mercredi 5 janvier 2011

Le rêve chez Aubert de Gaspé (père et fils)





Le rêve de Charles Amand

La gloire d’un alchimiste

Il s’endormit facilement; car depuis longtemps il avait pour habitude de ne prendre que deux heures de sommeil par nuit. [...]
Cette nuit il eut un songe : il lui sembla être près de l’astre du jour, qui d’un côté lui présentait un vaste jardin au milieu duquel, sur un trône, était assis un esprit céleste qui l’excitait du geste et de la voix à le rejoindre. Amand, enivré de joie, s’élançait vers lui et celui-ci lui faisait place à ses côtés et lui disait : «Sans nul secours, tu t’es frayé un chemin au travers du sentier rude et épineux de la science, tu as pénétré dans les secrets les plus profonds de la nature, tu as approfondi des mystères que le vulgaire regarde de l’oeil de l’indifférence, les difficultés ne t’ont pas rebuté : pas même la dérision à laquelle tu t’exposais. Viens jouir maintenant de ta récompense. Tu vas retourner sur cette terre où l’on t’appelait visionnaire; mais tu n’y seras plus pauvre et sans asile -- Suis-moi. » Et, accompagnant l’esprit céleste, il passait sur la surface opposée du Dieu de la lumière et il lui semblait qu’il était sur un miroir d’or et de rubis et que tout cela était à lui. Puis il se retrouvait sur notre globe, on l’adorait, on l’aimait, on l’enviait... Il était heureux!
Le jour mit fin à cette douce erreur, et la froide réalité vint rappeler à notre héros qu’il était seul, couché sur un misérable grabat, et presque mourant d’inanition au fond d’une chaumière.

Philippe Aubert de Gaspé (fils)
L’influence d’un livre : roman historique
Québec   1837 Genre de texte
roman
Contexte
Ce récit de rêve se situe à la fin du chapitre premier du roman.
Dans l’espoir de devenir riche et reconnu, Charles Amand, alchimiste, tente désespérément de transformer la matière en or, en suivant les recettes d’un livre. Dans sa cabane, il essaie quelques mélanges, puis, pris de fatigue, s’endort.Notes
Ce rêve est tiré de l’édition originale publiée en 1837. Aubert de Gaspé fils est décédé en 1841. L’édition subséquente et posthume, préparée par l’abbé Casgrain (1864), a connu des modifications, deux en particulier assez importantes: Joseph Lepage est devenu Joseph Mareuil et le titre a été modifié comme suit: Le chercheur de trésors ou l’influence d’un livre.
Édition originale
L’influence d’un livre : roman historique Québec, William Cowan & Fils, 1837, p. 10-11.


Le cauchemar de Joseph Lepage
La conscience d’un assassin

La fatigue le fit reposer pendant quelques heures; mais, vers le matin, son imagination frappée de la veille, vint les lui rappeler avec des circonstances horribles.
Il lui sembla que sa demeure était transformée en un immense tombeau de marbre noir; que ce n’était plus sur un lit qu’il reposait, mais sur le cadavre d’un vieillard octogénaire auquel il était lié par des cheveux d’une blancheur éclatante. Des milliers de vermisseaux qui lui servaient de drap mortuaire le tourmentaient sans cesse. Tout-à-coup, au pied de sa couche glacée se levait lentement l’ombre d’une jeune fille, enveloppée d’un immense voile blanc, qui l’invitait à le rejoindre; et il faisait d’inutiles efforts pour se soulever. La jeune fille levait son voile et sur son corps d’une beauté éblouissante, il voyait un visage dévoré par un cancer hideux, qui lui présentait une bouche sanglante à baiser. Puis l’ombre de Guillemette se présentait à son chevet pâle et livide; de son crâne fracassé s’écoulait une longue trace de sang et sa chemise entrouverte laissait voir une profonde blessure à son col. Il se sentait près de défaillir; mais l’apparition lui jetait quelques gouttes de sang sur les tempes et ses forces s’augmentaient malgré lui. Il voulait se fuir lui-même; mais une voix intérieure lui répétait sans cesse : Seul avec tes souvenirs!
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L’homme coupable peut dormir quelque tems [sic] en sécurité ; mais lorsque la coupe de crime est remplie, une dernière goutte y tombe, et, comme une voix descendue du ciel, vient faire retentir aux oreilles du criminel ces terribles paroles : c’est assez! Puis alors adieu tous les rêves de bonheur fondés sur cette base impure ; le remords commence son office de bourreau et chaque espérance est détruite par une réalité. Oh! qu’il doit être horrible le remords qui présente au malheureux, comme dernière perspective, le gibet! Le gibet, avec toute sa solennité, sa populace silencieuse, ses officiers en noir, son ministre de l’évangile, le bourreau et sa dernière pensée -- la mort! Telles étaient les idées qui devaient troubler Lepage dans sa profonde sécurité. Il ne se doutait guère, lorsqu’il fut réveillé en sursaut, sur les huit heures du matin, par la voix qui lui criait que désormais il serait seul avec sa pensée, qu’avant minuit cette sentence serait accomplie.

