samedi 1 janvier 2011

Le rêve chez Giovanni Segantini



La première édition de ce travail a suscité, à coté de jugements approbateurs, bien des critiques. les treize ans qui se sont écoulés depuis lors ont enrichi mon expérience psychologique, mais sans me donner de motif de rétracter les considérations émises dans la première édition . Aussi est-ce pour moi une satisfaction que de pouvoir, après si longtemps, maintenir tout ce qui avait été dit. Par ailleurs, je suis heureux de saisir l’occasion qui s’offre à moi d’introduire dans l’ "essai " de 1911 certaines expériences psychanalytiques plus récentes et de les faire servir à une compréhension plus large de l’artiste . Ces dernières années, je me suis tout spécialement consacré à l’étude des états de dépression ; je crois donc pouvoir serrer de plus prés le problème posé par les tendances mélancoliques de Segantini. Ce que je pense pouvoir formuler à ce sujet figure en appendice
Préface à la première édition
Nous possédons , sur la vie et l’art de Segantini, une série de brèves esquisses, et un important travail de biographie et de critique d’art , du à la plume de Franz Servaes . Ce travail est inclus dans l’ouvrage édité par le gouvernement autrichien à la mémoire de Segantini, et a également paru dans une édition populaire
Sevaes brosse de la personnalité de Segantini, de l’artiste et de l’homme , un portrait qui est excellent à tous égards. Aussi notre étude ne prétend-elle pas surpasser les descriptions de cet auteur. Elle situe le problème sur un autre plan : il ne s’agit pas décrire une fois de plus le génie de Segantini, mais d’en apporter une explication psychologique.
Les recherches psychanalytiques de S. Freud et son école jettent une lumière nouvelle sur les phénomènes généraux ou individuels de la vie psychique. Partant de l’exploration de l’inconscient, elles ont également fourni des éclaircissements appréciables sur les lois de la création artistique. Un des récents travaux de S. Freud, intitulé Un souvenir d’enfance de léonard de Vinci , pour n’en mentionner que cet aspect , a ouvert lui aussi des aperçus de valeur sur la personnalité artistique du maître. Par contre , une étude d’ensemble de la vie et des particularités psychologiques d’un créateur dans les arts plastiques n’a pas encore été tentée sous l’angle psychanalytique dans l’intention de déceler dans l’élaboration artistique l’action de forces instinctuelles inconscientes.
La personnalité puissante et indépendante de Giovanni Segantini émerge d’entre les artistes contemporains. Son évolution , sa vie intérieure comme sa vie extérieure , sa vocation d’artiste, ses œuvres enfin sont marquées au coin d’une originalité telle qu’elles placent la psychologie individuelle devant toute une série de problèmes nom résolus. Le but de notre travail sera d’étudier ceux-ci à la lumière de la psychanalyse.
On pourra s’étonner que ce soit un médecin qui tente d’analyser la vie mentale d’un artiste selon cette nouvelle méthode. La raison en est l’essor pris par l’investigation psychanalytique. Elle s’est développée grâce à un procédé dont le but était initialement l’étude des racines inconscientes d’états mentaux pathologiques (états nerveux ou " névroses "). La psychanalyse eut tôt fait de franchir les étroites frontières de ce champ d’application pour se révéler méthode de recherche féconde dans les domaines les plus divers de la vie mentale ; cependant le cercle de ses adeptes , pour les motifs historiques que nous venons d’évoquer, n’en est pas moins resté formé essentiellement de médecins . En effet , comparé à d’autres observateurs, le médecin qui s’est familiarisé avec l’analyse de l’inconscient chez le névrosé est certainement privilégié. Car il a affaire chez l’artiste à un certain nombre de particularités psychologiques qui lui sont bien connue par les névrosés ; il s’agit de traits qui touchent à la vie fantasmatique consciente ou inconsciente.
Il existe une différence évidente entre mon propos et l’application médicale de la psychanalyse. Celui qui met cette méthode en œuvre s’allie à son patient en vue d’un travail commun. Il gagne des aperçus toujours pénétrants de l’inconscient du malade et attend de pouvoir combler les éventuelles lacunes du matériel à l’aide des associations d’idées du patient . Mais les conditions sont bien autres quand on se propose d’analyser la vie mentale d’un sujet qui ne se trouve plus parmi les vivants . On en est réduit à expliquer les faits disponibles en s'appuyant sur des expériences de valeur éprouvée. Mais le matériel que Segantini nous a légué dans ses œuvres ses notes , ses lettres, etc., ou qui a été recueilli par d’autres, n’est évidemment pas sans lacunes. Je ne me refuse donc pas à l’idée que cette analyse ne pourra résoudre toutes les questions. Faudrait-il pour autant renoncer à cet essai ? La riche personnalité de Segantini possède trop de traits attachants et remarquables pour qu’on se résigne à abandonner ce projet .
