Incertitudes et critiques à propos de l’interprétation des rêves.
Introduction à la Psychanalyse, Chapitre 15.
Lecture commentée et réflexions sur le texte de Freud.
Freud, clôturant la partie consacrée au rêve et à son interprétation dans son « Introduction à la Psychanalyse », évoque tour à tour quatre points parmi les plus fréquemment évoqués par ses détracteurs pour souligner les failles de son système interprétatif.
Il évoque tour à tour :
- · L’impossibilité de réduire le rêve manifeste aux idées latentes de son contenu.
- · Le fait que des interprétations puissent paraître forcées, tirées par les cheveux voir même déplacées ou comiques, n’implique nullement qu’elles soient fausses !
- · Des généralisations.
- · La possibilité d’une manipulation mentale effectuée par l’analyste sur l’esprit du rêveur.
1°. L’impossibilité de réduire le rêve manifeste aux idées latentes de son contenu.
Cette première impossibilité vient du nombre d’incertitudes trop grand concernant le rêve.
Il est impossible de savoir si l’un ou l’autre élément du rêve doit être compris dans son sens propre ou dans un sens symbolique, puisque les objets dits « symboliques » n’en restent pas moins ce qu’ils sont : de simples objets. Par conséquent, l’interprétation qui pourra être donnée de tel ou tel objet dépendra toujours de l’arbitraire de l’interprète, un arbitraire qui s’exacerbe encore lorsqu’il s’agit de comprendre tel ou tel élément du rêve dans un sens soit positif, soit négatif. Enfin, comme les inversions sont fréquentes dans le rêve, ce sera encore l’interprète qui aura le beau rôle en décidant quel passage du rêve est à considérer comme une inversion !
On peut évoquer aussi la possibilité d’une multiplicité d’interprétations, parfois diamétralement opposées. Ces éléments illustrent bien le fait que le champ de l’interprétation du rêve est extrêmement vaste ce qui en taxe d’improbabilité les résultats.
En clair : si, d’emblée on ne sait pas trancher la question de l’aspect symbolique ou de l’aspect réel des objets ou événements du rêve, et si, en outre, chaque objet, chaque événement peut être interprété de manière différente par une multitude d’interprètes, il ne saurait y avoir en cette matière de conclusions qui soient fiables puisqu’en fait chacun serait à même d’avoir la sienne propre.
Mais Freud repousse résolument cette objection pourtant logique, voire « irréprochable » comme il le dit lui-même. Et d’ajouter que ce ne sont pas les défauts des interprétations qui mettent en doute la légitimité de la méthode employée.
En effet, que signifie au juste la notion d’arbitraire de l’interprétation ? N’est-elle pas liée, en fait, à l’habileté, l’intelligence et l’expérience de l’interprète ? Il coule de source que chacun, selon son vécu, son expérience, sa formation, ses convictions, etc. pourra avoir une interprétation plus ou moins fouillée et, dans une certaine mesure, juste.
Mais dit Freud, l’arbitraire dans l’interprétation du rêve se trouve neutralisé par le fait suivant :
- Le lien entre :
- · Les idées du rêve
- · Le rêve lui-même et le vécu du rêveur
- · Le contexte psychique dans lequel surgit le rêve permet d’isoler une et une seule interprétation et de ne choisir que celle-là.
C’est un peu le même processus que celui qui permet de choisir un sens précis parmi une multiplicité de possibilités à un mot ou à une phrase dans certaines langues comme l’Egyptien ou l’hébreu.
Freud cite le cas de l’Egyptien. Au Moyen Empire, celle langue dispose d’environ 750 signes différents, les hiéroglyphes, les uns correspondant à des sons ,classés notamment par Gardiner en :
- · Monolittères
- · Bilittères
- · Trilittères.
Les autres correspondant à des déterminatifs, lesquels permettent pour un même mot, ou du moins pour un mot écrit d’une même façon, de ne donner qu’un sens précis. Et il cite l’exemple du mot ken, qui signifie soit grand, soit petit, selon qu’il est associé à la représentation d’un homme debout (grand) ou d’un homme accroupi (petit).
