samedi 1 janvier 2011

Rêve et développement de la libido

Ma première tentative d’explication psychanalytique de la constitution des affections maniaco-dépressives remonte à plus de dix ans.
J’étais parfaitement conscient de cet essai et de ses résultats, ce que le titre de ma publication exprimait. Il est bon de se rappeler combien la littérature psychanalytique était alors réduite.
Les travaux concernant la folie circulaire étaient particulièrement minces. La pratique privée offrait peu l’occasion d’analyser de tels états de sorte que l’observateur isolé ne pouvait pas réunir une série de cas permettant des constatations comparables.
Pour insuffisants et lacunaires que furent les résultats de mes premières observations, leur exactitude se vérifia cependant. Le texte de Freud " Deuil et Mélancolie " confirma que la mélancolie entretient avec le sentiment normal du deuil le même rapport que l’angoisse névrotique avec la peur. On peut considérer actuellement comme solidement établis la parenté psychologique de la mélancolie et de la névrose obsessionnelle en ce qui concerne le détournement de la libido du patient du monde des objets. Par contre, aucune indice ne nous permettait de situer le lieu de la séparation entre les états mélancoliques et obsessionnels, de même la cause spécifique des troubles circulaires restait totalement obscure.
Je cherchai à la saisir, après que Freud eut échafaudé sa théorie des étapes d’organisation prégénitales de la libido. La psychanalyse de la névrose obsessionnelle lui fit postuler une phase prégénitale du développement libidinal, appelée sadique-anale. Peu après, dans la troisième édition des Trois Essais sur la théorie sexuelle, il décrivait et délimitait une phase encore plus précoce, la phase orale ou cannibalique. Un matériel empirique étendu me permit de montrer (1917) que certaines psychonévroses comportent des traces précises de cette étape d’organisation la plus précoce de la libido. Dès lors, j’étais conduit à supposer que le tableau morbide de la mélancolie provenait d’une régression qui ramenait la libido des patients à ce stade oral précoce. L’ensemble des faits restait trop lacunaire pour en apporter la preuve irréfutable.
Presque simultanément, Freud envisagea le problème de la mélancolie sous un autre jour. Il fit un pas décisif dans la découverte du mécanisme de la mélancolie en montrant comment le patient perd son objet d’amour, et par la suite le reprend en lui par la voie de l’introjection en sorte que les auto-accusations mélancoliques par exemple s’adressent en réalité à l’objet perdu.
La régression libidinale à l’étape orale, le processus d’introjection ont été confirmés par l’observation qui m’a montré de plus leur étroite relation. Les analyses qui servent de base à mon texte ne laissent aucun doute à ce sujet. L’introjection de l’objet d’amour – j’en apporterai la preuve détaillée – est un processus d’incorporation correspondant à la régression de la libido à l’étape cannibalique.
Souvenons-nous aussi de deux autres progrès de nos connaissances également liés au nom de Freud. En premier lieu il a montré que la perte objectale, précédant la survenue de la maladie, est le moment fondamental chez le mélancolique mais non chez l’obsédé.
Si celui-ci a une position des plus ambivalentes à l’égard de son objet d’amour, s’il craint de le perdre, il ne l’en retient pas moins. Cette différence entre les deux maladies est d’une grande portée comme nous espérons le montrer au cours de ce travail.
Ensuite, et plus récemment, Freud a ouvert des voies plus précises pour la compréhension de l’exaltation maniaque. Le progrès de sa démarche par rapport à mes premiers débuts hésitants (1911) apparaîtra par la suite.
Lors du 6° congrès de psychanalyse, en 1920, il devait m’échoir de traiter des psychoses maniaco-dépressives. Je dus décliner cette proposition car je ne disposais d’aucun fait d’observation nouveau. Entre-temps, je pus mener presque à terme la psychanalyse de deux cas graves de maladie circulaire et gagner des aperçus fragmentaires de la genèse d’autres cas de cette espèce. Les données recueillies au cours de ces analyses confirment de façon surprenante la structure des affections mélancoliques et maniaques telle que Freud la conçoit. De plus, les considérations de Freud se trouvent complétées par toute une série de données nouvelles.
La discrétion m’oblige à une certaine retenue dans la communication de mes analyses. Je ne puis pas, en particulier, rendre compte systématiquement de l’histoire de la maladie des deux cas qui furent l’objet d’une analyse approfondie et n’en mentionnerai que de courts passages. ; pour répondre d’avance à la mise en doute du diagnostic, j’ajoute que ces deux patients furent hospitalisés à plusieurs reprises, soumis à l’observation de psychiatres compétents, examinés à titre consultatif par des spécialistes éminents. Le tableau clinique était pour tous si typique, l’évolution circulaire était si caractéristique qu’aucun doute diagnostique ne s’était posé pratiquement.
Je souligne moi-même une certaine limitation de mon matériel d’observation sans lui accorder toutefois une grande importance.
Les patients maniaco-dépressifs que j’ai pu analyser soigneusement tant par le passé qu’actuellement appartiennent tous au sexe masculin. Ce n’est que temporairement que je pus avoir des patientes en observation psychanalytique, à l’exception d’un cas encore en cours.
Je n’ai pas lieu de supposer que l’analyse de telles patientes amènerait à des conclusions radicalement différentes, d’autant moins que les patients des deux sexes présentent une bisexualité accusée, ce qui les rapproches indiscutablement les uns des autres.
Lorsque je présentai mon travail au 7° congrès de psychanalyse à Berlin (1922) l’actualité du problème traité apparaissait en ce que les conférences d’autres participants, qui s’étaient attachés à des aspects différents, parvenaient à des résultats semblables. Je pense en particulier à l’investigation remarquable de Roheim qui nous éclaire si bien sur la psychologie du cannibalisme.
Dans la première partie de mon texte, je n’éluciderai qu’incomplètement certains problèmes posés par les états maniaco-dépressifs, en particulier la relation du patient à l’objet aime au cours de la dépression, de manie et pendant l’ " intervalle libre ". dans la deuxième partie, j’aborderai ces questions sur une base plus large en me consacrant à l’histoire complète du développement de l’amour objectal.
I
MELANCOLIE ET NEVROSE OBSESSIONNELLE
DEUX ETAPES DE LA PHASE SADIQUE-ANALE DU DEVELOPPEMENT DE LA LIBIDO
L’examen comparé du trouble mélancolique et de la névrose obsessionnelle me semble toujours être un point de départ adéquat. La névrose obsessionnelle est en effet apparentée à la mélancolie et la recherche psychanalytique nous a découvert en partie son secret.
Dès 1911, je soulignais les traits communs du tableau clinique et de la constitution de ces deux états : la fréquence des symptômes obsessionnels dans la mélancolie et les dispositions dépressives des obsédés, j’insistais sur l’ambivalence marquée de la vie pulsionnelle globale, s’exprimant plus particulièrement dans le déséquilibre entre les émotions amoureuses et haineuses, entre les aspirations hétérosexuelles et homosexuelles.
Depuis, ces ressemblances ne m’apparaissent plus seulement dans les manifestations accusées des maladies obsessionnelles et mélancoliques, les accalmies de ces affections comportent des points de ressemblance d’importance. en d’autres termes, mon investigation de la mélancolie ne s’appuie pas sur le tableau morbide achevé, mais sur ce qu’on appelle " l’intervalle libre " qui s’insère entre deux épisodes morbides.
Cliniquement, le déroulement des états maniaco-dépressifs apparaît comme intermittent. Par contre, les états obsessionnels évoluent de façon chronique, non sans comporter une tendance nette aux rémissions. Il est même des cas à poussées aiguës, très proches des accès périodiques de la mélancolie. L’observation attentive pendant des périodes prolongées nous montre, ici comme ailleurs, des transitions fluctuantes là ou précédemment nous voyons des contrastes abrupts.
L’examen psychologique approfondi renforce notre conception.
Le sujet prédisposé aux dépressions et aux exaltations périodiques n’est pas en " bonne santé " pendant " l’intervalle libre ". a l’interrogatoire minutieux, on relève que ces patients subissent des modifications mineures dépressives ou hypomaniaques au cours d'un intervalle libre prolongé. Le psychanalyste accordera une valeur particulière au fait que les malades cycliques ont une structure anormale du caractère ; cette structure se recoupe indubitablement avec celle des obsédés. Mes constatations présentes ne me permettent pas de distinguer le caractère des mélancoliques de ce que nous nommons le " caractère obsessionnel ". les mêmes particularités concernant l’ordre, la propreté, la même tendance à l’obstination et à l’entêtement alternent avec une tolérance et une bonté excessives, les mêmes anomalies dans la relation avec l'argent et les biens, qui nous sont connues de l’analyse des obsédés, se retrouvent dans " l’intervalle " chez nos patients circulaires. Ces ressemblances constituent des indices importants des relations psychologiques étroites de ces deux états avec la même phase prégénitale du développement de la libido. Si nous admettons une telle conformité de la constitution caractérologique des personnes prédisposées à la mélancolie et à la mélancolie et à la névrose obsessionnelle, le fait que cette même forme de caractère puisse déboucher sur deux types de maladie nous devient totalement incompréhensible. Nous concevons, il est vrai, que le mélancolique perd sa relation psychosexuelle à l’objet, tandis que l’obsédé réussit en fin de compte à esquiver ce danger. Il n’en reste pas moins inexpliqué pourquoi les uns entretiennent des relations objectales beaucoup plus labiles que les autres.
Du point de vue psychanalytique l’étape de l’organisation de la libido atteinte par un sujet, l’étape à laquelle il régresse en cas d’affection névrotique dépendent de points de fixation qui se sont constitués au cours du développement libidinal. Il en est de même de la relation du sujet avec le monde des objets ; les inhibitions du développement, les processus régressifs sont régulièrement déterminés par des fixations précoces dans le domaine de la libido. Malgré leur relation commune à l’étape sadique-anale, la névrose obsessionnelle et la mélancolie présentent des contrastes fondamentaux tant en ce qui concerne la phase à laquelle la libido régresse au début de la maladie qu’en ce qui touche la conduite à l’égard de l’objet auquel le mélancolique a renoncé, et que l’obsédé retient. Si des états pathologiques aussi différents peuvent procéder de l’étape sadique-anale, celle-ci doit comporter des oppositions internes que nous n’avons pas su différencier jusqu’alors. C’est dire l’insuffisance de notre connaissance de cette étape du développement de la libido.
Nous avons d’autres raisons de soutenir cette conception.
Nous avons reconnu jusqu’ici trois étapes de l’organisation de la libido, chacune marquée par la primauté d’une zone érogène définie ; chronologiquement, il s’agit des zones orale, anale et génitale les émotions appartenant à l’érotisme anal sont étroitement et diversement reliées, à cette étape, avec les pulsions sadiques. J’ai déjà souligné combien souvent, depuis la découverte de Freud, l’observation clinique confirme cette relation, mais sans poser le problème de l’origine de cette conjoncture.
La psychanalyse des névrosés nous a appris l’usage sadique des fonctions excrétrices ; la psychologie de l’enfant l’a confirmé. Nous savons également –est issu de sources pulsionnelles tant sadiques qu’anales. Mais cette sorte d’observation ne nous explique pas leur interaction.
Nous avançons d’un pas lorsque nous considérons une autre donnée psychanalytique bien établie que j’ai étudiée dans le travail cité. Selon cette donnée, ce n’est qu’à l’étape génitale du développement de la libido que l’aptitude pleine et entière à l’amour est acquise. La rencontre de manifestations de sadisme, en particulier de mouvements haineux, hostiles, destructeurs de l’objet, et de l’érotisme anal contraste donc avec l’articulation des tendances objectales aimables et de l’érotisme génital.
Mais cela ne fait que nous rapprocher de la solution du problème. Il demeure irrésolu tant que nous ne comprenons pas pourquoi, à une étape définie du développement , les pulsions sadiques ont une affinité particulière avec l’érotisme anal, plutôt qu’avec les érotismes oral ou génital. L’empirisme psychanalytique peut à nouveau nous venir en aide.
Il nous enseigne que :
  1. L’érotisme anal recèle deux modes de jouissance diamétralement opposés.
  2. La même opposition existe dans le domaine des pulsions sadiques.
L’exonération du contenu intestinal suscite une excitation voluptueuse de zone anale. Un plaisir contraire s’associe bientôt à cette forme primitive de plaisir, le plaisir de la rétention des fèces; or, notre expérience psychanalytique nous montre avec une indiscutable précision que lors de l’étape médiane du développement libidinal, la personne convoitée est ressentie comme un bien à posséder et se trouve ainsi sur le même plan que la forme la plus primitive de la propriété, c’est-à-dire le contenu corporel, la selle. Alors qu’au niveau génital " amour " signifie transfert d’un sentiment positif sur l’objet et comprend une adaptation psychosexuelle à celui-ci, à la phase précédente l’objet est traité comme un bien.
A cette phase l’ambivalence émotionnelle est encore très marquée de sorte que la relation positive du sujet à l’objet consiste à se l’approprier, en le retenant, la relation négative le refuse. Ainsi la perte de l’objet qui menace l’obsédé et qui est réalisée dans la mélancolie signifie l’expulsion de l’objet, au sens de l’expulsion corporelle des selles.
Je présume que sa pratique permet à tout psychanalyste de confirmer cette identification. J’en ai traité plus précisément dans le travail cité. Je voudrais souligner ici que certains névrosés réagissent analement à chaque perte, que ce soit un deuil ou un dommage matériel. Au gré de leur position inconsciente –variable selon l’ambivalence de leur vie affective – ils sont constipés ou diarrhéiques. La perte est donc repoussée ou renforcée grâce au " langage des organes " que nous connaissons bien. La nouvelle de la mort d’un proche parent occasionne à certains une sensation intestinale violente comme si l’intestin entier allait se propulser au-dehors ou comme si quelque chose se déchirait à l’intérieur qui voudrait s’évacuer par voie anale.
Sans vouloir négliger la surdétermination d’une telle réaction, je ne voudrais considérer ici que la cause qui nous intéresse. Dans ce comportement, nous reconnaissons une forme archaïque du deuil que l’inconscient a retenue. Elle mérite d’être située à côté d’un rite primitif mentionné par Roheim : les parents du défunt vident leur intestin sur la tombe de celui qui vient d’être enterré.
Il est à remarquer que notre langue contient des traces précises de l’identification de la perte et de l’exonération des selles. Ainsi, en allemand, les fèces animales sont dites " Losung ". la parenté de ce mot avec " los " (détaché) et le " lose " anglais (perdre est facile à reconnaître.
J’avais communiqué le cérémonial curieux d’une névrosée que cela nous permet de saisir. Une femme qui présentait des traits de caractère anaux particulièrement marqués était généralement incapable de se débarrasser d’objets devenus inutiles. Par intervalles elle éprouvait cependant l’envie d’en finir. Elle avait inventé une méthode consistant en quelque sorte à se leurrer elle-même. Elle quittait alors son domicile, pour la forêt voisine, en introduisant un coin de l’objet à éliminer, un vêtement par exemple, sous la ceinture de son tablier ; en route, elle le " perdait ". Elle revenait par un autre chemin pour ne pas revoir l’objet. pour renoncer à la possession d’un objet, elle devait donc le laisser choir de la face postérieure de son corps.
Mais rien n’est aussi éloquent et démonstratif à notre sens que les manifestations enfantines. Dans une famille de Budapest, un petit garçon menaçait sa bonne en disant : " Si tu ma fâche, je te chie jusqu’à Ofen "  (Ofen est un quartier situé sur l’autre rive du Danube.) pour l’enfant, on se débarrasse d’un importun par voie de défécation. Pour nous autres adultes, cette identification originelle : écarter-perdre-déféquer, nous est devenue étrangère, au point que la psychanalyse doit sonder laborieusement les traces de la pensée primitive en encourant une dénégation incrédule. Certaines productions psychologiques cependant, le mythe, le folklore, le langage, permettent de reconnaître l’aspect inconscient très général de ce mode de penser. Je me contenterai de citer une expression très général de ce mode de penser. Je me contenterai de citer une expression très utilisée dans le langage estudiantin. Lorsqu’un manquement donne lieu à l’exclusion des manifestations officielles d’un étudiant par ses camarades, c’est-à-dire à une sorte d’excommunication, l’expression utilisée est :  " Er gerät in Verchiss " (il est exonéré). L’expulsion d’une personne est manifestement identifiée à l’expulsion corporelle.
La pulsion partielle sadique de la libido infantile nous montre aussi l’opposition entre deux tendances au plaisir. L’une aspire à la destruction, l’autre à la domination de l’objet ). Nous verrons par la suite que la tendance conservatrice qui épargne l’objet s’est constituée par refoulement de la direction pulsionnelle originelle destructrice. Qu’il nous suffise ici de mentionner le phénomène et de noter dès maintenant que la psychanalyse nous permet de saisir les stades précoces de l’amour objectal et ceux qui suivront. Nous ne retiendrons pour le moment que la tendance sadique qui s’oppose à l’existence de l’objet. la mise à l’écart, ou la perte d’un objet peut être considérée par l’inconscient aussi bien comme un comportement sadique de destruction que comme un comportement d’expulsion anale. Souvenons-nous du fait mémorable que les différentes langues conçoivent " perdre " de deux façons correspondant parfaitement à notre expérience psychanalytique.
Rappelons à ce sujet l’analyse, par Freud, du fait de perdre comme tendance inconsciente à écarter : elle se trouve bel et bien confirmée par les langues qui identifient tout simplement perdre et détruire.