Philippe Aubert de Gaspé (fils)
L’influence d’un livre : roman historique
Québec   1837 Genre de texte
roman
Contexte
Ce rêve se situe à la fin du chapitre troisième du roman.
Après avoir assassiné François Guillemette, Joseph Lepage dépose le corps de sa victime sur le large d’un fleuve et nettoie les indices qui pourraient trahir son acte. Fatigué, il s’endort; des images du crime hantent sa conscience.
Le narrateur interprète le rêve de Joseph Lepage au début du chapitre quatrième (p. 28-29).
Notes
Ce rêve est tiré de l’édition originale publiée en 1837. Aubert de Gaspé fils est décédé en 1841. L’édition subséquente et posthume, préparée par l’abbé Casgrain (1864), a connu des modifications, deux en particulier assez importantes: Joseph Lepage est devenu Joseph Mareuil et le titre a été modifié comme suit: Le chercheur de trésors ou l’influence d’un livre.
Édition originale
L’influence d’un livre : roman historique Québec, William Cowan & Fils, 1837, p. 27-29.

Rodrigue Bras-de-fer
Une nuit avec le diable

J’avais bu beaucoup d’eau-de-vie pendant la journée, et je continuai à boire pour m’étourdir sur ma triste situation; en effet, j’étais seul sur une plage éloignée de toute habitation; seul avec ma conscience! [...]
Il pouvait être neuf heures du soir. J’avais soupé, je fumais ma pipe, près de mon feu, et mes deux chiens dormaient à mes côtés; la nuit était sombre et silencieuse, lorsque, tout à-coup, j’entendis un hurlement si aigre, si perçant, que mes cheveux se hérissèrent. Ce n’était pas le hurlement du chien ni celui plus affreux du loup; c’était quelque chose de satanique. Mes deux chiens y répondirent par des cris de douleur, comme si on leur eût brisé les os. J’hésitai; mais l’orgueil l’emportant, je sortis armé de mon fusil chargé à trois balles; mes deux chiens, si féroces, ne me suivirent qu’en tremblant. Tout était cependant retombé dans le silence, et je me préparais déjà à rentrer lorsque je vis sortir du bois, un homme suivi d’un énorme chien noir; cet homme était au-dessus de la moyenne taille et portait un chapeau immense, que je ne pourrais comparer qu’à une meule de moulin, et qui lui cachait entièrement le visage. Je l’appelai, je lui criai de s’arrêter; mais il passa, ou plutôt coula comme une ombre, et lui et son chien s’engloutirent dans le fleuve. Mes chiens tremblant de tous leurs membres s’étaient pressés contre moi et semblaient me demander protection.
Je rentrai dans ma cabane saisi d’une frayeur mortelle; je fermai et barricadai mes trois portes avec ce que je pus me procurer de meubles; et ensuite mon premier mouvement fut de prier ce Dieu que j’avais tant offensé et lui demander pardon de mes crimes : mais l’orgueil l’emporta, et repoussant ce mouvement de la grâce, je me couchai, tout habillé, dans le douzième lit, et mes deux chiens se placèrent à mes côtés. J’y étais depuis, environ, une demi-heure, lorsque j’entendis gratter sur ma cabane, comme si des milliers de chats, ou autres animaux, s’y fussent cramponnés avec leurs griffes; en effet je vis descendre dans ma cheminée et remonter avec une rapidité étonnante, une quantité innombrable de petits hommes hauts d’environ deux pieds; leurs têtes ressemblaient à celles des singes et étaient armées de longues cornes. Après m’avoir regardé, un instant, avec une expression maligne, ils remontaient la cheminée avec la vitesse de l’éclair, en jetant des éclats de rires diaboliques. Mon âme était si endurci [sic] que ce terrible spectacle, loin de me faire rentrer en moi-même, me jeta dans un tel accès de rage que je mordais mes chiens pour les exciter, et que saisissant mon fusil je l’armai et tirai avec force la détente, sans réussir pourtant à faire partir le coup. Je faisais des efforts inutiles pour me lever, saisir un harpon et tomber sur les diablotins, lorsqu’un hurlement plus horrible que le premier me fixa à ma place. Les petits êtres disparurent, il se fit un grand silence, et j’entendis frapper deux coups à ma première porte : un troisième coup se fit entendre, et la porte, malgré mes précautions, s’ouvrit avec un fracas épouvantable. Une sueur froide coula sur tous mes membres, et pour la première fois, depuis dix ans, je priai, je suppliai Dieu d’avoir pitié de moi. Un second hurlement m’annonça que mon ennemi se préparait à franchir la seconde porte, et au troisième coup elle s’ouvrit comme la première, et avec le même fracas. O mon Dieu! mon Dieu! m’écriai-je, sauvez-moi! sauvez-moi! Et la voix de Dieu grondait à mes oreilles, comme un tonnerre, et me répondait : non, malheureux, tu périras. Cependant un troisième hurlement se fit entendre et tout rentra dans le silence; ce silence dura une dizaine de minutes. Mon coeur battait à coups redoublés; il me semblait que ma tête s’ouvrait et que ma cervelle s’en échappait goutte à goutte; mes membres se crispaient et lorsqu’au troisième coup, la porte vola, en éclats, sur mon plancher, je restai comme anéanti. L’être fantastique que j’avais vu passer, entra alors avec son chien et ils se placèrent vis-à-vis de la cheminée. Un reste de flamme qui y brillait s’éteignit aussitôt et je demeurai dans une obscurité parfaite.