Il cite aussi le cas de l’hébreu, qui est à mon sens l’exemple le plus parlant d’une multiplicité d’interprétations possible et du choix de l’une d’elle, certaine et immuable en raison de son contexte.
L’hébreu est une langue consonantique. Nous en connaissons tous plus ou moins les signes pour en avoir vu au moins une fois dans notre vie. Privés des points et des traits qui l’accompagnent par exemple dans le texte de la tanakh, la Bible hébraïque, l’assemblage de ces signes donne naissance à des mots qui peuvent être vocalisés et donc lus différemment, changeant ainsi le sens d’une phrase ou d’un texte. Cette libre lecture et interprétation est une des racines de la torah orale, et c’est pour lutter contre une interprétation « ad libitum » que ceux qu’on a appelé les Massorètes vont « fixer » le texte biblique en lui associant une vocalisation définitive et immuable, par le biais de points et de traits figurant sous les consonnes.
Il y a ici quelque chose qui à la fois m’intrigue et m’interpelle : les biographes de Freud rapportent tous qu’outre le fait qu’il ait été un parfait athée, il ne connaissait pas l’hébreu. C’est étonnant, d’autant qu’il était né dans une famille appartenant à la Haskalah, aussi libérale que nationaliste et certainement très attachée à la langue juive et aux caractères philosophiques qui en découlent. Je me demande dans quelle mesure cette prétendue ignorance de Freud de la langue juive et de la si vaste interprétation qu’elle permet n’est pas plus un aspect d’une volonté de « déjudaïsation » de la psychanalyse qu’une réalité.
Mais fermons la parenthèse et revenons à la question des rêves.
Outre cet aspect d’ambivalence de mots et de l’importance de signes qui soient à leur égard des déterminatifs d’un sens univoque, Freud attire aussi l’attention de ses auditeurs (ou de ses lecteurs – il reste à s’entendre là-dessus !) sur le fait que dans la langue égyptienne (comme en hébreu ou en grec oncial !) les mots ne soient pas séparés entre eux, ce qui rend la lecture difficile et donne de la phrase un aspect assez proche des scénarii parfois (voire souvent) décousus de nos rêves, qui passent sans prévenir d’un symbole ou d’une situation à l’autre. Sans compter que, en Egyptien en tous cas, on peut ajouter encore à la complication ou à la diversité possible de sens et/ou de traductions, le fait que la direction de l’écriture soit relativement libre (jamais de bas en haut) et liée inversement au sens du « regard » des personnages ou animaux figurés par les hiéroglyphes. Mais une fois encore, la difficulté trouve un exutoire dans cette règle du sens du regard.
Or, nous dit Freud, c’est loin d’être le cas en ce qui concerne le rêve, dans lequel nous ne disposons pas d’autant de moyens pour trancher et choisir une interprétation plutôt que l’autre. Cela tient au fait que, si les langues anciennes sont destinées à la communication entre deux ou plusieurs personnes, le rêve, lui « ne se propose de rien dire à personne et, loin d’être un moyen de communication, est destiné à rester incompris. »
In fine, seuls les trois éléments évoqués plus haut, à savoir le lien entre les idées du rêve, Le rêve lui-même et le vécu du rêveur et le contexte psychique dans lequel surgit le rêve peuvent nous guider dans une interprétation la plus juste possible, ce à quoi il faut ajouter l’expérience pratique de l’interprète qui est primordiale.
« Le degré de compréhensibilité réel du rêve ne peut être déterminé que par l’exercice et l’expérience.»
Plus cette expérience est grande, plus loin cette détermination peut être poussée.
2°. Le fait que des interprétations puissent paraître forcées, tirées par les cheveux voir même déplacées ou comiques, n’implique nullement qu’elles soient fausses !
Qui dit interprétation sous entend liberté, et les interprétations données en matière de rêve n’échappent pas à la règle qui fait qu’elles peuvent conséquemment apparaître comme forcées, tirées par les cheveux, voire déplacées ou comiques.