Certains modes d’expression nous montrent également à quel point les tendances au rejet anales et sadiques sont liées dans l’inconscient. dans différentes langues, on observe la tendance à n’exprimer qu’allusivement les actes en rapport avec le sadisme. Ces allusions sont empruntées à des activités dont l’expérience psychanalytique nous a montré les sources érotiques anales et coprophiles. Il suffit de rappeler le relief qu’elles prirent au cours de la grande guerre récente, dans les bulletins des armées. On y " nettoyait " (saübern) les territoires ennemis et les tranchées. Dans les rapports français il s’agissait de nettoyer, dans les rapports anglais de cleaning up ou de mopping up .
L’analyse des névrosés nous offre les relations multiples et les renforcements réciproques des tendances conservatrices anales et sadiques – à retenir et à dominer. Il en est de même des tendances destructrices issues de ces deux sources, c’est-à-dire des impulsions à écarter violemment et à détruire l’objet. leur conjugaison est particulièrement nette dans la psychologie de la mélancolie; nous y reviendrons plus précisément par la suite.
Nous ne considérons que brièvement les aspects des manifestations pulsionnelles anales et sadiques dans le caractère obsessionnel.
La recherche exagérée de propreté du caractère obsessionnel s’explique comme formation réactionnelle aux tendances coprophiles, l’amour de l’ordre par des tendances érotiques anales refoulées ou sublimées. Pour juste qu’elle nous paraisse empiriquement, cette conception reste partielle à certains égards. Elle ne tient pas assez compte de la surdétermination des phénomènes psychiques.
Le besoin obsessionnel d’ordre et de propreté de nos patients participe aussi de pulsions sadiques sublimées. Dans le travail déjà mentionné, j’ai tenté de montrer, à l’aide d’exemples, en quoi l’ordre compulsionnel exprime simultanément le désir de domination du névrosé. Il est fait violence aux choses, elles sont pressées dans un certain système méticuleux. Il n’est pas rare que des personnes soient soumises à ce système. Je songe à la compulsion de nettoyage de certaines ménagères. Elles font en sorte qu’aucun objet ne trouve le repos. La maison entière est sens dessus dessous et les autres doivent se plier à ces agissements maladifs. Cette domination apparaît sans déguisement dans le cas de caractère obsessionnel marqué chez les ménagères compulsionnelles et les bureaucrates névrotiques. Soulignons les aspects sadiques du trait anal de l’entêtement et nous reconnaissons les voies de confluence des pulsions anales et sadiques.
Pour expliquer le déroulement psychologique qui préside à l’entrée dans la névrose obsessionnelle et dans la mélancolie, il nous faut revenir encore sur les périodes relativement asymptomatiques de la vie du patients. La " rémission " de l’obsédé, l’" intervalle " du maniaco-dépressif se révèlent des temps de sublimations réussies des pulsions anales et sadiques. Lorsqu’une occasion particulière réveille le danger de la " perte objectale " au sens précédemment élucidé, les patients des deux groupes ont des réactions violentes. Toute la force de la libido à fixation positive s’élève à l’encontre de la suprématie menaçante du courant hostile aux objets. Là ou les tendances conservatrices – garder et soumettre- prédominent, le conflit avec l’objet d’amour donne lieu aux manifestations obsessionnelles. Lorsque, par contre, les tendances sadiques-anales qui visent à détruire et  à rejeter l’objet l’emportent, le sujet aboutit à un état de dépression mélancolique.
Nous ne serons pas étonnés de découvrir des composantes obsessionnelles dans la mélancolie et des modifications dépressives de l’humeur dans la névrose obsessionnelle. Dans ces cas, les tendances destructrices ou conservatrices n’ont pas su se manifester à elles seules. Mais l’une des tendances domine nettement dans le tableau clinique. Nous n’avons pas encore de lumières sur ces conduites contrastées.
L’expérience psychanalytique quotidienne, l’observation directe des enfants confirment le point de vue selon lequel les pulsions destructrices et rejetantes de l’objet sont ontogénétiquement les plus anciennes. Le développement psychosexuel normal fait que l’individu acquiert la capacité d’amour objectal. Le chemin qui mène de l’auto-érotisme infantile initial à l’amour objectal achevé nécessite une investigation. Mais il semble acquis que la libido de l’enfant est d’abord sans objet (auto-érotique), qu’elle trouve son premier objet dans le moi et ne se tourne qu’ultérieurement vers les objets. Cette inclination sera encore longtemps marquée d’ambivalence et ce n’est qu’à une période relativement tardive de l’enfance que le sujet est apte à une attitude parfaitement amicale vis-à-vis des objets.
Si nous comparons le destin de la libido dans la névrose obsessionnelle et dans la mélancolie, il est indubitable que l’obsédé, tout incertaine que soit sa relation objectale, ne s’éloigne pas, régressivement, autant du but final du développement que le mélancolique. C’est la rupture des relations objectales qui inaugure la maladie dépressive.
L’expérience psychanalytique nous avait imposé l’hypothèse d’une phase prégénitale, sadique-anale du développement de la libido, elle nous contraint maintenant à postuler deux étapes à l’intérieur de cette phase. A l’étape plus tardive, se situent les tendances conservatrices:   retenir-dominer, à l’étape la plus précoce les aspirations hostiles à l’objet : détruire-perdre. La régression à l’étape la plus tardive permet à l’obsédé de maintenir son rapport avec l’objet. au cours des accalmies, il parvient à une sublimation des pulsions sadiques et anales, en sorte que son comportement à l’égard du monde des objets peut paraître normal à une observation superficielle. Il n’en est pas autrement dans la mélancolie dont la guérison est même affirmée par la psychiatrie clinique. Le maniaco-dépressif réussit des modifications pulsionnelles semblables au cours de périodes asymptomatiques. Mais s’il entre en conflit aigu avec son objet d’amour, il se retire aussitôt de ses relations avec lui. Il devient alors clair que l’ensemble des sublimations et des formations réactionnelles qui le font ressembler au " caractère obsessionnel " tirent leur origine de l’étape la plus profonde de la phase sadique-anale du développement.
La distinction de deux étapes sadique-anales, précoce et plus tardive, semble avoir une signification fondamentale. A la frontière de ces deux stades du développement de produit un renversement décisif de la relation de l’individu au monde objectal. Si nous prenions au sens étroit la notion d’"amour objectal " nous pourrions dire qu’il débute précisément à cette frontière car, dorénavant, c’est la tendance à la conservation de l’objet qui primera.
Cette frontière entre les deux étapes de l’organisation sadique-anale a plus qu’un intérêt théorique. Non seulement cette supposition éclaire une période définie du développement psychosexuel de l’enfant, mais elle nous permet aussi des vies plus profondes concernant les modifications régressives de la libido dans les psycho-névroses. Il nous apparaîtra par la suite que le processus régressif du mélancolique ne s’arrête pas à l’étape sadique-anale précoce mais tend vers les organisations libidinales encore plus primitives. Tous se passe comme si le franchissement de cette frontière était particulièrement gros de conséquences néfastes. La dissolution des relations objectales semble précipiter une chute de la libido d’étape en étape.
En accordant une telle signification à la limite entre les deux étapes sadique-anales, nous sommes en accord avec la position médicale antérieure. Cette séparation née de l’empirisme psychanalytique coïncide avec la délimitation née de l’empirisme psychanalytique coïncide avec la délimitation des névroses par rapport aux psychoses de la médecine clinique. Cependant, nous ne tenterons pas d’établir une distinction figée des troubles nerveux et des troubles psychiques. Nous serons bien plutôt enclins à considérer que la libido d’un être peut franchir la frontière entre les deux étapes sadiques-anales lorsqu’un motif idoine apparaît et que certaines fixations de son développement libidinal en offrent la possibilité.
II
PERTE OBJECTALE ET INTROJECTION AU COURS DU DEUIL NORMAL ET DES ETATS PSYCHIQUES ANORMAUX
Notre étude est partie de " l’intervalle libre " des états périodiques de dépression et d’exaltation. elle peut concerner dorénavant le prélude à la maladie mélancolique proprement dite – la perte objectale ainsi que Freud l’a appelée – et les phénomènes d’introjection de l’objet d’amour perdu qui lui sont liés.
Dans " Deuil et mélancolie " Freud a décrit les traits fondamentaux du processus psychosexuel chez le mélancolique tel que certains traitements de patients dépressifs l’avaient révélé à son intuition. Une base casuistique suffisante de sa théorie fait défaut dans la littérature psychanalytique. Le matériel que je communiquerai veut être plus que l’illustration de la théorie et jeter les bases d’une estimation plus rigoureuse des processus de la maladie mélancolique et du deuil. Nous verrons que jusqu’ici notre connaissance de la psychologie de la mélancolie et du deuil restait limitée.
On voit de temps à autre des cas de dépression mélancolique grave ou la perte et l’introjection de l’objet d’amour sont reconnaissables même sans psychanalyse. Il est vrai que cette saisie rapide des relations psychologiques n’est devenue possible que depuis que Freud a attiré notre attention sur ces aspects fondamentaux. Le Dr Elekes de Klausenburg m’a fait part d’un exemple particulièrement instructif de sa pratique hospitalière. Il s’agissait d’une patiente hospitalisée pour dépression mélancolique. Elle s’accusait sans arrêt d’avoir volé. Il n’en était rien. Mais il est vrai que son père avec lequel elle vivait et qu’en célibataire elle avait aimé de toutes ses forces avait été arrêté pour vol. l’affection mélancolique survint à la suite de ces faits qui la séparaient de son père et surtout avaient suscité une réaction psychique profonde dans le sens de l’éloignement du père. L’introjection suivit immédiatement la perte de la personne aimée. C’est maintenant la patiente elle-même qui a volé et nous ne pouvons que confirmer la conception de Freud, selon lequel les auto-accusations mélancoliques s’adressent en réalité à la personne aimée.
Si la perte, de même que l’introjection, de l’objet sont facilement reconnaissables dans certains cas, il est à remarquer cependant qu’une telle reconnaissance garde un caractère superficiel car elle ne constitue en rien une explication du processus. La relation entre la perte objectale et les tendances à perdre et à détruire de l’étape sadique-anale précoce ne s’éclaire que grâce à une psychanalyse faite dans les règles de l’art. il en est de même du caractère d’incorporation orale de l’introjection. un regard rapide ne découvre pas le conflit ambivalentiel inhérent à la mélancolie. J’espère que les faits que je rapporterai permettront de combler quelque peu cette lacune de notre savoir.
D’emblée, je dois souligner que la compréhension profonde du déroulement du deuil normal nous fait défaut, car rien de l’investigation psychanalytique directe de cet état d’âme chez le normal ou le névrosé (Je veux dire dans le sens des névroses de transfert) ne nous est connu jusqu’ici. Freud a bien indiqué que le conflit ambivalentiel grave du mélancolique n’existe pas chez l’individu sain. Mais la façon dont s’effectue chez le normal le " travail du deuil " nous est mal connue. Une expérience des plus récentes m’a fait entrevoir ce que je cherchais depuis longtemps et m’a appris que la perte réelle d’un objet est également temporairement suivie d’une introjection de la personne aimée.
Un de mes analysés eut le malheur que sa femme tombât gravement malade pendant sa cure. Elle attendait son premier enfant. La gravité de la maladie amena à interrompre la grossesse par une césarienne. Mon analysé qui fut appelé d’urgence arriva alors l’opération était achevée. Mais cette intervention ne sauva ni la vie de la mère, ni celle de l’enfant né prématurément. Mon analysé revint à Berlin à quelque temps de là. La poursuite de l’analyse et particulièrement un rêve de cette période montrent indubitablement que la perte douloureuse fut suivie d’un processus d’introjection de type oral-cannibalique.
L’une des manifestations les plus remarquables de cet analysé fut un dégoût de l’alimentation pendant des semaines. Cela était contraire à toutes ses habitudes de vie, mais rappelait par contre le refus de nourriture des mélancoliques. Un jour, cette répugnance se dissipa et le soir le patient fit un repas copieux. La nuit suivante, il rêva assister à l’autopsie de sa femme décédée. Le rêve comportait deux scènes contrastées. Dans l’une les partie du cadavre se ressoudaient, la morte donnait des signes de vie et le rêveur la cajola dans un état de bonheur extrême. Dans l’autre, la vue de l’autopsie rappelait au rêveur des animaux immolés dans une boucherie.
L’autopsie à deux reprises figurée dans le rêve se reliait à l’opération (sectio Caesarea). Dans une image onirique elle aboutit à la reviviscence de la morte, dans l’autre elle donne des associations cannibaliques. Parmi les évocations du patient, il est à retenir que la vue des parties du cadavre s’associe au repas de la veille, en particulier à un plat de viande qu’il consomma.
Nous voyons donc la même situation onirique aboutir à deux issues différentes qui coexistent comme fréquemment lorsque le rêve veut exprimer un " de même que ". la consommation de la chair de la morte est identifiée à sa résurrection. L’investigation de Freud nous apprend que l’introjection mélancolique réanime effectivement l’objet perdu : " Il est érigé à nouveau dans le moi." Notre patient endeuillé s’était laissé aller pendant un temps à sa douleur, comme s’il n’y avait point d’issue. Le dégoût alimentaire renferme un jeu avec sa propre mort, comme si la mort de l’objet d’amour enlevait son charme à la vie. L’effet de choc de la perte est égalisé par le processus inconscient de l’introjection de l’objet perdu. Tandis qu’il s’accomplit, le patient redevient apte à se nourrire comme auparavant et son rêve annonce simultanément la réussite du " travail de deuil ". le deuil contient une consolation : l’objet aimé n’est pas perdu car maintenant je le porte en moi et ne le perdrai jamais!
Nous reconnaissons ici le même déroulement psychologique que dans l’affection mélancolique. Nous reviendrons par la suite sur le fait que la mélancolie est une forme archaïque du deuil. L’observation précédente nous permet de voir que le travail de deuil du sujet normal s’effectue également sous la forme archaïque dans les couches psychiques profondes.
En cours de rédaction, je découvre qu’un autre auteur a entrevu le processus de l’introjection dans le deuil normal. Dans son livre du ça, Groddeck interprète le grisonnement d’un patient à la suite de la mort de son père comme la tendance inconsciente à se rendre semblable au vieux père, à le reprendre ainsi en lui, et à obtenir sa place auprès de sa mère.
Je me vois contraint à livrer une contribution issue de ma propre vie. Lorsqu’en 1916 parut le travail déjà cité de Freud,   " Deuil et Mélancolie ", je fus saisi d’une difficulté inhabituelle à suivre la pensée de l’auteur. j’étais tenté de rejeter " l’introjection de l’objet aimé ". je soupçonnais que ce " non " était peut-être effectivement déterminé par le fait que la découverte du maître concernait un domaine pour lequel je me passionnais moi-même. Par la suite je dus reconnaître que ce motif proche n’avait pas une signification exhaustive.
A la fin de l’année précédente (1915) j’avais été endeuillé par la mort de mon père ; ce deuil se manifestait d’une façon que je ne savais pas rapporter alors au processus d’introjection. un grisonnement marqué de ma chevelure en était le signe le plus évident. Il fut suivi par une réapparition de la couleur de mes cheveux au bout de quelques mois. Je m’expliquais ce phénomène par l’ébranlement que j’avais subi. Mais je me rallie entièrement à la conception de Groddeck en ce qui concerne la relation profonde entre le deuil et le grisonnement.
J’avais vu mon père pour la dernière fois quelques mois avant sa mort. En permission de l’armée, je l’avais trouvé bien vieilli et affaibli ; je fus marqué surtout par la blancheur presque complète des cheveux et de la barbe plus longue que d’habitude du fait qu’il était alité. Ma dernière visite à mon père resta particulièrement liée à cette impression. Des circonstances accessoires et d’autres manifestations que je ne puis rapporter ici me font attribuer mon grisonnement au processus d’injection.
Le motif essentiel de ma répugnance à l’égard de la théorie freudienne du processus morbide mélancolique se révéla donc être ma tendance à utiliser ce mécanisme au cours de mon propre deuil.
Si en principe l’introjection du deuil chez le normal (et le névrosé) est conforme à celle du mélancolique, il est nécessaire d’apprécier leurs différences essentielles. Chez le sujet normal cette introjection fait suite à une perte réelle (décès) et est avant tout au service de la conservation de la relation avec le défunt ou, ce qui revient au même, de sa compensation. Jamais sa conscience n’est débordée comme celle du mélancolique. L’introjection mélancolique survient sur la base d’une perturbation fondamentale de la relation libidinale à l’objet. Elle est l’expression d’un conflit ambivalentiel dont le moi ne parvient à se retrancher qu’en prenant à son compte l’hostilité concernant l’objet.
Récemment les dernières recherches de Freud ont attiré notre attention sur l’importance beaucoup plus grande que nous ne l’avions admise jusque-là de l’introjection dans la psychologie humaine. Je me réfère surtout à une remarque de Freud sur la psychanalyse de l’homosexualité. d’après une conception que l’auteur propose sans argument de fait, certains cas d’homosexualité se ramèneraient à l’introjection par le sujet du parent de sexe opposé. Un jeune homme serait ainsi attiré par les hommes parce qu’il aurait pris sa mère en lui par un mécanisme psychologique d’incorporation et réagit aux hommes à sa façon. Dorénavant. Nous connaissons une autre cause de constitution de l’homosexualité. nos analyses d’homosexuels nous apprennent qu’en règle générale un dépit amoureux détache le fils de sa mère au profit de son père vis-à-vis duquel il s’identifie à sa mère, comme le fait habituellement la fille. Ces deux possibilités me sont apparues chez le même sujet il y a peu de temps au cours d’une psychanalyse. Un patient à disposition bisexuelle, mais à ce moment homosexuelle, s’était conduit à deux reprises de façon homosexuelle, une fois lors de sa petite enfance, puis à la puberté. Ce n’est que la deuxième fois qu’il se passa quelque chose qui mérite le nom d’introjection car le moi du patient fut effectivement abordé par l’objet introjecté. Il me semble indispensable de donner un aperçu de cette analyse. Les faits que je rapporterai aident non seulement à comprendre l’introjection, mais aussi certains symptômes de la manie et de la mélancolie.
