mercredi 5 janvier 2011

Le rêve chez Margaret Atwood



Rêve d’Iris
Les boutons

Lorsque je fermais les paupières, la nuit, je voyais les chiffres sur la page devant moi, en rangs sur mon bureau rectangulaire en chêne à la fabrique de boutons—des rangs de chiffres négatifs, rouges, pareils à une armée de chenilles mécaniques occupées à croquer tout l’argent qui restait.

Margaret Atwood
The Blind Assassin
Canada   2000 Contexte
Cet ancien rêve est raconté dans la cinquième partie du roman.
Iris Chase Griffen, la narratrice, a commencé à travailler dans la fabrique de boutons de son père durant la Dépression. L’usine perd de l’argent. Iris est frustrée de ne pas pouvoir rendre noirs les chiffres en rouge dans le livre de comptes. Son père sera bientôt forcé de fermer l’usine.
Texte témoin
Le Tueur aveugle. Traduit de l’anglais par Michèle Albaret-Maatsch. Paris : Robert Laffont, 2002, p. 232.
Édition originale
The Blind Assassin. Toronto : McClelland & Stewart, 2000, p. 204.

Texte original When I closed my eyes at night I could see the numbers on the page before me, laid out in rows on my square oak desk at the button factory—those rows of red numbers like so many mechanical caterpillars, munching away at what was left of the money.

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Rêve d’Iris (2)

Couverte de poils

La nuit dernière, j’ai rêvé que j’avais les jambes couvertes de poils. Pas un peu, énormément — des touffes, des mèches de poils noirs surgissaient sous mes yeux et s’étalaient sur mes cuisses comme une fourrure animale. L’hiver arrivait, rêvais-je, et donc j’allais hiberner. J’allais commencer par avoir de la fourrure, puis je me glisserais dans une grotte et après je m’endormirais. Tout cela me paraissait normal, comme si je l’avais déjà vécu. Puis je me rappelais, même dans mon rêve, que je n’avais jamais été très poilue et que j’étais désormais lisse comme la main, ou du moins que mes jambes l’étaient; donc, même si elles avaient l’air de se rattacher à mon corps, ces jambes poilues ne pouvaient pas être les miennes. Et puis, elles n’avaient plus aucune sensibilité. C’étaient les jambes de quelque chose ou de quelqu’un d’autre. Tout ce que j’avais à faire, c’était suivre ces jambes, passer la main dessus pour découvrir ce que c’était ou qui c’était.
L’inquiétude qui s’attachait à tout ça me réveilla, ou je le crus. Je rêvais que Richard était revenu. Je pouvais l'entendre respirer dans le lit à côté de moi. Pourtant, il n’y avait personne.
Je me réveillai alors dans la réalité. J’avais les jambes engourdies : j’avais pris une mauvais position dans mon sommeil. Je tâtonnais à la recherche de la lampe de chevet, décodais ma montre: il était deux heures du matin. Mon cœur cognait douloureusement, comme si je venais de courir. C'est vrai, me suis-je dit, ce qu'on racontait alors. Un cauchemar peut vous tuer.

Margaret Atwood
The Blind Assassin
Canada   2000 Contexte
Ce rêve survient vers le milieu du roman.
La narratrice vieillissante, Iris Chase Griffen, raconte la véritable histoire de sa vie à l’intention de sa petite-fille Sabrina. L'hiver approche. L’homme dans son rêve est Richard, le mari qu’elle a laissé plusieurs dizaines d’années auparavant après avoir découvert qu’il avait séduit sa jeune sœur Laura. Ce rêve survient au moment de son récit où elle va devoir raconter les circonstances dans lesquelles ce riche industriel avait profité des difficultés que rencontrait son père pour lui demander sa main. Iris, qui avait alors 17 ans, sentira qu'elle n'a pas véritablement le choix si elle aime son père. Mais ce chapitre se termine quelques pages plus loin par le récit de la nuit affreuse qu'elle fera après avoir dit oui à Richard dans le salon Impérial de l'hôtel Royal York de Toronto :
«Je savais que j'étais perdue [...] Il n'y avait pas de plancher à ma chambre: j'étais suspendue dans les airs, sur le point de tomber. Ma chute serait interminable — interminablement vers le bas.»
Texte témoin
Le Tueur aveugle. Traduit de l’anglais par Michèle Albaret-Maatsch. Paris : Robert Laffont, 2002, p. 251 (modifications par Christian Vandendorpe).
Édition originale
The Blind Assassin. Toronto : McClelland & Stewart, 2000, p. 222.

Texte original
Last night I dreamt that my legs were covered with hair. Not a little hair, but a great deal of it—dark hair sprouting in tufts and tendrils as I watched, spreading up over my thighs like the pelt of an animal. The winter was coming, I dreamed, and so I would hibernate. First I would grow fur, then crawl into a cave, then go to sleep. It all seemed normal, as if I’d done it before. Then I remembered, even in the dream, that I’d never been a hairy woman in that way and was now as bald as a newt, or at least my legs were; so although they appeared to be attached to my body, these hairy legs couldn’t possibly be mine. Also they had no feeling in them. They were the legs of something else, or someone. All I had to do was follow the legs, run my hand along them, to find out who or what it was. The alarm of this woke me, or so I believed. I dreamt that Richard was back. I could hear him breathing in the bed beside me. Yet there was nobody there.
I woke up then in reality. My legs were asleep: I’d been lying twisted. I fumbled for the bedside lamp, decoded my watch: it was two in the morning. My heart was hammering painfully, as if I'd been runnin. It's true, what they used to say, I thought. A nightmare can kill you.

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Rêve d’Iris (3)

Une fille d’Abyssinie

La nuit dernière, j’ai rêvé que je portais mon costume du bal de Xanadu, J’étais censée être une fille d’Abyssinie — la demoiselle au tympanon. Il était en satin vert, ce costume : un petit boléro galonné de paillettes dorées dévoilant beaucoup de gorge et de ventre ; un caleçon en satin vert, des culottes transparentes. Beaucoup de fausses pièces d’or, portées en collier et nouées autour du front. Un petit turban crânement posé sur la tête et décoré d’une broche en croissant. Un voile sur le nez. L’idée que se faisait de l’Orient un styliste amateur de cirque et de clinquant.
Je me trouvai très mignonne là-dedans jusqu’au moment où je me rendis compte, en baissant les yeux vers mon ventre fané, mes jointures enflées et veinées de bleu, mes bras flétris, que je n’avais pas l’âge que j’avais à l’époque, mais l’âge que j’ai aujourd’hui.
Je n’étais pas au bal, cependant. J’étais toute seule, ou c’est ce que je crus d’abord, dans l’orangerie dévastée d’Avalon. Des pots vides étaient éparpillés çà et là ; d’autres étaient remplis de terre toute sèche et de plantes mortes. L’un des sphinx en pierre gisait par terre, renversé sur le côté, couvert de graffitis au crayon-feutre — noms, initiales, dessins grossiers. Il y avait un trou dans la verrière. L’endroit empestait le chat.
Le corps de bâtiment principal derrière moi était sombre, déserté, il n’y avait personne dedans. J’avais été abandonnée dans cette tenue ridicule. Il faisait nuit, avec une lune aux allures de bout d’ongle. Sous sa lumière, je vis qu’en fait une seule et unique plante était restée en vie : un arbuste aux feuilles vernissées avec une fleur blanche. Laura, murmurai-je. De l’autre côté, dans l’ombre, un homme éclata de rire.
Pas méchant comme cauchemar, me diriez-vous. Attendez d’y avoir goûté. Je me réveillai, désespérément triste.
Pourquoi notre esprit fait-il des choses pareilles? Se tourner contre nous, nous déchirer, plonger les griffes en nous. Si vous avez assez faim, dit-on, vous vous mettez à manger votre propre cœur. C'est peut-être la même chose ici.

Margaret Atwood
The Blind Assassin
Canada   2000 Contexte
Ce rêve ouvre le chapitre intitulé «Xanadu» dans la partie VII, passé la moitié du livre.
Iris, qui a alors 80 ans, rêve du costume qu’elle portait à 17 ou 18 ans lors d'un bal organisé par sa belle-sœur, Winifred. Cela la reporte ensuite dans la maison abandonnée de son enfance, Avalon, et au costume porté au bal qui eut lieu à Toronto en 1935. Après la mort du père d’Iris, son mari Richard a laissé Avalon se dégrader. Iris se sent coupable de n’avoir pas su protéger sa petite sœur des avances de son mari.Commentaires
La fleur blanche désigne sa sœur Laura, de quatre ans plus jeune qu'elle et qui se caractérisait par une grande candeur, croyant naïvement tout ce qu'on lui disait. Les images de désolation reflètent le sentiment dominant qu'éprouve la narratrice, à travers tout ce livre, que sa vie a été un gâchis. 
Texte témoin
Le Tueur aveugle. Traduit de l’anglais par Michèle Albaret-Maatsch. Paris : Robert Laffont, 2002, p. 371.
Édition originale
The Blind Assassin. Toronto : McClelland & Stewart, 2000, p. 329.

Texte original
Last night I dreamt I was wearing my costume from the Xanadu ball. I was supposed to be an Abyssinian maiden—the damsel with the dulcimer. It was green satin, that costume: a little bolero jacket with gold spangle trim, showing a lot of cleavage and midriff; green satin undershorts, translucent pantaloons. Lots of fake gold coins, worn as necklaces and looped over the forehead. A small, jaunty turban with a crescent pin. A nose veil. Some tawdry circus designer’s idea of the East.
I thought I looked pretty nifty in it, until I realized, looking down at my drooping belly, my enlarged blue-veined knuckles, my shriveled arms, that I was not the age I was then, but the age I am now.
I wasn’t at the ball, however. I was all alone, or so it seemed at first, in the ruined glass conservatory at Avilion. Empty pots were strewn here and there; others, not empty, filled with dry earth and dead plants. One of the stone sphinxes was lying on the floor, tipped on its side, defaced with Magic Marker—names, initials, crude drawings. There was a hole in the glass roof. The place stank of cat.
The main house behind me was dark, deserted, everyone in it gone away. I’d been left behind in this ridiculous fancy dress. It was night, with a fingernail moon. By its light I could see that there was indeed a single plant left alive: a glossy sort of bush, with one white flower. Laura, I said. From over in the shadows, a man laughed.
Not much of a nightmare, you’d say. Wait till you try it. I woke up desolate.
Why does the mind do such things? Turn on us, rend us, dig the claws in. If you are hungry enough, they say, you start eating your own heart. Maybe it's much the same.

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Rêve d’Iris (4)

Retour à l'enfance

La nuit dernière, j’ai pris une des pilules que le médecin m’a prescrites. Elle m’a aidée à dormir, c’est certain, mais là-dessus j’ai rêvé, rêve qui ne valait pas mieux que ceux que je fais sans médicaments.
J’étais sur le ponton d’Avalon, avec la glace brisée, verdâtre, de la rivière qui tintinnabulait tout autour comme des clochettes, mais je ne portais pas de manteau — juste une robe en coton imprimé couverte de papillons. Ainsi qu’un chapeau fait de fleurs en plastique aux couleurs criardes — rouge tomate, lilas hideux — que de minuscules ampoules éclairaient de l’intérieur.
Où est le mien? braillait Laura de la voix qu’elle avait à cinq ans. Je baissai les yeux vers elle, mais nous n’étions plus du tout des enfants. Laura était devenue vieille, comme moi; ses yeux étaient de petits raisins secs. Horrifiée, je me réveillai.
Il était trois heures du matin. J'ai attendu que mon cœur arrête de protester, puis me suis rendue en bas et me suis fait un lait chaud. J'aurais dû savoir qu'il ne fallait pas se fier à des pilules. On n'achète pas l'inconscience à aussi bon marché.

Margaret Atwood
The Blind Assassin
Canada   2000 Contexte
Ce rêve se trouve dans la partie IX du roman. Quelques pages auparavant, au début du chapitre précédent, Iris était allée voir son médecin pour se plaindre de ne pas pouvoir dormir à cause de ses cauchemars.
Iris est horrifiée de voir sa petite sœur comme une vieille femme car, en fait, celle-ci est morte dans un accident de voiture à l’âge de 25 ans. À son réveil, Iris raconte un voyage à New York qu’elle avait fait avec son mari et Laura. À leur retour à Toronto, la famille avait visité la maison où les filles avaient passé leur enfance, Avalon. Celles-ci se sont souvenues du temps où leur père s’habillait en père Noël avec une guirlande de bougies sur la tête. Cela avait sérieusement effrayé la petite Laura.Commentaires
Ces cauchemars traduisent le remords qu'éprouve Iris de n'avoir pas su protéger sa petite sœur Laura. Ayant entrepris de raconter l'histoire de son mariage raté et de la mort de Laura, son inconscient ramène à la surface des images horribles qui font avancer le récit. Elle est également torturée par le souvenir de Reenie, la bonne qui lui a servi de mère: «Reenie is back. She's none too pleased with me. Well, young lady. What do you have to say for yourself? What did you do to Laura? Don't you ever learn?» (p. 428)
Les raisins secs évoquent les gâteaux aux fruits, typiques de la tradition anglo-saxonne pour les fêtes de Noël.
Texte témoin
Le Tueur aveugle. Traduit de l’anglais par Michèle Albaret-Maatsch. Paris : Robert Laffont, 2002, p. 426.
Édition originale
The Blind Assassin. Toronto : McClelland & Stewart, 2000, p. 380.

Texte original
Last night I took one of the pills the doctor prescribed for me. It put me to sleep all right, but then I dreamed, and this dream was no improvement on the kind I’d been having without benefit of medication.
I was standing on the dock at Avilion, with the broken, greenish ice of the river tinkling all around like bells, but I wasn’t wearing a winter coat—only a cotton print dress covered with butterflies. Also a hat made of plastic flowers in lurid colours—tomato red, a hideous lilac—that was lit up from inside by tiny light bulbs.
Where’s mine? said Laura, in her five-year-old’s voice. I looked down at her, but then we were not children any longer. Laura had grown old, like me; her eyes were little dried raisins. This was horrifying to me, and I woke up.
It was three in the morning. I waited until my heart had stopped protesting, then groped my way downstairs and made myself a hot milk. I should have known better than to rely on pills. You can't buy unconsciousness quite so cheaply.

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Rêve d’Iris (5)

La poubelle

La nuit dernière, je me suis réveillée brusquement, le cœur battant à tout rompre. De la fenêtre me parvenait un tintement : quelqu’un lançait des cailloux contre le carreau. Je suis descendue du lit, me suis dirigée à tâtons vers la fenêtre, j’ai relevé le châssis et me suis penchée. Je n’avais pas mes lunettes, mais j’y voyais relativement bien. Il y avait la lune, presque pleine, veinée de vieilles fines balafres et, en dessous, la douce lueur orangée que les lampadaires de la rue projetaient vers le ciel. En dessous de moi il y a avait le trottoir nappé d’ombres et en partie masqué par le marronnier du jardin de devant.
J’avais bien conscience qu’il n’aurait pas dû y avoir un marronnier à cet endroit-là : cet arbre se trouvait ailleurs, à plus de cent cinquante kilomètres de là, devant la maison où je vivais autrefois avec Richard. Pourtant, il était là, cet arbre, avec ses branches déployées comme un filet dur et épais, et ses fleurs qui pareilles à de blancs papillons de nuit dispensaient une faible lueur.
Le bruit de verre reprit. Il y avait une forme là-bas, penchée : un homme fourrageait dans les poubelles, remuait les bouteilles de vin avec l’espoir fou qu’il reste encore quelque chose dans l’une d’entre elles. Un ivrogne des rues, poussé par le vide et la soif. Il avait des gestes furtifs, pernicieux, non comme s’il était à la recherche de quelque chose, mais comme s’il espionnait — qu’il passait au crible tous mes détritus afin d’y trouver des preuves contre moi.
Sur ce, il se redressa, bougea de côté et se plaça en pleine lumière avant de relever la tête. Je vis ses sourcils noirs, le creux de ses orbites, son sourire, balafre blanche sur l’ovale sombre de son visage. Sur le V en dessous de sa gorge, il y avait une tache claire : sa chemise. Il leva la main, fit un geste sur le côté. Un salut ou un signe indiquant le départ.
À présent, il s’en allait et je ne pouvais pas l’appeler. Il savait que je ne le pouvais pas. À présent, il était parti.
J’éprouvais une sensation d’étouffement dans la région de mon cœur. Non, non, non, non, dit une voix. Des larmes roulèrent sur mon visage.
J’avais dit cela tout fort — trop fort, parce que Richard était réveillé désormais. Il était juste derrière moi. Il allait poser la main sur mon cou.

