Depuis l’Antiquité, le rêve a longtemps été considéré comme doué d’une origine divine. Révélation, message porté aux hommes par les dieux ou les démons, il est censé être investi d’une « puissance divinatoire, annonciatrice de l’avenir ». Mais lorsque Freud, le premier, tente une approche scientifique du phénomène, il pressent que son entreprise va être jugée dérisoire : « Qu’un médecin se consacre à l’étude du rêve alors que la neuropathie et la psychiatrie offrent tant de phénomènes infiniment plus sérieux […] Non ! ». Il n’en décide pas moins de se livrer à l’autoanalyse de ses songes, conscient que, pour réussir, son entreprise exige que le sujet accepte de délivrer « les pensées inconscientes qui sont derrière le contenu du rêve ».
Le songe dit « d’Irma », survenu le 24 juillet 1895, est le premier grâce auquel Freud fonde sa théorie. Selon lui, le rêve « expose un certain état des choses, tel que je voudrais désirer qu’il soit ; son contenu est donc la satisfaction de désir, son motif est un désir » : il constitue la réalisation d’un désir caché ou refoulé. Après avoir étayé sa thèse sur l’analyse de ses propres rêves, ceux de son entourage et de ses patients, il montre que son concept vaut autant pour les rêves « brefs et simples » que pour les rêves pénibles, affreux ou absurdes. Il répond aux objections que soulève cette affirmation en abordant, dans son chapitre de « la défiguration onirique », la nécessité de distinguer, dans le rêve, le contenu manifeste du contenu latent. C’est le contenu manifeste qui est pénible, affreux ou absurde, alors que le contenu latent est toujours la réalisation d’un désir.
Il procède alors à l’analyse du songe de l’une de ses patientes « pleine d’esprit » qui souhaitait inviter une amie à dîner. Au moment de faire les courses, un dimanche, elle s’aperçoit que tous les magasins sont fermés. Elle décide donc d’appeler un traiteur mais le téléphone est en dérangement. Elle doit « donc renoncer au désir de donner un souper » ce qui semble contraire à sa disposition initiale. Ce rêve contredit donc la théorie freudienne de la satisfaction du désir supposée être opérée par le rêve. C’est sans compter sur l’analyse minutieuse du médecin. De sa discussion avec la patiente, Freud recueille le matériau qui a participé à l’élaboration du songe : quelques jours avant, la patiente et son mari sont allés dîner chez l’amie en question. À l’issue du dîner, le mari a confié à sa femme qu’il trouvait leur hôtesse charmante quoique trop maigre à son goût. Interprétation de Freud : si la rêveuse n’accomplit pas son désir de donner son souper c’est qu’elle ne veut pas « engraisser » cette amie susceptible alors de devenir aux yeux de son mari une « grosse femme » séduisante. Sans négliger le fait, nous dit Freud, que ce songe satisfait un autre désir de la patiente… contredire sa théorie !
Le travail de Freud s’appuie sur deux piliers essentiels : la définition du désir qui est tantôt un vœu, tantôt un souhait aux accents nostalgiques, conscients ou refoulés et l’analyse des mécanismes de construction du rêve qui transforment le contenu latent en contenu manifeste. C’est par le travail de « condensation du rêve » que l’individu, à partir d’une myriade de matériaux et sources épars, fabrique un épisode « bref, indigent, laconique ». Il fournit également les clés d’interprétation des rêves typiques (« le rêve de gêne pour cause de nudité, les rêves de la mort de personnes chères… ») et éclaire leur dimension symbolique.
Tombées cette année dans le domaine public, les œuvres de Freud font l’objet de nouvelles traductions ou rééditions. Et avec elles, ressurgit le souvenir des vieilles querelles ou de l’indifférence qui ont escorté leur publication originale. Die Traumdeutung paraît pour la première fois en novembre 1899 dans l’indifférence générale, ce qui n’empêche aucunement Freud de modifier, peaufiner et préciser son texte, à huit reprises, en trente ans, entre 1899 et 1929 en ajoutant à chaque nouvelle édition, une préface originale et en signalant ajouts et modifications.
Devenu L’interprétation des rêves au fil des traductions, là où Freud avait préféré pour la première version française La science des rêves, l’ouvrage est maintenant une référence, le livre princeps de la psychanalyse. Jean-Pierre Lefebvre, germaniste estimé, traducteur exceptionnel des œuvres de Hegel, Marx et Celan, nous livre une nouvelle traduction qui d’emblée affiche sa différence, son sens de la nuance, en réintitulant le livre L’interprétation du rêve. Avec souplesse, il restitue les qualités littéraires de Freud sans renoncer aucunement à la rigueur des concepts, fournissant parfois pour chacun d’entre eux plusieurs lectures et traductions différentes dans un souci constant d’adéquation parfaite au contexte. Le résultat de ce travail est magistral : une brillante traduction, incontestablement plus lisible, grâce à laquelle chacun, béotien ou spécialiste, peut désormais accéder à l’œuvre.
Par Laure Damon-Codjia
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