Ce à quoi Freud répond en disant que ce n’est pas une raison valable pour déduire de cela que ces interprétations soient nécessairement fausses. Au contraire « Il peut y avoir de bonnes raisons pour que les interprétations aient cette apparence » et de conclure qu’il vaut la peine de chercher ces raisons !
La principale de ces raisons réside dans le « déplacement », qui est le mode de censure le plus commun du rêve.
Le déplacement, tel que décrit dans L'Interprétation des rêves est perçu par Freud comme un type original de formation inconsciente aboutissant au décentrement du contenu manifeste par rapport au contenu latent. Car « ce qui dans les pensées du rêve est visiblement le contenu essentiel n'a pas du tout besoin d'être représenté dans le rêve ». Autrement dit, il importe non seulement de prêter attention à des mots et images qui « condensent » un matériel aspirant à la représentation, mais de repérer également des effets de masquage touchant des massifs entiers de représentations particulièrement intenses.
De fait, l'on peut dégager deux étapes du processus de déplacement : la première, qui marque une rupture ; la seconde, où s'effectue une création et s'établit un nouvel accord. « Dans le travail du rêve, écrit Freud, se manifeste une puissance psychique qui, d'une part, dépouille des éléments de haute valeur psychique de leur intensité ; et, d'autre part - par le biais de la surdétermination -, crée à partir d'éléments de moindre valeur des éléments d'une valeur plus grande, lesquels parviennent alors dans le contenu du rêve. » On ne saurait par suite mésestimer la portée révolutionnaire du travail de déplacement, puisque celui-ci peut conduire à une réévaluation générale, au « renversement de toutes les valeurs psychiques (Umwertung aller psychischen Werte) ».
Alors donc que la condensation est une catégorie esthétique, puisque l'interprétation ne cesse d'y enrichir de sens l'élément qui s'offre à elle dès la première approche, le déplacement met en évidence l'effet de dénivellement, permettant la naissance de processus cogitatifs « supérieurs » : il s'agit bien assurément d'une catégorie épistémologique.
Cela apparaît avec évidence quand, à la suite de R. Jakobson et de J. Lacan, on oppose la nature métonymique du déplacement à celle métaphorique de la condensation. Dans un cas, le support ne cesse de s'alourdir de significations ; dans l'autre, le « nom » lui-même est perdu, si bien que l'interprétant ne peut en aucune façon se leurrer sur son absence de savoir. Le déplacement nous contraint ainsi d'en appeler à des strates où sédimente l'expérience et desquels il nous offre l'incompréhensible allusion.
S'il importe, certes, ici de distinguer problème historique et systématique, le fait du déplacement oblige à poser la question de la structuration du sujet en terme de constitution d'échos ; mais, par ailleurs, il révèle de façon insistante la nature contradictoire de l'exigence de répétition, puisque celle-ci prend chaque fois naissance ailleurs, ne serait-ce que sur le fil du temps. Aussi bien, si du point de vue descriptif il est fécond d'opposer le déplacement à la condensation, l'on tenterait vainement de réduire à lui-même l'effet esthétique, propre à ce dernier processus : les tropes éclatent, et la polysémie métaphorique ne cesse de renvoyer l'écoutant à son impensable fondement. C'est dire qu'au niveau non descriptif, mais dynamique, le déplacement constituerait cette « catégorie à laquelle sont subordonnées toutes les autres » : l'épistémologie fonde en dernier ressort l'esthétique. En témoigne la table des destins pulsionnels dressée par Freud : renversement en son contraire, retournement sur la personne propre, refoulement, sublimation. Encore faut-il expliquer comment, par ses « tours », le déplacement s'avère capable d'assurer la prévalence de certaines « places-carrefours ». Cela conduit à poser le problème du statut de la condensation. Disons seulement, pour conclure, en ce qui concerne le déplacement, que, dans la caractérisation ontogénétique, les mutations positionnelles sont la condition nécessaire, sinon suffisante, de tout renforcement, de toute condensation. (à suivre...)
Jean-Marie Demarque
Psychothérapeute-Analyste
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