Un artiste de génie, un être d’envergure tel que Segantini, a droit à ce que nous , ses contemporains , approfondissions ses particularités et en cherchions les raisons . Nous n’aurons pas tort d’escompter de nos peines un enrichissement de nos vues d’ensemble de la psychologie de l’artiste en général. Cet essai montrera de lui-même dans quelle mesure nous nous approcherons de ce but , en suivant les traces de Freud.
( I )
Lorsque Segantini mourut, le 28 septembre 1899, la mort l’atteignit en plein travail . Dix jours auparavant , il avait gravi le Schafberg, prés de Pontresina, pour terminer de son sommet le panneau central de son triptyque des Alpes.
Pour lui , sa dernière œuvre , projet de grande envergure, était plus qu’une représentation de la haute montagne destinée à la glorifier. Car dans sa conception , la tache de la peinture ne se limite pas à rendre une image fidèle de la réalité : elle doit prêter une voix aux idées et sentiments les plus intimes de l’artiste .Aussi peignit-il la nature généreuse, la mère avec son enfant au sein, et outre l’être humain , la mère dans le monde animal. Il peignit l’éveil du jour, l’éveil de la nature et le développement de l’homme ; il peignit toute vie en son point culminant, et enfin le jour qui tombe , la nature qui se fige, et la fin de l’homme .Aussi sa dernière œuvre souligne-t-elle avec plus d’insistance que jamais le lien de toute créature avec la nature et le sort commun qui lui échoit.
Tous ces thèmes , Segantini les avait illustrés auparavant, isolés ou enchevêtrés, avec des variations toujours nouvelles. C’est ainsi qu’étaient nés ses immortels chefs-d’œuvre : Les Mères , Printemps dans les Alpes , la cueillette en Engadine , Le Retour au pays, et bien d’autres encore .Mais il se sentait poussé à réaliser cette œuvre qui devait être la dernière . dans cette symphonie de la vie , tout ce qui faisait pour lui le sens et la valeur ultime de l’existence devait trouver une expression commune .
Ce projet du peintre ne nous est pas uniquement livré par son œuvre . Il l’a aussi clairement formulé . A maintes reprise, il troque le pinceau contre la plume, pour défendre sa conception personnelle de la nature de l’art . Un an avant sa mort il rédigea une réponse à la question de Tolstoï . "Qu’est-ce que l’art ? " il y souligne expressément l’importance de l’idée éthique fondamentale de l’œuvre d’art . la pratique de l’art est pour lui un culte ; celui-ci est destiné à glorifier et transfigurer le travail , l’amour , la maternité et la mort. Segantini indique lui-même les sources qui alimentent d’un flux toujours nouveau son imagination créatrice.
Certes , d’autres artistes que lui y ont puisé leur inspiration . Mais il est caractéristique de la personnalité de Segantini que toutes ces sources convergent en un courant unique, et que des mondes d'idées apparemment distinct soient pour lui inextricablement liés.
Un regard sur la vie de Segantini la révèle dominée par les mêmes forces que son art . A quoi donc son art et sa vie , nous demanderons-nous , ont-ils emprunté cette orientation ? Ce n’est ni l’exemple ni l’éducation , nous pouvons l’affirmer , qui y ont joué un rôle positif. En effet , à cinq ans Segantini avait déjà perdu ses parents . Le cadre ou se déroula sa jeunesse n’avait rien qui favoriser son développement intellectuel ou artistique . il grandit sans vraie scolarité, presque en analphabète, et les années qu’il vécut ballotté entre ses demi-frères et sœurs, pas plus que celles qu’il passa en maison de correction, n’étaient faites pour l’améliorer. Sa jeunesse sans joie fut un combat incessant contre des forces hostiles. Ce n’est guère que de son propre fond qu’il dut tirer son idéal artistique, sa personnalité et sa vision du monde.
Seule la méthode d’investigation psychanalytique peut venir à bout des énigmes de cette évolution , car elle fonde ses considérations sur la vie pulsionnelle infantile. En m’engageant dans cette voie, je me réclamerai d’une autorité qui n’est rien moins que celle de Segantini lui-même.
Vous me demandez , écrit-il dans une de ses lettres , comment j’ai pu développer ma pensée et mon art dans ma vie presque sauvage en pleine nature. J’airais grand-peine à vous répondre ; il faudrait peut-être pour trouver une explication descendre aux racines profondes pour étudier et analyser toutes les impressions de l’âme jusqu’aux premiers et plus lointains émois de l’enfance. "
Me conformant à cette indication de l’artiste, je me trouve vers son enfance.
L’événement le plus lourd de conséquences de la vie de Segantini fut la mort précoce de sa mère. Il comptait à peine cinq ans lorsqu’il subit cette perte .
Il est certainement rare qu’un fils ait cultivé le souvenir de sa mère avec un amour comparable à celui de Segantini . Et cet amour alla croissant avec les années ; la mère devint en effet la figure idéale, la divinité ; c’est à son culte que le fils voua son art.