Ce fut alors que je priai avec ardeur et fis voeu à la bonne Ste-Anne, que si elle me délivrait, j’irais de porte en porte, mendiant mon pain le reste de mes jours. Je fus distrait de ma prière par une lumière soudaine; le spectre s’était tourné de mon côté, avait relevé son immense chapeau, et deux yeux énormes, brillants comme des flambeaux, éclairèrent cette scène d’horreur. Ce fut alors que je pus contempler cette figure satanique: un énorme nez lui couvrait la lèvre supérieure, quoique son immense bouche s’étendit d’une oreille à l’autre; lesquelles oreilles lui tombaient sur les épaules comme celles d’un lévrier. Deux rangées de dents noires comme du fer et, sortant presque horizontalement de sa bouche, se choquaient avec un fracas horrible. Il porta son regard farouche de tous côtés, et, s’avançant lentement, il promena sa main décharnée et armée de griffes, sur toute l’étendue du premier lit; du premier lit il passa au second, et ainsi de suite jusqu’au onzième, où il s’arrêta quelque temps. Et moi, malheureux! je calculais pendant ce temps-là, combien de lits me séparaient de sa griffe infernale. Je ne priais plus: je n’en avais pas la force; ma langue desséchée était collée à mon palais et les battements de mon coeur, que la crainte me faisait supprimer, interrompaient seuls le silence qui régnait autour de moi, dans cette nuit funeste. Je lui vis étendre la main sur moi; alors, rassemblant toutes mes forces, et par un mouvement convulsif, je me trouvai debout, et face à face avec le fantôme dont l’haleine enflammée me brûlait le visage. Fantôme! lui criai-je, si tu es de la part de Dieu demeure, mais si tu viens de la part du diable je t’adjure, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, de t’éloigner de ces lieux. Satan, car c’était lui, messieurs, je ne puis en douter, jeta un cri affreux et son chien, un hurlement qui fit trembler ma cabane comme l’aurait fait une secousse de tremblement de terre. Tout disparut alors, et les trois portes se refermèrent avec un fracas horrible. Je retombai sur mon grabat, mes deux chiens m’étourdirent de leurs aboiements, pendant une partie de la nuit, et ne pouvant enfin résister à tant d’émotions cruelles, je perdis connaissance. Je ne sais combien dura cet état de syncope; mais, lorsque je recouvrai l’usage de mes sens, j’étais étendu sur le plancher me mourant de faim et de soif. Mes deux chiens avaient aussi beaucoup souffert; car ils avaient mangé mes souliers, mes raquettes et tout ce qu’il y avait de cuir dans la cabane. Ce fut avec beaucoup de peine que je me remis assez de ce terrible choc pour me traîner hors de mon logis. Et lorsque mes compagnons revinrent, au bout de trois mois, ils eurent de la peine à me reconnaître : j’étais ce spectre vivant que vous voyez devant vous. (p. 83-87)
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Il me semble, dit l’étudiant, esprit fort, que le mendiant nous en a assez dit pour expliquer la vision, d’une manière très-naturelle; il était ivrogne d’habitude, il avait beaucoup bu ce jour-là; sa conscience lui reprochait un meurtre atroce. Il eut un affreux cauchemar, suivi d’une fièvre au cerveau, causée par l’irritation du système nerveux et... et...
Philippe Aubert de Gaspé (fils)
L’influence d’un livre : roman historique
Québec   1837 Genre de texte
roman
Contexte
Ces visions constituent la deuxième moitié du chapitre neuvième du roman. Rodrigue Bras-de-fer, devenu mendiant, raconte ce qu’il a vu, un soir qu’il gardait, seul, un poste de la compagnie du Labrador.
Dans l’après-midi précédant sa première nuit à titre de gardien au Poste du Diable, il avait lancé une pierre à un membre d'un équipage qui le narguait et blessé le malheureux, qui meurt quelques mois plus tard des suites de sa blessure. Un soir il aurait rencontré le diable. D’après le personnage de l'étudiant à qui ce rêve est raconté, ces visions seraient en réalité issues d’un cauchemar provoqué par l’alcool et une conscience coupable.Notes
Ce récit n’est pas sans rappeler le rêve de Lepage, un autre meurtrier, également provoqué par la culpabilité ou par le remords d’avoir posé un geste funeste.
Ste-Anne d’Auray : mère de Sainte-Marie et sainte patronne des Bretons. Édition originale
L’influence d’un livre : roman historique Québec, William Cowan & Fils, 1837, p. 83-88.
Ce rêve est tiré de l’édition originale publiée en 1837. Aubert de Gaspé fils est décédé en 1841. L’édition subséquente et posthume, préparée par l’abbé Casgrain (1864), a connu des modifications, deux en particulier assez importantes: Joseph Lepage est devenu Joseph Mareuil et le titre a été modifié comme suit: Le chercheur de trésors ou l’influence d’un livre.