C’est à ce moment-là que je me suis véritablement réveillée.

Margaret Atwood
The Blind Assassin
Canada   2000 Contexte
Ce rêve apparaît dans la partie IX, aux trois quarts du récit.
Iris fait des rêves particulièrement lucides dans lesquels elle combine ses expériences présentes et passées. Elle suggère que le temps du rêve est figé et qu’on ne peut jamais échapper à son passé. Dans ce récit, elle combine sa maison actuelle avec celle où elle vivait avec Richard à Toronto quand elle l’a quitté. Le bruit de l’ivrogne de la rue est en fait celui de deux ratons laveurs en train de lécher des bocaux de verre dans la boîte de recyclage du voisin. L'homme qu'elle voit lui rappelle son amant de l'époque, Alex Thomas, un communiste toujours en fuite et qui mourra à la guerre. Elle essaie ensuite de se rendormir même si elle s’imagine entendre le bruit de la respiration de son ex-mari Richard.
Texte témoin
Le Tueur aveugle. Traduit de l’anglais par Michèle Albaret-Maatsch. Paris : Robert Laffont, 2002, p. 442-443.
Édition originale
The Blind Assassin. Toronto : McClelland & Stewart, 2000, p. 395-396.

Texte original
Last night I woke abruptly, my heart pounding. From the window there was a clinking sound: someone was throwing pebbles against the glass. I climbed out of bed and groped my way towards the window, and raised the sash higher and leaned out. I didn’t have my glasses on, but I could see well enough. There was the moon, almost full, spider-veined with old scars, and below it the ambient sub-orange glow cast up into the sky by the street lights. Beneath me was the sidewalk, patchy with shadow and partially hidden by the chestnut tree in the front yard. I was aware that there shouldn’t be a chestnut tree there: that tree belonged elsewhere, a hundred miles away, outside the house where I had once lived with Richard. Yet there it was, the tree, its branches spread out like a hard thick net, its white-moth flowers glimmering faintly.
The glassy clinking came again. There was a shape there, bending over: a man, foraging in the garbage cans, shuffling the wine bottles in the desperate hope that there might be something left in one of them. A street drunk, impelled by emptiness and thirst. His movements were stealthy, invasive, as if he was not hunting, but spying—sifting through my discarded trash for evidence against me.
Then he straightened and moved sideways into the fuller light, and looked up. I could see the dark eyebrows, the hollows of the eye sockets, the smile a white slash across the dark oval of his face. At the V below his throat there was pallor: a shirt. He lifted his hand, moved it to the side. A wave of greeting, or else departure.
Now he was walking away, and I couldn’t call after him. He knew I couldn’t call. Now he was gone.
I felt a choking pressure around the heart. No, no, no, no, said a voice. Tears were running down my face.
But I’d said that out loud—too loudly, because Richard was awake now. He was standing right behind me. He was about to put his hand on my neck. 
This was when I woke up really._______________________________________________________________________________
 





Rêve d’Iris (6)
Une ombre du passé

Dans la nuit, elle se réveille en sursaut, le cœur battant. Elle se glisse hors de son lit, se dirige sans bruit vers la fenêtre, relève un peu plus le châssis et se penche à l’extérieur. La lune est là, presque pleine, veinée de fines vieilles balafres et, plus bas, la douce lueur orangée que les lampadaires projettent sur le ciel. En dessous, il y a le trottoir nappé d’ombres et en partie masqué par le marronnier du jardin dont les branches se déploient comme un filet épais et dur et dont les fleures blanches comme des papillons de nuit luisent faiblement.
Un homme est là, qui relève la tête. Elle distingue ses sourcils noirs, le creux de ses orbites, son sourire, balafre blanche sur l’ovale de son visage. Sur le V en dessous de sa gorge, il y a une tache claire : une chemise. Il lève la main, fait un geste : il veut qu’elle vienne le retrouver —qu’elle sorte par la fenêtre, qu’elle descende par l’arbre. Elle a peur pourtant. Elle a peur de tomber.
À présent, il est sur le rebord de la fenêtre dehors, à présent, il est dans la chambre. Les fleurs du marronnier s’embrasent : dans la lueur blanche qu’elles projettent, elle distingue son visage, sa peau grise, en demi-teinte ; en deux dimensions, comme une photographie, mais maculée. Il flotte une odeur de bacon qui brûle. Il ne la regarde pas, pas directement ; c’est comme si elle était son ombre à elle et que ce fût celle-ci qu’il regardait. Qu’il regardât l’endroit où seraient ses yeux si son ombre pouvait voir.
Elle meurt d’envie de le toucher, mais hésite : si elle devait le prendre dans ses bras, il deviendrait sûrement flou, puis se dissoudrait en lambeaux de tissu, en fumée, en molécules, en atomes. Ses mains le traverseraient complètement.
J’avais dit que je reviendrais.
Que t’est-il arrivé ? Qu’est-ce qui ne va pas ?
Tu n’es pas au courant ?

Puis ils sont dehors, sur le toit, semble-t-il, à contempler la cité en contrebas, mais ce n’est pas une cité qu’elle ait jamais vue. On dirait qu’une énorme bombe est tombée dessus, elle est en flammes, tout brûle en même temps —les maisons, les rues, les palais, les fontaines et les temples—tout explose, pétarade comme un feu d’artifice. On n’entend pas de bruit. La cité se consume en silence, comme sur une photo —blanc, jaune, rouge et orange. Pas de cris. Personne dessus ; les gens sont sûrement déjà morts. À côté d’elle, il chancelle dans la lumière vacillante.
Il n’en restera rien, dit-il. Un tas de pierres, quelques mots anciens. C’est fini maintenant, éliminé. Personne ne se souviendra.
Mais c’était tellement beau! s’exclame-t-elle. À présent elle a l’impression que c’était un endroit qu’elle connaissait ; elle le connaît très bien, le connaît comme le dos de sa main. Dans le ciel, trois lunes se sont levées. Zycron, se dit-elle. Planète bien-aimée, domaine de mon cœur. Là où, il y a longtemps, autrefois, j’ai été heureuse. Tout est fini maintenant, tout est détruit. Elle ne supporte pas de regarder les flammes.
Beau pour certains, déclare-t-il. C’est toujours le problème.
Qu’est-ce qui s’est passé ? Qui a fait ça?
La vieille dame.
Quoi?
L’histoire, cette vieille dame exaltée et menteuse.
Il a un éclat d’étain. Ses yeux sont des fentes verticales. Il ne correspond pas au souvenir qu’elle a de lui. Le feu a anéanti tout ce qui faisait de lui un être singulier. Ce n’est pas grave, affirme-t-il. On va tout reconstruire. Chaque fois, c’est pareil.
Elle a peur de lui à présent. Tu as tellement changé, avoue-t-elle.
La situation était critique. Il fallait combattre le feu par le feu.
Tu as gagné pourtant. Je savais que tu allais gagner !
Personne n’a gagné.
A-t-elle commis une erreur? Elle a entendu parler de la victoire, c’est sûr. Il y a eu un défilé, dit-elle. Je l’ai entendu dire. Il y a eu une fanfare.
Regarde-moi, demande-t-il.
Elle n’y parvient pas. Elle n’arrive pas à le fixer, il ne reste pas en place. Il est indéterminé, il vacille comme la flamme d’une bougie, mais sans lumière. Elle n’arrive pas à voir ses yeux.
Il est mort, bien sûr. Bien sûr qu’il est mort, n’a-t-elle pas reçu le télégramme ? Mais ce n’est qu’une invention, tout ça. Ce n’est qu’une autre dimension de l’espace. Pourquoi alors pareille désolation?
Il s’éloigne désormais et elle ne parvient pas à l’appeler, sa gorge ne produit pas un seul son. À présent, il est parti.
Elle sent une pression étouffante autour du cœur. Non, non, non, non, répète une voix dans sa tête. Des larmes roulent sur son visage.

C’est là qu’elle se réveille pour de bon.

Margaret Atwood
The Blind Assassin
Canada   2000 Contexte
Ce passage se trouve vers la fin du livre.
Le roman intègre un récit que la narratrice, Iris Chase Griffen, a attribué à sa sœur Laura, mais dont on découvrira peu à peu qu'elle en est en fait l'auteur. Dans ce récit mis en abyme, qui se mêle à l'histoire présente d'Iris vieillissante, l’histoire est centrée sur la liaison entre une riche jeune femme et un jeune auteur de science-fiction que ses sympathies communistes obligent à fuir constamment. Les deux amants s'amusent à créer une fantaisie sur la planète Zycron.
Dans ce passage, la femme est chez elle en train de se demander ce qui est arrivé à son amant. Elle craint qu’il soit mort à la guerre. Elle imagine que son fantôme entre par la fenêtre. Puis la scène se déplace sur Zycron, où les deux amants observent la destruction de Sakiel-Norn, la plus grande ville de la planète. La femme est ensuite forcée d’accepter la mort de son amant.
Dans les pages précédentes, Iris en était arrivée au moment de ses souvenirs où elle avait 21 ans, était mariée à un riche homme d'affaires qu'elle n'aimait pas, et devant qui elle avait dû feindre l'indifférence en recevant un télégramme lui annonçant la mort de son amant, Alex Thomas, qui ressemble étrangement à l'auteur de science-fiction.
Texte témoin
Le Tueur aveugle. Traduit de l’anglais par Michèle Albaret-Maatsch. Paris : Robert Laffont, 2002, p. 520-522.

Édition originale
The Blind Assassin. Toronto : McClelland & Stewart, 2000, 468-69.


Texte original
In the night she wakes abruptly, her heart pounding. She slips out of bed and makes her way silently towards the window, and raises the sash higher and leans out. There’s the moon, almost full, spider-veined with old scars, and below it the ambient sub-orange glow cast up into the sky by the street lights. Beneath is the sidewalk, patchy with shadow and partially hidden by the chestnut tree in the yard, its branches spread out like a hard thick net, its white-moth flowers glimmering faintly.
There’s a man, looking up. She can see the dark eyebrows, the hollows of the eye sockets, the smile a white slash across the oval of his face. At the V below his throat there’s a pallor: a shirt. He lifts his hand, motions: he wants her to join him—slip out of the window, climb down the tree. She’s afraid though. She’s afraid she’ll fall.
Now he’s on the windowsill outside, now he’s in the room. The flowers of the chestnut tree flare up: by their white light she can see his face, the skin grayish, half-toned; two-dimensional, like a photograph, but smudged. There’s a smell of burning bacon. He isn’t looking at her, not at her exactly; it’s as if she is her own shadow and he’s looking at that. At where her eyes would be if her shadow could see.
She longs to touch him, but she hesitates: surely if she were to take him in her arms he would blur, then dissolve, into shreds of cloth, into smoke, into molecules, into atoms. Her hands would go right through him.
I said I would come back.
What’s happened to you? What’s wrong?
Don’t you know?

Then they’re outside, on the roof it seems, looking down on the city, but it isn’t any city she’s ever seen. It’s as if one huge bomb has fallen on it, it’s all in flames, everything burning at once—houses, streets, palaces, fountains and temples—exploding, bursting like fireworks. There’s no sound. It burns silently, as if in a picture—white, yellow, red and orange. No screams. No people in it; the people must be dead already. Beside her he flickers in the flickering light.
Nothing will be left of it, he says. A heap of stones, a few old words. It’s gone now, it’s erased. Nobody will remember.
But it was so beautiful! she says. Now it seems to her like a place she’s known; she’s known it very well, she’s known it like the back of her hand. In the sky three moons have risen. Zycron, she thinks. Beloved planet, land of my heart. Where once, long ago, I was happy. All gone now, all destroyed. She can’t bear to look at the flames.
Beautiful for some, he says. That’s always the problem.
What went wrong? Who did this?
The old woman.
What?
L’histoire, cette vieille dame exaltée et menteuse.
He shines like tin. His eyes are vertical slits. He isn’t what she remembers. Everything that made him singular has been burned away. Never mind, he says. They’ll build it up again. They always do.
Now she’s afraid of him. You’ve changed so much, she says.
The situation was critical. We had to fight fire with fire.
You won, though. I know you won!
Nobody won.
Has she made a mistake? Surely there was news of a victory. There was a parade, she says. I heard about it. There was a brass band.
Look at me, he says.
But she can’t. She can’t focus on him, he won’t stay steady. He’s indeterminate, he wavers, like a candle flame but devoid of light. She can’t see his eyes.
He’s dead, of course. Of course he’s dead, because didn’t she get the telegram? But it’s only an invention, all of this. It’s only another dimension of space. Why then is there such desolation?
He’s moving away now, and she can’t call after him, her throat won’t make a sound. Now he’s gone.
She feels a choking pressure around the heart. No, no, no, no, says a voice inside her head. Tears are running down her face.

This is when she wakes up really.




Marianne

Une gelée fondante
Le réveille-matin me sortit d’un rêve au cours duquel je voyais mes pieds se dissoudre comme une gelée fondante et mes doigts devenir transparents au moment où je mettais des bottes de caoutchouc. Je m’avançais ensuite vers un miroir pour examiner l’état de mon visage, mais je m’éveillai à ce moment-là. Habituellement, je ne me souviens pas de mes rêves.

Margaret Atwood
The Edible Woman
Canada   1969 Genre de texte
Roman
Contexte
Ce rêve est raconté au début du chapitre 6.
Marianne et son amie Ainslie viennent de dîner chez leur vieille amie Clara. Celle-ci est une femme à la maison débordée de travail avec ses deux enfants et qui en attend un troisième. Sur le chemin du retour, Ainslie dit à Marianne qu’elle veut avoir un bébé, mais sans être liée à un mari. Elle pense que toutes les femmes devraient avoir au moins un enfant afin de s’épanouir, ce qui surprend Marianne. Le rêve lui vient la nuit suivante.
Texte témoin
La femme comestible. Traduit de l’anglais par Hélène Filion. Montréal : Les Quinze. 1984, p. 57.
Édition originale
The Edible Woman. Toronto: McClelland & Stewart, 1998, p. 47.

Texte original The alarm clock startled me out of a dream in which I had looked down and seen my feet beginning to dissolve, like melting jelly, and had put on a pair of rubber boots just in time only to find that the ends of my fingers were turning transparent. I had started towards the mirror to see what was happening to my face, but at that point I woke up. I don’t usually remember my dreams.