L’orphelin si précoce devait être privé toute sa jeunesse durant de tendres soins. Est-ce cette carence qui fit de lui le peintre de la maternité ? Erigea-t-il en idéal dans son art ce que la réalité lui avait refusé?  Si plausible que soit cette explication , son insuffisance se révélera bientôt à nous.
Plus d’un enfant est frappé à un âge précoce du même malheur que notre artiste. il comprend à peine la portée de sa perte , s’en console bientôt , et ne songe plus à la défunte si ce n’est lorsque des adultes en éveillent en lui la mémoire. Ici ou là, les souvenirs, les sentiments enfantins peuvent s’effacer moins aisément. Il en va autrement de Segantini. L’image de sa mère ne s’éteint pas en lui ;nom, son imagination l’élabore et la place au cœur de sa pensée.
Un moment négatif-la privation de la sollicitude maternelle ne peut à lui seul expliquer une puissance si dominante de l'idéal maternel. Segantini lui-même nous a clairement indiqué ou en chercher les racines. Nous lisons aux premières lignes de son autobiographie :
Je la porte dans ma mémoire, ma mère ; et s’il était possible qu’en ce moment elle apparaisse devant mes yeux , je la reconnaîtrais encore parfaitement, après trente et un ans. Je la revois par les yeux de l’esprit , cette haute silhouette à la démarche lasse . Elle était belle ; non comme l’aurore ou le jour de midi , mais comme un coucher de soleil au printemps . lorsqu’elle mourut, elle n’avait pas vingt -neuf ans. "
Ces termes de l’homme mûr ne font aucune allusion à la solitude maternelle. Et c’est en vain qu’à la lecture de sa description de la triste période qui s’ouvrit pour lui avec la mort de sa mère , nous nous attendrions à une comparaison entre le temps heureux qu’il connut auprès de sa mère et la dure existence qui suivit. Nous ne trouvons rien de tel.
C’est de tout autre chose que parle Segantini : de la beauté, de la stature, des mouvements , du maintien , de la jeunesse de sa mère , dont il garde toujours la vision en lui !
Qu’on veuille bien se figurer la suppression de deux mots _ "  ma mère " _ de cette citation, et qu’on reprenne le sens de ces lignes . Il n’y aurait alors qu’une explication :c’est ainsi qu’un amoureux parle de celle qu’il aime , de celle qu’il a perdue. Cette conception est la seule qui corresponde à la tonalité affective de ces mots.
Dans les termes de l’adulte , retentit encore un écho de l’érotisme de l’enfant. la psychanalyse nous a familiarisés avec cette notion qui veut que les premières manifestations de l’érotisme chez le garçon s’adressent à sa mère . Ces sentiment amoureux , dont le caractère transparaît clairement dans la petite enfance , c’est-à-dire jusqu’à cinq ans environ, à l’observateur impartial, changent peu à peu d’aspect au cours de l’enfance . L’érotisme primitif de l’enfant est purement égoïste. Il tend à la possession illimitée de son objet ; il est jaloux du plaisir que d’autres trouvent auprès de la personne aimée. Il favorise autant les expressions de la haine que celles de l’amour .En cette époque d’affects et de pulsions encore mal contrôlés , vient se lier à l’amour du garçon une composante d’agressivité et même de cruauté.
L’étude de la vie mentale du névrosé a révélé que chez certains être tous ces mouvements sont empreints d’une violence particulière. Sous ce rapport, les cas extrêmes dans l’enfance sont ceux qui souffriront plus tard de ce qu’on appelle une " névrose obsessionnelle " ; leur vie instinctuelle est caractérisée par un entrecroisement continuel de sentiments d’amour et de haine , ce qui engendre de sévères conflits psychiques. On retrouve régulièrement chez eux les signes d’un amour exubérant pour leurs parents, alternant rapidement avec des manifestations de haine, qui culminent sous forme de souhaits de mort.
Au cours de la phase suivante de l’enfance , se fait sentir chez le sujet sain ou névrosé une atténuation des pulsions, due aux processus du refoulement et de la sublimation. Ainsi se forment les inhibitions, avec toute leur importance sociale, inhibitions capables de limiter la force des pulsions, ou dans certains cas d’annuler leur activité, ou enfin de conduire à d’autres buts, dits altruistes. Selon les aptitudes intellectuelles du sujet, une partie de l’énergie sexuelle sublimée se transformera en activité mentale, scientifique ou artistique. Plus les instincts étaient forts à l’origine, et plus les sublimations devront être intenses et complètes, si l’individu doit se soumettre aux exigences de la culture ambiante.