Rêve de Madame d’Haberville
Une mère éplorée revoit sa fille

Elle raconta, quelques jours après, au bon moine, que sa petite fille, toute rayonnante de joie et portant une corbeille de fleurs, lui était apparue en songe pour la remercier de ce qu’elle avait cessé de verser des larmes qu’elle aurait été condamnée à recueillir.

Philippe Aubert de Gaspé (père)
Les Anciens Canadiens
Québec   1863 Genre de texte
roman
Contexte
Ce rêve se situe à la fin du chapitre onze du roman, intitulé «Légende de madame d’Haberville».
Madame d’Haberville raconte la légende d’une mère éplorée par la mort de sa fille et qui fut témoin d’une apparition alors qu’elle priait dans une église : elle vit les fantômes de plusieurs enfants décédés, parmi lesquels se trouvait celui de sa fille, malheureuse à cause des seaux remplis de larmes qu’elle devait porter. Suivant le conseil du moine auquel elle raconte ses visions, la mère acceptera la mort de sa fille. Un peu plus tard, elle racontera au moine ce rêve qu’elle vient de faire.Notes
Le pronom « Elle » renvoie à une mère qui a perdu sa fille.
Madame d’Haberville est la mère du protagoniste du roman, Jules d’HabervilleTexte témoin
Les Anciens Canadiens; Introduction de Maurice Lemire, texte intégral conforme à l’édition de 1864, Québec, Bibliothèque québécoise, 1988, p. 190.
Édition originale
Les Anciens Canadiens, Québec, Desbarats et Derbishire, 1863.





Le rêve de Madame d’Haberville

Le naufrage de l’Auguste

-- Pauvre amie! compagne de mon enfance, s’écria madame d’Haberville au milieu de ses sanglots; pauvre soeur, que la même nourrice a allaitée! On a voulu me faire croire que j’étais en proie à une surexcitation nerveuse produite par l’inquiétude qui me dévorait, lorsque je t’ai vue tout éplorée pendant mon sommeil, le 17 novembre, sur le tillac de l’Auguste, avec ton enfant dans les bras, et lorsque je t’ai vue disparaître sous les flots! Je ne me suis point trompée; pauvre soeur! elle voulait me faire ses adieux avant de monter au ciel avec l’ange qu’elle tenait dans ses bras!