Rêve de Grace 1

Le colporteur

Oui, Grace, mais vous? Il n’a pas remarqué mon ton de voix, ou bien il a choisi de ne pas le remarquer. Je peux lui dire n’importe quoi, il n’en sera pas interloqué, ni choqué, ni même très surpris, il se contentera d’écrire ce que je lui ai dit. J’imagine qu’il s’intéresse à mes rêves parce qu’un rêve peut avoir un sens, enfin, c’est ce qui se dit dans la Bible, comme pour le Pharaon et les vaches grasses et les vaches maigres, et pour Jacob avec les anges qui montent et qui redescendent l’échelle. Il y a une courtepointe qui s’appelle comme ça, c’est l’Échelle de Jacob.
Oui, Monsieur, je réponds.
Qu’avez-vous rêvé la nuit dernière?
J’ai rêvé que j’étais à la porte de la cuisine de M. Kinnear. C’était la cuisine d’été; je venais juste de frotter le plancher, je le sais parce que j’avais encore les jupes relevées, que mes pieds étaient nus et mouillés et que je n’avais pas remis mes sabots. Il y avait un homme, juste dehors sur le perron, c’était une sorte de colporteur, comme Jeremiah le colporteur à qui j’ai acheté des boutons une fois pour ma nouvelle robe et à qui McDermott a acheté les quatre chemises.
Mais ce n’était pas Jeremiah, c’était un autre homme. Il avait son paquet ouvert et les affaires étaient étalées par terre, des rubans, des boutons, des peignes et des pièces de tissu, tous de couleurs très vives dans le rêve, des châles en soie et en cachemire, et des imprimés de coton qui brillaient au soleil, parce qu’il faisait grand jour et qu’on était en plein été.
J’avais le sentiment que c’était quelqu’un que j’avais connu autrefois, mais il gardait le visage constamment tourné de sorte que je ne pouvais pas voir qui c’était. Je sentais qu’il baissait les yeux, qu’il regardait mes jambes nues, nues à partir des genoux et pas trop propres pour avoir frotté le sol, mais une jambe est une jambe, sale ou propre, et je ne rabaissais pas mes jupes. Je me disais, Qu’il regarde, le malheureux, il n’y a rien de pareil là d’où il vient. Ce devait être un étranger pour ainsi dire, il avait beaucoup marché, et il avait l’air noiraud et affamé, du moins c’est ce que je me suis dit dans le rêve.
Après, il ne me regardait plus, mais il essayait de me vendre des affaires. Il avait quelque chose à moi qu’il fallait que je récupère, mais je n’avais pas d’argent, si bien que je ne pouvais pas le lui acheter. On va échanger, alors, a-t-il dit, on va marchander. Allez, qu’est-ce que tu vas me donner, a-t-il ajouté d’un ton taquin.
Ce qu’il avait, c’était une de mes mains. Je la voyais à présent, elle était blanche et toute ratatinée, il la tenait par le poignet comme un gant, elle pendouillait. Et puis j’ai regardé mes propres mains et j’ai vu que j’avais les deux, au bout de leurs poignets, elles sortaient des manches comme d’habitude et j’ai compris que cette troisième main devait appartenir à une autre femme. Elle allait forcément venir la rechercher et, si elle la trouvait en ma possession, elle dirait que je la lui avais volée; mai je n’en voulais plus parce qu’elle devait avoir été coupée. Et de fait, il y avait maintenant du sang, en train de couler goutte à goutte, épais comme du sirop; mais je n’étais pas horrifiée par tout cela, comme je l’aurais été par du véritable sang si j’avais été éveillée; au contraire, j’étais inquiète pour autre chose. Derrière moi, j’entendais la musique d’une flûte et ça me rendait très nerveuse.
Va-t’en, j’ai dit au colporteur, il faut que tu t’en ailles tout de suite. Mais il continuait à détourner la tête sans vouloir bouger et j’eus dans l’idée qu’il se moquait peut-être de moi.
Et ce que je me suis dit, c’est: ça va dégouliner sur le sol tout propre.
Je dis, je ne peux pas me rappeler, Monsieur. Je ne peux pas me rappeler ce que j’ai rêvé la nuit dernière. C’était quelque chose de confus. Et il prend note.
Je n’ai presque rien à moi, aucune possession, aucune intimité à proprement parler et j’ai besoin de garder quelque chose pour moi; et de toute façon, à quoi pourraient bien lui servir mes rêves, après tout?
Et il dit, Eh bien, il y a plus d’une façon de dépiauter un chat.
Je trouve que c’est un choix de mots bizarre, et je dis, je ne suis pas un chat, Monsieur.

Margaret Atwood
Alias Grace
Canada   1996 Genre de texte
Roman
Contexte
Ce récit de Grace se situe dans la section V. On vient de dire que c’est le neuvième jour depuis que Grace a rencontré le docteur Jordan dans la chambre de couture de la résidence du Gouverneur. Un comité, dirigé par le révérend Verringer, croit que Grace est innocente des meurtres de Thomas Kinnear et Nancy Montgomery, pour lesquels elle est en prison. Ce comité veut faire une pétition au Gouvernement afin qu’elle soit pardonnée et relâchée. Il a engagé le docteur Simon Jordan pour examiner Grace durant un certain temps et rédiger un rapport qui devrait montrer que Grace est innocente – du moins l’espèrent-ils. Recourant à diverses techniques psychologiques, telle l’association libre et l’analyse des rêves, Simon espère avoir accès à l’inconscient de Grace et ainsi de découvrir ce qui s’est passé dans la demeure des Kinnear. Au cours de cette entrevue, Simon demande à Grace de lui raconter les rêves qu’elle a faits récemment.
Texte témoin
Alias Grace. Toronto, McClelland & Stewart, 1997, p. 112-113.

Captive. Traduit de l’anglais par Michèle Albaret-Maatsch. Paris, Éditions Robert Laffont, 1998, p. 112-113.
Texte original
Yes Grace, but do you? he says. He has not noticed my tone or else he has chosen not to notice it. I can say anything to him and he would not be put out or shocked, or even very surprised, he would only write it down. I suppose he is interested in my dreams because a dream can mean something, or so it says in the Bible, such as Pharaoh and the fat kine and the lean kine, and Jacob with the angels going up and down the ladder. There is a quilt called after that, it is the Jacob’s Ladder.
I do, Sir, I say.
He says, What did you dream last night?
I dreamt that I was standing at the door of the kitchen at Mr. Kinnear’s. It was the summer kitchen; I had just been scrubbing the floor, I know that because my skirts were still tucked up and my feet were bare and wet, and I had not yet put my clogs back on. A man was there, just outside on the step, he was a peddler of some sort, like Jeremiah the peddler who I once bought the buttons from, for my new dress, and McDermott bought the four shirts.
But this was not Jeremiah, it was a different man. He had his pack open and the things spread out on the ground, the ribbons and buttons and combs and pieces of cloth, very bright they were in the dream, silks and cashmere shawls and cotton prints gleaming in the sun, because it was broad daylight and full summer.
I felt he was someone I had once known, but he kept his face turned away so I could not see who it was. I could sense that he was looking down, looking at my bare legs, bare from the knee and none too clean from scrubbing the floor, but a leg is a leg, dirty or clean, and I did not pull down my skirts. I thought, Let him look, poor man, there’s nothing like that where he’s come from. He must have been a foreigner of some sort, he’d walked a long way, and he had a darkish and a starved look to him, or so I thought in the dream.
But then he wasn’t looking any more, he was trying to sell me something. He had a thing of mine and I needed it back, but I had no money so I could not buy it from him. We will trade then, he said, we will bargain. Come, what will you give me, he said in a teasing way.
What he had was one of my hands. I could see it now, it was white and shrivelled up, he was dangling it by its wrist like a glove. But then I looked down at my own hands, and I saw that there were two of them, on their wrists, coming out of the sleeves as usual, and I knew that this third hand must belong to some other woman. She was bound to come around looking for it, and if I had it in my possession she would say I had stolen it; but I did not want it any more, because it must have been cut off. And sure enough, there was the blood now, dripping and thick like syrup; but I was not horrified by it at all, as I would have been by real blood if awake; instead I was anxious about something else. Behind me I could hear the music of a flute, and this made me very nervous.
Go away, I said to the peddler man, you must go away right now. But he kept his head turned aside and would not move, and I suspected he might be laughing at me.
And what I thought was: It will get on the clean floor.
I say, I can’t remember, Sir. I can’t remember what I dreamt last night. It was something confusing. And he writes that down.
I have little enough of my own, no belongings, no possessions, no privacy to speak of, and I need to keep something for myself; and in any case, what use would he have for my dreams, after all?
And he says, Well, there is more than one way to skin a cat.
I find that an odd choice of words, and I say, I am not a cat, Sir. 


Rêve de Simon 1

Dans la chambre de bonne, la mer

Simon rêve d’un couloir. C’est le couloir du grenier de sa maison, sa vieille maison, la maison de son enfance; la grande maison qui leur appartenait avant la faillite et la mort de son père. Les bonnes dormaient là-haut. C’était un univers secret, un univers qu’il n’était pas censé explorer enfant, mais qu’il explorait quand même en se faufilant silencieusement comme un espion, en chaussettes. Il écoutait derrière des portes entrouvertes. De quoi parlaient-elles lorsqu’elles pensaient que nul ne pouvait les entendre?
Quand il se sentait très courageux, il s’aventurait dans leurs chambres, sachant qu’elles étaient au rez-de-chaussée. Avec un frémissement d’excitation, il examinait leurs affaires, leurs affaires interdites; il ouvrait les tiroirs, effleurait tel peigne en bois dont deux dents étaient cassés, tel ruban soigneusement enroulé; il fourrageait dans les coins, derrière la porte: le jupon froissé, le bas de coton, rien qu’un. Il le touchait; il lui paraissait tiède.
Dans son rêve, c’est le même couloir, simplement plus grand. Les murs sont plus hauts et plus jaunes: ils irradient, comme si le soleil lui-même les traversait. Mais les portes sont fermées, à clé, en plus. Il les essaie les unes après les autres, soulève les loquets, pousse doucement mais rien ne cède. Pourtant, il y a des gens derrière, il perçoit leur présence. Des femmes, les bonnes. Assises sur le bord de leur lit étroit, dans leur chemise en coton blanc, les cheveux défaits dégringolant sur les épaules, les lèvres entrouvertes, les yeux brillants. L’attendant.
À la fin, la porte s’ouvre. À l’intérieur, c’est la mer. Avant d’avoir pu se retenir, il s’y enfonce, l’eau se referme au-dessus de sa tête, un courant de bulles argentées monte de son corps. À ses oreilles, il entend une sonnerie, un rire mutin et tremblotant; puis de nombreuses mains le caressent. Ce sont les bonnes; elles seules savent nager. Mais voilà qu’elles s’éloignent à la nage, qu’elles l’abandonnent. Il les appelle, Aidez-moi, mais elles sont parties.
Il se cramponne à quelque chose: une chaise cassée. Les vagues se soulèvent et retombent. Malgré cette agitation, il n’y a pas de vent et l’air est d’une clarté pénétrante. À côté de lui, tout près, mais hors de portée, flottent divers objets: un plateau en argent; deux bougeoirs; un miroir; une boîte à priser gravée; une montre en or qui émet des stridulations de criquet. Des objets qui appartenaient à son père autrefois, mais qui ont été vendus après sa mort. Ils montent des profondeurs comme des bulles, toujours plus nombreux; lorsqu’ils atteignent la surface, ils se retournent lentement, pareils à des poissons bouffis. Ils ne sont pas durs comme du métal, mais mous; ils ont une peau écailleuse comme celle d’une anguille. Il observe, horrifié, parce que voilà qu’ils s’assemblent, s’entremêlent, se reforment. Des tentacules poussent. Une main morte. Son père, en proie au processus sinueux d’un retour à la vie. Il a le sentiment accablant d’avoir commis une transgression.
Il se réveille le cœur battant; les draps et la couette sont entortillés autour de lui, les oreillers sont par terre. Il est en sueur. Après être resté allongé tranquillement un moment, à réfléchir, il croit comprendre l’association qui a dû susciter un tel rêve. C’était l’histoire de Grace, avec sa traversée de l’Atlantique, l’immersion en mer, son catalogue d’objets ménagers; et le père autoritaire, bien sûr. Un père en amène un autre.
Il vérifie l’heure à sa montre de gousset qui se trouve sur la petite table de chevet: pour une fois, il a dormi tard. Par chance, son petit déjeuner est en retard; mais Dora la grincheuse devrait arriver à tout moment et il ne veut pas être surpris en chemise de nuit en flagrant délit de fainéantise. Il enfile son peignoir et se dépêche de s’assoir à son secrétaire, le dos à la porte.
Il va noter le rêve qu’il vient de faire dans le journal qu’il tient à cet effet. Une école d’aliénistes français recommande la transcription des rêves comme outil de diagnostic; leurs propres rêves ainsi que ceux de leurs patients, à titre de comparaison. Ils tiennent les rêves, ainsi que le somnambulisme, pour une manifestation de la vie animale qui se poursuit en dessous du seuil de conscience, hors de vue, hors de portée de la volonté. Peut-être est-ce là que sont localisés les crochets—les charnières, pour ainsi dire—de la chaîne de la mémoire?
Il faut qu’il relise l’œuvre de Thomas Brown sur les associations et les suggestions, et la théorie de Herbart sur le seuil de conscience—cette ligne qui sépare les idées appréhendées en plein jour de celles qui rôdent, oubliées, parmi les ombres, en dessous. Moreau de Tours considérait le rêve comme la clé de la compréhension de la maladie mentale et Maine de Biran soutenait que la vie consciente n’était qu’une sorte d’île flottant sur un inconscient bien plus vaste où elle puisait des pensées comme des poissons. Ce qui se perçoit comme quelque chose de connu n’est qu’une petite partie de ce qui peut être récupéré petit à petit, si tant est qu’il le soit jamais; et il se peut que l’amnésie elle-même soit en réalité une sorte de rêve à l’envers; une immersion du souvenir, une plongée sous…