Les sentiments primitifs à l’égard des parents, au contraire de la théorie admise jusqu’ici, naissent de la sexualité de l’enfant, tout comme d’autres manifestations d’amour ou de haine. L’individu doit se soumettre aux impératifs culturels prescrivant d’honorer son père et sa mère. Qu’on y prenne bien garde: le commandement n’est pas d’aimer ses parents, ce qui n’interdirait que les mouvements de haine. L’ordre s’adresse à part égale à l’amour et à la haine. Car tous deux son à l’origine des manifestations de l’instinct sexuel. Tous deux se heurtent à l’interdit de l’inceste ; de leur sublimation commune naîtront les sentiments de respect, exempts de résonances sexuelles.
Peut-on penser que la vénération de Segantini pour sa mère, dont la très haute spiritualité donne une empreinte caractéristique à ses œuvre, repose en fait sur la sexualité ?
Les expériences dues à la psychanalyse nous permettent de répondre à cette question par l’affirmative. Cette expérience acquise en général auprès de névrosés nous oblige à justifier brièvement son application à la personnalité de Segantini. L’organisation psychique de l’artiste et du névrosé ont bien des points communs. Chez tous deux, la vie pulsionnelle est dés l’origine d’une force anormale, mais grâce à un refoulement et une sublimation particulièrement intenses. Elle a subi une modification considérable. L’artiste comme le névrosé a un pied en dehors de la réalité, dans un monde imaginaire. Les fantasmes refoulés constitueront chez le névrosé les symptômes de sa maladie. Chez l’artiste, ils s’exprimeront dans ses œuvres; mais pas seulement en elles. Car l’artiste présente toujours des traits névrotiques. Il ne parvient pas à la sublimation intégrale de ses pulsions refoulées ; une partie d’entre elles se transforme en phénomènes nerveux. Il en est ainsi chez Segantini.
Comme la psychanalyse des névrosés nous l’enseigne, le processus de refoulement entraîne, dans les affects du garçon, un déplacement lourd de conséquences. Au niveau conscient, un amour reconnaissant et respectueux pour la mère qui prend soin de lui remplace les penchants érotiques immodérés. Tandis que les désirs incestueux sont puissamment refoulés, la maternité est exaltée.
Chez Segantini, l’accentuation compensatoire de la maternité est tout particulièrement marquée, comme on le voit chez les névrosés. Ces manifestations, parmi d’autres que nous mentionnerons, permettent de conclure que chez Segantini la libido infantile s’est tournée vers sa mère sous forme de mouvements excessifs d’amour et de haine, mais a été alors l’objet d’une sublimation d’une force exceptionnelle. A ce que je crois, elle se spiritualise en culte de la maternité, en vénération intime de la nature mère, en amour altruiste et désintéressé, se répandant sur toute créature.
Tout comme chez le névrosé, on retrouve chez Segantini quelques irruptions des instincts refoulés. L’érotisme primitif de l’enfance ne s’est pas totalement soumis à la sublimation ; il reparaît à l’occasion, quoique très atténué. La description que Segantini a donnée de sa mère ne nous permet pas de méconnaître l’élément érotique, même s’il s’est remarquablement épuré. L’art devait le mettre à même de spiritualiser l’image de sa mère au tous les sentiments humains. Quelques-unes des œuvres de Segantini, parmi les plus belles, nous montrent une mère plongée dans la tendre contemplation de son nouveau-né. A chaque fois, nous sommes saisis de ravissement devant cette silhouette féminine jeune et élancée, à la pose délicatement inclinée, aux traits fins et gracieux.
Ces toiles appartiennent à la trentaine de l’artiste, alors qu’il vivait à Savognin, dans le canton des Grisons. A cette époque, il créa diverses œuvres d’imagination pure. Deux d’entre elles possèdent une histoire particulière, du plus grand intérêt pour nous.
Ainsi que Segantini nous le raconte lui-même, la vue d’une rose suscita un jour en lui une sensation dont il ne pouvait se libérer. En effeuillant la fleur, il eut la vision d’un jeune et frais visage. Cette vision le poussa à reprendre une ancienne toile, qui représentait une femme phtisique, pour en faire un visage jeune, au teint éclatant.
Cet événement sera plus compréhensible grâce à une seconde description que j’emprunte à la biographie de servaes :
Un jour que Segantini, à ce qu’il raconte lui-même, faisait l’ascension de la dernière pointe d’une haute montagne, il vit, alors qu’il n’était plus qu’à quelques pas du sommet, une grande fleur qui se détachait, nette et pure, sur le ciel d’un bleu rayonnant. C’était une fleur d’une extrême beauté, et si lumineuse qu’il ne se rappelait pas en avoir jamais vu de pareille . Allongé au bord de l’abîme, il contemplait le miracle, qui dans la solitude complète, en pleine lumière, se dressait contre le ciel. Alors la fleur prit sous ses yeux une taille démesurée, et son imagination la dota gracieuse forme humaine. la haute tige devint branche inclinée, sur laquelle se trouvait assise, pleine de grâce, une jeune femme blonde et fraîche, tenant sur ses genoux un enfant nu ; dans ses mains, l’enfant portait une pomme rouge sombre, répondant au vigoureux pistil qui s’élevait du cœur de la fleur. Segantini peignit cette vision, et la nomma Fleur des Alpes. pLus tard il intitula cette toile Le Fruit de l’amour. "
A la beauté d’une fleur l’artiste associe aussitôt la beauté de sa mère depuis longtemps défunte. Fleur et mère sont alors identiques pour lui . La fleur se métamorphose sous ses yeux en figure de Madone.