Philippe Aubert de Gaspé (père)
Les Anciens Canadiens
Québec   1863 Genre de texte
roman
Contexte
Ce rêve se situe au milieu du chapitre quinze du roman intitulé «Le naufrage de l’Auguste».
Deux jours après le décès de son amie, Madame d’Haberville rêve au naufrage de l’Auguste, bateau sur lequel ont péri Madame de Mézière et son enfant, le 15 novembre 1761. Le 22 février 1762, un homme rescapé du naufrage annonce aux d’Haberville que Madame de Mézière a péri dans le naufrage de l’Auguste. Madame d’Haberville croit que son amie est venue lui faire ses adieux par le biais du rêve.
Ce naufrage sera évoqué dans un autre rêve plus loin dans cet ouvrage. L’auteur explique, dans ses Notes et éclaircissements, que le récit entourant les visions nocturnes est un fait vécu : l’anecdote lui a été racontée par sa grand-mère maternelle, l’une des filles du baron. Une vieille servante au service de la famille du baron Lemoine avait fait un rêve dans lequel madame de Mézière et son enfant trouvent la mort dans le naufrage de l’Auguste. Voici le récit que fait la vieille :
«Elle fut longtemps sans répondre, et finit par raconter qu’elle avait vu en songe, pendant la nuit, madame de Mézière sur le tillac de l’Auguste, avec son enfant dans ses bras; qu’une vague énorme les avait emportés.» (p. 391).
On trouve une troisième évocation de rêve au premier tiers des Notes et éclaircissements pour le chapitre IX. L’auteur raconte que les vivres vinrent à manquer à M. Charron, compagnon de chasse de Philippe Aubert de Gaspé, alors qu’il était retenu prisonnier d’une île par la marée haute. Affaibli, il s’endort et rêve de façon obsessionnelle à la nourriture :
«-- J’étais si épuisé que j’étais presque toujours assoupi; et, pendant cette espèce de sommeil, je ne faisais qu’un seul et unique rêve : j’étais à une table couverte des mets les plus appétissants, et je mangeais avec une voracité de loup, sans pouvoir me rassasier!» (p. 371-372)
Notes
AugusteÑ Navire qui périt avec une centaine de passagers de la noblesse de la Nouvelle-France sur la côte Nord du Cap-Breton, en 1761.
Texte témoin
Les Anciens Canadiens; Introduction de Maurice Lemire, texte intégral conforme à l’édition de 1864, Québec, Bibliothèque québécoise, 1988, p. 251.
Édition originale
Les Anciens Canadiens, Québec, Desbarats et Derbishire, 1863.


Vision de François Dubé

Les sorciers et la Corriveau

Comme mon défunt père (1) allait se fourrer sous son cabrouette pour se mettre à l’abri de la rosée, il lui prit fantaisie de s’informer de l’heure. Il regarde donc les trois Rois au sud, le Chariot au nord, et il en conclut qu’il était minuit. C’est l’heure, qu’il se dit, que tout honnête homme doit être couché.
Il lui sembla cependant tout à coup que l’île d’Orléans (2) était tout en feu. Il saute un fossé, s’accote sur une clôture, ouvre de grands yeux, regarde, regarde... Il vit à la fin que des flammes dansaient le long de la grève, comme si tous les fi-follets du Canada, les damnés, s’y fussent donné rendez-vous pour tenir leur sabbat. À force de regarder, ses yeux, qui étaient pas mal troublés, s’éclaircirent, et il vit un drôle de spectacle : c’était comme des manières (espèces) d’hommes, une curieuse engeance tout de même. Ça avait bin une tête grosse comme un demi-minot, affublée d’un bonnet pointu d’une aune de long, puis des bras, des jambes, des pieds et des mains armés de griffes, mais point de corps pour la peine d’en parler. Ils avaient, sous votre respect, mes messieurs, le califourchon fendu jusqu’aux oreilles. Ça n’avait presque pas de chair : c’était quasiment tout en os, comme des esquelettes. Tous ces jolis gars (garçons) avaient la lèvre supérieure fendue en bec de lièvre, d’où sortait une dent de rhinoféroce d’un bon pied de long comme on en voit, monsieur Arché, dans votre beau livre d’images de l’histoire surnaturelle. Le nez ne vaut guère la peine qu’on en parle : c’était, ni plus ni moins, qu’un long groin de cochon, sous votre respect, qu’ils faisaient jouer à demande, tantôt à droite, tantôt à gauche de leur grande dent : c’était, je suppose, pour l’affiler. J’allais oublier une grande queue, deux fois longue comme celle d’une vache, qui leur pendait dans le dos, et qui leur servait, je pense, à chasser les moustiques.
Ce qu’il y avait de drôle, c’est qu’ils n’avaient que trois yeux par couple de fantômes. Ceux qui n’avaient qu’un seul œil au milieu du front, comme ces cyriclopes (cyclopes) dont votre oncle le chevalier, M. Jules, qui est un savant, lui, nous lisait dans un gros livre, tout latin comme un bréviaire de curé, qu’il appelle son Vigile; ceux donc qui n’avaient qu’un seul oeil, tenaient par la griffe deux acolytes qui avaient bien, eux, les damnés, tous leurs yeux. De tous ces yeux sortaient des flammes qui éclairaient l’île d’Orléans comme en plein jour. Ces derniers semblaient avoir de grands égards pour leurs voisins, qui étaient, comme qui dirait, borgnes; il les saluaient, s’en rapprochaient, se trémoussaient les bras et les jambes, comme des chrétiens qui font le carré d’un menuette (menuet).
Les yeux de mon défunt père lui en sortaient de la tête. Ce fut bin pire quand ils commencèrent à sauter, à danser, sans pourtant changer de place, et à entonner, d’une voix enrouée comme des bœufs qu’on étrangle, la chanson suivante:
Allons’gai, compèr’lutin!
Allons, gai, mon cher voisin!
Allons, gai, compèr’qui fouille,
Compèr’crétin la grenouille!
Des chrétiens, des chrétiens,
J’en fr’ons un bon festin.

