de m’en donner une reproduction plus vive et plus fidèle. La diminution de la résistance conduit ainsi à deux effets en apparence contradictoires, mais qui s’expliquent sans peine.
Dans les altérations produites par la répétition sur les sensations et les mouvements, on peut distinguer quatre moments principaux. La sensation est effective, quand on en connaît et la nature et la cause; elle est réminiscence ou souvenir, quand on en connaît la nature et non la cause; elle est vague, quand on en connaît ni la nature ni la cause; enfin elle est inaperceptible, quand elle n’est l’objet d’aucun acte de connaissance.
Le mouvement, à son tour, est volontaire, habituel, instinctif, réflexe ou automatique. Il est volontaire, quand on sait comment et pourquoi on le fait; habituel, quand on le fait sans savoir comment; instinctif, quand on le fait sans savoir ni comment ni pourquoi; réflexe, quand on le fait sans le savoir. Plusieurs font dériver des mouvements réflexes la faculté de connaître. Je suis d’un avis contraire: la connaissance a illuminé les débuts de la vie animale, et c’est ainsi que s’explique au mieux l’admirable finalité des mouvements réflexes. Dans cette hypothèse, l’instinct et l’automatisme sont des habitudes transmises par voie de génération.
Or voici où j’en voulais venir. Si l’on réunit sous le nom générique d’habitudes toutes les dispositions acquises ayant pour effet de diminuer l’effort et, partant, l’attention, on peut dire que les habitudes, en tant qu’habitudes, font toujours partie du savoir actuel; en repos comme en exercice, elles sont toujours au service du sujet; bref, elles ne s’endorment pas. J’ai ajouté «en tant qu’habitudes» parce que, généralement parlant — et c’est ce qu’il ne faut pas perdre de vue — l’exercice des habitudes, même très invétérées, nécessite cependant une certaine dépense de force qui explique comment il est perçu par l’attention.
Nos habitudes font donc partie de nous-mêmes, les plus récentes aussi bien que les plus anciennes. Elles nous accompagnent dans tous nos états normaux. Que nous soyons éveillés, ou plongés dans la rêverie, ou sous l’empire du sommeil, elles s’entrelacent à toutes nos pensées et à tous nos gestes. En conséquence, dans tous nos sentiments comme dans toutes nos actions, il y a toujours quelque chose de fortuit et quelque chose de nécessaire. Le fortuit, c’est telle ou telle impression, venue du dehors, qui met en jeu notre sensibilité et notre activité; le nécessaire, c’est la marche que suit cette impression dans l’organisme et l’excitation des habitudes qu’elle rencontre sur son chemin. Dans les boîtes à musique, le mécanicien a disposé en un certain ordre des pointes sur un cylindre. On pousse un bouton, la boîte joue une mélodie; un autre bouton, elle en joue une autre. L’âme est cette boîte à musique; nous l’avons dit précédemment, c’est un cahier de feuilles phonogra phiques. Les agents extérieurs en tirent sans relâche tantôt des airs entiers, tantôt des fragments d’airs. Ces airs qu’elle chante, ce sont les habitudes qu’elle a contractées. Enfin, les illusions elles-mêmes dont elle est si souvent la victime, que sont-elles, sinon les effets inévitables de ses habitudes?
Les principes que nous venons d’exposer, vont nous servir à caractériser et à expliquer le rêve.
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