L’arrière-plan érotique de ce fantasme sera parfaitement clair pour quiconque n’ignore pas la signification de certains symboles présents ici, et revenant dans tous les fantasmes humains.
Sevaes remarque à juste titre que l’enfant dans le Fruit de l’amour frappe par sa santé éclatante, contrastant avec la fragilité de la mère. Il est extrêmement intéressant d’élucider ce trait de cette œuvre remarquable.
L’artiste ne se serait-il pas représenté, dans cet enfant débordant de vie, à côté de sa mère ? Ce qui parlerait contre cette hypothèse, c’est que Segantini était si faible lors de sa venue au monde qu’il fallut l’ondoyer. Mais un autre fait nous autorise à maintenir notre conception. Dans sa biographie, Segantini nous dit : " par ma naissance, j’ai causé chez ma mère une faiblesse qui l’emporta cinq ans tard. Pour se rétablir, elle se rendit à Trente, la quatrième année, mais les cures restèrent sans effet. " la jeune femme ne se remit pas et dépérit que l’enfant qui lui avait soustrait ses forces prospéra et lui survécut.
Mais cette citation mérite à d’autres titres notre attention. L’idée d’avoir causé la mort d’une personne aimée se rencontre très fréquemment chez les névrosés.
Nous l’avons déjà dit, la libido infantile du névrosé se signale par d’intenses mouvements de haine. Ceux-ci prennent la forme de fantasmes de mort de la personne aimée; ou, si cette mort est un fait réel, celle de sentiments de satisfaction, ou même de plaisir cruel. lorsque plus tard le refoulement d’exerce, apparaîtront des sentiments de culpabilité dont le névrosé ne peut se défendre, alors que ses souvenirs conscients ne donnent nul motif à de telles autoaccusations. Il se reproche d’être la cause de la mort de son père ou de sa mère, même si la faute de son enfance n’a consisté qu’en fantasmes et affects interdits. Il y ajoute des tentatives de réparation des torts commis; c’est surtout dans la névrose obsessionnelle que ces efforts prennent une grande ampleur. La mémoire de la personne aimée est dès lors cultivée avec un amour exubérant, nimbée d’une auréole. Ou bien il y aura un essai de refouler hors du conscient le fait de la mort, pour rendre la vie au mort dans le monde de fantasme.
Pour Segantini aussi, le culte de la mère représentait un contrepoids destiné à compenser les élans infantiles ou cruels ; c’est ce que nous montre à l’évidence un fait de son enfance qu’il raconte lui-même.
" La première fois que je pris un crayon pour dessiner, ce fut le jour ou j’entendis une femme du voisinage dire au milieu de ses sanglots : " Ah ! si j’avais au moins son portrait, elle était si belle ! " A ces mots, je vis avec émotion le beau visage d’une jeune mère au désespoir. Une des femmes qui se trouvaient là dit en désignant : " Faites faire le portrait par ce garçon, il dessine très bien. " Les beaux yeux pleins de larmes de la jeune mère se tournèrent vers moi. Elle ne dit pas un mot, entre dans la pièce et je l’y suivis. Dans un berceau, se trouvait le petit cadavre d’une fillette, qui ne devait guère avoir plus d’un an ; la mère me donna papier et crayon, et je me mis à l’ouvrage. je travaillai plusieurs heures, la mère voulait une image de son enfant vivante. J’ignore ce que valut l’œuvre, mais je me souviens d’avoir vu la femme pour un instant si heureuse qu’elle semblait avoir oublié sa peine. Le crayon resta dans la maison de la pauvre mère, et je ne me remis au dessin que bien des années plus tard. Toutefois, ce fut peut-être là le germe de l’idée que je pouvais grâce au dessin donner une expression aux sentiments. "
il serait tout simple de rattacher le premier dessin du jeune garçon à un noble mouvement de sympathie, sachant que comme adulte Segantini était particulièrement accessible à ce genre d’élans. Mais on méconnaîtrait précisément ce qu’il y a de remarquable dans ces faits.
Segantini avait à cette époque douze ans au plus ; il me semble étonnant que ce garçon soit demeuré, des heures durant, seul auprès d’un cadavre, sans éprouver ni angoisse ni horreur. Les réactions psychologiques d’angoisse, de peur, de sympathie, ne se développent que peu à peu au cours de l’enfance, par sublimation de la composante de cruauté. Si celle-ci était d’une intensité exceptionnelle, on la verra s’inverser en sentiment de pitié tout spécialement marqué devant la souffrance, et d’effroi devant la mort. Ces deux traits étaient particulièrement prononcés chez Segantini à l’âge adulte. A l’époque ou il dessina l’enfant mort, le processus de sublimation était encore remarquablement peu avancé, d’ou l’on peut conclure qu’une très forte composante de cruauté s’opposa avec succès à une sublimation intégrale, même au-delà de la douzième année.