— Ah! les misérables carnibales (cannibales), dit mon défunt père, voyez si un honnête homme peut être un moment sûr de son bien. Non content de m’avoir volé ma plus belle chanson que je réservais toujours pour la dernière dans les noces et les festins, voyez comme ils me l’ont étriquée! c’est à ne plus s’y reconnaître. Au lieu de bon vin, ce sont des chrétiens dont ils veulent se régaler, les indignes!
Et puis après, les sorciers continuèrent leur chanson infernale, en regardant mon défunt père et en le couchant en joue avec leurs grandes dents de rhinoféroce.
Ah! viens donc, compèr’François,
Ah! viens donc, tendre porquet!
Dépêch’-toi, compèr’l’andouille,
compère boudin, la citrouille;
Du Français, du Français,
J’en fr’ons un bon saloi (saloir)

— Tout ce que je peux vous dire pour le moment, mes mignons, leur cria mon défunt père, c’est que si vous ne mangez jamais d’autre lard que celui que je vous porterai, vous n’aurez pas besoin de dégraisser votre soupe.
Les sorciers paraissaient cependant attendre quelque chose, car ils tournaient souvent la tête en arrière; mon défunt père regarde itou (aussi). Qu’est-ce qu’il aperçoit sur le coteau? un grand diable bâti comme les autres, mais aussi long que le clocher de Saint-Michel, que nous avons passé tout à l’heure. Au lieu d’un bonnet pointu, il portait un chapeau à trois cornes, surmonté d’une épinette en guise de plumet. Il n’avait bin qu’un œil, le gredin qu’il était; mais ça en valait une douzaine : c’était, sans doute, le tambour major du régiment, car il tenait, d’une main, une marmite deux fois aussi grosse que nos chaudrons à sucre, qui tiennent vingt gallons; et, de l’autre, un battant de cloche qu’il avait volé, je crois, le chien d’hérétique, à quelque église avant la cérémonie du baptême. Il frappe un coup sur la marmite, et tous ces insécrables (exécrables) se mettent à rire, à sauter, à se trémousser, en branlant la tête du côté de mon défunt père, comme s’ils l’invitaient à venir se divertir avec eux.
— Vous attendrez longtemps, mes brebis, pensait à part lui mon défunt père, dont les dents claquaient dans la bouche comme un homme qui a les fièvres tremblantes, vous attendrez longtemps, mes doux agneaux; il y a de la presse de quitter la terre du bon Dieu pour celle des sorciers!
Tout à coup le diable géant entonne une ronde infernale, en s’accompagnant sur la marmite, qu’il frappait à coups pressés et redoublés, et tous les diables partent comme des éclairs; si bien qu’ils ne mettaient pas une minute à faire le tour de l’île. Mon pauvre défunt père était si embêté de tout ce vacarme, qu’il ne put retenir que trois couplets de cette belle danse ronde; et les voici:
C’est notre terre d’Orléans (bis)
Qu’est le pays des beaux enfants,
Toure-loure;
Dansons à l’entour,
Toure-loure;
Dansons à l’entour.
Venez tous en survenants (bis)
Sorciers, lézards, crapauds, serpents,
Toure-loure;
Dansons à l’entour,
Toure-loure;
Dansons à l’entour.
Venez tous en survenants (bis),
Impies, athées et mécréants,
Toure-loure;
Dansons à l’entour,
Toure-loure;
Dansons à l’entour.