Margaret Atwood
Alias Grace
Canada   1996 Genre de texte
Roman
Contexte
Ce rêve se situe dans la partie VI, au début du chapitre 17, quand Simon est en pension dans la maison de Mme Humphrey à Kingston. Après avoir entendu Grace raconter l’histoire de sa misérable enfance, Simon rêve à son enfance très confortable. Alors que Grace passait la plupart du temps de sa jeunesse au service des autres, Simon passait la sienne à se faire servir. Ce rêve révèle la fascination de Simon et son attirance pour les bonnes qui travaillaient dans la maison familiale quand il était adolescent. Simon croit que la signification de ce rêve se trouve dans le lien entre son père et ce que Grace raconte de son propre père. Il décide de le noter pour pouvoir analyser son propre inconscient – si cela peut se révéler possible.
Texte témoin
Alias Grace. Toronto: McClelland & Stewart, 1997, p. 159-161.
Captive. Traduit de l’anglais par Michèle Albaret-Maatsch. Paris, Robert Laffont, 1998, p. 151-153.
Texte original
Simon is dreaming of a corridor. It’s the attic passageway of his house, his old house, the house of his childhood; the big house they had before his father’s failure and death. The maids slept up here. It was a secret world, one as a boy he wasn’t supposed to explore, but did, creeping silent as a spy in his stocking feet. Listening at half-open doors. What did they talk about when they thought no one could hear?
When he was feeling very brave he would venture into their rooms, knowing they were downstairs. With a shiver of excitement he’d examine their things, their forbidden things; he’d slide open the drawers, touch the wooden comb with two broken teeth, the carefully rolled ribbon; he’d rummage in the corners, behind the door: the crumpled petticoat, the cotton stocking, only one. He’d touched it; it felt warm.
In his dream the passageway is the same, only bigger. The walls are taller, and yellower: glowing, as if the sun itself is shining through them. But the doors are closed, and also locked. He tries door after door, lifting the latch, pushing gently, but nothing yields. There are people in there though, he can sense them. Women, the maids. Sitting on the edges of their narrow beds, in their white cotton shifts, their hair unbound and rippling down over their shoulders, their lips parted, their eyes gleaming. Waiting for him.
The door at the end opens. Inside it is the sea. Before he can stop himself, down he goes, the water closing over his head, a stream of silvery bubbles rising from him. In his ears he hears a ringing, a faint and shivery laughter; then many hands caress him. It’s the maids; only they can swim. But now they are swimming away from him, abandoning him. He calls out to them, Help me, but they are gone.
He’s clinging onto something: a broken chair. The waves are rising and falling. Despite this turbulence there is no wind, and the air is piercingly clear. Past him, just out of reach, various objects are floating: a silver tray; a pair of candlesticks; a mirror; an engraved snuffbox; a gold watch, which is making a chirping noise, like a cricket. Things that were his father’s once, but sold after his death. They’re rising up from the depths like bubbles, more and more of them; as they reach the surface they roll slowly over, like bloating fish. They aren’t hard, like metal, but soft; they have a scaly skin on them, like an eel’s. He watches in horror, because now they’re gathering, twining together, re-forming. Tentacles are growing. A dead hand. His father, in the sinuous process of coming back to life. He had an overwhelming sense of having transgressed.
He wakes, his heart is pounding; the sheets and comforter are tangled around him, the pillows are on the floor. He is soaked with sweat. After he’s lain quietly for a time, reflecting, he thinks he understands the train of association that must have led to such a dream. It was Grace’s story, with its Atlantic crossing, its burial at sea, its catalogue of household objects, and the overbearing father, of course. One father leads to another.
He checks the time by his pocket-watch, which is on the small bedside table: for once, he’s slept in. Luckily his breakfast is late; but the surly Dora should be arriving at any moment and he doesn’t want to be surprised by her in his nightshirt, caught out in sloth. He throws on the dressing-gown and seats himself quickly at his writing table, turning his back to the door.
He will record the dream he’s just had in the journal he keeps for such purposes. One school of French aliénistes recommend the recording of dreams as a diagnostic tool; their own dreams, as well as those of their patients, for the sake of comparison. They hold dreams, like somnambulism, to be a manifestation of the animal life that continues below consciousness, out of sight, beyond reach of the will. Perhaps the books—the things, as it were – in the chain of memory, are located there?
He must reread Thomas brown’s work on association and suggestion, and Herbart’s theory of the threshold of consciousness—the line that divides those ideas that are apprehended in full daylight from those others that lurk forgotten in the shadows below. Moreau de Tours considered the dream to be the key to the knowledge of mental illness, and Maine de Biran held that conscious life was only a sort of island, floating upon a much vaster subconscious, and drawing thoughts up from it like fish. What is perceived as being known is only a small part of what may be stored in this dark repository. Lost memories lie down there like sunken treasure, to be retrieved piecemeal, if at all; and amnesia itself may be in effect a sort of dreaming in reverse; a drowning of recollection, a plunging under…

 

Rêve de Grace 2
Ma mère dans l’eau

Voici le couteau et la pomme, dit-elle, il faut que tu la pèles d’une seule pièce: puis, sans regarder derrière toi, que tu lances le bout par dessus ton épaule gauche. Il dessinera l’initiale de l’homme que tu épouseras, et, cette nuit, tu rêveras de lui.
J’étais trop jeune pour penser à des maris, mais Mary en parlait beaucoup. Quand elle aurait économisé suffisamment sur ses gages, elle épouserait un jeune et gentil fermier qui aurait déjà une terre de défrichée et une bonne maison de construite; et si elle ne pouvait pas en avoir un comme ça, elle en choisirait un avec une cabane en bois rond et ils construiraient une autre maison, mieux, plus tard. Elle savait même le genre de poules et la vache qu’ils auraient—elle voulait des leghorns blanc et roux et une vache de Jersey pour la crème et le fromage, dont elle disait qu’il n’y avait rien de meilleur.
Je pris donc la pomme, l’épluchai et obtins une pelure d’une seule pièce. Puis je la lançai derrière moi et regardai comment elle était tombée. Il n’y avait pas moyen de dire où était le haut, mais nous finîmes par décréter que c’était un J. Et Mary se mit à me taquiner et à citer les hommes qu’elle connaissait dont le prénom commençait par un J; elle dit que j’allais épouser Jim des écuries qui louchait et qui sentait horriblement mauvais; ou sinon Jeremiah le colporteur qui était beaucoup plus séduisant, sauf que je serais obligée d’arpenter le pays et que je n’aurais pas de maison, mais un ballot que je transporterais sur mon dos comme un escargot. Elle ajouta que je traverserais l’eau trois fois avant que ça n’arrive et je répondis qu’elle inventait tout ça: elle sourit parce que j’avais deviné qu’elle cherchait à m’attraper.
Puis ce fut son tour et elle commença à éplucher un fruit. Mais la peau de sa première pomme se cassa, et celle de la seconde aussi; je lui donnai celle qui me restait, mais elle était tellement énervée qu’elle coupa son bout en deux dès l’instant qu’elle eut commencé ou presque. Alors, elle éclata de rire et déclara que ce n’était qu’un stupide conte de bonne femme; elle mangea la troisième pomme et posa les deux autres sur le rebord de la fenêtre pour les garder jusqu’au matin, tandis que je mangeai ma pomme à moi; et nous nous mîmes à nous moquer des corsets de Mme Alderman Parkinson; mais, derrière toute la rigolade, Mary était toute chamboulée.
Quand nous nous couchâmes, je me rendis bien compte qu’elle ne dormait pas mais qu’elle fixait le plafond, allongée sur le dos à côté de moi; et quand je finis par sombrer dans le sommeil je ne rêvai pas du tout de maris. À la place, je rêvai de ma mère enroulée dans son drap, en train de s’enfoncer lentement dans l’eau froide bleu-vert; le drap se mit à se défaire par en haut et à ondoyer comme sous le vent, et ses cheveux à flotter dans l’eau, à onduler comme des algues; mais ils lui couvraient la figure si bien que je ne pouvais pas la voir, et ils étaient plus sombres que les cheveux de ma mère ne l’avaient été; je compris alors que ce n’était pas du tout elle, mais une autre femme, et qu’elle n’était pas du tout morte derrière le drap, mais toujours vivante.
J’eus peur; je me réveillai, le cœur battant à tout rompre et couverte d’une sueur froide. Mais Mary dormait à présent, elle respirait profondément et la lueur rose et gris de l’aube pointait; et, dehors, les coqs s’étaient mis à chanter et tout était comme à l’accoutumée. Alors, je me sentis mieux.

Margaret Atwood
Alias Grace
Canada   1996 Genre de texte
Roman
Contexte
Ce rêve se situe au chapitre 19. Grace est encore une fois dans la chambre de couture de la maison du Gouverneur et elle a un entretien avec le docteur Simon Jordan. Elle lui parle de Mary, une servante comme elle et son amie, qui l’avait initiée à son travail dans la maison de Mme Parkinson. Le rêve que fera Grace ne lui donnera pas un mari mais est prémonitoire en un autre sens.
Texte témoin
Alias Grace. Toronto, McClelland & Stewart, 1997, p. 192-193.
Captive. Traduit de l’anglais par Michèle Albaret-Maatsch. Paris, Robert Laffont, 1998, p. 178-179.
Texte original
Here is the knife and the apple, she said, and you must take the peel off in one long piece; and then without looking behind you, you must throw it over your left shoulder. And it will spell out the initial of the man you will marry, and tonight you will dream about him.
I was too young to be thinking of husbands, but Mary talked about them a great deal. When she’d saved up enough of her wages, she was going to marry a nice young farmer whose land was already cleared and a good house built; and if she could not get one of those, she would settle for one with a log house, and they would build a better house later. She even knew what kind of hens and cow they would have—she wanted white and reg Leghorns, and a Jersey cow for the cream and cheese, which she said there was nothing better.
So I took the apple and pared it, and I got the peel off in one piece. Then I threw it behind me, and we looked at how it had fallen. There was no telling which was up, but at last we decided that it was a J. And Mary began to tease, and to tell over the names of the men she knew whose names began with a J; and she said I would marry Jim from the stables, who had a squint, and stank horribly; or else Jeremiah the peddler, who was much handsomer, though I would have to tramp the country, and would have no house but the pack I carried on m,y back, like a nail. And she said I would cross water three times before it happened, and I said she was inventing it; and she smiled, because I’d guessed she was tricking me.
Then it was her turn, and she began to peel. But the peel on her first apple broke, and also on the second; and I gave her my extra one, but she was so nervous that she cut it in two almost as soon as she’d begun. And then she laughed, and said it was only a foolish old wives’ tale, and she ate the third apple, and set the other two on the window ledge to keep until the morning, and I ate my own apple; and we turned to making fun of Mrs. Alderman Parkinson’s corsets; but underneath all the funning she was upset.
And when we went to bed, I could tell that she hadn’t gone to sleep, but was lying on her back beside me, staring up at the ceiling; and when I did go to sleep myself, I did not dream of husbands at all. Instead I dreamt of my mother in her winding sheet, drifting down through the cold water, which was blue-green in colour; and the sheet began to come undone at the top, and it waved as if in the wind, and her hair floated out, rippling like seaweed; but the hair was over her face so I could not see it, and it was darker than my mother’s hair had been; and then I knew that this was not my mother at all, but some other woman, and she was not dead inside the sheet at all, but still alive.
And I was afraid; and I woke up with my heart beating very fast, and the cold sweat on me.






Rêve de Simon 2

Des cheveux autour de son cou

Il est trop épuisé pour veiller, lire et travailler comme d’habitude. Il se couche et s’endort immédiatement. Puis il fait un rêve agité. Il est dans une cour fermée où du linge accroché à un fil claque au vent. Il est tout seul, ce qui lui donne une sensation de plaisir clandestin. Les draps et le linge flottent au vent, comme portés par d’opulentes hanches invisibles; comme s’ils étaient vivants. Tandis qu’il observe—il doit être enfant, il est suffisamment petit pour avoir à lever la tête--, un foulard blanc ou un voile de mousseline se décroche du fil et ondule gracieusement dans l’air, pareil à un long bandage qui se déferait ou à de la peinture dans l’eau. Il court pour le rattraper, sort de la cour, dévale la route—il est en pleine campagne à présent—et se retrouve dans un espace champêtre. Un verger. Le tissu s’est emmêlé dans les branches d’un petit arbre couvert de pommes vertes. Il tire dessus et il lui tombe sur la figure; il comprend alors qu’il ne s’agit pas du tout d’un tissu, mais de cheveux, des longs cheveux odorants d’une femme invisible qui s’enroulent autour de son cou. Il se débat; c’est une étroite étreinte; c’est à peine s’il peut respirer. C’est une sensation douloureuse et d’un érotisme presque insupportable, et il se réveille en sursaut.

Margaret Atwood
Alias Grace
Canada   1996 Genre de texte
Roman
Contexte
Le rêve du docteur Simon Jordan se situe à la fin du chapitre 21. Au chapitre précédent, Grace lui avait parlé de la mort de son amie Mary, qui avait été causée par un avortement raté. Mary était enceinte du fils de son patron, George Parkinson. Grace parle aussi de l’étrange épisode de sommeil et d’amnésie qu’elle avait connu après la mort de Mary. Dans ce chapitre, le docteur Jordan se souvient de quelques-uns de ses exploits avec des servantes. Il rend aussi visite au Révérend Verringer afin de vérifier l’histoire de Grace au sujet de Mary. Juste avant le rêve, Simon avait rencontré la femme du Gouverneur et sa fille Lydia, qui pourrait avoir des vues sur lui. 
Texte témoin
Alias Grace. Toronto: McClelland & Stewart, 1997, p. 227.
Captive. Traduit de l’anglais par Michèle Albaret-Maatsch. Paris, Robert Laffont, 1998, p. 206-207.
Texte original He’s too exhausted to stay up late, and read and work as usual. He goes to bed, and sleeps at once. Then he’s dreaming; an uneasy dream. He’s in a fenced yard where laundry flaps on a line. No one else is there, which gives him a sensation of clandestine pleasure. The sheets and linens move in the wind, as if worn by invisible swelling hips; as if alive. As he watches—he must be a boy, he’s short enough to be looking upwards—a scarf or veil of white muslin is blown from the line and undulates gracefully through the air like a long bandage unrolling, or like paint in water. He runs to catch it, out of the yard, down the road—he’s in the country, then – and out into a field. An orchard. The cloth has tangled in the branches of a small tree covered with green apples. He tugs it down and it falls across his face; and then he understands that it isn’t cloth at all but hair, the long fragrant hair of an unseen woman, which is twining around his neck. He struggles; he is being closely embraced; he can scarcely breath. The sensation is painful and almost unbearably erotic, and he wakes with a jolt. 


Rêve de Grace 3

Un ours

C’est un phénomène bizarre, mais aussi profondément endormie que je sois, je sens toujours si quelqu’un approche ou me regarde. C’est comme s’il y avait une part de moi qui ne dormait jamais mais gardait un œil entrouvert; plus jeune, je croyais que c’était mon ange gardien. Mais ça vient peut-être de mon enfance, du temps où, si je tardais à me lever et à me mettre aux travaux de la maison, mon père trouvait prétexte à crier et à me lancer des mots durs et je me voyais arrachée au sommeil par un bras ou sinon par les cheveux. En tout cas, j’étais en train de rêver qu’un ours venait de sortir de la forêt et me regardait quand je m’éveillai en sursaut comme si une main s’était posée sur moi; et il y avait bel et bien un homme debout tout près, à contre-jour, de sorte que je ne pus distinguer son visage. Je poussai un petit cri et essayai de me remettre sur mes pieds tant bien que mal. Je vis alors qu’il ne s’agissait pas d’un homme, que ce n’était que Jamie Walsh, et je restai à ma place.

Margaret Atwood
Alias Grace
Canada   1996 Genre de texte
Roman
Contexte
Ce rêve se situe au chapitre 29. Une fois de plus, Grace raconte son histoire au docteur Jordan. Elle a fini de parler de l’époque où elle travaillait comme servante chez les Kinnear, là où les meurtres ont eu lieu. Grace explique que sa relation avec Nancy, la servante en chef, était tendue. Elle avait été horrifiée de découvrir que Nancy dormait dans le même lit que son patron, M. Kinnear. Tandis que Nancy devenait de plus en plus froide envers Grace, M. Kinnear était de plus en plus amical. Grace révèle aussi qu’un serviteur de M. Kinnear, James McDermott, lui avait dit qu’il avait un plan pour se venger du fait que Nancy l’avait laissé tomber, mais Grace avait cru qu’il faisait le fanfaron. Le jour du rêve de Grace, Nancy lui avait donné un jour de congé parce que c’était son anniversaire. Profitant de ces moments libres, Grace était allée se promener à l’extérieur et elle était tombée endormie, pour être réveillée par son jeune voisin, Jamie Walsh.
Texte témoin
Alias Grace. Toronto, McClelland & Stewart, 1997, p. 309.
Captive. Traduit de l’anglais par Michèle Albaret-Maatsch. Paris, Robert Laffont, 1998, p. 273.
Texte original
It’s a strange thing, but however deeply asleep I may be, I can always sense when there is a person come close, or watching me. It’s as if there is a part of me that never sleeps at all, but keeps one eye a little open; and when I was younger I used to think this was my guardian angel. But perhaps it comes from my early days, when to sleep past my time for getting up, and starting the work of the house, would be the occasion for shouts on the part of my father, and harsh words, and I would find myself hauled up out of sleep by one arm, or else by the hair. In any case, I was dreaming that a bear had come out of the forest, and was looking at me. Then I woke with a start, just as if a hand had been laid on me; and there was a man standing quite near, against the sun so I couldn’t see his face. I gave a little shriek, and began to scramble up. But then I saw it was not a man, but only Jamie Walsh; and I remained where I was. 