Dans la scène qui nous est dépeinte, c’est l’élément de cruauté qui prend plaisir à contempler le cadavre de l’enfant, et à voir la douleur de la mère. Tandis que les élans de pitié ont leur part grâce au dessin, exécuté par amour pour la belle jeune mère, et pour atténuer sa douleur.
Par deux fois. Segantini revient sur la beauté de la jeune mère dans son récit, tout comme dans la description qu’il avait de sa propre mère. Celle qui est devant lui prend immédiatement dans ses fantasmes, par un effet de " transfert ", la place de sa propre mère, et éveille sa vocation d’artiste. C’est pour l’amour d’une mère qu’il devient artiste. Nous devinons déjà que notre artiste, à l’instar du névrosé, tente de réparer à l’égard d’une autre mère la faute commise envers la sienne par ses souhaits de mort ; mais nous en aurons la certitude grâce à une page de son récit. Segantini justifie les heures passées auprès du cadavre par le désir de la femme endeuillée de retrouver vivant par le dessin son enfant mort. Il existait donc un art qui permettait de rappeler les morts à la vie ! plus tard, il put à maintes reprises grâce à son art rendre la vie au souvenir de sa mère. On le comprend maintenant, il s’agit là d’un acte d’expiation, que l’adulte s’est imposé en raison des fautes de son enfance. Ce comportement rappelle très nettement celui des obsédés qui s’obligent, quoique sous une autre forme, à de nombreux actes expiratoires.
Après ce premier essai tâtonnant, s’écoulèrent ou Segantini, pressé par des conditions de vie écrasantes, fut obligé de renoncer au dessin. Enfin il obtint son admission à l’académie Bréra à Milan. Les premiers tableaux, qu’il tirait maintenant de son imagination, se rattachement si directement aux plus lointaines tentatives de dessin de son enfance, qu’il semblait ne s’être passé qu’un seul jour depuis lors. Ce qu’il représentait, c’était la mort, soit la maternité !
Les images de la mort seront analysées dans un chapitre spécial. Pour le moment, penchons-nous sur la première toile exécutée et exposée par Segantini, devenu élève de l’académie. C’est une tête de Niobé. La représentation de la douleur de la mère devant la mort de ses enfants se révéla si saisissante que l’œuvre fit sensation.
A cette époque, Segantini se trouvait en plein développement physique et psychique. Nous savons que chez l’homme cet âge de la vie ranime tout ce qui dans la seconde enfance avait été jugulé par refoulement et sublimation. Pour l’homme atteignant l’âge adulte, il s’agit de prendre définitivement position à l’égard des personnes qui ont de prendre définitivement position à l’égard des personnes qui ont fait l’objet de ses premières inclinations amoureuses. Il faut qu’il décide s’il va rester fixé à elles, en maintenant ses affects originels, ou s’en détacher ses sentiments sur de nouveaux objets. De plus, c’est à cette époque se précise dans quelle mesure s’effectueront le refoulement et la modification des pulsions.
C’est à moment seulement que les sentiments amoureux de Segantini pour sa mère, morte depuis longtemps, prient toute leur intensité. Une telle fixation de la libido devait fatalement conduire à un puissant refoulement sexuel dont nous reconnaissons les effets dans toute la vie et l’œuvre de Segantini.
Les documents que nous possédons sur cette période de son existence ne nous apprennent rien de relations amoureuses telles que l’opinion courante les prête à un jeune artiste. Au contraire, il se montrait réticent et timide à l’égard des femmes. Il se distinguait de ses contemporains par une grande délicatesse de sentiments, par l’évitement de tout terme choquant dans ses propos.
Nous en conclurons que la vie pulsionnelle de Segantini était inhibée, et nous n’en voyons pas d’autre explication qu’une fixation libidinale à sa mère.
Ce n’est que vers vingt-deux ans que Segantini connut ce qu’on a coutume d’appeler le " premier amour ". Du plus loin de son enfance jusqu’à cet âge, il avait été totalement dominé par son véritable premier amour, celui qu’il vouait à sa mère qui à cette époque faisait encore sentir son pouvoir. Nous trouvons chez Segantini une limitation peu ordinaire dans son choix sexuel objectal. Il ne parvenait pas à nouer et rompre des relations, fait courant chez les jeunes gens; mais son choix une fois établi fut définitif. Ce trait, de monogamie, que nous connaissons également chez le névrosé s’exprime chez Segantini de façon très remarquable.