Les sueurs abîmaient mon défunt père; il n’était pas pourtant au plus creux de ses traverses. [ p. 57]
[ p. 63] — Si donc, dit José, que le défunt père, tout brave qu’il était, avait une si fichue peur, que l’eau lui dégouttait par le bout du nez, gros comme une paille d’avoine. Il était là, le cher homme, les yeux plus grands que la tête, sans oser bouger. Il lui sembla bien qu’il entendait derrière lui le tic tac qu’il avait déjà entendu plusieurs fois pendant sa route; mais il avait trop de besogne par devant, sans s’occuper de ce qui se passait derrière lui. Tout à coup, au moment où il s’y attendait le moins, il sent deux grandes mains sèches, comme des griffes d’ours, qui lui serrent les épaules : il se retourne tout effarouché, et se trouve face à face avec la Corriveau (3), qui se grapignait amont lui. Elle avait passé les mains à travers les barreaux de sa cage de fer, et s’efforçait de lui grimper sur le dos; mais la cage était pesante, et, à chaque élan qu’elle prenait, elle retombait à terre avec un bruit rauque, sans lâcher pourtant les épaules de mon pauvre défunt père, qui pliait sous le fardeau. S’il ne s’était pas tenu solidement avec ses deux mains à la clôture, il aurait écrasé sous la charge. Mon pauvre défunt père était si saisi d’horreur, qu’on aurait entendu l’eau qui lui coulait de la tête tomber sur la clôture, comme des grains de gros plomb à canard.
— Mon cher François, dit la Corriveau, fais-moi le plaisir de me mener danser avec mes amis de l’île d’Orléans.
— Ah! satanée bigre de chienne! cria mon défunt père (c’était le seul jurement dont il usait, le saint homme, et encore dans les grandes traverses). [ ...]
Satanée bigre de chienne, lui dit mon défunt père, est-ce pour me remercier de mon dépréfundi et de mes autres bonnes prières que tu veux me mener au sabbat? Je pensais bien que tu en avais, au petit moins, pour trois ou quatre mille ans dans le purgatoire pour tes fredaines. Tu n’avais tué que deux maris : c’était une misère! aussi ça me faisait encore de la peine, à moi qui ai toujours eu le cœur tendre pour la créature, et je me suis dit : Il faut lui donner un coup d’épaule; et c’est là ton remerciement, que tu veux monter sur les miennes pour me traîner en enfer comme un hérétique!
— Mon cher François, dit la Corriveau, mène-moi danser avec mes bons amis; et elle cognait sa tête sur celle de mon défunt père, que le crâne lui résonnait comme une vessie sèche pleine de cailloux.
— Tu peux être sûre, dit mon défunt père, satanée bigre de fille de Judas l’Escariot (4), que je vais te servir de bête de somme pour te mener danser au sabbat avec tes jolis mignons d’amis!
— Mon cher François, répondit la sorcière, il m’est impossible de passer le Saint-Laurent (5), qui est un fleuve bénit, sans le secours d’un chrétien.
— Passe comme tu pourras, satanée pendue, que lui dit mon défunt père; passe comme tu pourras : chacun son affaire. Oh! oui! compte que je t’y mènerai danser avec tes chers amis, mais ça sera à poste de chien comme tu es venue, je sais comment, en traînant ta belle cage qui aura déraciné toutes les pierres et tous les cailloux du chemin du roi que ça sera un escandale, quand le grand voyer passera ces jours ici, de voir un chemin dans un état si piteux! Et puis, ça sera le pauvre habitant qui pâtira, lui, pour tes fredaines, en payant l’amende pour n’avoir pas entretenu son chemin d’une manière convenable!
Le tambour-major cesse enfin tout à coup de battre la mesure sur sa grosse marmite. Tous les sorciers s’arrêtent et poussent trois cris, trois hurlements, comme font les sauvages quand ils ont chanté et dansé «la guerre», cette danse et cette chanson par lesquelles ils préludent toujours à une expédition guerrière. L’île en est ébranlée jusque dans ses fondements. Les loups, les ours, toutes les bêtes féroces, les sorciers des montagnes du nord s’en saisissent, et les échos les répètent jusqu’à ce qu’ils s’éteignent dans les forêts qui bordent la rivière Saguenay (6).
Mon pauvre défunt père crut que c’était, pour le petit moins, la fin du monde et le jugement dernier.
Le géant au plumet d’épinette frappe trois coups; et le plus grand silence succède à ce vacarme infernal. Il élève le bras du côté de mon défunt père, et lui crie d’une voix de tonnerre : Veux-tu bien te dépêcher, chien de paresseux, veux-tu bien te dépêcher, chien de chrétien, de traverser notre amie? Nous n’avons plus que quatorze mille quatre cents rondes à faire autour de l’île avant le chant du coq : veux-tu lui faire perdre le plus beau du divertissement?
— Vas t’en à tous les diables d’où tu sors, toi et les tiens, lui cria mon défunt père, perdant enfin toute patience.
— Allons, mon cher François, dit la Corriveau, un peu de complaisance! tu fais l’enfant pour une bagatelle; tu vois pourtant que le temps presse : voyons, mon fils, un petit coup de collier.
— Non, non, fille de Satan! dit mon défunt père. Je voudrais bien que tu l’eusses encore le beau collier que le bourreau t’a passé autour du cou, il y a deux ans : tu n’aurais pas le sifflet si affilé.
Pendant ce dialogue, les sorciers de l’île reprenaient leur refrain :
Dansons à l’entour,
Toure-loure;
Dansons à l’entour.