 


Rêve de Grace 4

Un malheur pesait sur la maison

Puis je fis un rêve très bizarre. Je rêvai que tout était redevenu calme, que je sortais de mon lit en chemise de nuit, soulevais le loquet de la porte de ma chambre et traversais la cuisine d’hiver, pieds nus, pour aller dans la cour. Les nuages avaient été balayés, la lune brillait d’un vif éclat et les feuilles des arbres ressemblaient à des plumes d’argent. L’air était plus frais, il y avait comme une texture de velours; des grillons stridulaient. Je sentais l’odeur du jardin mouillé et les émanations âcres du poulailler; j’entendais aussi Charley qui hennissait doucement dans l’écurie, ce qui signifiait qu’il avait entendu quelqu’un tout près. Je restais là dans la cour à côté de la pompe, avec le clair de lune qui m’éclaboussait comme de l’eau; et on aurait cru que j’étais pétrifiée.
Puis, de derrière, deux bras m’enlacèrent et se mirent à me caresser. C’étaient des bras d’homme; je sentais la bouche de cet homme sur mon cou, sur mes joues, il m’embrassait ardemment, le corps plaqué contre mon dos; mais c’était comme un jeu de colin-maillard, ce fameux jeu d’enfant, vu que je ne pouvais pas dire de qui il s’agissait ni me retourner et regarder. Je surpris une odeur de poussière de chemin et de cuir et je me dis que c’était peut-être Jeremiah le colporteur; puis ce devint une odeur de crottin, et alors je pensai que c’était McDermott. Mais je n’arrivais pas à me ressaisir et à le repousser. Puis il y eut un nouveau changement et je détectai l’odeur du tabac et du bon savon à raser de M. Kinnear, cela ne me surprit pas, car je m’étais à moitié attendue à quelque chose de la sorte; et, tout du long, la bouche de cet homme inconnu demeura sur mon cou et son haleine soufflait dans mes cheveux. Puis j’eus la sensation que ce n’était aucun de ces trois, mais un autre homme, quelqu’un que je connaissais bien et dont j’avais longtemps été proche, peut-être même depuis mon enfance, mais que j’avais oublié; et que ce n’était pas la première fois que je me retrouvais dans cette situation avec lui. Je sentis une chaleur et une langueur somnolente s’emparer de moi, me pousser à céder et à m’abandonner, vu que c’eût été plus facile, et de loin, que de résister.
Mais j’entendis alors le hennissement d’un cheval et je me rendis compte que ce n’était pas Charley, ni le poulain dans la grange, mais un cheval tout à fait différent. Une grande peur me submergea, mon corps se glaça de la tête aux pieds et je demeurai comme paralysée par la peur; car je m’étais rendu compte que ce cheval n’était pas un cheval de ce monde, mais la monture verdâtre qui surgira au jour du jugement dernier et que son cavalier était Hadès; et que c’était Hadès en personne qui se tenait derrière moi, les bras serrés comme des rubans de fer autour de ma taille, et dont la bouche sans lèvres embrassait mon cou, comme par amour. Mais, en plus de la terreur, j’éprouvais aussi un étrange désir.
Là-dessus, le soleil se leva, non point par degrés comme il le fait quand nous sommes éveillés, monsieur, mais d’un seul coup, dans un grand éblouissement de lumière. Si ça s’était traduit en sons, j’aurais entendu résonner des tas de trompettes; et les bras qui m’enserraient en vinrent à se dissoudre dans le néant. J’étais éblouie par l’éclat de cette lumière, mais, comme je relevais la tête, je vis qu’il y avait, dans les arbres près de la maison de même que dans les arbres du verger, des tas d’oiseaux perchés, d’énormes oiseaux blancs comme neige. C’était une vision sinistre et de mauvais augure, car ils paraissaient ramassés sur eux-mêmes comme prêts à bondir et à détruire; et, en ce sens, ils s’apparentaient à un rassemblement de corneilles, mais des blanches. Cependant, comme j’y voyais plus clair, je remarquai que ce n’étaient pas du tout des oiseaux. Ils avaient une forme humaine et c’étaient les anges dont les robes blanches ont été blanchies dans le sang, comme il est dit à la fin de la Bible; et, en silence, ils jugeaient la maison de M. Kinnear et tout ce qui s’y trouvait. Puis je m’aperçus qu’ils n’avaient pas de tête.
Dans le rêve, je perdais alors connaissance, sous l’effet de la pure terreur, et quand je repris conscience, je me retrouvai dans mon lit, dans ma petite chambre, la courtepointe tirée jusqu’aux oreilles. Mais après m’être levée—c’était déjà l’aube—je m’aperçus que l’ourlet de ma chemise de nuit était mouillé et que j’avais des traces d’herbe et de terre sur les pieds; je me dis que j’avais dû aller marcher dehors à mon insu, comme cela m’était arrivé une fois, le jour de la mort de Mary Whitney; j’en ressentis un coup au cœur.
J’entrepris de m’habiller comme d’habitude en me jurant de rien dire de mon rêve, parce que, à qui aurais-je pu le confier dans cette maison? Si je le racontais en tant que rêve prémonitoire, on ne ferait que se moquer de moi. Mais quand j’allai dehors pomper le premier seau d’eau, je m’aperçus que, dans la nuit, la tempête avait projeté dans les arbres ma lessive de la veille. J’avais oublié de la rentrer; ça ne me ressemblait pas du tout d’oublier une chose pareille, surtout une lessive de blanc sur laquelle j’avais tellement peiné pour enlever les taches; pour moi, ce fut une autre cause de mauvais pressentiment. Et les chemises de nuit et les chemises accrochées aux arbres faisaient bel et bien penser à des anges sans tête; et c’était comme si notre propre linge nous jugeait.
Je ne pouvais me débarrasser du sentiment qu’un malheur pesait sur la maison et que certains, à l’intérieur, étaient destinés à mourir.

Margaret Atwood
Alias Grace
Canada   1996 Genre de texte
Roman
Contexte
Le rêve de Grace se situe à la fin du chapitre 31. Il survient après qu’elle a surpris une conversation entre Nancy et M. Kinnear, au cours de laquelle Nancy dit que Grace est étrange tandis que M. Kinnear dit du bien de son apparence. Après cela, Grace entend leurs ébats amoureux. Elle entend aussi M. Kinnear appeler Nancy sa «sale garce». Auparavant, il y avait des indices laissant deviner que Nancy pourrait être enceinte (ses vêtements ne lui vont plus et elle s’inquiète de voir sa taille épaissir). Plus tôt aussi, M. Kinnear prenait plaisir à regarder Grace à genoux en train de laver le plancher.
Texte témoin
Alias Grace. Toronto, McClelland & Stewart, 1997, p. 333-335.

Captive. Traduit de l’anglais par Michèle Albaret-Maatsch. Paris, Robert Laffont, 1998, p. 291-293.
Texte original
Then I had a very strange dream. I dreamt that all was quiet again, and that I got out of bed in my nightdress, and unlatched my chamber door, and walked across the floor of the winter kitchen in my bare feet, and out into the courtyard. The clouds had been swept away, and the moon was shining brightly, and the leaves of the trees looked like feathers of silver; and the air was cooler, with a touch to it like velvet; and there were crickets chirping. I could smell the wet garden smell, and the sharp tang of the henhouse; and also I could hear Charley whinnying softly from the stable, which meant he knew there was someone close by. I stood there in the yard beside the pump, with moonlight falling over me like water; and it was as if I could not move.
Then two arms stole around me from the back, and began caressing me. They were a man’s arms; and I could feel the mouth of this same man on my neck and cheek, kissing me ardently, and his body pressed up against my back; but it was like the game of blind man’s buff, [sic][ that children play, as I could not tell who it was, nor could I turn and look. I caught a scent of road dust and leather, and thought it might be Jeremiah the peddler; then it changed to a smell of horse dung, so I thought it was McDermott. But I could not rouse myself to push him away. Then it changed again, and was the odour of tobacco, and of Mr. Kinnear’s fine shaving soap, and I was not surprised, as I had been half expecting something of the sort from him; and all the while the mouth of the unknown man was on my neck, and I could feel his breath stirring my hair. And then I felt it was not any of these three, but another man, someone I knew well and had long been familiar with, even as long ago as my childhood, but had since forgotten; nor was this the first time I’d found myself in this situation with him. I felt a warmth and a drowsy languor stealing over me, and urging me to yield, and surrender myself; as to do so would be far easier than to resist.
But then I heard the neighing of a horse, and it came to me that this was not Charley, nor the colt in the barn, but a different horse altogether. A great fear came over me, and my body went entirely cold, and I stood as if paralyzed with fear; for I knew that the horse was no earthly horse, but the pale horse that will be sent at the Day of Reckoning, and the rider of it is Death; and it was Death himself who stood behind me, with his arms wrapped around me as tight as iron bands, and his lipless mouth kissing my neck as if in love. But as well as the horror, I also felt a strange longing.
At this the sun came up, not little by little as it does when we are awake, Sir, but all at once, with a great blare of light. If it had been a sound, it would have been the blowing of many trumpets; and the arms that were holding me melted away. I was dazzled by the brightness; but as I looked up, I saw that in the trees by the house, and also in the trees of the orchard, there were a number of birds perching, enormous birds as white as ice. This was an ominous and baleful sight, as they appeared crouched as if ready to spring and destroy, and in that way they were like a gathering of crows, only white. But as my sight cleared, I saw that they were not birds at all. They had a human form, and they were the angels whose white robes were washed in blood, as it says at the end of the Bible; and they were sitting in silent judgment upon Mr. Kinnear’s house, and on all within it. And then I saw that they had no heads.
In the dream, I then lost consciousness, from sheer terror; and when I came to myself, I was in my own bed, in my small chamber, with the quilt drawn up to my ears. But after I rose—for it was already dawn—I found that the hem of my nightdress was wet, and my feet had the marks of earth and grass on them; and I thought I must have been walking around outside without knowing I was doing so, as had happened to me once before, on the day that Mary Whitney died; and my heart sank within me.
I proceeded to dress as usual, vowing to keep my dream to myself, because who was there I could trust with it, in that house? If I told it as a warning, I would only be laughed at. But when I went outside to pump the first pail of water, there was all the laundry I had done the day before, blown into the trees by the tempest during the night. I’d forgotten to bring it in; it was very unlike me to forget a thing like that, especially a white laundry, which I’d worked so hard at, getting out the spots; and this was another cause of foreboding to me. And the nightdresses and shirts which were stuck in the trees did indeed look like angels without heads; and it was as if our clothing was sitting in judgment upon us.
I could not shake the feeling that there was a doom on the house, and that some within were fated to die.



Rêve de Grace 5

Dédoublement

Je suis allongée sur le lit étroit et dur, sur un matelas en armure de toile grossière, ainsi qu’on appelle l’enveloppe d’un matelas, mais pourquoi est-ce qu’on l’appelle comme ça, d’ailleurs? Le matelas est rempli de paille séchée qui crépite comme un feu quand je me retourne, et, quand je change de position, il me murmure à l’oreille, chut, chut. Il fait noir comme un caillou dans cette pièce et chaud comme un cœur en train de rôtir; si on fixe l’obscurité les yeux ouverts, on est sûr de voir des choses au bout de quelque temps. J’espère que ce ne sera pas des fleurs. Mais c’est le moment où elles aiment à pousser, les fleurs rouges, les pivoines d’un rouge brillant qui ressemblent à du satin, qui ressemblent à des éclaboussures de peinture. Leur terreau, c’est le vide, c’est l’espace vide et le silence. Je murmure, Parle-moi; parce que je préférerais des mots plutôt que ce lent jardinage qui se déroule en silence tandis que les pétales de satin rouge dégoulinent le long du mur.
Je crois que je dors.
Je suis dans le couloir du fond, j’avance en tâtonnant le long du mur. C’est à peine si je vois le papier peint; il était vert, dans le temps. Voici l’escalier qui mène à l’étage, voici la rampe. La porte de la chambre est entrouverte, je peux écouter. Pieds nus sur le tapis à fleurs rouges. Je sais que tu te caches, montre-toi tout de suite ou sinon je vais être obligée d’aller te chercher et, quand je t’aurai attrapée alors, qui sait ce que je ferai.
Je reste figée derrière la porte, j’entends mon propre cœur. Oh non, oh non, oh non.
Voilà, je viens, j’arrive, maintenant. Tu ne m’obéis jamais, tu ne fais jamais ce que je dis, vilaine. Maintenant, je vais être obligé de te punir.
Ce n’est pas ma faute. Qu’est-ce que je peux faire à présent, à quel saint me vouer?
Il faut que tu tires le verrou de la porte, il faut que tu ouvres la fenêtre, il faut que tu me laisses entrer.
Oh, regarde, oh, regarde tous les pétales éparpillés, qu’est-ce que tu as fait?
Je crois que je dors.
Je suis dehors, il fait nuit. Il y a les arbres, il y a le chemin et la clôture en zigzag avec une moitié de lune qui brille et mes pieds nus sur les pavillons. Mais une fois que j’ai contourné la maison, que je suis arrivée devant, voilà que le soleil se couche; les colonnes blanches de la maison sont roses et les pivoines blanches sont d’un rouge rutilant dans la lumière qui s’estompe. J’ai les mains engourdies, je ne sens plus le bout de mes doigts. L’odeur de la viande fraîche monte du sol et m’enveloppe, alors que j’ai dit au boucher que nous ne voulions rien du tout.
Sur la paume de ma main, il y a un désastre. J’ai dû naître avec. Je l’emporte avec moi où que j’aille. Quand il m’a touchée, le malheur lui est tombé dessus.
Je crois que je dors.
Je m’éveille au premier chant du coq, et je sais où je suis. Je suis dans le salon. Je suis dans l’arrière-cuisine. Je suis dans la cave. Je suis dans ma cellule, sous la couverture grossière de la prison dont j’ai vraisemblablement cousu l’ourlet moi-même. Ici, nous faisons tout ce que nous portons et qui nous est utile, de jour comme de nuit. J’ai donc fait ce lit et maintenant je suis couchée dedans.
C’est le matin et il est temps de se lever; et aujourd’hui, il faut que je continue avec cette histoire.

Margaret Atwood
Alias Grace
Canada   1996 Genre de texte
Roman
Contexte
Ce rêve se situe au chapitre 33, alors que Grace dort à la prison pour femmes de Kingston. Avant de se coucher, Grace pense à ce qu’elle va dire au docteur Jordan au sujet du jour des meurtres, car on est presque arrivé à ce moment de son récit. Avant de s’endormir, elle essaie de se rappeler ce que Kinnear, Nancy et McDermott ont dit ce jour-là.
Notes
L’image des pivoines est récurrente à travers le roman. L’histoire commence avec une description des pivoines dans le jardin de Kinnear. Grace continue à voir ces fleurs en imagination. On se demande aussi si Grace n’a pas eu des accès de somnambulisme par le passé.
Texte témoin
Alias Grace. Toronto, McClelland & Stewart, 1997, p. 353-355.
Captive. Traduit de l’anglais par Michèle Albaret-Maatsch. Paris, Robert Laffont, 1998, p. 308-310.
Texte original
I’m lying on the hard and narrow bed, on the mattress made of coarse ticking, which is what they call the covering of a mattress, though why do they call it that as it is not a clock. The mattress is filled with dry straw that crackles like a fire when I turn over, and when I shift it whispers to me, hush. It’s dark as a stone in this room, and hot as a roasting heart; if you stare into the darkness with your eyes open you are sure to see something after a time. I hope it will not be flowers. But this is the time they like to grow, the red flowers, the shining red peonies which are like satin, which are like splashes of paint. The soil for them is emptiness, it is empty space and silence. I whisper, Talk to me; because I would rather have them talking than the slow gardening that takes place in silence, with the red satin petals dripping down the wall. I think I sleep.
I’m in the back passage, feeling my way along the wall. I can scarcely see the wallpaper; it used to be green. Here are the stairs going up, here is the banister. The bedroom door is half open, and I can listen. Bare feet on the red-flower carpet. I know you’re hiding from me, come out at once or I’ll have to find you and catch you, and when I’ve got hold of you, then who knows what I will do.
I’m keeping very still behind the door, I can hear my own heart. Oh no, oh no, oh no.
Here I come, I am coming now. You never obey me, you never do what I say, you dirty girl. Now you will have to be punished.
It is not my fault. What can I do now, where can I turn?
You must unlock the door, you must open the window, you must let me in.
Oh look, oh look at all the spilt petals, what have you done?
I think I sleep.
I’m outside, at night. There are the trees, there is the pathway, and the snake fence with half a moon shining, and my bare feet on the gravel. But when I come around to the front of the house, the sun is just going down; and the white pillars of the house are pink, and the white peonies are glowing red in the fading light. My hands are numb, I can’t feel the ends of my fingers. There’s the smell of fresh meat, coming up from the ground and all around, although I told the butcher we wanted none.
On the palm of my hand there’s a disaster. I must have been born with it. I carry it with me wherever I go. When he touched me, the bad luck came off on him.
I think I sleep.
I wake up at cock crow and I know where I am. I’m in the parlour. I’m in the scullery. I’m in the cellar. I’m in my cell, under the coarse prison blanket, which I likely hemmed myself. We make everything we wear or use here, awake or asleep; so I have made this bed, and now I am lying in it.
It is morning, and time to get up; and today I must go on with the story. 