Ce patient était le deuxième et dernier enfant et avait été très gâté au cours de sa première année. La mère l’allaitait encore au cours de sa deuxième année et autorisait cette jouissance à sa demande véhémente au cours de la troisième année ou elle commença seulement à le sevrer. Ce sevrage fut très difficultueux et une série d’événement simultanés privèrent brusquement l’enfant du paradis ou il avait vécu. Il avait été l’enfant préféré de ses parents, de sa sœur, son aînée de trois ans, et de la gouvernante. La sœur mourut, la mère se retira dans un deuil prolongé et d’une intensité anormal et appartient encore moins à l’enfant déjà sevré. La gouvernante quitta la maison. Les parents ne supportèrent plus de vivre dans une maison ou tout leur rappelait l’enfant disparu. On déménagea dans un hôtel, plus tard dans une autre maison. Ainsi mon patient avait perdu tout ce qui jusqu’alors avait été maternel : sa mère lui avait retiré son sein, puis s’était exclue par son deuil. La sœur et la gouvernante avaient disparu et la maison même, ce symbole de la mère, n’existait plus. Il n’est pas surprenant de voir le garçon se tourner vers son père. Après l’entrée dans la nouvelle maison, l’enfant s’attacha à une voisine aimable et la préférait de façon ostentatoire à sa mère. Ici apparaît le clivage de la libido qui s’adresse pour une part au père, pour une part à une femme prise comme substitut maternel. Au cours des années suivantes, le garçon développa un intérêt érotique marqué à l’égard de garçons plus âgés, proches du père sur le plan physique.
Un retour de sa libido de son père à sa mère se fit à la fin de son enfance lorsque son père s’adonna de plus en plus à la boisson. Il était adolescent lorsque son père mourut et il vécut avec sa mère à laquelle il était tendrement attaché. Mais après un court veuvage la mère se remaria et partit pour de long voyages avec son mari. Ainsi, elle repoussa nouveau l’amour du fils : quant au beau-père, il excitait son ressentiment.
Il y eut alors une nouvelle vague d’érotisme homosexuel mais son attirance concernait un autre type d’hommes dont certaines caractéristiques appartenaient à la mère du patient. Le type d’homme élu précocement et celui qui fut choisi par la suite contrastent de la même manière que le père et la mère du patient quant à leurs caractéristiques physiques. Dans ses liaisons. Le patient adoptait l’attitude de sa mère à l’égard des jeunes hommes du deuxième type devenus ses objets libidinaux préférés : il était, selon sa propre description, plein de tendresse, d’amour et de sollicitude comme une mère. Plusieurs années après, la mère du patient mourut. Il demeura auprès d’elle pendant sa dernière maladie et tint la mourante dans ses bras. Le bouleversement émotionnel qui s’ensuivit s’explique en profondeur du fait que cette situation représentait le renversement accompli de l’état du patient enfant au sein et dans les bras de sa mère. A peine sa mère morte, il rejoignit la ville voisine ou il résidait. Son humeur n’était nullement celle du deuil, au contraire, elle était d’heureuse exaltation. Il m’exposa son sentiment primordial d’avoir sa mère en lui pour toujours et sans limites. Il se subsistait que l’inquiétude de savoir le corps de sa mère encore visible. Ce n’est qu’après l’enterrement qu’il put s’adonner à son sentiment de possession illimitée de sa mère.
S’il m’était possible de publier d’autres aspects de cette psychanalyse, l’ " incorporation " de la mère serait encore plus évidente, mais les faits rapportés parlent déjà d’eux-mêmes.
L’introjection de l’objet d’amour s’est faite lorsque le remariage enleva sa mère au patient. La libido ne put pas se diriger vers le père comme cela avait eu lieu au cours de la quatrième année du patient: le beau-père n’était pas en mesure de la fixer. Le dernier objet d’amour infantile qui était resté au patient avait été le premier. Il se défendait d’être atteint par cette lourde perte par la voie de l’introjection.
Le sentiment de bonheur auquel il parvint contraste de façon stupéfiante avec l’effet terrible du même processus chez le mélancolique. Cet étonnement cède si nous nous remémorons ce que Freud a dit du processus d’introjection mélancolique. Il suffit de renverser sa constatation que " l’ombre de l’objet d’amour perdu est tombée sur le moi ". dans l’exemple précédent, ce n’est pas l’ombre, mais l’éclat rayonnant de la mère aimée qui s’est proposé au fils. S’il en fut ainsi, c’est que chez l’homme normal aussi la perte réelle de l’objet d’amour écarte facilement les sentiments hostiles en faveur de la tendresse. Il en est autrement chez le mélancolique ! le conflit d’ambivalence de la libido est si grave que tout sentiment d’amour est immédiatement menacé de son inverse. Une quelconque " défaillance ", une déception par l’objet d’amour favorise quelque jour une vague de haine qui submerge les sentiments d’amour trop labiles. La perte de l’investissement positif conduit ici à une conséquence majeur : au renoncement à l’objet. dans le cas décrit -non mélancolique – la perte réelle fut la première et entraîna une modification libidinale.
L’INTROJECTION MELANCOLIQUE.
LES DEUX ETAPES DE LA PHASE ORALE DU DEVELOPPEMENT DE LA LIBIDO
Je ferai précéder d’un exemple particulièrement instructif les considérations suivantes sur l’introjection dans la mélancolie.
Le patient en question avait déjà fait plusieurs épisodes mélancoliques lorsque je le vis. Il était en convalescence lorsque nous commençâmes son analyse. L’épisode grave alors achevé avait débuté dans des circonstances très particulières. Le patient était depuis assez longtemps en relation avec une jeune fille à laquelle il se fiança. Pour des raisons que je n’approfondirai pas ici, son attachement avait fait place à une forte résistance. Il en arriva à un détachement total de son objet d’amour et à une dépression marquée, de forme délirante. L’identification de la fiancée avec la mère devint évidente pendant la psychanalyse. Au cours de la convalescence, il y eut un rapprochement avec la fiancée qui était demeurée attachée au patient. Mais au bout de quelque temps, se manifesta un recul bref dont je pus observer à titre d’analyse l’éclosion et la disparition.
Cette opposition à sa fiancée se manifesta également par " une efflorescence symptomatique passagère ". au cours des jours ou son humeur se modifiait dans le sens de la dépression, le patient était contraint à contracter les muscles de son sphincter anal. Le symptôme se révéla pluridèterminé. Ici nous retiendrons la signification d’une rétention force née du contenu intestinal. Nous savons que ce contenu est pour l’inconscient le prototype de la possession. Cette manifestation. Cette manifestation passagère était donc à comprendre comme la rétention corporelle de ce qui risquait d’être à nouveau perdu pour lui. Nous ne ferons que mentionner une autre détermination. C’est l’attitude homosexuelle passive, vis-à-vis du père dont le patient se sentait menacé chaque fois qu’il se détournait de sa mère ou de son substitut. L’aspect défensif de ce symptôme concerne donc aussi bien la perte de l’objet que la tendance à l’homosexualité.
Avec Freud, nous avons admis qu’un essai de restitution suit la perte objectale chez le mélancolique. Ce que la paranoïa atteint spécifiquement par voie de projection, la mélancolie y parvient sous une autre forme par voie d’introjection. la formation symptomatique décrite ne résume pas la brève récidive. Après quelques jours, il parla spontanément d’un deuxième symptôme qui semblait en quelque sorte avoir relayé le premier. Dans la rue il avait l’idée obsédante de manger les déjections éparpillées. Cette obsession se révéla être l’expression de la tendance à réincorporer sous forme de déjections l’objet d’amour expulsé comme une selle. Nous avons ici la confirmation littérale de notre supposition que l’inconscient appréhende et valorise la perte objectale comme un processus anal et l’introjection comme un processus oral.
L’impulsion coprophage me semble receler un symbolisme typique de la mélancolie. D’après mon expérience concordante concernant plusieurs patients, l’objet d’amour est la cible de certaines impulsions correspondant à l’étape sadique-anale précoce : les tendances à expulser (anale) et à détruire (assassiner). Le produit de l’assassinat- le cadavre- est identifié avec le produit de l’exonération, la selle. Cela nous permet de comprendre l’impulsion à manger des excréments comme une impulsion cannibalique à dévorer l’objet d’amour assassiné. Chez un de mes patients, la représentation de manger des excréments était associée à celle de la punition d’une faute grave et nous pouvons dire psychologiquement justifiée; il devait ainsi réparer un méfait dont nous verrons l’identité avec l’acte œdipien. Au congrès de psychanalyse de 1922, Roheim nous a apporté une remarquable contribution à la nécrophagie. Elle nous permet de considérer que la forme archaïque du deuil s’exprime par la dévoration de celui qui a été tué.
La signification d’exonération et de réincorporation de l’objet d’amour des symptômes mélancoliques n’est pas toujours aussi évidente que dans cet exemple. Une autre observation montrera à quel point ces tendances peuvent être méconnaissables.
Ce patient me dit un jour avoir remarqué chez lui une curieuse tendance lorsqu’il était en dépression. Au début de cet état, il marchait la tête baissée. Lorsque ses yeux allaient ainsi plus au sol qu’aux passants, il cherchait compulsionnellement à y voir des boutons de nacre. S’il en trouvait un il l’empochait. il justifiait rationnellement ce comportement répétitif en alléguant avoir alors un tel sentiment d’infériorité qu’il devait être content de trouver ne fût –ce qu’un bouton. Il était incertain d’être jamais capable de gagner de l’argent et de pouvoir s’acheter la moindre peccadille. Dans cet état misérable, des objets que d’autres avait perdus devaient lui paraître très utilisables.
Cette explication était contredite par le mépris avec lequel il traitait d’autres objets, en particulier des boutons de provenance autre. les associations libres conduisirent aux déterminations plus profondes de cette tendance originale. Elle mirent en évidence que les boutons de nacre correspondaient à la représentation " brillant et propre " et étaient conçus comme d’une valeur particulière. Nous étions arrivés à ses intérêts coprophiles refoulés. Il suffit de songer au beau texte de Ferenczi " Zur Ontogenese des Geldinteresses ". il nous montre comment le plaisir infantile passe d’une substance molle et malléable à un matériel dur et grenu, puis à des objets petits et consistants ayant une surface propre et brillante. Pour l’inconscient, il y a identité de ces objets et des matières fécales.
Les boutons de nacre signifiaient donc les selles. Le ramassage dans la rue nous rappelle les compulsions du cas précédent qui concernaient directement le ramassage et la consommation des excréments. Une autre identité est à souligner. On perd un bouton de la même façon qu’on laisse tomber une selle. Dans les deux cas, il s’agit du ramassage et de la conservation d’un objet perdu.
Au cours d’une séance suivante, le patient reprit le fil de l’analyse en m’apprenant que l’impulsion qu’il avait décrite n’était pas seule présente dans ses états dépressifs. Au cours de sa première dépression, il se trouvait à X. dans la clinique du Pr. Y. Un jour, deux membres de sa famille vinrent le chercher pour une promenade. Il ne s’était pas intéressé au pays et aux monuments qu’on voulait lui montrer. Au retour, il était par contre tombé en arrêt devant la vitrine d’un magasin contenant du " pain de raisin ". il avait vivement désiré s’en procurer et avait cédé à la tentation.
Il associa sur un petit magasin de sa ville natale, face au domicile de ses parents, dont la propriétaire était une veuve. Le fils de cette femme était son compagnon de jeu ; le patient se rappela cette mère lui donnant du " pain de raisin ". A cette période, le malade avait déjà vécu l’événement pénible qui devait inaugurer sa maladie: une déception profonde quant à sa mère. La femme d’en face est opposée à la " mauvaise mère " dans les souvenirs d’enfance du patient. Le désir impulsif d’acheter du " pain de raisin " et de le manger correspond à la nostalgie d’une bonté maternelle, pleine de sollicitude. Le choix du " pain de raisin " comme moyen symbolique d’expression s’explique du fait de sa forme oblongue et de sa couleur brune. Nous arrivons ici encore à l’impulsion à manger des excréments, matérialisation de la nostalgie de l’objet d’amour perdu.
Une autre association du patient appartient également au domaine des souvenirs infantiles. Au cours de l’aménagement d’une rue de sa ville natale, on trouva des coquillages dont un côté était maculé de terre adhérente, l’autre, au contraire, d’un éclat nacré. Nous trouvons un nouveau rapport avec la ville natale du patient indubitablement identifiée à la mère. Les coquillages nacrés d’alors sont les précurseurs des boutons de même matière. Les coquillages constituaient dans l’analyse un moyen de représenter l’ambivalence du fils pour la mère. Le mot nacre " Perlmutter " (perle mère en français), contient la haute estime pour la mère comme " perle " mais le côté brillant, lisse, fait illusion ; l’autre versant de la mère est moins beau. La mère " mauvaise " dont la libido doit se retirer est ravalée au rang d’excrément par identification.
Ces exemples suffiront, dons l’immédiat, à rendre plus compréhensible psychanalytiquement le déroulement en deux phases du processus mélancolique. Chacune de ces phases nécessite cependant une investigation isolée.
Nous avions déjà expliqué le renoncement à l’objet aimé par fixation libidinale à l’étape sadique-anale précoce. Si le mélancolique tend à aller au-delà de ce niveau, à celui plus primitif de l’organisation orale, nous devons admettre des points de fixation datant de la période ou sa vie pulsionnelle était dominée par la zone buccale. Les données psychanalytiques se justifient, quelques exemples le prouveront.
Fréquemment, j’ai trouvé chez les mélancoliques des aspirations perverses marquées ou la bouche était utilisée à la place des organes génitaux. Le cunnilingus pouvait en partie satisfaire ces désirs. Mais en général, il s’agissait d(imaginations très animées de sens cannibalique. Les patients se représentent la morsure des parties les plus diverses de leur objet d’amour (seins, pénis, bras, fesses, etc.). les associations libres me révélèrent souvent l’image de la dévoration de la personne aimée ou du " grignotage " de son corps, ou bien le jeu avec des représentations nécrophages; cela soit de façon infantile désinhibée, soit caché par dégoût et effroi. Par ailleurs nous voyons une vive résistance à l’usage des dents. Un patient m’entretenait de sa " lemme de mâcher " comme du signe particulier de sa dysphorie mélancolique. Il semble que la non-utilisation des dents puisse donner lieu à de véritables maladies des mâchoires. J’avais montré, en 1917, que les refus alimentaires mélancoliques graves étaient l’autopunition des impulsions cannibaliques. Récemment, au cours d’une séance de la British Psychoanalytical Society , le Dr James Glover a mentionné les tendances cannibaliques d’un cas de mélancolie périodique et a analysé plus particulièrement leur transformation en impulsion au suicide.
Les symptômes morbides, les rêveries et les rêves des mélancoliques nous offrent des tendances sadiques-orales multiples conscientes ou refoulées. Elles sont la source essentielle de la souffrance psychique dans la mélancolie, surtout lorsqu’elles se retournent contre le moi propre du patient sous la forme des tendances à l’autopunition. Nous notons la différence avec certains états névrotiques, comportant des symptômes reconnaissables comme satisfaction substitutives de la zone orale. J’ai décrit de tels cas dans mon travail sur l’étape la plus précoce de l’organisation prégénitale. Enfin, l’érotisme buccal est une source significative de plaisirs pour certaines perversions. Sans négliger la valeur de plaisir masochique des symptômes mélancoliques, nous devons souligner le caractère pénible prévalent de la mélancolie par rapport à d’autres affections.
Si l’on suit attentivement le cours de la pensée de ces patients, on voit que ce haut degré de déplaisir est lié à l’étape du développement libidinal à laquelle le mélancolique régresse après la perte de l’objet.
Nous remarquons en effet, chez nos malades, la nostalgie curieuse d’une activité orale contrastant avec les fantasmes de morsure et de dévoration déjà décrits.
Un patient me fit part de ses rêveries à une période ou sa dépression s’atténuait. A cette époque, il avait tendance à se représenter son propre corps comme féminin ; par toutes sortes d’artifices, il tendait de se procurer l’illusion de seins de femme et aimait s’imaginer allaitant un nouveau-né. Il jouait le rôle de la mère, mais l’échangeait parfois contre celui du nourrisson. La fixation au sein maternel s’exprima par toutes sortes de symptômes dans le domaine orale mais aussi par son besoin d’appuyer sa tête à quelque chose de doux, au sein maternel. Pendant les séances, il manipulait l’oreiller. au lieu de le laisser en place et de s’y appuyer, il s’en recouvrait la tête. les associations m’apprirent ainsi que l’oreiller représentait le sein maternel s’approchant de lui. La scène répétait une situation agréable de la petite enfance. Par la suite, il avait vu son jeune frère dans cette position et il en avait conçu une jalousie intense.