A vingt-trois ans, Segantini peignit sa première œuvre à contenu érotique, qui, si l’on fait abstraction de quelques scènes de la vie champêtre peintes dans les années ultérieures, resta unique en son genre. Segantini chargea son ami Carlo Bugatti de demander à sa sœur Béatrice l’autorisation de faire son portrait. Il la peignit en costume de grande dame du Moyen Age; sur sa main gauche un faucon, qu’elle nourrit de la droite. Le tableau a pour titre: LLA Falconiera. Servaes souligne à bon droit qu’il trahit au premier coup d’œil les sentiments de son auteur. Et de fait Segantini s’éprit de son beau modèle, pour l’épouser peu après.
Son amour pour Béatrice -Bice pour le cercle de ses intimes- fut fervent et inaltérable, comme celui qu’il vouait à sa mère. Son mariage resta le moindre rapport avec la conception qui s’est établie du mariage d’un artiste. Ce qui ne signifie pas seulement que Segantini fut un bon père de famille. Jusqu’à sa mort il garda un amour passionné à sa compagne. Les lettres qu’il lui écrivait, quand il leur arrivait d’être séparé, en font foi. Elles donnent l’impression d’effusions amoureuses de jeune homme. Par le ton qui les porte, elles rappellent les passages de l’autobiographie qui concernent la mère de l’artiste.
Segantini nous offre le spectacle peu ordinaire d’une vie amoureuse qui s’est intégralement jouée dans son mariage conclu précocement. Mais il est claire que les pulsions démesurément puissantes de l’artiste ne peuvent tolérer une telle limitation que si elles gardent la possibilité de s’épancher, sous forme sublimée, sur des êtres sans nombre. Strictement monogame dans sa vie amoureuse, Segantini devait tourner son amour spiritualisé vers toutes l’humanité, vers la nature entière.
Arrêtons-nous ici. Nous voilà en mesure de soumettre à l’analyse l’action de ces forces sur l’art et la vie de l’homme mûr. Mais nous ne quitterons pas la période de sa jeunesse sans avoir estimé à sa juste valeur non seulement la signification pour lui de sa mère, mais aussi celle de son père.
( II )
Dans l’autobiographie de l’artiste, nous trouvons peu de chose sur son père. Nous apprenons qu’après la mort prématurée de la mère de Giovanni, celui-ci quitta avec son garçonnet de cinq ans sa demeure d’Arco. Il se rendit à Milan chez ses grands enfants d’un premier mariage. Comme il ne gagnait pas sa vie à Milan, il partit pour l’Amérique avec un de ses fils du premier lit, et laissa Giovanni à sa demi-sœur. L’artiste n’a plus jamais entendu parler de son père. On ne peut manquer d’être frappé de ce que Segantini, qui perdit ses deux parents à bref intervalle, parle de sa mère avec abondance, est tout abonné à son amour, sans par contre en dire beaucoup plus sur son père que les simples dates indiquées ci-dessus. Et alors qu’il consacre le meilleur de son art à glorifier l’idée de la maternité, alors que chacun de ses œuvres dresse un nouveau monument à sa mère, c’est en vain qu’on cherche une expression positive des sentiments qui le liaient à son père. Si dans l’une de ses toiles il arrive qu’on trouve, à côté de la figure de la mère, celle du père, celui-ci n’occupe jamais le premier plan.
Il semble donc que le père n’ait pas exercé d’influence sur le développement et l’œuvre du fils, comme si ce dernier n’avait eu qu’indifférence pour lui. Mais le silence de Segantini est éloquent; on le verra tout à l’heure, il tient à la répression d’une très violente hostilité à l’endroit de son père.
Il est inscrit dans les dispositions bisexuelles de l’homme que les sentiments érotiques du petit garçon s’adressent à ses deux parents. Mais une préférence pour sa mère se dessine rapidement. Des affects de jalousie et d’hostilité à l’égard du père en sont la conséquence immédiate. Lorsque la mère de Segantini mourut, le motif de jalousie disparut. L’amour entier du petit garçon aurait dû se reporter naturellement sur son père. Or c’est précisément à ce moment –là que le père fit ce qui devait tuer l’amour que l’enfant lui portait, tout en accentuant chez lui les sentiments hostiles: sans comprendre les besoins spirituels de cet enfant doté d’une riche vie imaginative, il l’arracha à son paradis des bords du lac de garde pour le plonger dans la solitude et la misère de la grande ville, le remit à sa demi-sœur qui ne pouvait lui consacrer ni temps ni amour, et l’abandonna.
C’est ainsi que furent tuées en germe chez le jeune Segantini les inclinaisons pour son père; aussi manquent les formations substitutives qui naissent dans des conditions normales par sublimation de l’amour pour le père.