 
Rêves de Grace 6 et 7

Le papillon

« Cette nuit-là, Mary Whitney m’apparut en rêve. Ce n’était pas la première fois. Elle s’était déjà manifestée, mais jamais pour dire quelque chose. Elle accrochait la lessive, riait, pelait une pomme ou se cachait derrière un drap accroché sur le fil dans le grenier, des choses qu’elle faisait avant que ses ennuis commencent. Et quand je rêvais d’elle de cette façon-là je m’éveillais, apaisée, comme si elle était encore vivante et heureuse.
« Mais ça c’étaient des scènes du passé. Cette fois-ci, elle était dans la pièce avec moi, la pièce même où je me trouvais, laquelle était la chambre de M. Kinnear. Elle était postée à côté du lit, dans sa chemise de nuit, avec les cheveux défaits, comme quand elle a été enterrée; et sur le côté gauche de son corps je voyais son cœur, rouge vif à travers le blanc de sa chemise. Mais je m’aperçus alors que ce n’était pas un cœur, en fin de compte, mais le porte-aiguilles en feutre rouge que je lui avais confectionné pour Noël et que j’avais glissé dans le cercueil avec elle, sous les fleurs et les pétales éparpillés. Et je fus contente de voir qu’elle l’avait gardé et qu’elle ne m’avait pas oubliée.
« Elle tenait dans la main un gobelet de verre, et dedans il y avait un papillon, prisonnier et brillant d’un feu froid et verdâtre. Son visage était très pâle, mais elle me regardait et souriait; et alors elle retira la main du sommet du verre et le papillon s’échappa et fila à travers la chambre. Et j’ai su que c’était son âme, et qu’elle cherchait sa voie vers la sortie, mais la fenêtre était fermée. Et ensuite, je ne pouvais plus voir où il était parti. Je m’éveillai alors, le visage inondé de larmes de tristesse, parce que j’avais perdu Mary une fois de plus.
« J’étais allongée dans l’obscurité avec le bruit de la respiration de Nancy; à mes oreilles, j’entendais mon propre cœur, qui se traînait inlassablement, comme s’il avançait sur une longue route épuisante que j’eusse été condamnée à parcourir, que je le veuille ou pas, sans savoir quand j’en verrais le bout. J’avais peur de me rendormir, de crainte de faire un autre rêve du même genre; et mes appréhensions n’étaient pas infondées, car c’est bien ce qui se produisit.
« Dans ce nouveau rêve, je me promenais dans un endroit où je n’avais encore jamais mis les pieds, tout entouré de grands murs en pierres grises et austères comme les pierres du village où j’étais née, de l’autre côté de l’Océan. Par terre, il y avait de tout petits cailloux gris et, entre ces gravillons, des pivoines poussaient. Elles étaient encore en bouton, de petits boutons durs comme des pommes pas mûres, puis ils s’ouvraient et voilà qu’apparaissaient d’énormes fleurs rouge sombre aux pétales lustrés comme du satin. Puis le vent les défaisait brutalement et elles tombaient par terre.
« Excepté la couleur rouge, elles ressemblaient aux pivoines du jardin de devant le premier jour où j’étais arrivée chez M. Kinnear, quand Nancy était en train de cueillir les dernières; et je la vis dans ce rêve, exactement comme elle était ce jour-là, dans sa robe claire semée de boutons de rose roses avec sa jupe à triples volants et coiffée de la capote de paille qui lui cachait la figure. Elle tenait un panier à fond plat où elle mettait les fleurs. Puis elle se tourna et porta la main à sa gorge comme si elle était surprise.
«  Puis je me retrouvai dans la cour en pierre, en train de marcher, tandis que le bout de mes souliers pointait en mesure sous l’ourlet de ma jupe à rayures bleues et blanches. Je savais que je n’avais jamais eu une robe comme ça avant, et, à sa vue, je ressentis une grande tristesse et une grande désolation. Mais les pivoines continuaient à pousser d’entre les gravillons et je me rendis compte qu’il n’y avait pas de raison qu’elles soient là. Je tendis la main pour en toucher une, et elle avait une texture sèche et je m’aperçus qu’elle était en tissu.
« Puis, devant moi, je vis Nancy, à genoux, les cheveux défaits et du sang lui dégoulinant dans les yeux. Autour du cou, elle avait un fichu en cotonnade blanc imprimée de fleurs bleues, des nigelles de Damas, et c’était mon fichu. Elle tendait les mains vers moi pour demander grâce. À ses oreilles, elle portait les petites boucles en or que je lui enviais dans le temps. Je voulus courir vers elle et l’aider, mais j’en fus incapable; mes pieds continuèrent à avancer à la même allure régulière, comme si ce n’étaient pas mes pieds. Quand je fus presque arrivée à la hauteur de Nancy, à l’endroit où elle était agenouillée, elle sourit. Juste sa bouche, ses yeux étaient dissimulés par le sang et les cheveux, puis elle se décomposa en taches de couleur, elle se dispersa, voile de pétales en tissu rouge qui balaya les cailloux.
« Puis il fit noir tout à coup, un homme apparut, une chandelle à la main, il me barrait l’escalier qui montait au-rez-de-chaussée, et les murs de la cave m’entourèrent de partout et je me rendis compte que je ne sortirais jamais de là.--Vous avez rêvé ça avant l’événement? » demande Simon. Il écrit fiévreusement.
« Oui, monsieur, répond Grace. Et de nombreuses fois depuis. » Sa voix n’est plus qu’un murmure.
« C’est pour ça qu’on m’a enfermée.
--Enfermée? reprend Simon pour l’inciter à continuer.
-- À l’asile, monsieur. À cause des cauchemars.  »
Elle a posé sa couture de côté et regarde ses mains.
« Seulement à cause des rêves? insiste gentiment Simon.
--Ils ont dit que ce n’étaient pas du tout des rêves, monsieur. Ils ont dit que j’étais éveillée. Mais je n’ai pas envie d’en dire davantage là-dessus.  »

Margaret Atwood
Alias Grace
Canada   1996 Genre de texte
Roman
Contexte
Ce rêve se situe vers la fin du chapitre 35. Grace dit au docteur Jordan que Nancy lui avait signifié à elle et à McDermott qu’ils étaient tous deux renvoyés et qu’ils devaient quitter les lieux dans les deux jours. McDermott, après avoir fait jurer à Grace de garder le secret, lui dit qu’il envisage de tuer Nancy et M. Kinnear. Grace n’est pas sûre s’il est sérieux, mais essaie quand même de retarder son projet. Comme M. Kinnear est absent, Nancy invite leur jeune voisin Jamie de venir les distraire en jouant de la flûte. Au moment d’aller se coucher, Nancy demande à Grace de dormir avec elle dans le lit de M. Kinnear. C’est là qu’elle fait ces rêves.
Texte témoin
Alias Grace. Toronto, McClelland & Stewart, 1997, p. 373-376.
Captive. Traduit de l’anglais par Michèle Albaret-Maatsch. Paris, Robert Laffont, 1998, p. 325-327.
Texte original
“That night Mary Whitney appeared to me in a dream. It was not the first time; she’d come before, but never to say anything; she would be hanging up the wash and laughing, or paring an apple, or hiding behind a sheet on the line up in the attic, which were all things she used to do before her trouble came; and when I dreamt about her in that way I would wake up comforted, as if she was still alive and happy.”
“But those were scenes of the past. This time she was in the room with me, the very room where I was, which was Mr. Kinnear’s bedchamber. She was standing beside the bed in her nightdress, with her hair down, as when she was buried; and on the left side of her body I could see her heart, bright red through the white of her dress. But then I saw it was not a heart after all, but the red felt needle-case I made for her that Christmas, which I’d put in the coffin with her under the flowers and the scattered petals, and I was glad to see she still had it with her, and hadn’t forgotten me.
“She was holding a glass tumbler in her hand, and inside it was a firefly, trapped and glowing with a cold and greenish fire. Her face was very pale, but she looked at me and smiled; and then she took her hand from the top of the glass, and the firefly came out and darted about the room; and I knew that this was her soul, and it was trying to find its way out, but the window was shut; and then I could not see where it was gone. Then I woke up, with the tears of sadness running down my face, because Mary was lost to me once more.”
“I lay there in the darkness, with the sound of Nancy’s breathing; and in my ears I could hear my own heart, trudging and trudging, as if on a long and weary road that I was doomed to walk along whether I wanted to or not, and who could tell when I would get to the end of it. I was afraid to go to sleep again, for fear I might have another such dream; and my fears were not in vain, for that is indeed what happened.
”In this new dream, I dreamt I was walking in a place I had never been before, with high walls all around made of stone, grey and bleak as the stones of the village where I was born, back across on the other side of the ocean. On the ground there were loose grey pebbles, and out of the gravel there were peonies growing. They came up with just the buds on them, smnall and hard like unripe apples, and then they opened, and there were huge dark-red flowers with glossy petals, like satin; and then they burst in the wind and fell to the ground.
” Except for being red, they were like the peonies in the front garden on the first day I came to Mr. Kinnear’s, when Nancy was cutting the last of them; and I saw her in the dream, just as she was then, in her pale dress with the pink rosebuds and the triple-flounced skirt, and her straw bonnet that hid her face. She was carrying a flat basket, to put her flowers in; and then she turned, and put her hand up to her throat as if startled.
”Then I was back in the stone yard, walking, with the toes of my shoes going in and out under the hem of my skirt, which was blue and white stripes. I knew I’d never had a skirt like that before, and at the sight of it I felt a great heaviness and desolation. But the peonies were still coming up from the stones; and I knew they shouldn’t be there. I reached out my hand to touch one and it had a dry feel, and I knew it was made of cloth.
”Then up ahead I saw Nancy, on her knees, with her hair fallen over and the blood running down into her eyes. Around her neck was a white cotton kerchief printed with blue flowers, love-in-mist, and it was mine. She was holding out her hands to me for mercy; in her ears were the little gold earrings I used to envy. I wanted to run to her and help her, but I could not; and my feet kept walking at the same steady pace, as though they were not my own feet at all. When I was almost up to Nancy, to where she was kneeling, she smiled. Only the mouth, her eyes were hidden by the blood and hair, and then she came apart into patches of colour, she scattered, a drift of red and white cloth petals across the stones.
”Then it was dark suddenly, and a man was standing there with a candle, blocking the stairs that went up, and the cellar walls were all around me, and I knew I would never get out.”
“You dreamt this before the event?” says Simon. He is writing feverishly.
”Yes Sir,” says Grace. “And many times since.” Her voice has dropped to a whisper. “That was why they put me away.”
”Away?” Simon prompts.
“Into the Asylum, Sir. Because of the bad dreams.” She has laid her sewing awide, and is looking down at her hands.
“Only the dreams?” Simon asks gently.
” They said they were not dreams at all, Sir. They said I was awake. But I do not wish to say any more about it.” 




Rêve de Grace 8

Je revenais de voyage

Voici ce que j’ai rêvé pendant que je dormais entre les draps presque propres de la taverne de Lewiston.
Je remontais la longue courbe de l’allée de chez M. Kinnear, entre les rangées d’érables plantés de chaque côté. C’était la première fois que je voyais tout cela, et, pourtant, je savais que je n’étais pas seule dans l’allée. M. Kinnear marchait derrière moi, sur ma gauche; il était là pour s’assurer qu’il ne me serait fait aucun mal. Puis la lumière brilla à la fenêtre du salon et je compris que Nancy était à l’intérieur, qu’elle attendait de m’accueillir comme je revenais de mon voyage. Car j’étais partie en voyage, j’en étais sûre, et j’avais été absente longtemps. Seulement ce n’était pas Nancy, mais Mary Whitney qui m’attendait. Et je me sentis tellement heureuse de savoir que j’allais la revoir, rétablie et rieuse, comme avant.
Je vis combien la maison était belle, toute blanche, avec les colonnes devant et, à côté de la véranda, les pivoines blanches en fleur, étincelantes dans le crépuscule, et la lumière de la lampe, resplendissante derrière.
J’étais impatiente de me retrouver là-bas, alors que, dans le rêve, j’y étais déjà; mais je me languissais terriblement de cette maison, parce que c’était mon vrai foyer. Et tandis que j’étais en proie à tous ces sentiments la lumière baissa, la maison se trouva plongée dans le noir et je m’aperçus que les vers luisants étaient dehors, qu’ils brillaient; des champs tout autour montait l’odeur des fleurs de laiteron, et l’air chaud et moite de la soirée estivale, si doux, si tendre, me caressait la joue. Et une main se glissa dans la mienne.
Et, juste à ce-moment-là, on frappa à la porte.

Margaret Atwood
Alias Grace
Canada   1996 Genre de texte
Roman
Contexte
Ce rêve occupe tout le chapitre 40. Grace dit au docteur Jordan que c’est le rêve qu’elle a eu la nuit après qu’elle eut quitté la maison de M. Kinnear avec James McDermott. Elle et McDermott s’enfuyaient aux États-Unis. On ne sait pas avec certitude le rôle que Grace a joué dans les meurtres car elle dit au docteur Jordan qu’elle a oublié tout ce qui s’est passé au moment des crimes. On ne sait pas non plus si elle est allée avec McDermott parce qu’elle le craignait ou parce qu’elle avait participé aux meurtres.
Texte témoin
Alias Grace. Toronto, McClelland & Stewart, 1997, p. 413.
Captive. Traduit de l’anglais par Michèle Albaret-Maatsch. Paris, Robert Laffont, 1998, p. 357.
Texte original
This is what I dreamt, as I lay asleep between the nearly clean sheets, in the tavern at Lewiston. I was walking up the long curved drive to Mr. Kinnear’s, between the rows of maple trees that were planted at either side. I was seeing it all for the first time, although I also knew I had been there before, as is the way in dreams. And I thought, I wonder who lives in that house?
Then I knew that I was not alone on the driveway. Mr. Kinnear was walking behind me, to the left; he was there to make sure no harm came to me. And then the lamp came on in the parlour window, and I knew that Nancy was inside, waiting to welcome me back from my journey; for I had been on a journey, I was sure of it, and had been absent a long time. Only it was not Nancy, but Mary Whitney who was waiting; and I felt so happy, to know I would see her again, restored to health and laughing, as she was before.
I saw how beautiful the house was, all white, with the pillars at the front, and the white peonies in flower by the verandah glimmering in the dusk, and the lamplight blooming in the window.
And I longed to be there, although in the dream I was there already; but I had a great yearning towards this house, for it was my real home. And as I felt that, the lamp was dimmed and the house went dark, and I saw that the fireflies were out and glowing, and there was the smell of milkweed blossoms from the fields all around, and the warm damp air of the summer evening against my cheek, so mild and soft.
And a hand was slipped into mine.
And just then there was a knocking at the door. 