Un mélancolique exprima un souhait du même genre: pendant les périodes les plus graves de sa dépression, il avait le sentiment qu’une sollicitude maternelle de la part d’une femme pourrait le délivrer de son mal… j’ai eu de nombreuses occasions d’analyser une telle représentation. Je peux m’en référer à la description précédente d’un cas de ce type. Un jeune homme souffrant d’une dépression (non mélancolique) se sentait merveilleusement apaisé par le lait que lui tendait sa mère. lE lait lui apportait des sensations de chaleur, de douceur, de sucre, qui lui rappelaient quelque chose d’indéfini, de naguère connu. La nostalgie du sein maternel est ici indubitable.
Les données psychanalytiques nous permettent de penser que le mélancolique cherche à échapper à ses impulsions sadiques-orales. Celles-ci s’expriment cliniquement mais elles sont sous-tendues par le désir d’une activité de succion qui donne pleine satisfaction.
Nous sommes ainsi conduits à admettre une bipartition dans le domaine orale comme dans le domaine sadique-anal du développement. A l’étape primaire, la libido de l’enfant est liée à l’acte de la succion. C’est un acte d’incorporation qui ne porte cependant pas atteinte à l’existence de la personne nourricière. L’enfant ne distingue pas encore son moi d’un objet extérieur à lui. Les notions de moi et d’objet ne correspondent pas à cette étape. L’enfant qui boit et le sein (ou la mère) qui nourrit ne se distinguent pas l’un de l’autre. du côté de l’enfant, on ne retrouve aucun mouvement ni de haine, ni d’amour. l’état psychique de l’enfant ne comporte pas, à cette étape, de manifestations d’ambivalence.
La seconde étape se différencie de la précédente par la modification de l’activité orale qui de succion devient manducation. J.H.W. Van Ophuijsen m’a autorisé à utiliser une communication privée qui contribue à la compréhension du processus mélancolique, tout comme un autre article de cet auteur explique la relation de la paranoïa avec l’étape sadique-anale. L’observation psychanalytique conduit Van Ophuijsen à considérer que certaines manifestations névrotiques proviennent d’une régression à l’âge de la formation des dents et par ailleurs que le fait de mordre représente la forme primitive de l’impulsion sadique. Indubitablement la dentition est le premier instrument avec lequel l’enfant peut réaliser des destruction du monde des objets, à une période ou les mains ne sont encore aptes qu’à saisir et à tenir. Federn a certes considéré à bon droit la constitution du sadisme comme provenant de sensations génitales; mais il ne peut s’agir là de manifestations aussi précoces que dans le domaine oral. Les impulsions sadiques proviennent de sources différentes, entre autres excrémentielles. La relation étroite entre le sadique et le système musculaire mérite une attention particulière. Il est hors de doute les énergies les plus considérables de l’enfant s’exercent au niveau de la mastication. De plus, les dents sont les seuls organes suffisamment durs pour pouvoir endommager les objets du mondes extérieur.
A l’étape de l’activité buccale de morsure, l’objet est incorporé et subit la destruction. Il n’est que regarder un enfant pour mesurer l’intensité de son besoin de mordre ou besoin alimentaire et libido sont mêles. C’est le stade des impulsions cannibaliques. L’enfant succombe-t-il aux charmes de l’objet, il risque, ou est aussitôt obligé, de le détruire. A partir de l’ambivalence règne sur la relation du moi à l’objet.. l’étape secondaire, sadique-orale, signifie donc, dans le développement libidinal de l’enfant, le début du conflit ambivalentiel tandis que la période précédente primaire de succion peut être désignée comme pré-ambivalente. Le stade auquel la libido du mélancolique régresse dès la perte de l’objet recèle le conflit d’ambivalence sous la forme la plus primitive et par conséquent la plus abrupte et la plus crue. La libido menace l’objet de destruction par dévoration. Ce n’est que progressivement que le conflit d’ambivalence et la relation avec l’objet prennent une forme atténuée. L’ambivalence, cependant, caractérise aussi les mouvements libidinaux des étapes suivantes du développement. Nous avons déjà considéré sa signification à l’étape sadique-anale. Mais les émotions ambivalentes existent également dans la constitution des névroses qui s’organisent au niveau génital. Seul, l’homme normal qui s’est relativement le plus éloigné des manifestations infantiles de la sexualité est pour l’essentiel non ambivalent. Sa libido a en quelque sorte au monde des objets.
Il devient clair qu’il faut distinguer deux étapes dans la phase génitale de l’organisation de même que dans les phases prégénitales. J’aboutis ainsi à une conclusion qui coïncide parfaitement avec les considérations de Freud récemment publiées sur une période génitale précoce " phallique ". Nous devrions donc admettre six étapes du développement. Bien entendu, une telle classification ne peut être considérée ni comme définitive ni comme exhaustive. Elle ne fait que survoler l’évolution de l’organisation de la libido humaine, pour autant que les données acquises grâce à la psychanalyse nous permettent des aperçus sur ce déroulement prolongé. Je dois souligner que le passage de l’étape inférieure à l’étape supérieure au sein de chaque phase est loin d’avoir une signification accessoire.
Nous connaissons depuis longtemps la signification des changements de zone érogène dominante dans le développement psychosexuel normal et dans la formation du caractère. A chacune des trois périodes, se joue une partie d’importance pour l’accès progressif à l’amour objectal achevé. Dans le cadre de la période orale, l’enfant passe d’une position conflictuelle préambivalente à une position ambivalente et hostile à l’objet. le passage de l’étape sadique-anale la plus primitive à la plus récente représente une démarche dans le sens de la protection de l’objet . enfin, à l’intérieur de la période génitale, l’ambivalence est dépassée, ce qui permet un maximum de disponibilité sexuelle et sociale.
Cependant les modifications des relations de l’individu au monde objectal n’ont pas été traitées de façon exhaustive; elles feront l’objet d’une investigation à venir.
IV
CONTRIBUTION A LA PSYCHOGENESE DE LA MELANCOLIE
Nous avons pu comprendre pourquoi l’ambivalence de sa vie pulsionnelle apporte au mélancolique des conflits particulièrement sévères qui ébranlent jusque aux tréfonds ses relations avec son objet d’amour. l’aliénation par rapport à l’objet qui centre toute la vie affective du patient s’étend aux personnes de l’entourage proche et lointain et même à toute l’humanité. la libido ne s’en tient pas là, elle se retire de tout ce qui intéressait le malade auparavant : sa profession, ses engouements, ses intérêts scientifiques ou autres perdent leur charme. Le tableau clinique de la démence précoce (schizophrénie) comporte le même retrait libidinal de l’ensemble du monde extérieur, à ceci près que la perte de tous les intérêts est vécue dans l’obtusion tandis que le mélancolique se plaint de cette perte, et y relie ses sentiments d’infériorité.
Une investigation approfondie de la vie psychique des mélancoliques nous permet de voir que l’être qui souffre de la perte de ses intérêts lorsqu’il est en état de dépression est prédisposé à cette perte par le degré marqué d’ambivalence de ses sentiments, à ses intérêts intellectuels, etc., avait été fébrile et obstiné et comme pressentant le danger d’une brusque rupture. Mais les conséquences de l’ambivalence vont plus loin encore dans la mélancolie. Après avoir été retiré à l’objet, l’investissement libidinal revient au moi comme nous le savons et simultanément l’objet est introjecté dans le moi. Le moi doit désormais en subir toutes les conséquences : il est exposé sans défense à toutes les impulsions libidinales ambivalentes. Une observation superficielle pourrait faire croire que le mélancolique n’est imprégné que d’un mépris pénible de lui et d’une tendance exclusive à s’amoindrir. une étude attentive montre que nous pourrions dire l’inverse ; nous verrons par la suite que cette ambivalence envers le moi contient la possibilité d’un changement de l’état mélancolique en état maniaque. Pour l’instant, nous essayerons de prouver l’ambivalence envers le moi telle qu’elle s’exprime pendant la phase mélancolique ; ce n’est que de cette façon que nous parviendrons à comprendre les symptômes mélancoliques.
La clinique psychiatrique, pour autant que je sache, n’a pas reconnu cette particularité psychologique de la mélancolie découverte par Freud. Il dit de ces patients qu’ils " sont loin de manifester à leur entourage l’humilité et la soumission qui seules conviendraient à des personnes aussi indignes, ils sont au plus haut degré tyranniques, susceptibles et se conduisent comme les victimes d’une grande injustice ". les faits nous obligent à aller au-delà de cette constatation.
Il s’agit là manifestations qui bien entendu inégales d’un cas à l’autre. mais, d’une façon très générale, on peut dire que le mélancolique a un sentiment de supériorité qui peut d’ailleurs être découvert dans l’intervalle libre. Ce sentiment concerne sa famille, ses connaissances, ses collègues, voire l’humanité entière. Il devient particulièrement sensible pour le médecin traitant. Une de mes patientes avait toujours une pose avantageuse tant corporelle que mimique en entrant dans mon bureau. Les données de la psychanalyse sont l’objet d’un scepticisme démonstratif. Chez un autre patient, ce comportement alternait avec une humilité exagérée; dans cet état d’humeur, il nourrissait le fantasme de tomber à mes genoux, de les saisir et d’implorer mon aide.
L’inaccessibilité du mélancolique à toute objection du médecin, en particulier bien entendu si elles concernent ses formations délirantes, est bien connue. Un patients m’expliquait " qu’il n’entendait même pas les mots " qu’un médecin pouvait lui opposer quant à la vanité de ses auto-accusations. C’est le caractère narcissique du processus de la pensée qui fait d’un fantasme une représentation délirante, c’est de lui que provient l’incorrigibilité du délire. A côté de cette détermination, il en est une autre, caractéristique du comportement du mélancolique : le mépris de ceux qui confrontent leurs idées à l’étalon de la réalité.
La clinique psychiatrique est très partiale lorsqu’elle considère les représentations maladives de mélancoliques comme une " micromanie ". En réalité, ce délire contient une surestimation de soi, notamment en ce qui concerne la signification et l’effet des pensées, des affects et des actions propres. La représentation d’être le plus grand malfaiteur, l’auteur de tous les méfaits de tous temps, est particulièrement remarquable à cet égard. Toutes les idées délirantes de ce genre renferment, à côté de l’accusation adressée à l’objet d’amour introjecté, la tendance à représenter sa propre haine comme incommensurable et à se voir comme un monstre.
Ainsi, voit-on s’opposer dans le tableau de la mélancolie l’amour de soi et la haine de soi, la surestimation et la sous-estimation, en d’autres termes, les expressions d’un narcissisme positif et d’un narcissisme négatif qui se font face sans nuance ni médiation . nous sommes en mesures de comprendre de façon générale cette curieuse relation de la libido et du moi. D’ou une autre tâche, celle d’expliquer une déviation aussi considérable par rapport à la norme à partire des événements vécus par le patients. Nous devons élucider comment le processus psychique découvert par Freud se déroule dans l’inconscient du patient et quels destins ont aiguillé sa libido dans cette voie. C’est dire que nous nous trouvons confrontés au problème du choix de la névrose, au " pourquoi " nos patients sont devenus maniaco-dépressifs et non pas hystériques ou obsessionnels. Ce serait sous-estimer la difficulté du problème que de penser lui apporter une solution définitive. Peut-être, cependant, pouvons-nous espérer approcher de ce but lointain.
Il est hors de doute qu’une déception amoureuse constitue le prélude à la dépression mélancolique. L’analyse des patients ayant fait plusieurs épisodes dépressifs nous apprend que toute nouvelle maladie s’articule à un vécu de cette sorte. Inutile de souligner qu’il ne s’agit pas seulement d’événements au sens habituel de " l’amour malheureux " et que le motif de la " perte de l’objet " n’a nullement besoin d’être aussi évident. Seule une analyse approfondie nous dévoile les rapports entre l’événement vécu et l’entrée dans la maladie. Nous apprenons alors régulièrement que le motif de la maladie actuelle n’a pu être pathogène que dans la mesure ou il a été vécu, saisi et valorisé par l’inconscient du malade comme une répétition de l’événement traumatique initial. La tendance compulsionnelle à la répétition ne m’est jamais apparue dans les autres formes de névrose avec la force qu’elle a dans la maladie maniaco-dépressive. La tendance aux rechutes dans les états maniaques et dépressifs est une preuve précise de la puissance de la compulsion à la répétition chez ces patients.
Le nombre réduit de cas qui servent de base à cette investigation ne me permet pas de faire des constatations générales et définitives sur la psychogenèse des formes circulaires de maladie mentale. Cependant mon matériel me paraît autoriser certaines formulations dont je ne me cache pas le caractère incomplet et temporaire. Je me crois justifié à distinguer une série de facteurs et je dois souligner que seule leur interaction suscite les manifestations spécifiques de la dépression mélancolique. Pris en soi, chacun de ces facteurs peut collaborer à la considération:
  1. Un facteur constitutionnel
    En m’appuyant sur l’expérience de la clinique psychiatrique et surtout sur l’expérience psychanalytique, j’entends par là non pas une reprise héréditaire de la disposition maniaco-dépressive de la génération précédente; cela n’est vrai que pour une minorité de cas. Parmi les patients atteints d’états mélancoliques ou maniaques au sens strict que j’analysai, il n’y en avait pas un dans la famille duquel il y eut un cas semblable de perturbation psychique marquée ; d’autres formes de névroses y étaient fréquentes. Je suis plutôt tenté d’admettre qu’il y a un renforcement constitutionnel de l’érotisme oral, comme dans d’autres famille l’érotisme anal primaire semble suraccentué. Une telle prédisposition permet :
  2. La fixation privilégiée de la libido
    A l’étape orale du développement
    Les sujets ayant cet hypothétique renforcement de leur érotisme oral sont extrêmement exigeants en ce qui concerne les satisfactions de la zone érogène élue et réagissent avec un vif déplaisir à tout renoncement à cet égard. Leur plaisir excessif à sucer se conserve sous bien des forme par la suite. L’alimentation, l’activité masticatrice leur sont une jouissance démesurée. Un de mes patients décrits spontanément son plaisir à ouvrir largement la bouche, d’autres la contraction des masticateurs comme un phénomène spécialement plaisant. Les mêmes patients sont exigeants, voire insatiables, quant à l’échange de preuves orales d’amour. l’un de mes patients était si impétueux, enfant, qu’après une période de tolérance sa mère lui interdit ces cajoleries en arguant ne point les aimer. Peu après, l’œil vigilant du gamin surprit de tel échanges avec son père. Ajouté à d’autres observations, cela suscita son hostilité marquée. Un autre patient m’apprit que penser à son enfance lui donnait un goût fade comme une soupe visqueuse de flocons d’avoine, mets qui lui avait été peu sympathique. Dans son analyse, cette sensation gustative se révéla être l’expression de sa jalousie de son frère, son puîné – à l’allaitement duquel il assista alors que lui même devait se contenter de soupes et de bouillies. C’est sa relation intime, perdue pour lui, avec sa mère qu’il enviait à son frère. Au cours de ses états dépressifs, il éprouvait une nostalgie particulière et difficile à décrire du sein maternel. Lorsque la libido conserve une telle fixation chez un adulte, elle apparaît comme une des conditions les plus importantes pour la constitution d’une dépression mélancolique.
  3. Une blessure grave du narcissisme infantile par déception amoureuse
    Nous sommes habitués à entendre nos patients parler des déceptions de leurs désirs amoureux. De telles expériences ne suffisent cependant pas à fonder une maladie mélancolique. Parmi mes analyses de mélancoliques, il s’en est trouvé plusieurs présentant la même constellation à cet égard. Le patient jusque-là le préféré de sa mère et sûr de son amour souffrait de sa part d’une déception dont il avait de la peine à se remettre. D’autres expériences du même type lui faisaient apparaître le dommage vécu comme irréparable dans la mesure même ou aucune femme propre à accueillir sa libido ne se présentait. De plus, la tentative de se tourner vers le père échouait simultanément ou plus tardivement. Ainsi, l’enfant le sentiment d’un abandon total: les tendances dépressives précoces s’articulaient à ce sentiments. Une analyse de rêve que je rapporterai par la suite le montrera clairement. Cette déception bilatérale donne lieu aux essais répétés du mélancolique d’obtenir l’amour d’une personne de l’autre sexe.
  4. La survenue de la première grande déception amoureuse avant la maîtrise des désirs œdipiens
    D’après des expériences similaires, la grande déception du garçon de la part de la mère agit d’autant plus fortement et plus longuement que sa libido n’a pas suffisamment dépassé le stade narcissique. Les désirs incestueux sont vifs, la révolte contre le père est en plein cours. Mais le refoulement n’a pas encore maîtrisé les pulsions œdipiennes. Si le cours du premier grand amour objectal est surpris par ce traumatisme psychique, les conséquences sont sévères. Du fait que les pulsions sadiques-orales ne sont pas encore éteintes, une association durable s’établit entre le complexe d’Œdipe et l’étape cannibalique du développement de la libido. Ainsi, s’opérera l’introjection des deux objets d’amour, c’est-à-dire de la mère puis du père.
  5. La répétition de la déception primaire pendant la vie ultérieure
Celle-ci occasionnera la survenue d’une dysphorie mélancolique. Si, comme nous devons l’admettre, la psychogenèse de la mélancolie est si étroitement liée aux déceptions de la vie amoureuse précoce ou plus tardive du patient, nous devons nous attendre à bon droit à des émotions hostiles marquées à l’encontre de ceux qui ont blessé si malencontreusement les aspirations amoureuses narcissiques. Mais comme les déceptions plus tardives n’ont que valeur de répétition, la rage qu’elles déclenchent ne concerne au fond qu’une personne, celle qui fut la plus aimée de l’enfant puis cessa de jouer ce rôle dans sa vie. Depuis que Freud nous a montré que les autoaccusations du mélancolique s’adressaient essentiellement à l’objet d’amour renoncé, nous percevons à travers elles- et particulièrement à travers les formations délirantes- les accusations envers cet objet.