— Mon cher François, dit la sorcière, si tu refuses de m’y mener en chair et en os, je vais t’étrangler; je monterai sur ton âme et je me rendrai au sabbat. Ce disant, elle le saisit à la gorge et l’étrangla.
— Comment, dirent les jeunes gens, elle étrangla votre pauvre défunt père?
— Quand je dis étranglé, il n’en valait guère mieux, le cher homme, reprit José, car il perdit tout à fait connaissance.
Lorsqu’il revint à lui, il entendit un petit oiseau qui criait: qué-tu?
— Ah çà! dit mon défunt père, je ne suis donc point en enfer, puisque j’entends les oiseaux du bon Dieu! Il risque un œil, puis un autre, et voit qu’il fait grand jour; le soleil lui reluisait sur le visage.
Le petit oiseau, perché sur une branche voisine, criait toujours : qué-tu?
— Mon cher petit enfant, dit mon défunt père, il m’est malaisé de répondre à ta question, car je ne sais trop qui je suis ce matin : hier encore je me croyais un brave et honnête homme craignant Dieu; mais j’ai eu tant de traverses cette nuit, que je ne saurais assurer si c’est bien moi, François Dubé, qui suis ici présent en corps et en âme. Et puis il se mit à chanter, le cher homme :
Dansons à l’entour,
Toure-loure;
Dansons à l’entour.

Il était encore à moitié ensorcelé. Si bien toujours, qu’à la fin il s’aperçut qu’il était couché de tout son long dans un fossé où il y avait heureusement plus de vase que d’eau, car sans cela mon pauvre défunt père, qui est mort comme un saint, entouré de tous ses parents et amis, et muni de tous les sacrements de l’Église, sans en manquer un, aurait trépassé sans confession, comme un orignal au fond des bois, sauf le respect que je lui dois et à vous, les jeunes messieurs. Quand il se fut déhâlé du fossé où il était serré comme dans une étoc (étau), le premier objet qu’il vit fut son flacon sur la levée du fossé; ça lui ranima un peu le courage. Il étendit la main pour prendre un coup; mais, bernique! Il était vide! la sorcière avait tout bu. (p. 68) [ ...]
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[ p. 112] Pour revenir aux traverses de son défunt père, dit Jules, je crois que le vieil ivrogne, après avoir bravé la Corriveau (chose que les habitants considèrent toujours comme dangereuse, les morts se vengeant tôt ou tard de cet affront), se sera endormi le long du chemin vis-à-vis l’île d’Orléans, où les habitants qui voyagent de nuit voient toujours des sorciers; je crois, dis-je, qu’il aura eu un terrible cauchemar pendant lequel il était assailli d’un côté par les farfadets de l’île, et de l’autre par la Corriveau avec sa cage. José, avec son imagination très vive, aura fait le reste, car tu vois qu’il met tout à profit: les belles images de ton histoire surnaturelle, et les cyriclopes du Vigile de mon oncle le chevalier, dont son cher défunt père n’a jamais entendu parler. (p. 113)

Philippe Aubert de Gaspé (père)
Les Anciens Canadiens
Québec   1863 Genre de texte
roman
Contexte
Ce récit de rêve est divisé en deux parties. La première partie se situe à la fin du chapitre trois; la deuxième, au milieu du chapitre quatre.
José fait le récit des aventures de son père. Ce dernier, après avoir passé la soirée avec ses amis, à Pointe-Lévis, doit rentrer chez lui. Ses compagnons l’avertissent du danger de passer seul, la nuit, devant la cage de fer de La Corriveau, mais François s’obstine. Au moment où il passe devant la cage, il entend des bruits, boit un peu d’alcool et prie pour le repos de l’âme de La Corriveau. D’après Jules d’Haberville, vers minuit, François, complètement épuisé, se serait endormi et aurait rêvé à de bizarres aventures.

Notes
(1) José : employé de la ferme de la famille aristocrate des d’Haberville et fils de François. Il raconte les aventures de son père.
(2) Ile d’Orléans : île du Québec, située au milieu du Saint-Laurent, en aval de la ville de Québec.
(3) Marie-Josephte Corriveau aurait vécu à St-Vallier, au Québec. Connue sous le nom de La Corriveau, la « sorcière » aurait tué sept ou huit de ses maris avant d’être reconnue coupable, pendue puis exposée dans une cage de fer jusqu’à la décomposition de sa chair.
(4) Judas Iscariote : apôtre de Jésus qui trahit ce dernier pour trente deniers et, pris de remords, finit par se pendre.
(5) Le Saint-Laurent : fleuve d’Amérique du Nord, émissaire du lac Ontario qui se jette dans l’Atlantique.
(6) Le Saguenay : rivière du Québec affluent du Saint-Laurent.
Texte témoin
Les Anciens Canadiens. Introduction de Maurice Lemire, texte intégral conforme à l’édition de 1864, Québec, Bibliothèque québécoise, 1988, p. 54-57, 63-68, 112-113.
Édition originale
Les Anciens Canadiens, Québec, Desbarats et Derbishire, 1863.



  



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