 


Rêve de Simon 3
Une dissection

Simon est de retour dans le couloir d’en haut, dans le grenier, à l’endroit où vivent les bonnes. Il devine qu’elles attendent derrière leurs portes fermées, l’oreille tendue, que leurs yeux brillaient dans la pénombre; pourtant, elles ne font pas du tout de bruit. Ses pas, dans ses grosses bottes d’écolier, sonnent creux sur le plancher. Il devrait assurément y avoir une sorte de tapis, ici, ou de natte. Tout le monde dans la maison doit l’entendre.
Il ouvre une porte au hasard, dans l’espoir de trouver Alice, ou peut-être s’appelait-elle Effie? Mais le voici revenu à l’hôpital Guy. Il en sent l’odeur, et c’est tout juste s’il n’en a pas le goût—cette odeur, lourde et dense, de pierre humide, de laine humide, de mauvaise haleine et de chair humaine infectée. C’est l’odeur de l’épreuve et de la désapprobation: il va passer un examen. Devant lui, il y a une table recouverte d’un drap: il doit pratiquer une dissection, alors qu’il n’est qu’étudiant ici, qu’on ne lui a pas appris les gestes à faire, qu’il ne sait pas comment s’y prendre. La pièce est vide, mais il a conscience d’être observé par ceux qui sont là pour le juger.
C’est une femme, sous le drap: il le voit à ses formes. Il espère qu’elle n’est pas trop vieille, car, d’une certaine façon, ce serait pire. Une pauvre femme, morte d’une maladie inconnue. Personne ne sait où ils se procurent les cadavres, ou personne ne le sait avec certitude. Déterrés dans le cimetière par clair de lune, dit la blague étudiante. Non, pas par clair de lune, idiot: par fossoyeurs.
Petit à petit, il s’approche de la table. Ses instruments sont-ils prêts? Oui, voici le chandelier; mais il n’a pas de chaussures et ses pieds sont mouillés. Il faut qu’il soulève le drap, puis qu’il soulève la peau de cette femme, qui qu’elle soit ou ait été, couche après couche. Qu’il écarte ses chairs caoutchouteuses, qu’il l’ouvre par étapes, qu’il la vide comme un poulet. Il tremble de terreur. Elle va être froide, rigide. On les conserve sur de la glace.
Mais, sous le drap, il y a un autre drap et dessous, encore un autre. On croirait un rideau de mousseline blanche. Puis il y a un voile noir, et puis—est-ce possible?—un jupon. Cette femme doit être là, quelque part en dessous; il farfouille frénétiquement. Mais non. Le dernier drap est un simple drap, et il n’y a rien dessous à part un lit. Ça a la forme de quelqu’un qui était couché là. La place est encore chaude.
Il est en train d’échouer désespérément, il échoue à son examen, et devant tout le monde, en plus. Mais, à présent, il s’en moque. C’est comme si on lui avait accordé un répit. Tout va bien se passer, désormais, on va s’occuper de lui. Au-delà de la porte, qui est celle par laquelle il est entré, il y a une pelouse verte et un cours d’eau qui coule un peu plus loin. Le bruit de l’eau courante est très apaisant. Une inspiration rapide, l’odeur des fraises, et une main se pose sur son épaule.
Il se réveille ou rêve qu’il s’éveille. Il sait qu’il doit être encore endormi, parce que Grace Marks se penche vers lui dans l’obscurité étouffante, que ses cheveux défaits caressent sa figure. Il n’est pas surpris et ne se demande pas non plus comment elle a réussi à quitter la cellule de sa prison pour venir ici. Il l’attire vers le lit—elle ne porte qu’une chemise de nuit--, l’écrase sous son poids et s’enfonce en elle avec un grognement de plaisir et sans façons car, en rêve tout est permis. Sa colonne vertébrale lui donne des secousses comme un poisson pris à la ligne et le relâche. Il cherche de l’air.
C’est seulement alors qu’il réalise qu’il n’est pas en train de rêver ni en train de rêver cette femme. Elle est bel et bien là, en chair et en os, immobile à côte de lui dans le lit soudain trop calme, les bras le long du corps, pareille à une effigie; mais ce n’est pas Grace Marks. Impossible de se leurrer plus longtemps sur sa maigreur, sur sa cage thoracique d’oiseau, sur son odeur de linge roussi, de camphre et de violette. Sur le goût opiacé de sa bouche. C’est sa propriétaire maigrichonne dont il ne connaît même pas le prénom. Quand il l’a pénétrée, elle n’a émis aucun bruit, ni de protestation ni de plaisir. Est-ce qu’elle respire seulement?
Timidement, il l’embrasse de nouveau, puis recommence: de petits baisers. C’est ça, ou lui prendre le pouls. Il continue de-ci de-là jusqu’à ce qu’il trouve une veine, celle du cou, qui palpite. Sa peau est chaude, un peu poisseuse, comme du sirop. Les cheveux derrière son oreille sentent la cire d’abeille.
Pas morte, alors.
Oh non, se dit-il. Et puis quoi encore, maintenant? Qu’est-ce que j’ai fait?

Margaret Atwood
Alias Grace
Canada   1996 Genre de texte
Roman
Contexte
Ce récit couvre la totalité du chapitre 42. Simon est en train de dormir à la pension de Mme Humphrey. Grace vient juste de finir son histoire sur les meurtres et sa fuite avec McDermott. Elle lui a dit qu’elle avait planifié de quitter McDermott au petit matin.
Dans ce passage, Simon rêve encore de son enfance quand il fouinait dans les chambres des bonnes. À un moment donné, toutefois, Simon réalise qu’il n’est plus en train de rêver et que Mme Humphrey l’a rejoint dans son lit.
Texte témoin
Alias Grace. Toronto, McClelland & Stewart, 1997, p. 421-423.
Captive. Traduit de l’anglais par Michèle Albaret-Maatsch. Paris, Robert Laffont, 1998, p. 365-367.
Texte original
Simon is in the upstairs corridor again, in the attic, where the maids live. He senses them waiting behind their closed doors, listening, their eyes shining in the semi-darkness; but they don’t make a sound. His footsteps in their thick school-boy boots ring hollowly on the boards. Surely there ought to be some kind of carpet here, or matting; everyone in the house must be able to hear him.
He opens a door at random, hoping to find Alice, or was her name Effie? But he’s back at Guy’s Hospital. He can smell it, almost taste it—that dense, heavy smell of damp stone, damp wool, halitosis, and septic human flesh. It’s the smell of trial and disapproval: he’s going to be examined. Before him is a draped table: he must make a dissection, although he is only a student here, he hasn’t been taught, he doesn’t know how. The room is empty, but he knows he’s being watched, by those who are there to judge him.
It’s a woman, under the sheet; he can tell by the contours. He hopes she isn’t too old, as that would be somehow worse. A poor woman, dead of some unknown disease. No one knows where they get the cadavers; or no one knows for certain. Dug up in the graveyard by moonlight, goes the student joke. No, not by moonlight, you fool: by the Resurrection Men.
Step by step he approaches the table. Does he have his instruments ready? Yes, here is the candlestick; but he has no shoes on, and his feet are wet. He must lift off the sheet, then lift off her skin, whoever she is, or was, layer by layer. Strip back her rubbery flesh, peel her open, gut her like a haddock. He’s shaking with terror. She will be cold, inflexible. They keep them on ice.
But under the sheet there’s another sheet, and under that another one. It looks like a white muslin curtain. Then there’s a black veil, and then—can it be? – a petticoat. The woman must be down there somewhere; frantically he rummages. But no; the last sheet is a bed sheet, and there’s nothing under it but a bed. That, and the form of someone who’s been lying here. It’s still warm.
He is failing desperately, failing his examination, and so publicly too; but now he doesn’t mind that. It’s as if he’s been reprieved. It will be all right now, he will be taken care of.
Outside the door, which is the same one he came in by, there is a green lawn, with a stream flowing beyond it. The sound of the running water is very soothing. There’s a quick indrawn breath, and the smell of strawberries, and a hand touches his shoulder.
He wakes, or he dreams he wakes. He knows he must be asleep, because Grace Marks is bending over him in the darkness, her loosened hair brushing his face. He isn’t surprised, nor does he ask how she has managed to come here from her prison cell. He pulls her down—she is wearing only a nightdress—and falls on top of her, and shoves himself into her with a groan of lust and no manners, for in dreams everything is permitted. His spine jerks him like a hooked fish, then releases him. He gasps for air.
Only then does he realize he’s not dreaming, or not dreaming the woman. She’s really here, in the flesh, lying motionless beside him in the suddenly too-quiet bed, arms at her sides like an effigy; but she is not Grace Marks. Impossible now to mistake her boniness, her bird’s ribcage, her smell of singed linen and camphor and violets. The opium taste of her mouth. It’s his thin landlady, whose first name he doesn’t even know. When he entered her she made no sound, either of protest or delight. Is she even breathing?
Tentatively he kisses her again, then again; small kisses. It’s the alternative to taking her pulse. He works his way around until he finds a vein, the one in her neck, throbbing. Her skin is warm, a little sticky, like syrup; the hairs behind her ear smell of beeswax.
Not dead then.
Oh no, he thinks. What next? What have I done? 

Une illusion
Peur

Au milieu de la nuit le silence me réveille, la pluie a cessé. Obscurité morne, je ne vois rien, j’essaie de remuer les mains, mais en vain. La peur m’arrive en vagues, en bruits de pas, elle est dépourvue de centre; elle m’enserre comme une armure, c’est ma peau, qui, rigide, est effrayée. Ils veulent entrer. Ils veulent que je leur ouvre les fenêtres, la porte, eux ne peuvent le faire. Je suis la seule, ils dépendent de moi mais je ne sais plus qui ils sont; de quelque manière qu’ils reviennent ils ne seront plus les mêmes, ils auront changé. Je l’ai voulu, je les ai appelés, qu’ils arrivent est logique; mais la logique est un mur, je l’ai construit, de l’autre côté se trouve la terreur.
Au-dessus, sur le toit, des doigts tambourinent, c’est l’eau qui s’égoutte des arbres. Je perçois une respiration, retenue, attentive, non point dans la maison mais tout autour.
Au matin, j’ai le souvenir des contours de la fenêtre qui commencent à sortir de l’obscurité, j’ai dû garder les yeux fixés sur elle presque jusqu’à l’aube. Puis je me dis qu’il devait s’agir d’un rêve, de ceux qui créent l’illusion de l’état de veille.

Margaret Atwood
Faire Surface
Canada   1972 Genre de texte
Roman
Contexte
Ce rêve apparait à la fin du chapitre 22. C’est un rêve de la narratrice, qui n’est jamais nommée. La narratrice, avec trois amis, retourne à sa maison natale au Québec. Cette maison se trouve sur une île autrement déserte. Vers la fin du récit, la narratrice devient de plus en plus folle. 
Texte témoin
Faire Surface. Traduit de l’anglais par Marie-France Girod. Montréal : L’étincelle, 1978, p. 205-207.
Édition originale
Surfacing . Toronto: McClelland & Stewart, 1972, p. 174-175.

Texte original
In the middle of the night silence wakes me, the rain has stopped. Blank dark, I can see nothing. I try to move my hands but I can’t. The fear arrives like waves, like footfalls, it has no centre; it encloses me like armour, it’s my skin that is afraid, rigid. They want to get in, they want me to open the windows, the door, they can’t do it by themselves. I’m the only one, they are depending on me but I don’t know any longer who they are; however they come back they won’t be the same, they will be changed. I willed it, I called to them, that they should arrive is logical; but logic is a wall, I built it, on the other side is terror. Above on the roof is the finger-tapping of water dripping from the trees. I hear breathing, withheld, observant, not in the house but all around it.
In the morning I remember the window outline, beginning to emerge; I must have been watching till nearly dawn. Then I think it must have been a dream, the kind that creates the illusion of being awake. 


Je rêve d’eux

Le soir, je m’installe un autre antre, plus éloigné et mieux caché. Je ne mange pas. Je m’étends sur les rochers pour boire l’eau du lac. Au cours de la nuit, je rêve d’eux, d’eux tels qu’ils étaient quand ils vivaient et qu’ils commençaient à vieillir; ils sont dans un bateau, le canoë vert, et ils sortent de l’anse.
Quand je me réveille, le matin, je sais qu’ils sont définitivement partis, qu’ils sont retournés à la terre, à l’air, à l’eau, enfin là où ils étaient quand je les ai appelés.

Margaret Atwood
Faire Surface
Canada   1972 Genre de texte
Roman
Contexte
Ce rêve apparait au début du chapitre 26. C’est un rêve de la narratrice, qui n’est jamais nommée. La narratrice, avec trois amis, retourne à sa maison natale au Québec. Cette maison se trouve sur une île autrement déserte. Vers la fin du récit, la narratrice devient de plus en plus folle. Elle refuse de retourner à la ville avec ses amis. Elle veut rester sur l’île et vivre comme un animal. Ici, on ne sait pas à qui elle pense quand elle dit « eux ».
Texte témoin
Faire Surface. Traduit de l’anglais par Marie-France Girod. Montréal : L’étincelle, 1978, p. 223.
Édition originale
Surfacing. Toronto: McClelland & Stewart, 1972, p. 188.

Texte original
In the evening I make a better lair, further back and better hidden. I eat nothing but I lie down on the rocks and drink form the lake. During the night I have a dream about them, the way they were when they were alive and becoming older; they are in a boat, the green canoe, heading out of the bay. When I wake in the morning I know they have gone finally, back into the earth, the air, the water, wherever they were when I summoned them.


Rennie

Vermine

Elle entre dans la salle de bains, afin de se brosser les dents. Dans le lavabo, il y a un mille-pattes d’au moins vingt-cinq centimètres, avec beaucoup trop de pattes, et deux longues pointes incurvées en avant, ou est-ce à l’arrière? [...]
Cette créature ressemble beaucoup trop à ses propres cauchemars : sa cicatrice s’ouvre comme un fruit avarié et quelque chose de semblable à cela en sort. [...]
Je ne suis plus humaine. Je me sens infestée de vermine. J’ai des cauchemars. Je vois des petits asticots blancs en train de me dévorer de l’intérieur.

Margaret Atwood
Marquée au corps
Canada   1981 Genre de texte
Roman
Contexte
Ces rêves se trouvent dans le deuxième chapitre du roman. Ce sont des rêves de Rennie, la narratrice. Rennie, qui souffrait d’un cancer du sein, a dû avoir une mastectomie. Ces rêves sont courts et séparés par une vingtaine de pages. Dans les deux la narratrice imagine que son corps est infesté de vermine. 
Texte témoin
Marquée au corps. Traduit de l’anglais par Hélène Filion. Montréal : Quinze, 1983, p. 56 et 79.
Édition originale
Bodily Harm . Toronto: McClelland & Stewart, 1981, p. 60 et 83.

Texte original
She goes into the bathroom, intending to brush her teeth. In the sink there’s a centipede, ten inches long at least, with far too many legs, blood-red, and two curved prongs at the back, or is it the front? [...] The creature looks far too much like the kind of thing she’s been having bad dreams about : the scar on her breast splits open like a diseased fruit and something like this crawls out. [...]
I don’t feel human any more, she said. I feel infested. I have bad dreams, I dream I am full of white maggots eating away at me from the inside. 