Nous devons songer ici à des données psychologiques particulières qui semblent souligner le contraste entre la mélancolie et les autres névroses. L’ambivalence et les pulsions hostiles-cannibaliques des patients masculins que j’analysai concernaient surtout leur mère alors que dans les autres états névrotiques c’est le père qui est l’objet de ces tendances hostiles. La déception, déjà précisée dans le cadre de l’ambivalence affective encore très nette de l’enfant, l’a détourné de sa mère à tel point que l’hostilité faite de haine et d’envie à l’égard du père est piètre en comparaison. Mes analyses d’hommes mélancoliques m’ont régulièrement montré que leur complexe de castration était surtout en rapport avec leur mère, contrairement à son rapport usuellement accusé avec le père. maIs cette relation se révéla être secondaire, reposant sur une tendance à l’inversion du complexe d’Œdipe. A l’analyse cette hostilité du mélancolique à l’égard de sa mère apparaît issue du complexe d’Œdipe. son ambivalence est égale pour les deux parents. La personne du père est également touchée par l’introjection ; dans certains symptômes, par exemple dans certains reproches que le patient se fait, on peut reconnaître l’adresse initiale aux deux parents. Cela ne modifie pas ce que nous constations, que la vie psychique du mélancolique se meut surtout autour de sa mère, mais souligne la détermination multiple du processus.
En étudiant précisément par l’analyse les critiques et les reproches que se font les patients et leurs auto-accusations délirantes, on peut distinguer deux formes d’expression de l’introjection :
  1. Le patient a introjecté l’objet d’amour premier auprès duquel il a constitué son idéal du moi. Il a ainsi repris à son compte le rôle de conscience, à vrai dire sur un mode pathologique. Bien des manifestations nous prouvent que l’autocritique pathologique est exercée par la personne introjectée. Un patient avait coutume de " se sermonner " et par son ton et son expression, il s’en tenait strictement aux reproches que sa mère lui avait souvent faits pendants son enfance.
  2. Le contenu des reproches constitue au fond une critique cruelle de l’objet introjecté. Un patient tenait les propos suivants : " toute mon existence est construite sur l’imposture. " Ce reproche tirait son origine de certaines réalités de la relation de sa mère à son père
Un autre exemple illustrera la confluence des expressions de l’introjection. Le même patient se déclarait un incapable, inapte à la vie pratique. L’analyse montra que c’était là une critique s’appuyant sur la façon d’être taciturne et peu active de son père. A l’opposé, sa mère lui apparaissait comme un modèle d’efficacité pratique. Lui-même se sentait semblable à son père. Ainsi, sa critique signifiait le jugement péjoratif de sa mère introjectée au sujet du père introjecté. Exemple instructif qui nous montre la double introjection !
Ce même point de vue nous permet de comprendre une des autoaccusations du patient. Alors qu’il était hospitalisé au cours d’un épisode dépressif, il prétendit avoir infesté l’établissement de punaises. De plus en plus inquiet, il se plaignait du poids de sa responsabilité. Il s’efforça de convaincre le médecin ; il discernait des punaises dans chaque grain de poussière, dans chaque brindille. L’analyse de cette idée délirante montra l’importance de la signification symbolique des punaises. Dans les rêves et les autres fantasmes, les petits animaux symbolisent de petits enfants. La maison infestée de punaises, c’est la maison (familiale du patient) pleine d’enfants. sa perte en amour maternel était liée à la naissance d’une série de puînés.   " Sa méchante mère qui avait été si attachée à lui au début avait rempli la maison d’enfants. " c’est une des raisons du reproche introjecté.
Si nous considérons que la maison symbolise aussi la mère, nous reconnaissons le reproche au père pour avoir conçu les enfants. Ici encore, les reproche adressés aux deux parents sont condensés dans l’auto-accusation. 
Soulignons que tous les reproches faits à l’objet d’amour ne s’expriment pas sous cette forme introjectée. A côté de cette forme spécifique de la mélancolie, il est d’autres expressions qui se retrouvent dans l’intervalle libre.
Avant sa première dépression grave, un patient ressentait un intérêt compulsionnel pour les prostituées. Il passait les heures nocturnes à observer les filles dans la rue, sans jamais entrer en relation avec elles. L’analyse découvrit que c’était la répétition compulsionnelle de certaines observations faites pendant l’enfance. la fille correspondait à une représentation dévalorisée de la mère qui, par ses regards et ses gestes, signifiait ses désirs sexuels au père. La comparaison avec la fille est une vengeance du fils déçu. Le reproche s’énonce ainsi : " Tu n’es que la femelle sensuelle, mais pas la mère aimante ! " Les promenades nocturnes dans les rues étaient une manière pour le patient de se ravaler au niveau de la fille (mère) ; il s’agit à nouveau d’introjection.
Un autre patient imaginait sa mère comme une femme peu aimante et cruelle. La relation qu’il faisait entre le complexe de castration et la femme, c’est-à-dire la mère, était particulièrement nette: ainsi, il s’imaginait le vagin comme la gueule d’un crocodile, symbole indubitable de la castration par morsure.
Si l’on veut comprendre l’hostilité du mélancolique à l’égard de sa mère, la particularité de son complexe de castration, il faut en revenir aux considérations de Starcke sur le sevrage comme " castration première " (Urkastration). La soif de vengeance fait que le mélancolique exige que sa mère soit châtrée, soit au niveau des seins, soit au niveau du pénis fantasmatique. A cet effet, il choisit le moyen de la morsure. Nous avons déjà mentionné des représentations de cet ordre. Nous insistons une fois de plus sur leur caractère ambivalent. Elles comprennent une incorporation totale ou partielle de la mère, c’est-à-dire un acte positif de convoitise, simultanément à la castration ou à l’assassinat, c’est-à-dire un acte positif de convoitise, simultanément à la castration ou à l’assassinat, c’est-à-dire à la destruction.
Jusque-là, nous avons étudié le processus d’introjection et un certain nombre de ses conséquences. Nous pouvons nous résumer : chez nos patients, une déception intolérable par l’objet d’amour donne lieu à la tendance à l’expulser comme un contenu corporel et à le détruire. L’introjection s’ensuit, c’est-à-dire la récupération par dévoration de l’objet, forme spécifique de l’identification narcissique dans la mélancolie. La vengeance sadique s’assouvit alors sous les espèces d’une automortification donnant un certain plaisir. Nous pouvons admettre qu’elle dure jusqu’à ce que, le temps aidant, il y ait une saturation des besoins sadiques, ce qui éloigne le danger de destruction de l’objet d’amour. dès lors, l’objet d’amour peut en quelque sorte quitter sa cachette; le patient peut lui redonner une place dans le monde extérieur.
Il me semble d’un grand intérêt psychologique de constater que cette libération de l’objet a également la valeur inconsciente d’une évacuation. A l’époque ou sa dépression s’atténuait, un patient fit un rêve au cours duquel il poussait un bouchon hors de son anus avec un sentiment de délivrance. Cette poussée vers le dehors clôt le déroulement de ce deuil archaïque que nous considérons être la maladie mélancolique. On peut dire à juste titre qu’au cours de la mélancolie, l’objet d’amour subit pour ainsi dire le métabolisme psychosexuel du patient.
V
LE MODELE INFANTILE DE LA DEPRESSION MELANCOLIQUE
Si nous avons pi découvrir les causes les plus profondes de la dépression mélancolique dans des impressions de l’enfances, la réaction première de l’enfant à ces traumatismes devra nous intéresser tout particulièrement. Nous admettons à bon droit qu’il s’agit d’une dysphorie dans le sens de la tristesse mais il nous manque en quelque sorte la constatation vivante d’un tel état pendant l’enfance. certaines circonstances m’ont permis dans un de mes cas d’observation de recueillir des données particulièrement révélatrices.
A la suite d’un épisode dépressif, mon patient se trouvait depuis assez longtemps en intervalle libre et s’attachait à une jeune fille lorsque certains événements éveillèrent sa crainte – objectivement injustifiée- d’être menacé d’une perte d’amour. a cette période, il rêva pendant plusieurs nuits de la chute d’une dent, symbole transparent pour nous, qui représente à la fois la peur de la castration et de la perte objectale (par exonération corporelle). La même nuit, il fit un autre rêve suivant celui de la dent :
" J’étais avec la femme de Monsieur Z. d’une façon quelconque, j’étais compromis dans une affaire de vol de livres. Le rêve fut long. Mieux que de son contenu, je me souviens de sa tonalité pénible. "
monsieur Z., une connaissance du patient, est un buveur périodique ; sa femme en souffre, mon patient l’a appris à nouveau la veille. C’est là le point d’attache du rêve. Le vol du livre est le symbole du rapt de la mère enlevée au père qui la tourmente, mais également symbole de la castration du père. Donc un rêve Oedipien simple dont le seul intérêt est que le vol constitue la contrepartie active à la perte de la dent du premier rêve de la même nuit. Pour un patient, nous avons déjà noté que son humeur lui importait plus que son contenu. Il déclara en effet avoir senti à son éveil que cette atmosphère était connue de lui, c’était celle d’un certain rêve qu’il avait fait à plusieurs reprises vers l’âge de cinq ans.
Jusque-là, au cours de son analyse, il n’avait jamais pensé à ce rêve. Mais maintenant, il devenait très précis et s’imposait par son atmosphère pénible. Le rêve fut rapporté comme suit :
" Je suis devant la maison de mes parents dans ma ville natale. Une série d’attelages de transport remontent la rue qui est silencieuse et vide. Chaque voiture est traînée par deux chevaux. A côté des chevaux, un cocher frappant avec son fouet. Les voitures sont closes et leur contenu est invisible. Spectacle insolite : sous le plancher de la voiture, un homme ligoté est suspendu et entraîné par une corde. Cette corde l’étrangle et il ne peut aspirer un peu d’air que momentanément. La vue de cet homme qui ne peut ni mourir ni vivre m’ébranle. avec effroi, je constate que les deux voitures suivantes offrent le même spectacle."
L’analyse de ce rêve se heurta à des résistances considérables et absorba tout notre temps durant plusieurs semaines. Cependant, le patient était sous la pression de cette "atmosphère pénible " du rêve qu’il nomma une fois de façon significative " scène d’enfer ".
L’analyse du rêve permit de reconnaître le père dans le cocher, père que le patient a toujours décrit comme dur et le tenant à l’écart; sur ce plan superficiel, les chevaux battus réfèrent aux nombreuses corrections reçues. Le patient nous dit qu’en rêve il tente de s’élever contre la raclée des chevaux de même que contre le mauvais traitement des ligotés mais qu’il se sent trop intimidé. Sa compassion découvre  son identification avec le malheureux. Il est clair que le rêveur est représenté au moins par trois fois comme spectateur, comme cheval et comme victime.
L’interprétation de ce rêve s’interrompit alors du fait d’un rêve qui attira l’attention : il s’agissait de la jeune fille dont nous avons déjà parlé et que nous appellerons "  E. ". le voici :
" je vois une partie du corps de E. nu, à savoir son ventre ; ses seins et sa région génitale sont recouverts. Le ventre est une surface lisse sans nombril. A l’emplacement habituel du nombril, s’élève chose comme un organe masculin. Je le touche et demande à E. si c’est sensible. Il gonfle un peu. Je me réveille, effrayé. "
ce rêve, dont l’analyse fut reprise en plusieurs temps, montre le corps féminin comme semblable à celui de l’homme. le rêveur s’effraie du gonflement du pénis féminin. Mais il y a un autre motif, celui de l’intérêt pour la poitrine (le corps avec appendice qui gonfle) de sorte que tout le corps d’une femme est ici représenté par la poitrine. Le rêve devient encore plus compréhensible si l’on considère que E. représente pour le patient un idéal maternel. Dans ce cas aussi, nous trouvons du mélancolique la nostalgie profonde de l’état heureux au sein de la mère. Je n’envisage pas ici les autres détermination du rêve.
Revenons au rêve de son enfance, le patient compare l’effet que lui fit cette scène avec la vue pétrifiante de la tête de Méduse. L’effet de panique se trouve aussi bien dans l’ancien rêve que dans celui que nous venons d’interpréter brièvement.
Une série d’impressions de l’enfance, dont la vue d’un pendu, mènent aux observations de l’enfance déjà analysées auparavant, et qui concernent la vie conjugale des parents. Il est clair que le cocher qui se sert du fouet représente le père en relation avec la mère (" battu " au sens symbolique typique), mais aussitôt le pendu de dévoile comme un homme occupant dans le coÏt la position du succube écrasé (il respire mal). Le renversement de la situation se précise (l’homme en bas !).
Dans les jours suivirent, le patient était dépressif et son état d’humeur rappelait celui du rêve. Sans en avoir parlé auparavant, le patient me dit un jour qu’il avait l’impression d’être "  un garçon de cinq ans qui s’était trompé de chemin ", comme s’il devait chercher une protection et n’en trouvait point. Puis il taxa d’ " infernale " sa dépression de même qu’il avait parlé du rêve comme d’une scène d’enfer. le choix de l’expression ne qualifiait pas seulement l’horreur de sa souffrance, mais également un fait survenu lors du déclenchement de la dernière grande dépression. Celle-ci débuta en effet à la suite de la lecture du livre l’Enfer de Barbusse, dont il suffira de dire qu’il contient l’observation de scène intimes; celles-ci se déroulent dans une chambre et sont observées depuis la pièce adjacente. Cela fournissait une indication quant à la situation qui avait déclenché les grands tourments de l’enfance du patient. Un petit incident montrera à quel point le patient subissait alors l’impression d’effroi infantile. Il entendit ses parents échanger quelques paroles à voix basse. Il en fut effrayé et fit " automatiquement " l’essai d’écarter le souvenir " de quelque chose d’affreux ". il remarquait le même hérissement à l’évocation du personnage ligoté du rêve. Au cours des jours suivants, l’analyse apporta une série d’observations refoulées. L’émotion s’atténua, en particulier l’horreur du personnage ligoté s’amoindrit. ainsi apparut plus précisément une image d’ensemble de la période critique de l’enfance. " J’ai, dès l’enfance, porté le deuil de quelque chose. J’étais toujours sérieux, jamais spontané. Sur mes photos d’enfant, j’ai déjà l’air réfléchi et triste. "
Sans m’appesantir sur tous les détails de l’analyse du rêve, je relève ceux qui suivent : revenant à " la personne ligotée ", le patient dit un jour: " Sa tête était fixée près de son nombril. " il voulait désigner le milieu de la voiture ! une suite d’associations mit en évidence que le patient avait une théorie sexuelle infantile d’après laquelle le pénis supposé de la femme était caché dans le nombril. L’analyse pouvait revenir au rêve du corps sans nombril, hors duquel poussait un pénis. Dans le rêve le désir est le suivant : " Que ma mère rendre à mon père ce qu’il lui a fait (par le coït) et à moi (par les coups), qu’elle se jette sur lui comme il le fait avec elle d’habitude, et qu’elle utilise son pénis caché pour l’étrangler, couché sous elle. "
Au cours des jours suivants, le patient rencontra un parent qui avait pour lui une signification paternelle. Il se surprit à imaginer qu’il pourrait acculer cet homme dans un couloir sombre et l’étrangler – allusion transparente à l’acte œdipien et à l’étouffement pendant le coït. Ajoutons qu’au cours de la dépression précédente, le patient avait fait de sérieux préparatifs dans le dessein de se pendre.
Ce fragment de l’analyse d’un rêve nous a permis de reconstruire assez bien l’état d’humeur du patient à l’âge précoce de cinq ans. Je parlerais volontiers d’une dysphorie originelle issue du complexe d’Œdipe du garçon. Le désir de l’enfant de faire de sa mère son alliée dans sa lutte contre son père y apparaît de façon impressionnante. La déception d’avoir été écarté s’ajoute aux impressions éprouvées dans la chambre des parents. Des plans de vengeance fermentent dans le for intérieur du garçon, plans pourtant condamnés du fait de l’ambivalence de ses sentiments. Incapable aussi bien d’un amour achevé que d’une haine sans faille, l’enfant conçoit un sentiment de désespoir. Au cours des années suivantes, il renouvelle ses tentatives de réaliser un amour objectal réussi. Chaque échec sur ce chemin entraîne un état d’âme qui est une répétition fidèle de la dysphorie originelle. C’est cet état que nous qualifions de mélancolique.
Un exemple de plus montrera comment , même au cours de l’intervalle libre, le mélancolique s’attend toujours à être déçu, trahi, ou abandonné. Un patient qui s’était marié assez longtemps après une dépression s’attendait sans aucune raison valable à l’infidélité future de sa femme comme allant de soi. Alors qu’il était question d’un homme habitant le même immeuble et de quelques années son cadet, il associe de suite : c’est avec lui que ma femme me trompera. L’analyse révéla que la mère s’était montrée infidèle au patient en lui " préférant " son frère, son puîné de quelques années, c’est-à-dire en l’allaitant. dans le complexe d’Œdipe du patient, ce frère occupe la place du père. Diverses manifestations en cours de dépression répétaient fidèlement tout ce qui avait donné sa physionomie à la dysphorie infantile originelle – la haine, la rage et la résignation, les sentiments d’abandon et l’absence d’espoir.
VI
LA MANIE
Au cours de l’investigation précédente, la phase maniaque de la maladie cyclique est restée dans l’ombre par rapport à la phase mélancolique. La raison en est, pour une part, le matériel d’observation dont j’ai disposé. A cela il faut ajouter que la mélancolie devient compréhensible par la voie psychanalytique sans que nous connaissions de plus près le processus psychique de la manie. Cette dernière, par contre, ne nous révélerait pas ses secrets si nous ne disposions de la clé que nous fournit l’analyse de la dépression. C’est pourquoi, vraisemblablement, les recherches de Freud ont apporté des éclaircissement sur les états dépressifs, bien avant de concerner les états maniaques. J’ajoute à l’avance que, dans ce chapitre, je ne pourrai guère que développer ou compléter les points de vue acquis par Freud.
La clinique psychiatrique a toujours comparé la manie à une ivresse qui écarte toutes les inhibitions a toujours comparé la manie à une ivresse qui écarte toute les inhibitions antérieures. Dans une publication récente (" Psychologie des foules et analyse du moi "), Freud a donné du processus maniaque une explication qui éclaire pour le moins son rapport avec la dépression mélancolique. La relation à l’idéal du moi est essentiellement différente dans ces deux états.
D’après la description de Freud,, l’idéal du moi se forme par introjection dans le moi de l’enfant des objets de sa libido infantile. Ils en sont dorénavant une partie constitutive. L’idéal du moi reprend les fonctions de critique de la conduite du moi qui font du sujet un être social. Dans notre contexte, nous soulignerons surtout la conscience morale: l’idéal du moi avise donc le moi de tout ce qu’il doit faire ou éviter, comme le firent naguère les éducateurs.
Cette activité critique de l’idéal du moi est accrue jusqu’à une rigidité cruelle dans la mélancolie. Rien de semblable dans la manie. Au contraire, le contentement de soi et un sentiment de soi et un sentiment de force occupent la place des sentiments d’infériorité et de la micromanie. Un patient qui, déprimé, ne s’octroyait aucune capacité intellectuelle, ni la moindre connaissance pratique se transforme en inventeur au début de son hypomanie réactionnelle. Ainsi le maniaque secoue la domination de son idéal du moi. Celui-ci n’a plus à l’égard du moi une attitude critique, il s’est dissous dans le moi. L’opposition entre le moi et l’idéal du moi est levée. En ce sens, Freud a pu concevoir l’humeur maniaque comme le triomphe sur l’objet naguère aimé, puis abandonné et introjecté. " L’ombre de l’objet " qui était tombée sur le moi s’en est retirée. Le sujet respire et s’adonne à une véritable orgie de liberté. Nous rappelons ici que nous avons déjà constaté la très forte ambivalence du patient cyclique à l’égard de son propre moi. Nous pouvons poursuivre la constatation de Freud: le désinvestissement de l’idéal du moi permet au narcissisme d’entrer dans une phase positive et riche en plaisirs.
Lorsque le moi n’est plus assujetti à l’objet incorporé, la libido se tourne avidement vers le monde des objets. Cette modification s’exprime de façon exemplaire par la convoitise orale accrue qu’un patient désignait lui-même comme une " Fress-Sucht " (boulimie). Elle ne s’y limite pas: est " avalé " tout ce qui croise le chemin du patient. La convoitise érotique du maniaque est connue. Mais il se saisit tout pareillement des impressions nouvelles auxquelles le mélancolique s’est fermé. Si le patient s’est senti exclu comme un déshérité du monde des objets au cours de la phase dépressive, le maniaque clame pouvoir s’en emparer et de tous. A cet accueil érotisé des impressions nouvelles correspond un rejet tout aussi rapide et aussi plaisant. La logorrhée et la fuite des idées des maniaques nous montrent bien la saisie véhémente et le rejet des impressions nouvelles. Si dans la mélancolie l’objet introjecté était une nourriture incorporée, laborieusement expulsée, ici, tous les objets sont destinés à parcourir au plus vite le trajet du " métabolisme psychosexuel " du patient. L’identification des pensées exprimées et des excréments est de constatation facile dans les associations des patients.
Freud a souligné et argumenté la parenté psychologique de la mélancolie et du deuil normal,, mais il constate l’absence du renversement de la mélancolie en manie dans la vie psychique normale. Je me crois autorisé à désigner un tel homologue dans la vie psychique normale. Il s’agit des manifestations que l’on peut observer dans des cas de deuil normal et dont je soupçonne la valeur générale sans pouvoir la démontrer jusqu’à présent. On observe en effet que le sujet en deuil, au fur et à mesure qu’il réussit à détacher sa libido du défunt, éprouve des désirs sexuels accrus. Sous une forme sublimée, il s’agira d’un désir d’initiative, d’un élargissement des intérêts intellectuels. L’accroissement des désirs libidinaux peut survenir après un temps plus ou moins long à la suite de la perte de l’objet, selon le déroulement individuel du travail du deuil.
Au congrès de psychanalyse (1922), ou j’exposai ma conception, Roheim fit part de rites de deuil primitifs qui ne laissent aucun doute sur le fait que le deuil est suivi d’une explosion libidinale. Roheim a montré de façon convaincante que le terme du deuil consiste en un assassinat symbolique et une dévoration renouvelée du défunt, mais qui se produit alors avec un plaisir indubitable et démonstratif. La répétition du méfait œdipien met un terme au deuil des primitifs.
La manie qui fait suite au deuil pathologique de la mélancolie recèle cette même tendance à une réincorporation et à une réjection de l’objet d’amour, semblables en tous à celles que Roheim a démontrées dans les rites primitifs de deuil. Ainsi l’accroissement des aspirations libidinales précédemment décrit comme la fin du deuil normal apparaît comme une pâle répétition des coutumes archaïques de deuil.
Un de mes patients fit une dépression à un stade avancé de sa psychanalyse et sous une forme bien plus atténuée que les états dépressifs précédents. Il présentait surtout les caractères d’un état fut suivi d’une petite phase maniaque. A sa suite, peu de jours après le patient m’apprit qu’il avait alors éprouvé le besoin d’un excès. " J’avais l’idée de devoir manger beaucoup de viande, et d’en manger à en être saturé et idiot. " il se l’était représenté comme une ivresse ou une orgie.
Il devient clair ici qu’au fond la manie est une orgie de type cannibalique. La formulation du patient est une preuve péremptoire en faveur de la conception de Freud d’après laquelle la manie exprime une libération fêtée par le moi. Cette fête est représentée par la dégustation de viande. Sa signification cannibalique ne laissera guère de doute à la suite des considérations qui précèdent.
Comme la mélancolie, la manie réactionnelle exige un certain temps pour se dissiper. Progressivement, les exigences narcissiques du moi diminuent, des quantité plus grandes de libido sont disponibles pour être transférées au monde des objets. Ainsi les deux phases se réduisent jusqu’à un rapprochement libidinal relatif avec les objets ; son inachèvement a été démontré au chapitre concernant la fixation de la libido à l’étape sadique-anale.
Nous devons reprendre ici une question qui a déjà été posée quant à la mélancolie. Très heureusement, Freud a envisagé la manie comme une fête du moi. Il l’a mise en relation avec le repas totémique des primitifs, c’est-à-dire avec " le crime originel " de l’humanité, le meurtre la consommation du père primitif. Il me faut souligner que les fantasmes cruels de la manie concernent avant tout la mère. Ce fut frappant chez un de mes patients maniaques qui s’identifiait avec l’empereur Néron. Par la suite, il donna comme raison que Néron avait tué sa propre mère et de plus conçu le projet de brûler la ville de Rome –symbole maternel. Remarquons, une fois de plus, que ces sentiments pour la mère sont secondaires ; ils s’adressent en premier lieu au père, l’analyse le vérifia.
Ainsi l’exaltation réactionnelle à la mélancolie s’explique pour une part comme un dépassement jouissif de la relation précédente pénible à l’objet d’amour introjecté. Mais nous savons qu’une manie peut survenir sans succéder à une mélancolie. Cet état de fait nous découvrira une partie de sa signification si nous souvenons des données du chapitre précédent. Il y fut démontré que certains traumatismes psychiques de l’enfance sont suivis d’un état que nous avons appelé " dysphorie originelle ". la manie " pure " qui est souvent périodique m’apparaît comme le rejet de cette dysphorie, nom précédé d’une psychanalyse démonstrative, je ne puis rien ajouter de plus précis concernant ce déroulement.
Mon propos est issu de la comparaison de la mélancolie avec la névrose obsessionnelle. Revenant à notre point de départ, nous sommes en mesure d’expliquer la différence d’évolution à début aigu, intermittent et récidivant des états maniaco-dépressifs correspond à une expulsion plus chronique et rémittente des états obsessionnels tient à la prédominance de la tendance à retenir l’objet.
Au sens ou l’entendent Freud et Roheim, nous pouvons dire que nous trouvons dans ces deux formes de maladie une attitude psychique différente à l’égard du meurtre originel non accompli. Dans la mélancolie et la manie, le crime est perpétré par intervalles sur le plan psychique des primitifs. Dans la névrose obsessionnelles, nous observons la lutte constante contre la réalisation du crime œdipien. La peur de l’obsédé témoigne de ses impulsions, mais simultanément de ses inhibitions toujours prévalentes.
Nous n’avons apporté de solutions exhaustives ni aux problèmes de la mélancolie ni à ceux de la manie. L’empirisme psychanalytique ne nous y autorise pas. Mais rappelons que l’élucidation de ces deux troubles mentaux n’est pas notre but essentiel, mais bien de trouver parmi les données recueillies chez les patients maniaco-dépressifs des aspects intéressant la théorie de la sexualité. En terminant ce chapitre, nous renouvellerons donc l’aveu que le problème du choix de la névrose en ce qui concerne les états cycliques attend toujours une solutions définitive.
VII
LA THERAPEUTIQUE PSYCHANALYTIQUE DES ETATS MANIACO-DEPRESSIFS
Il nous est maintenant facile de circonscrire la tâche d’une thérapeutique de la mélancolie. Elle consisterait à lever les mouvements régressifs de la libido et à œuvrer à sa progression dans le sens de l’amour objectal achevé et de l’organisation génitale. Cette tâche est-elle tant soit peu possible à l’aide de la psychanalyse ? les expériences déjà faites nous permettront de tenter une réponse à cette question. Un optimisme thérapeutique prématuré en ce qui concerne la psychanalyse serait aussi inapproprié que le nihilisme de la clinique psychiatrique.
Dès 1911 j’avais souligné que le transfert nécessaire au succès de la cure pouvait s’établir chez le mélancolique pour le moins à certains stades, particulièrement dans l’intervalle libre, sur un mode autorisant la tentative thérapeutique. Suivant un conseil de Freud, je commençai mes analyse récentes de mélancoliques au cours de la phase intermédiaire entre la dépression et l’intervalle libre. Il est donc parfaitement évident que je ne portais pas à l’actif de la cure débutante la sédation progressive des symptômes mélancoliques cette évolution qui se déroule spontanément dans chaque cas mis ne permet pas au patient l’accès à l’amour objectal plein – vrai critère de la santé psychique –ne m’apparaît même pas comme le but de la psychanalyse. J’ai déjà esquissé la tâche : en premier lieu apporter au patient un rétablissement dépassant la simple guérison symptomatique, mais aussi une protection à l’encontre d’une nouvelle atteinte. L’accession à ce premier but devrait se manifester par toutes sortes de modifications n’appartenant pas à l’intervalle libre spontané. Ainsi, l’efficacité de la thérapeutique serait objectivement constatable. Par contre, il faudrait disposer d’un temps prolongé et d’une observation continue soigneuse, pour pouvoir affirmer que l’évitement des rechutes a réussi.
Mes analyses récentes de mélancoliques ne sont pas encore achevées, de sorte qu’une prévision concernant la durée de leur effet m’échappe totalement. Je ne puis donc qu’énumérer les résultats à mettre indubitablement au compte du traitement. Je cite à cet égard :
  1. La capacité du patient à " transférer " s’accroît souvent nettement à la suite d’une phase de son analyse. Le patient dont j’ai repris le rêve d’enfance au chapitre V de cet essai se modifia à la suite de cette partie de son analyse dans son comportement global vis-à-vis du médecin. Nous savons que le transfert réussi sur le médecin conditionne des modifications importantes.
  2. L’attitude narcissique de refus à l’égard de certaines personnes ou de l’ensemble de l’entourage , l’irritabilité marquée s’amendent d’une façon inhabituelle.
  3. Dans un cas, la position vis-à-vis de l’autre sexe se modifia considérablement. L’intérêt obsédant pour les prostituées disparut. Peu à peu la libido put s’attacher de façon normale à une personne donnée. C’était le premier succès de ce genre dans la vie du patient, à la suite d’une série d’essais malheureux.
  4. Auparavant, ce même patient insistait sur son infériorité, se tyrannisant lui-même, même en période non dépressive. Lorsque l’analyse de l’introjection fut pour une grande part réussie, le patient me surprit en avouant un grand soulagement : selon ses propres dires, il avait cessé de se prendre pour un " monstre ". cette modification qui date d’environ neuf mois s’est maintenue depuis.
  5. Le critère le plus important me semble être la formation passagère de nouveaux symptômes. Comme je le mentionnai, les patients présentent fréquemment, en période intercalaire, de légères dysphories marquées du sceau de la mélancolie ou de la manie. Les deux patients que je traite depuis plus de deux ans et demi furent exposés à des émotions violentes d’origine externe,, du genre de celles qui auparavant et au début de la cure entraînaient un cortège de symptômes mélancoliques. J’ai pu suivre une modification dont la régularité exclut le hasard. A plusieurs reprises un événement poussait le patient à renouveler une dépression mélancolique, par exemple la confrontation avec une décision pratique vitale sollicitait la tendance à une nouvelle fuite dans la maladie ; mais le renoncement à l’objet qui conditionne la mélancolie n’apparaissait pas. Il y avait bien formation d’un symptôme mais il portait la marque de la compulsion psychique de la phobie ou de la conversion hystérique. Je ne pouvais me défendre de l’impression que le patient ne pouvait produire une dépression authentique. L’élévation de niveau de la mélancolie à l’hystérie m’apparaît comme une évolution remarquable et significative. Le fait de la résistance accrue de l’amour objectal du patient à l’égard des influences extérieures est d’une portée pratique considérable. Au cours d’un travail ultérieur, j’insisterai sur ce point et l’illustrerai d’exemples.
Je n’ai pas mentionné certains effets favorables de la cure n’ayant pas apparemment une signification primordiale. Mais je tiens à souligner avoir eu en charge des cas particulièrement difficiles, à récidives multiples. J’ai acquis la certitude que des patients plus jeunes, que leur maladie a moins souvent éloignés de la vie, pourrai par la suite la relation de l’évolution des cas que j’ai traités jusqu’ici.
Ne possédant pas, quant à moi, une connaissance suffisante d’un effet durable de la cure dans la mélancolie, il m’est précieux de citer l’opinion de qui fait autorité. D’après une communication privée du pr. Freud, il dispose de deux cas de guérison durable, l’un n’a pas rechuté depuis plus de dix ans
Je ne puis quitter le problème thérapeutique plus particulièrement pour des patients dépressifs. La détente psychique est un résultat souvent éclatant et spontanément souligné par les patients. Il ne faut pas oublier que ces patients sont justement considérés comme les plus inaccessibles, les moins influençables.
Aussi, quelques justifiées que soient les réserves dans l’appréciation de la valeur des résultats psychothérapiques, il ne me semble pas possible de dénier l’effet de la psychanalyse sur l’état des malades cycliques. Je ne crois d’ailleurs pas au danger d’une surestimation de nos résultas. La psychanalyse, en effet, qui nous éclaire sur toute l’ampleur des résistance des patients et nous contraint à un travail prolongé et pénible dans chaque cas, recèle en elle la plus sûre protection contre un optimisme thérapeutique excessif.

Les recherches fondamentales de Freud nous ont appris à considérer la relation à l’objet sexuel.  Nos hypothèses sur l’ontogenèse de l’amour objectal n’ont pas jusqu’ici pu rendre compte des faits dans toute leur ampleur. Les états morbides que nous groupons avec Freud sous le nom de " névroses narcissiques " nous confrontent à un certain nombre de manifestations psychosexuelles auxquelles il nous faut adapter notre théorie. C’est la tâche que j’entreprendrai ici.
Considérer la relation d’un sujet avec son objet d’amour du point de vue de l’histoire de cette relation, ce n’est pas négliger les interrelations psychologiques multiples que nous avons examinées précédemment. Au contraire, elles s’en trouveront éclairées. De même que nous avons eu à tenir compte d’aspects importants des relations avec l’objet, telle l’ambivalence de la vie pulsionnelle humaine, de même il est exclu que nous isolions ces problèmes. Au contraire, de même une étude condensée de la théorie des phases de l’organisation de la libido nous permettra de mieux connaître ce qui nous fait défaut pour une histoire du développement de l’amour objectal. La phase sadique-anale nous a permis de distinguer deux sources de plaisirs: la plus primitive d’exonération et de destruction, la plus tardive de rétention et de domination. Nous avons été conduits empiriquement à supposer une gradation à l’intérieur de cette phase sadique-anale jusque-là considérée comme un tout. Nous pensions alors que le mélancolique régresse à la plus profonde de ces étapes mais ne s’en tient pas là ; sa libido tend vers une étape encore plus primitive, cannibalique, ou l’incorporation devient le but pulsionnel.