 

Rennie
Rêve d’éveil

Rennie rêve, elle le sait, elle voudrait se réveiller.
Elle est dans le jardin de sa grand-mère, sur le côté de la maison, elle sait que ce jardin a disparu depuis longtemps, je ne peux m’occuper de tout, disait sa mère, mais il est là, surgi à nouveau, si brillant, si débordant de sève, si plein de zinnias rouges, de roses trémières, de tournesols, de perches garnies de haricots rouges d’Espagne, coiffés de colibris ressemblant à des abeilles de couleurs vives. Pourtant c’est l’hiver, la neige recouvre le sol, le soleil se tient bas à l’horizon, de petits glaçons pendent aux tiges et aux fleurs. Sa grand-mère est là dans sa robe de cotonnade blanche, imprimée de petites fleurs bleues, une robe d’été, elle ne semble pas avoir froid et Rennie sait que c’est parce qu’elle est morte. Une fenêtre est entrouverte, Rennie entend sa mère et ses tantes chanter des cantiques à la cuisine, à trois voix, en lavant la vaisselle.
Rennie étend les mains mais elle n’arrive pas à toucher sa grand-mère, ses mains passant tout droit, comme dans l’eau, dans la neige folle. Sa grand-mère lui sourit, les colibris tournent autour de sa tête, se posent sur ses mains. C’est la vie éternelle, dit-elle.
Rennie lutte pour s’éveiller, elle veut sortir de ce rêve, et finalement elle y réussit. Étendue, les draps enroulés autour du corps, elle se débat, se libère et s’assoit. Il fait gris dehors, la chambre est sombre, ce n’est peut-être pas encore le matin. Il lui faut trouver quelque chose. Elle se lève, pieds nus dans sa longue chemise de nuit de coton blanc attachée dans le dos; mais ce n’est pas un hôpital. Elle s’en va à l’autre bout de la chambre, ouvre les tiroirs de la commode, un à un, et fouille dans les petites culottes, les foulards, les chandails aux manches bien repliées derrière le dos. Ce sont ses mains qu’elle cherche, elle les a mises là, quelque part, bien rangées dans un tiroir, comme des gants.
Rennie ouvre les yeux, elle est bien éveillée cette fois.
Margaret Atwood
Marquée au corps
Canada   1981 Genre de texte
Roman
Contexte
Chapitre 3. Rennie, la narratrice, souffrait d’un cancer du sein et a dû avoir une mastectomie. Elle rêve de sa mère et de sa grand-mère. Elle imagine cette dernière morte. Dans le rêve, elle imagine 
Texte témoin
Marquée au corps . Traduit de l’anglais par Hélène Filion. Montréal : Quinze, 1983, p. 107.
Édition originale
Bodily Harm . Toronto: McClelland & Stewart, 1981, p. 115-116.

Texte original
Rennie’s dreaming, she knows it, she wants to wake up. She’s standing in her grandmother’s garden, around at the side of the house, she knows this garden disappeared a long time ago, I can’t take care of everything is so bright, so full of juice, the red zinnias, the hollyhocks, the sunflowers, the poles with scarlet runner beans, the hummingbirds like vivid bees around them. It’s winter though, there’s snow on the ground, the sun is low in the sky; small icicles hang from the stems and blossoms. Her grandmother is there, in a white cotton dress with small blue flowers on it, it’s a summer dress, she doesn’t seem to mind the cold, and Rennie knows this is because she is dead. There’s an open window, through it Rennie can hear her mother and her aunts singing hymns in the kitchen while they do the dishes, three-part harmony.
Rennie struggles to wake up, she doesn’t want to be in this dream, and finally she makes it. She’s lying in her bed, the sheets twisted around her, she trashes and untangles herself and pushes herself upright. Outside the window is grey, the room is dim, perhaps it’s not yet morning. There’s something she has to find. She stands up, in her bare feet, she’s wearing a long white cotton gown, it ties at the back, but this is not a hospital. She gets to the other side of the room and pulls open her bureau drawers, one after another, rummaging through her slips, scarves, sweaters with their arms tucked carefully behind them. It’s her hands she’s looking for, she knows she left them here somewhere, folded neatly in a drawer, like gloves.
Rennie opens her eyes; this time she’s really awake. 





Rennie

Perception extracorporelle

La frontière entre l’éveil et le sommeil semble à Rennie de plus en plus difficile à franchir. Elle se trouve maintenant près du plafond, dans l’encoignure d’une chambre blanche, à côté d’un appareil de climatisation au ronron continu. Elle peut tout voir, clair et net, comme sous verre. Son corps est étendu sur la table, recouvert d’un drap vert, des personnages sont autour d’elle, masqués, en train d’accomplir un travail, un processus, une incision, mais ce n’est pas au niveau de la peau, c’est le cœur qu’ils cherchent, quelque part par là, qui fuit, comme un poing s’ouvrant et se refermant sur une boule de sang. On est peut-être en train de lui sauver la vie, mais qui peut dire ce qu’ils font, elle ne leur fait pas confiance, elle voudrait aller rejoindre son corps mais elle ne peut descendre. Elle rampe dans les plis du filet comme à travers un terrier, du sable dans les yeux, qui clignent à la lumière, désorientée.

Margaret Atwood
Marquée au corps
Canada   1981 Genre de texte
Roman
Contexte
Rennie, opérée d’un cancer du sein, rêve de cette opération.
Texte témoin
Marquée au corps . Traduit de l’anglais par Hélène Filion. Montréal : Quinze, 1983, p. 160.
Édition originale
Bodily Harm . Toronto: McClelland & Stewart, 1981, p. 172-73.

Texte original There’s a line between being asleep and being awake which Rennie is finding harder and harder to cross. Now she’s up near the ceiling, in the corner of a white room, beside the air-conditioning unit, which is giving out a steady hum. She can see everything, clear and sharp, under glass, her body is down there on the table, covered in green cloth, there are figures around her, in masks, they’re in the middle of a performance, a procedure, an incision, but it’s not skin-deep, it’s the heart they’re after, in there somewhere, squeezing away, a first opening and closing around a ball of blood. Possibly her life is being saved, but who can tell what they’re doing, she doesn’t trust them, she want sot rejoin her body but she can’t get down. She crawls through the grey folds of netting as if through a burrow, sand in her eyes, blinking in the light, disoriented. 


Paul

Un trou

«À quoi rêves-tu?» demande Rennie. C’est son dernier vœu, c’est tout ce qu’elle veut vraiment savoir.
«Je te l’ai déjà dit, répond Paul.
– Mais tu as menti», dit Rennie.
Paul reste silencieux un moment. «Je rêve à un trou dans la terre», dit-il finalement.
– À quoi d’autre? demande Rennie.
– C’est tout, dit Paul. Ce n’est qu’un trou creusé, avec le tas de terre à côté. C’est assez grand et il y a des arbres autour. Je me dirige vers le trou. Des chaussures sont empilées au bord.
– Ensuite? interroge Rennie
– Je me réveille», dit Paul.

Margaret Atwood
Marquée au corps
Canada   1981 Genre de texte
Roman
Contexte
Rennie pousse son amant, Paul, à lui raconter ses rêves. 
Texte témoin
Marquée au corps . Traduit de l’anglais par Hélène Filion. Montréal : Quinze, 1983, p. 230-31.
Édition originale
Bodily Harm . Toronto: McClelland & Stewart, 1981, p 248-49.

Texte original
“What do you dream about?” Rennie says. It’s her last wish, it’s all she really wants to know. “I told you,” Paul says.
“But you lied,” says Rennie.
For a while Paul doesn’t say anything. “I dream about a hole in the ground,” he says finally.
“What else?” says Rennie.
“That’s all,” says Paul. “It’s just a hole in the ground, with the earth that’s been dug out. It’s quite large, there are trees around it. I’m walking towards it. There’s a pile of shoes off to the side.”
“Then what?” says Rennie.
“Then I wake up,” says Paul. 


Rennie

Des yeux d’argent

Rennie rêve à l’homme à la corde, encore et encore. Il est le seul homme avec elle à présent, il l’a suivie, il était là depuis toujours, il l’attendait. Parfois, elle croit que c’est Jake, enjambant la fenêtre, masqué d’un bas de nylon, juste pour rire, comme il l’a déjà fait; d’autres fois, c’est Daniel, et cela explique la présence du couteau. Mais ce n’est ni l'un ni l’autre, et ce n’est pas Paul, ce n’est personne de déjà vu. Le visage change tout le temps, lui échappe, il pourrait aussi bien être invisible puisqu’elle n’arrive pas à le voir, c’est terrifiant, il n’est pas vraiment là, il n’est qu’une ombre, anonyme, familière, avec des yeux d’argent qui fixent les siens et les reflètent.
Lora la secoue, essayant de la réveiller.

Margaret Atwood
Marquée au corps
Canada   1981 Genre de texte
Roman
Contexte
Rennie, la narratrice, rêve des hommes qu’elle a connus. Jake est son conjoint. Daniel est son médecin avec lequel elle a eu une relation amoureuse. C’est Daniel qui a fait sa mastectomie quand elle avait le cancer de seins.
Lora est l’amie de Rennie.
Texte témoin
Marquée au corps . Traduit de l’anglais par Hélène Filion. Montréal : Quinze, 1983, p. 266-67.
Édition originale
Bodily Harm . Toronto: McClelland & Stewart, 1981, p 287

Texte original
Rennie is dreaming about the man with the rope, again, again. He is the only man who is with her now, he’s followed her, he was here all along, he was waiting for her. Sometimes she thinks it’s Jake, climbing in the window with a stocking over his face, for fun, as he once did; sometimes she thinks it’s Daniel, that’s why he has a knife. But it’s not either of them, it’s not Paul, it’s not anyone she’s ever seen before. The face keeps changing, eluding her, he might as well be invisible, she can’t see him, this is what is so terrifying, he isn’t really there, he’s only a shadow, anonymous, familiar, with silver eyes that twin and reflect her own. Lora is shaking her, trying to wake her up. 

 
Souvenir du père mort


Dans les sept jours avant sa mort
j’ai rêvé de mon père à deux reprises.
Premièrement sur la rive,
la plage, les rochers, les chicots de bois flotté,
ma mère enveloppée d’une robe de chambre bleue, affolée :
Il est entré dans le lac, tout habillé,
a simplement avancé dans l’eau coulé.
Pourquoi a-t-il fait ça?

J’ai plongé pour le retrouver –
carapaces d’écrevisses, traces de palourdes sur le sable,
pierres noyées avec leur floraison d’algues –
mais il était descendu trop loin.
Il portait encore son chapeau.
La deuxième fois, c’était l’automne,
nous étions sur une colline, toutes les feuillées tombées,
près de la petite cabane incendiée,
chaque fenêtre givrée blanc de zinc,
chaque bûche restaurée,
non pas troubles ou estompées par le rêve,
mais précises, comme elles étaient.
De tels rêves sont impitoyables.
Mon père est là debout
le dos tourné
dans son parka d’hiver, le capuchon relevé.
Il n’en a jamais eu un comme ça.
Maintenant il s’éloigne en marchant.
Les feuilles éclatantes bruissent, nous sommes incapables d’appeler,
il ne regarde pas.

Margaret Atwood
Morning in the Burned House
Canada   1995 Genre de texte
Poésie
Contexte
Le poème fait partie de la quatrième section du recueil.
Notes
Le poème est présenté au complet. Dans ce même recueil se trouve « Deux rêves, 2. » qui est une continuation de ce poème.
Texte témoin
« Deux rêves. » Matin dans la maison incendiée. Traduit de l’anglais par Marie Évangeline Arsenault. Trois-Rivières : Écrits des Forges, 2004, p. 104-105.
Édition originale
“Two Dreams” Morning in the Burned House. Toronto: McClelland & Stewart, 1995, p. 96-97.

Texte original
In the seven days before his death
I dreamed my father twice.
First by the shore,
the beach, the rocks, the driftwood stumps,
my mother in a blue bathrobe, frantic:
He went into the lake, in all his clothes
just waded out and sank
Why did he do that?
I dove to find him –
the shells of crayfish, clam tracks on sand,
drowned stones with their blooms of algae –
but he was too far down
He still had his hat on.

The second time it was autumn,
we were up on the hill, all the leaves fallen,
by the small cabin that burned down
each window zinced with frost,
each log restored,
not blurred or faded by dream,
but exact, the way they were.

Such dreams are relentless
My father is standing there
with his back turned to us
in his winter parka, the hood up.
He never had one like that.

Now he’s walking away.
The bright leaves rustle, we can’t call,
he doesn’t look. 



Deux rêves


Assises à midi devant une salade de carottes,
ma sœur et moi comparons nos rêves.
Elle dit: Papa était là
dans une sorte de chemise de nuit très étrange
couverte de soies, comme une chemise de poils.
Il était aveugle, il avançait en trébuchant,
butant contre les choses, et je n’arrêtais pas de pleurer.
Je dis: Le mien ressemblait à cela.
Il était encore vivant et tout cela
était une erreur, mais c’était de notre faute.
Il ne pouvait parler, mais il était clair
qu’il voulait tout reprendre, les chaussures, les jumelles
que nous avons données ou jetées.
Il portrait des rayures, comme un prisonnier.
Nous tentions d’être gaies,
mais je n’étais pas heureuse de le voir :
maintenant, nous allions devoir tout recommencer.
Qui nous envoie ces messages?
obliques et étouffés?
Quel bien peuvent-ils faire?
dans la lumière du jour nous savons
que ce qui est parti est parti,
mais la nuit, c’est différent.
Rien ne se termine,
ni la mort, ni le deuil ;
les morts radotent, comme les ivrognes maladroits
vacillant dans les portes
que nous leur ouvrons pendant le sommeil ;
ces invités mal articulés, jamais vraiment les bienvenus,
même ceux que nous avons aimés le plus,
surtout ceux que nous avons aimés le plus
de retour de là où nous les avons poussés trop rapidement ;
de sous la terre, de sous l’eau
ils nous agrippent, ils nous agrippent,
nous ne lâcherons pas.

Margaret Atwood
Morning in the Burned House
Canada   1995 Genre de texte
Poésie
Contexte
Le poème fait partie de la quatrième section du recueil.
Notes
Ce poème est présenté au complet. Il fait suite au récit de rêve qui précède.
Texte témoin
« Deux rêves, 2. » Matin dans la maison incendiée. Traduit de l’anglais par Marie Évangeline Arsenault. Trois-Rivières : Écrits des Forges, 2004, p.107-108.
Édition originale
“Two Dreams, 2” Morning in the Burned House. Toronto: McClelland & Stewart, 1995, p. 99-100.

Texte original
Sitting at noon over the carrot salad
my sister and I compare dreams
She says, father was there
in some kind of very strange nightgown
covered with bristles, like a hair shirt.
He was blind, he was stumbling around
bumping into things, and I couldn’t stop crying.

I say, mine was close.
He was still alive, and all of it
was a mistake but it was our fault.
He couldn’t talk, but it was clear
he wanted everything back, the shoes, the binoculars
we’d given away or thrown out.
He was wearing stripes, like a prisoner.
We we’re trying to be cheerful,
but I wasn’t happy to see him:
now we would have to do the whole thing over again.

Who sends us these messages,
oblique and muffled?
What good can they do?

In the daylight we know
what’s gone is gone,
but at night it’s different.
Nothing gets finished,
not dying, not mourning;
the dead repeat themselves, like clumsy drunks
lurching sideways through the doors
we open them in sleep;
these slurred guests, never entirely welcome,
even those we have loved the most,
especially those we have loved the most,
returning from where we shoved them
away too quickly:
from under the ground, from under the water,
they clutch at us, they clutch at us,
we won’t let go.


 


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