L’objet d’amour auquel on renonça, qui a été perdu, est identifié par l’inconscient avec les fèces, le produit le plus important qui soit exonéré corporellement. Il est réincorporé par le mécanisme que nous nommons introjection. Mais cette régression ne permet pas au mélancolique d’échapper à son ambivalence, le conflit s’en trouve accru et suscite la nostalgie d’une étape encore antérieure dont le but sexuel est la succion, que nous avons dû considérer comme préambivalente. Après avoir été ainsi amenés à distinguer deux stades à l’intérieur de la phase orale, nous discernâmes deux étapes de la phase génitale, tardive; la plus récente seulement nous apparut comme non ambivalente (postambivalente).
L’hypothèse de deux étapes à l’intérieur de chacune des trois grandes phases nous semble rendre compte des modifications que nous avons reconnues empiriquement en ce qui concerne le but sexuel. Elle facilite également la corrélation génétique entre certains sexuel. Elle facilite également la corrélation génétique entre certains états morbides et les étapes de l’organisation de la libido. Nous n’ignorons par les grandes lacunes qui subsistent à cet égard. Ainsi, les états paranoïaques nous échappent encore à cet égard, nous y reviendrons par la suite.
Nos aperçus sur le développement de l’amour objectal sont encore plus inachevés. Nous connaissions trois stades du développement de la relation à l’objet tout comme nous distinguions trois étapes de l’organisation de la libido. Nous devons à Freud les premières révélations fondamentales. Il distingua un état auto-érotique ou anobjectal qui se situe dans la toute petite enfance, un stade narcissique ou le sujet est aussi son propre objet d’amour, et un troisième stade d’amour objectal proprement dit. Mon projet est d’étudier jusqu’à quel point nous sommes en mesure de compléter cette partie de la théorie de la sexualité.
La contribution que je pense pouvoir apporter pour combler les lacunes de notre connaissance est née d’un aspect particulier de l’empirisme psychanalytique, l’expérience des névroses " narcissiques " et de certaines névroses de niveau objectal, qui s’en rapprochent.
Les affections maniaco-dépressives, dont l’analyse a servi de base à la partie initiale de ce travail, peuvent contribuer à la solution des questions qui nous préoccuperont dorénavant. Il ses trouve que j’eus en traitement en même temps que ces malades deux patientes dont je décrirai brièvement l’état névrotique. Le tableau clinique est très différent de celui des malades mélancoliques. La raison qui me fait les mettre en parallèle apparaîtra incessamment.
La première, que je nommerai " Mlle X… ", offrait un tableau pathologique complexe dont je ne soulignerai que les traits principaux. En premier lieu, une mythomanie marquée depuis l’age de six ans, et des impulsions cleptomanes graves, datant de la même période. La patiente souffrait d’accès de désespoir qui pouvaient être déclenchés par un incident minime et s’exprimer par des larmes interminables. Ces pleurs compulsionnels étaient principalement déterminés d’une part par le complexe de castration et concernaient alors le " dommage " en virilité avec son cortège, par exemple jalousie du frère puîné, préféré, etc. La moindre dévalorisation réelle ou supposée provoquait un flot de larmes. Une question du maître d’école ou des événements de cet ordre avaient, en tant que mise en doute de ses capacités, la valeur d’un rappel de sa blessure féminine. Au cours des règles qui stimulaient de façon privilégiée le complexe de castration, les pleurs ne s’interrompaient plus. D’autre part, ce larmes concernaient la relation de la patiente à son père. Elle pleurait le père perdu, non pas la perte réelle causée par son décès, mais la perte au sens psychologique à laquelle se rattachaient les symptômes les plus précoces de sa névrose.
Enfant, elle avaient beaucoup aimé son père. D’après les données de son analyse, cet amour fut brusquement interrompu au cours du deuxième semestre de sa sixième année. Convalescente, elle partageait alors la chambre de ses parents et elle eut l’occasion d’observer et leur commerce sexuel et le corps de son père. Son voyeurisme s’accrut beaucoup, jusqu’à ce qu’il succombât à un refoulement intense. En plus des effets habituelles, connus du psychanalyste, je soulignerai une particularité. La patiente se plaignait d’avoir perdu tout sentiment de contact personnel avec son père, d’être incapable de seule représenter par la pensée. Elle ne prenait conscience ni de sa tendresse ni de sa sensualité à l’égard du père. Une surabondance de manifestations névrotiques permit de constater son intérêt exclusif compulsionnel pour une seule partie du corps de son père, son pénis. Le père n’avait plus eu pour cette patiente l’existence d’un être total, il n’en restait qu’une seule partie. Celle-ci était l’objet de sa compulsion à voir (guetter les contours des organes génitaux à travers les vêtements du père). De plus, elle s’identifiait inconsciemment tantôt avec le père, tantôt avec ses organes génitaux, qui en étaient devenus le représentant. Les tendances cleptomanes relevaient pour une grande part de sa tendance active à châtrer le père. Le but inconscient de ses vols, dont certains indices montraient le lien avec la personne du père, était soit de dérober le pénis envié soit s’identifier à lui. Ainsi, elle avait pris une seringue à lavement dans la chambre à coucher paternel. D’autres formes de castration consistaient à dérober l’argent (vermögen puissance) de la bourse du père, à voler porte plume, crayons et autres symboles de virilité, comme nous le voyons dans d’autres cas de cleptomanie.
Ce complexe de castration se révéla être une source essentielle de son état. Si la cleptomanie signifiait : " Je me saisis par la ruse ou de force de ce qui ne m’est pas donné " (ou m’a été pris),l’une des raisons principales des mensonges pourrait être exprimée comme suit : " Je possède la partie corporelle que je désire, je suis comme mon père. " il est parfaitement intéressant d’apprendre que le fait de raconter des mensonges fantastiques lui procurait une excitation sexuelle et l’impression qu’il lui poussait au bas-ventre quelque chose qui se gonflait ; cette sensation se doublait d’une impression de force physique de même que ses mensonges lui donnaient un sentiment de puissance psychique et de domination.
Les relations de la patiente avec les autres personnes de son entourage ressemblaient à celle qu’elle entretenait avec son père. Elle n’établissait pas de vrai contact. Le mensonge fut pendant des années son seul mode de relation avec l’entourage.
Cet état ne correspondait donc en rien à un amour objectal vrai et achevé, nous pensons qu’il en était issu par voie régressive. Mais une certaine relation aux objets était maintenue avec ténacité. Une analyse plus poussée de la cleptomanie dans ce cas et dans d’autres nous renseigne sur le caractère de cet amour objectal particulier et imparfait. Rêves et rêveries de la patiente représentaient souvent la castration par morsure. Le but de ce fantasme, ce n’était pas l’incorporation de l’objet d’amour dans sa totalité, mais la dévoration d’une partie avec laquelle la patiente s’identifiait ensuite. Cette incorporation partielle semble être aussi le fait des autres cleptomanes.


Une autre patiente, que j’appellerai " Mlle Y. ", souffrait d’une névrose grave: des vomissement hystériques en constituaient le symptôme le plus apparent. La détermination par le complexe de castration était également évidente ici. Sa cleptomanie était issue d’une tendance infantile invincible à arracher avec ses mains tout ce qui pouvait l’être, en particulier fleurs et cheveux. Cette impulsion elle-même était une transformation de la pulsion à arracher avec les dents " tout ce qui dépassait ". De telles imaginations apparaissaient encore à l’âge adulte. Dès qu’elle faisait la connaissance d’un homme, elle avait la représentation obsédante de lui arracher le pénis avec ses dents. Les vomissements névrotiques étaient étroitement liés à ces pulsions sadiques-orales. Dans sa vie fantasmatique également, son père avait perdu toute signification d’être humain. L’intérêt libidinal était polarisé sur le pénis. Lorsque le père fut mort, elle n’en éprouva nul deuil, elle non plus. Par contre, elle conçut le fantasme d’arracher le pénis du mort avec ses dents afin de le conserver. Au cours de rêveries diurnes, elle imaginait souvent un coït avec un pénis " sans homme à lui attaché ".

La ressemblance de ces patientes est parfaite lorsqu’on apprend que leur mère est également représentée par une seule partie de son corps, par les seins indiscutablement identifiés à un pénis féminin ou, en leur place, par les fesses. La relation à l’érotisme oral (plaisir de mordre) était très claire et pourrait être argumentée par de nombreux exemples; qu’un seul suffise. La patiente X. rêva : " Je dévore un morceau de viande, je le déchire à belles dents et je l’avale. tout à coup, je m’aperçois qu’il s’agit du dos d’une pelisse qui appartient à Mme N. "
Le " dos " est facilement compréhensible comme un déplacement d’avant en arrière. L’usage symbolique si fréquent de la fourrure pour faire allusion au sexe féminin va dans le même sens. Mme N. porte effectivement souvent dans les rêves de la patiente avec une signification maternelle.
Le " déplacement en arrière " existe chez les deux patientes. Toutes deux éprouvent un dégoût de leur mère et chacune, par certains symptômes, identifiait sa mère avec le summum du dégoût, les fèces. Ainsi, dans leurs fantasmes, la mère était représentée par une partie détachée du corps (pénis-fèces).
Dans les deux cas, il y eut une régression marquée de la libido au narcissisme, mais en aucun cas une régression totale; simplement, leur amour objectal n’avait atteint qu’un développement insuffisant avant que l’analyse n’entraînât une modification, ou bien était revenu régressivement à cet état d’inachèvement. il doit s’agir là d’un stade de passage entre le narcissisme et l’amour objectal. Une expérience que je fis avec ces patientes, puis avec d’autres, allait dans le même sens. La position libidinale ambivalente à l’égard de l’objet était indubitable, marquée d’une forte tendance à l’endommager; et pourtant cette tendance destructrice était déjà limitée. A cette étape, le but sexuel doit avoir été de dérober à l’objet une partie de son corps, c’est-à-dire de toucher à son intégrité sans attenter à son existence. On peut penser à un enfant qui arracher la patte d’une mouche, mais la laisse s’envoler. nous voulons insister une fois de plus sur le plaisir de mordre caractéristique de cette forme de relation d’objet que nous ignorions jusqu’ici.
Les patients maniaco-dépressifs dont j’ai parlé précédemment révèlent les mêmes processus psychologiques. Mais les manifestations claires de cet ordre n’apparaissaient qu’au décours de symptômes pathologiques graves. Tant que ces derniers persistaient, la tendance cannibalique destructive de l’objet était facile à voir. En cours de convalescence, l’un des patients avait le fantasme de trancher avec ses dents le nez, le lobule de l’oreille, les seins d’une jeune fille qui l’intéressait. il jouait parfois avec l’idée de trancher ainsi le doigt de son père. Lorsqu’il crut un jour que je ne voulais pas poursuivre son traitement, il lui vint en éclair la même représentation à mon endroit. La section d’un doigt à coup de dents obéissait à une série de déterminations parmi lesquelles la signification de la castration est évidente. Ce qui nous retient surtout, ici, c’est l’expression de l’ambivalence dans ce fantasme. C’était mutiler par morsure le médecin comme substitut paternel. Mais cet aspect d’hostilité envers l’objet ne doit pas nous faire négliger la tendance amicale à conserver l’objet, sauf pour une partie, et simultanément le désir de faire de cette partie sa propriété inaliénable. Nous pouvons à bon droit parler ici d’une impulsion à l’incorporation partielle de l’objet. a propos d’une jeune fille (qu’il identifiait à sa mère) le patient me dit un jour qu’il avait envie de la " dévorer bouchée par bouchée ". Un incident de l’analyse montra à quel point cette représentation lui était proche à ce stade de la cure. Il me parlait d’un de ses supérieurs qui, pour son inconscient représentait et son père et sa mère et vis-à-vis duquel il était fort ambivalent. Comme souvent la libre association le conduisit à une fantasmatisation figurée, parfois brusquement interrompue par un blocage affectif soudain. Il en fut ainsi lorsqu’il m’entretint de son supérieur. Pour expliquer l’arrêt de ses association, le patient ajouta spontanément : " Maintenant (dans la situation fantasmée) il me faut d’abord lui arracher sa barbe avec mes dents ; je ne pourrai progresser autrement. " d’après l’impression ainsi traduite par le patient, il n’y avait pas d’échappatoire devant de tels fantasmes. Ils sont indiscutablement marqués d’un cannibalisme partiel. Le cannibalisme total sans aucune restriction n’est possible que sur la base d’un narcissisme illimité. A cette étape, seule la convoitise du sujet compte. Les intérêts de l’objet ne le retiennent absolument pas; sa destruction est poursuivre sans scrupules.
Le stade du cannibalisme partiel porte des traces encore claires de son origine, le cannibalisme total, mais il en diffère de façon décisive par l’apparition des égards pour l’objet. cette protection partielle de l’objet peut être considérée comme le tout début de l’amour objectal au sens étroit, car elle représente un commencement de dépassement du narcissisme. Ajoutons qu’à cette étape de son développement, le sujet est encore très loin de reconnaître un autrui et de l’ "aimer " physiquement ou psychiquement dans sa totalité ! la convoitise, c’est de prendre possession d’une partie de l’objet pour se l’incorporer ; néanmoins, il existe un renoncement au but narcissique pur du cannibalisme total.
Cette élucidation de certains aspects du développement précoce nous fournit de nouveaux instruments et certes les confirmations par l’observation directe de l’enfant ne sauraient manquer.
Lorsque – comme précédemment – on a franchi une distance sur une route inconnue, on se réjouit de trouver la trace d’un chemin que d’autres parcoururent. Cette trace existe.
Il y a quelques années deux auteurs, dont les observations méritent la confiance et qui ont travaillé indépendamment l’un de l’autre, ont contribué à notre connaissance du délire de persécution des paranoïaques. J.H.W. Van Ophuijsen et A. Stärcke découvrirent dans leurs psychanalyses que le " persécuteur " peut être ramené à la représentation inconsciente du scybale intestinal du patient ; ce scybale est inconsciemment identifié avec le pénis du " persécuteur ", c’est-à-dire avec la personne du même sexe aimée à l’origine. dans la paranoïa, le persécuteur est donc représenté par une partie de son corps que le patient ressent comme en lui : il voudrait se délivrer de ce corps étranger, mais n’est pas en mesure de le faire.
J’avoue n’avoir pas reconnu en son temps toute la signification de cette découverte. Elle était isolée, elle ne cadrait pas aisément avec ce que nous savions, bien que Ferenczi eût déjà reconnu les relations entre la paranoïa et l’érotisme anal. Désormais, la découverte des auteurs hollandais s’inscrit dans un ensemble et sa signification prend toute sa valeur.
La perte de la relation libidinale avec son objet et les objets en général, ce qu’il vit subjectivement comme " fin du monde ", le paranoïaque essaie de la compenser au mieux. Comme nous le supposons depuis l’analyse du cas Schreber par Freud, sa démarche consiste à reconstruire l’objet perdu. Il nous est actuellement d’une partie de l’objet qui subit ainsi un sort comparable à l’objet du mélancolique, introjecté par incorporation, en totalité. Pas plus que ce dernier le paranoïaque n’échappe au conflit lié à l’ambivalence. il espère aussi se défaire de la part incorporée et, conformément au niveau du développement psychosexuel ou il se situe, ce n’est possible que par voie anale. Pour le paranoïaque, l’objet d’amour est représenté par les fèces qu’il ne peut expulser. La partie de l’objet d’amour qu’il a introjectée se refuse à le quitter de même que l’objet introjecté en totalité par le mélancolique exerce sur lui sa tyrannie.
Nous concevons finalement que le mélancolique s’incorpore en totalité l’objet d’amour auquel il a renoncé, tandis que le paranoïaque n’en introjecte qu’une partie. Cette dernière introjection pourrait s’effectuer selon deux possibilités. Elle peut être conçue comme se faisant oralement, mais aussi comme ayant lieu par voie anale. En attendant une vision plus précise, nous pouvons formuler prudemment l’hypothèse que la libido des paranoïaques régresse à la plus précoce des étapes sadiques-anales en ce qui concerne le but sexuel; en ce qui concerne l’objet, elle rejoint régressivement l’étape de l’introjection partielle sans que nous puissions affirmer qu’elle s’effectue par voie anale ou par voie orale. Nous rencontrons des constellations analogue au décours des mélancolies. Reste à comprendre pourquoi le mélancolique ne produit pas un délire au sens paranoïaque. Ce contraste devrait, pour une part, être en rapport avec les effets différents des introjections, totale et partielle, orale ou anale. C’est d’une meilleure connaissance de la participation du moi dans les deux maladies que nous pouvons attendre plus de clarté.
Je voudrais insister sur un aspect concernant la partie introjectée. Il s’agit de l’équivalence pénis-seins; secondairement d’autres parties corporelles acquièrent la même valeur. Il en est ainsi du doigt, du pied, des cheveux, des excréments et des fesses. J’ai déjà illustré ce point.
Si nous admettons " l’amour partiel " que nous avons décrit comme une étape du développement de l’amour objectal, nous parvenons à d’autres éclaircissements. Une particularité des perversions sexuelles sur laquelle Sachs a encore insisté récemment s’explique mieux : leur polarisation sur certaines parties du corps de l’objet, dont le choix nous frappa souvent par son étrangeté. C’est le cas des fétichistes, pour lesquels un être souvent que la breloque de cette partie unique de son corps à l’attrait invincible. Lorsque je tentai, il y a plusieurs années, d’approfondir psychanalytiquement un cas de fétichisme du pied et du corset, Freud me suggéra l’introduction de la notion de refoulement partiel pour rendre compte des phénomènes en cause. Ce mécanisme qui dévalorise la presque totalité de l’objet, au profit d’une de ses parties, nous semble résulter de la régression libidinale au stade de l’amour partiel que nous postulons. De ce fait, il cesse d’être une curiosité isolée dans le cadre d’une forme morbide et s’insère dans une série de phénomènes psychologiques apparentés. Il n’est pas dans mon intention de considérer ici les symptômes du fétichisme. Soulignons simplement que les parties du corps de l’objet d’amour qui sollicitent le fétichiste sont les mêmes que les objets de " l’amour partiel ".
L’observation clinique nous avait familiarisés avec un stade du développement de l’amour ou l’objet est traité avec plus d’égards. dans les névroses, c’est en tant que phénomène régressif que nous le rencontrons dans la sexualité des obsédés. A cette étape, le sujet n’est pas encore apte à aimer au sens plein du terme. La libido n’est pas non plus attachée à une partie de l’objet. la tendance à l’incorporation d’une partie est abandonnée : à sa place, nous trouvons le désir de domination et d’appropriation. si la libido demeurée à cette étape est loin du but définitif du développement, le fait que l’appropriation soit en quelque sorte externalisée constitue un pas fondamental. Désormais, la possession ne se confond plus avec l’incorporation par dévoration, elle est située en dehors du corps. Ainsi l’existence de l’objet est reconnue et assurée ; c’est là une adaptation essentielle du sujet au monde extérieur. Cette modification est de la plus grande importance pratique. Socialement parlant ce n’est qu’à partir de là qu’une possession commune est possible tandis que la dévoration ne l’assurait qu’à un seul, exclusivement.
Différentes langues gardent l’empreinte de cette position libidinale envers l’objet. par exemple, en allemand : besiitzen, en latin: possidere. On est assis sur bien, on reste avec lui dans un rapport corporel étroit. C’est un fait d’observation courante chez l’enfant. nous le voyons emporter dans son lit son objet préféré et se coucher sur lui. Chez les animaux (chiens) nous constatons qu’ils abritent leur bien en le couvrant de leur corps. Je pus l’observer chez mon chien : dès qu’un étrange était présent dans la maison, il cherchait sa muselière - objet personnel- et se couchait sur elle.
Vraisemblablement, l’étude psychanalytique de la névrose obsessionnelle pourra nous aider à concevoir cette phase du développement de l’amour objectal. Le relief que prennent chez ces patients les représentations actives et passives de castration, leur attitude particulière à l’égard de la possession nous permettent d’appréhender le lien avec le stade de l’amour partiel.
La psychanalyse nous a appris que l’inconscient de l’homme adulte est marqué des traces multiples issues des stades précoces de sa psychosexualité. Il en est ainsi des rêves de sujets normaux. L’amour partiel laisse aussi de telles traces dans notre inconscient.
Comme exemple, je prendrai les rêves bien connus de chute d’une dent. Tout psychanalyste en connaît la signification symbolique multiple. La dent qui tombe symbolise la castration, par ailleurs, elle représente une personne proche du rêveur, dont la mort souhaitée est réalisée par le rêve. Un proche est donc identifié à une partie du corps en voie d’expulsion. nous constatons la ressemblance avec la psychologie du délire de persécution et l’ambivalence qui s’exprime dans l’identification d’une personne avec une partie de notre corps.
Indiscutablement, c’est là un grand témoignage d’amour que de mettre sur le même plan une autre personne et une partie de son propre corps narcissiquement très prisée. En allemand, nous connaissons l’expression " mon cœur " adressée à une personne aimée. D’une mère, nous disons qu’elle traite son enfant comme " " la prunelle de ses yeux ". l’identification avec une dent, si fréquente dans le rêve, dit allusivement que l’on ne se défait pas volontiers de cette partie de soi, mais qu’il est possible de s’en passer, en raison de sa multiplicité. Le rêveur est parfois frappé de l’indolence de cette chute ou de cette extraction ; la perte de la personne à laquelle il est fait allusion ne serait donc par si douloureuse ! n’oublions pas que la castration symbolique est sous-tendue par un désir inconscient concernant la perte de cette partie du corps qui centre habituellement le narcissisme humain. La valeur hostile est particulièrement nette lorsque les parties du corps identifiées à la personne sont les excréments.
L’amour partiel a donc également laissé des traces dans la vie psychique des sujets normaux. L’objet des sentiments amoureux et ambivalents est représenté par une de ses parties introjectée par le sujet.
Les patientes X. et Y. évoquées ci-dessus parvinrent peu à peu à un développement normal de l’amour objectal sous l’influence de leur traitement. Elles franchirent un stade qui peut être considéré comme la continuation immédiate de celui que je viens de décrire.
La patiente X. auparavant était envahie par une représentation qui se répétait sous des formes variées dans ses rêves et ses symptômes. Il s’agissait du fantasme de l’appropriation du pénis de son père; il est à remarquer qu’elle s’identifiait in toto avec cette partie du corps. En cours d’amélioration, alors que les impulsions cleptomanes étaient pratiquement dépassées, ses productions fantasmées prirent un caractère différent ; je réfère en particulier à un de ses rêves ou le corps de son père était dépourvu de poils pubiens. Au cours de rêves précédents, cette toison avait eu une signification génitale. Maintenant, elle rêvait de son père comme d’un homme entier à l’exception d’une seule partie de son corps. Le contraste avec les manifestations névrotiques antérieures est remarquable. Du temps ou elle s’intéressait compulsionnellement à la région génitale de son père, cet intérêt amoureux était exclusif de tout le reste de sa personne. L’objet actuellement refoulé était justement celui qui avait exercé un pouvoir obsédant conscient.
De rêves semblables surviennent chez d’autres sujets. Une mes patientes, très ambivalente à mon égard, exprima son transfert dans un rêve ou j’apparaissais sans organes génitaux. La tendance hostile (castratrice) est facile à reconnaître. Mais j’étais également affecté d’une valeur paternelle, et comme son père elle pouvait m’aimer, mais non me désirer sexuellement. En tant que substitut paternel, le médecin ne pouvait être aimé qu’en excluant son aspect sexuel : ainsi la censure du rêve maintenait la barrière de l’inceste.
Il semble bien que l’acceptation érotique de l’objet sous réserve d’exclusion des organes génitaux soit l’expression typique de l’interdit de l’inceste dans l’hystérie. dès la première édition des Trois Essais sur la théorie sexuelle, Freud souligna le fait que chez l’hystérique le but sexuel normal (génital) est refusé et que des désirs " pervers " prennent sa place. L’hypothèse d’un stade d’amour objectal excluant les organes génitaux corrobore la constatation de Freud. Le refus de la zone génitale s’étend tant au corps du sujet qu’à celui de l’objet. deux symptômes particulièrement fréquents et pratiquement très important, l’impuissance de l’homme et la frigidité de la femme, s’expliquent pour une grande part par cet état de fait. Du fait de sa zone génitale, le névrosé ne peut pas aimer entièrement l’objet.
L’analyse des névrosés nous a conduits à considérer ces inhibitions libidinales des deux sexes comme les effets du complexe de castration : chez l’homme, il s’agit de la peur pour son sexe et de l’effroi devant le défaut d’un organe correspondant du corps féminin; de même chez la femme, il s’agit de la douleur toujours actuelle du vol de son organe et de son désir son sexe d’un amour narcissique privilégié. C’est pourquoi tout être aimé chez l’objet avant son sexe. Au niveau de l’organisation "   phallique " décrite par Freud, cette dernière étape n’est visiblement pas atteinte. Ce n’est qu’à l’étape génitale proprement dite en sera ainsi l’accès à l’étape génitale proprement dite qu’il en sera ainsi. Ainsi l’accès à l’étape supérieure de l’organisation libidinale semble aller de pair avec le dernier acte du développement de l’amour objectal.
Le tableau suivant est destiné à faciliter une vue d’ensemble des étapes de l’organisation sexuelle et des stades du développement de l’amour objectal. Bien entendu, les données que je réunis ici n’ont rien de définitif. Je ne tiens nullement à fixer à six le chiffre des stades du développement. Ce tableau doit plutôt être conçu comme l’itinéraire d’un express ou seules quelques grandes stations sont mentionnées; les intervalles ne peuvent être pris en considération dans un tel survol. Enfin, je veux signaler que les stades situés à la même hauteur dans les deux colonnes principales ne sont pas obligatoirement synchrones.
Etapes de l’organisation de la libido
Etapes du développement de l’amour objectal
VI Etape génitale définitive
Amour objectal (postambivalent)
V Etape génitale précoce (phallique)
Amour objectal excluant les organes génitaux
IV Etape sadique-anale tardive
Amour partiel
Amour partiel et incorporation
III Etape sadique-anale précoce
Narcissisme. Incorporation totale de l’objet
II Etape orale tardive (cannibalique)
Auto-érotisme (sans objet)
I Etape orale précoce (succion)
 
Ce tableau fournit un schéma du développement psychosexuel de l’homme dans deux directions; il tient compte des modifications libidinales en ce qui concerne et le but sexuel et son objet. Parmi bien d’autres, il est un aspect qui n’y figure pas, à savoir la formation des inhibitions pulsionnelles. C’est pourquoi je désire les mentionner brièvement .
Faute de relations objectales proprement dites, nous considérons qu’il n’existe pas de telles inhibitions au stade le plus précoce, de l’auto-érotisme. Au stade du narcissisme à but sexuel cannibalique, la peur apparaît, c’est la première inhibition pulsionnelle repérable. Le dépassement du cannibalisme est étroitement lié à la constitution de sentiments de culpabilité. Ils apparaissent comme inhibitions typiques de la troisième étape. Le but sexuel de l’incorporation d’une partie de l’objet persiste jusqu’à ce que la pitié et le dégoût détournent la libido de cette voie. L’amour objectal excluant les organes génitaux comporte une inhibition s’exprimant par la honte (pudeur). A l’étape supérieure de l’amour objectal proprement dit, nous trouvons les sentiments sociaux en tant que régulateurs de la vie pulsionnelle.
Ces quelques remarques d’ordre général montrent bien que d’autres recherches sont nécessaires pour comprendre la constitution des inhibitions et que la psychanalyse nous permet de les entreprendre. Je ferai état d’un moment isolé de ce processus complexe.
Nous avons vu qu’au stade de " l’amour partiel avec incorporation " l’objet d’amour est représenté par une de ses parties. Le sujet est ambivalent vis-à-vis de cette partie (= pénis, seins, selles, etc.), c’est-à-dire partagé entre la convoitise et le refus. Ce n’est qu’après le dépassement total de la tendance à l’incorporation – d’après nous, au quatrième stade – qu’il prend une attitude méprisante à son encontre particulièrement nette en ce qui concerne les fèces.
Pour l’enfant, les fèces représentent tout ce qu’on ne veut pas garder ; c’est pourquoi la personne écartée avec répugnance (cas X. Et Y.) est identifiée aux selles. Le dégoût culmine à la simple pensée de porter les matières fécales à la bouche. Dans certains états morbides, nous assistons à une régression prononcée au cours de laquelle la consommation des matières fécales redevient le but sexuel. Dans notre inconscient, en effet, la valeur narcissique initiale des excréments persiste.
J’avais essayé précédemment de donner une vue d’ensemble des rapports des différents formes d’affections psychonévrotiques, comparativement aux étapes du développement libidinal dans le contexte de notre connaissance actuelle. Cet essai était très imparfait et loin de représenter une élucidation définitive. Les mêmes lacunes persistent dans notre savoir. Nous ne pouvons apporter pour le moment que deux aspects complémentaires. Nous pouvons supposer que chez le mélancolique la capacité d’amour objectal est très inachevée de sorte que la tendance à l’incorporation cannibalique de l’objet s’impose en cas d’épisode pathologique. La régression libidinale correspond au stade II du schéma ci-dessus.
Dans le cas des états paranoïaques, la régression semble faire halte au stade de l’incorporation partielle( III ). Il en va probablement de même de la cleptomanie. Peut-être leur différence tient-elle à celle des buts sexuels inconscients, l’incorporation orale dans la cleptomanie, anale dans la paranoïa, de la partie convoitée de l’objet.
Seul un travail psychanalytique conséquent et patient, en particulier sur les formes narcissiques des psychonévroses, nous ouvrira des perspectives plus achevées sur le développement psychosexuel de l’homme. dans l’attente de la confirmation de ces hypothèses par un nombre suffisant d’analyses approfondies, il me semble utile de contrôler leurs bases actuelles.
En premier lieu, je voudrais mentionner qu’il s’agit de données recueillies empiriquement. Je pense avoir renoncé à toute extrapolation spéculative. Pour le moins, je puis affirmer que je n’ai jamais tenté d’aboutir à une théorie achevée ; bien au contraire, j’ai attiré l’attention sur les défauts et les lacunes de mon matériel.
Je voudrais également souligner la simplicité du processus de développement que j’ai postulé. Il se déroule selon des voies identiques à celles de l’évolution organique ; une partie se constitue en un tout, un tout initial se réduit, perd sa signification, ou ne survit que sous une forme rudimentaire.
La comparaison avec les déroulements organo-biologiques peut être étendue. Nous avons depuis longtemps transposé au développement psychique (psychosexuel) la " loi de base biogénétique ". l’expérience quotidienne montre au psychanalyste que le sujet revit psychiquement l’évolution de l’espèce. notre observation empirique nous permet de discerner une règle particulière du développement psychosexuel : il clopine à la remorque de l’évolution organique comme une réédition tardive ou la répétition d’un même processus. Le modèle biologique du développement auquel nous nous sommes consacrés ici se déroule au stade embryonnaire précoce tandis que l’évolution psychosexuelle qui nous intéresse prend plusieurs années de la vie extra-utérine, de la première année jusqu’à la puberté. Si nous jetons un regard sur le domaine de l’embryologie, le parallélisme de l’ascension psychosexuelle par étapes que nous observons et du développement organique embryonnaire précoce s’impose.
Nous concevons la libido de la première période de la vie extra-utérine comme liée à la bouche, zone érogène. La relation la plus précoce et vitale de l’enfant avec le monde extérieur c’est celle d’absorber par succion ce qui est approprié est accessible. Au cour du développement embryonnaire, le premier organe constitué à la suite des mitoses initiales est la " bouche primitive " qui se conserve et fonctionne comme telle chez le groupe d’animaux inférieurs que sont les cœlentérés.
Après un temps prolongé les organes sexuels de l’enfant (au sens étroit) prennent un rôle directeur dans la sexualité. Jusqu’à ce stade, l’intestin, en particulier ses orifices d’entrée de sortie, ont un rôle érogène important. Le système nerveux en reçoit des excitations sexuelles marquées et cette phase est conforme à certaines dispositions de l’époque embryonnaire précoce. Il existe en effet une communication libre entre la partie terminale du conduit intestinal et la partie caudale du tube nerveux (canalis neurentericus). Le cheminement de l’excitation de l’intestin au système nerveux est en quelque sorte préétabli organiquement.
Le prototype biologique des phases sadique-orale ( cannibalique) et sadique-anale est particulièrement précis. Freud a déjà fait allusions à cet état de choses. Je le cite : " l’organisation sadique-anale se conçoit bien comme la continuation de la phase orale. L’activité musculaire violente qui la caractérise est l’acte préparatoire à la dévoration, qui constitua alors le but sexuel. Cet acte préparatoire devient un but indépendant. Le fait nouveau par rapport à l’étape précédente réside en ce que l’organe passif se détache de la zone buccale pour se reformer au niveau de la zone anale. " l’auteur évoque, sans plus préciser, le fait du parallélisme biologique. Je voudrais insister sur la conformité des développement psychosexuel et organique.
La " bouche primitive " -susmentionnée- se trouve à l’origine à l’extrémité antérieure (céphalique). Les embryons de certaines espèces permettent d’observer la fermeture de l’orifice buccal céphalique, et son élargissement dans le sens caudal. Ainsi il se déplace vers la queue en formation et s’y fixe comme anus. Cette genèse immédiate de l’anus à partir de la bouche primitive nous apparaît comme la préformation biologique du déroulement psychosexuel qui selon la description de Freud s’accomplit au cours de la deuxième année de la vie.
A l’époque de la formation de l’anus chez l’embryon, nous assistons masticateurs précèdent de loin ceux des extrémités. Il y a un lien étroit entre la formation de l’anus et celle des instruments de la mastication. Il est à noter ici qu’au cours de la vie extra-utérine, les masticateurs exécutent précocement des mouvements intentionnels et puissants, bien avant la musculature du tronc et des membres.
Au cours d’un quatrième stade de l’évolution psychosexuelle, nous avons reconnu la rétention et la maîtrise de l’objet comme but sexuel. Les dispositifs de rétention intestinale de ce qui a été absorbé nous paraissent corrélatifs dans l’ontogenèse biologique. Il y a là des rétrécissements, des dilatations, des aspirations annelées, des culsde-sac et des lacets, enfin le sphincter terminal à musculature volontaire et involontaire ; au moment du développement de cet appareil si complexe de rétention, l’appareil urogénital fait encore défaut.
C’est en deux stades que nous voyons se développer l’organisation génitale de la libido; deux étapes de l’amour objectal leur correspondent. Ici encore, l’évolution organique fournit les modèles correspondants. Au début les organes génitaux ne sont pas différenciés : ce n’est qu’au bout d’un certain temps qu’ils se différencient en organes mâles et femelles. Cela est vrai aussi bien des glandes germinales que des organes servant à la copulation. Dans le domaine psychosexuel nous voyons s’accomplir la différenciation progressive correspondante.
D’une expérience psychanalytique plus vaste et approfondie nous attendons des conclusions assurées concernant le développement psychosexuel dont nous avons traité ici. Dans l’immédiat, la série des processus biologiques parallèles que j’ai exposés devrait pouvoir étayer la tentative de présenter une histoire du développement de l’amour objectal.

Karl Abraham

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