Un détachement plus ou moins prononcé à l’égard de l’autorité paternelle est normal à la puberté, mais les effets s’en retrouveront dans les manifestations de la piété et de l’amour infantiles. La sublimation d’un transfert positif durable sur le père se marque dans l’orientation globale de la vie, sous forme de besoin d’appui à plus fort que soi, de soumission, de fidélité aux usages établis et de refus d’autonomie. Il arrive que le fils garde intacte sa relation à ses parents, même après la puberté . Dans ces cas, la tendance conservatrice se montre particulièrement marquée, et la recherche active du progrès très discrète.
Segantini contraste brutalement avec ce dernier type; on pourrait dire qu’il se situe à l’extrême opposé. Il est radicalement dépourvu d’esprit de soumission et de penchants conservateurs. Il écrivait: "   Tout développement, que ce soit sur le plan social, religieux ou autre, a pour buts premiers la négation du passé, le nihilisme, la destruction. " Segantini exprime ici tendances véritablement révolutionnaires. Il se venge de la puissance paternelle, sur laquelle il a dû s’appuyer dans sa première enfance; vengeance avant tout de ce que son père l’ait lassé dans la misère après la mort de sa mère. Mais Segantini ne se contente pas de nier ce qui est: en renversant le passé, il entend ouvrir la voie à quelque chose de nouveau et de meilleur. Ce n’est pas seulement chez lui exigence théorique, il a agi conformément à cette conception bien avant de l’avoir verbalement formulée.
Nous pouvons donc établir chez Segantini une signification purement négative du père. Et tout comme son amour pour sa mère déferle sous forme sublimée sur toute la nature, de même sa haine, qui visait originellement le père, se répand sur tout ce qui entrave sa volonté. Certes, les pulsions agressives qui se dirigent contre la vie de l’adversaire sont modérées par la sublimation. Elles fournissent à Segantini l’énergie qu’il emploie à s’affirmer et à s’opposer à toutes les formes de puissance. La vie de Segantini est, dés son enfance, une vivante protestation contre toute autorité qui s'arrogerait le droit de toucher à sa personnalité.
Or si vivement que cette énergie s’oppose à la puissance de son père, on ne peut méconnaître que c’est précisément en elle que Segantini s’identifie à ce dernier. Car pour le garçon, le père est tout naturellement un modèle, par la supériorité de sa taille et de sa force, par son énergie et son savoir. La rivalité avec le père doit susciter tout particulièrement le désir de l’égaler dans tous ses attributs. Elle donne un vigoureux élan aux fantasmes de grandeur de l’enfant.
La révolte contre la puissance du père et l’aspiration à l’autonomie, à l’indépendance, à la majorité, s’expriment chez le jeune Segantini avec une intensité inhabituelle. Les traits de son homme et sa carrière comme artiste .
Il est émouvant de lire, dans l’autobiographie de l’artiste, comment à six ans il passait ses journées seul, enfermé du matin au soir dans une pièce étroite et nue. Il supporta son sort pendant un certain temps, aussi longtemps que ce cadre monotone offrit encore quelque attrait et quelque stimulant à son imagination. Mais le texte poursuit: "  Un matin, alors que je regardais par la fenêtre comme hébété, l’esprit vide, le bavardage de quelques voisines parvint à mes oreilles : elle parlaient de quelqu’un, qui encore jeune, avait quitté Milan à pied et était arrivé en France, ou il avait accompli de grandes actions… Ce fut pour moi une révélation. On pouvait donc quitter ce palier, au loin…Je connaissais la route, mon père me l’avait montrée, au cours d’une promenade sur la place du château. " C’est par là, avait-il, sous cette voûte, que les troupes françaises et piémontaises victorieuses ont fait leur entrée. C’est Napoléon Ier qui avait fait construire l’arc de triomphe et la route; et la route, disait mon père, traversait les montagnes et conduisait tout droit en France. " Et l’idée de parvenir en France par cette route ne me quittait plus. "
Les propos des femmes rappellent au petit garçon un récit de son père qui l’avait impressionné, ou il était précisément question de la France et des hauts faits d’un homme. Il n’en a pas fallu davantage pour éveiller les désirs infantiles de grandeur ; mais son énergie impulsive exige une action immédiate. L’enfant de six ans s’enfuit, se munit d’un morceau de pain, passe sous l’arc de triomphe et s’engage sur la route de Napoléon.
Il n’y avait pas si longtemps, qu’un beau jour, son père avait quitté Milan sans entrer dans de longues explications. L’enfant l’imite. mais il ne se contente pas du fantasme d’imitation de leur père de tous les garçons; il veut devenir cet homme dont la grandeur force l’admiration du père lui-même.
La suite de la vie d’enfant de l’artiste, comme il la raconte lui-même, est riche en péripéties remarquables, si riche qu’un doute nous prend: tout s’est-il véritablement produit comme il le décrit ? la fantaisie débordante de l’enfant et de l’adulte n’aurait-elle pas, sans avoir inventé, modifié les faits de telle sorte que sa propre critique n’aurait plus été capable par la suite de distinguer les événements vraiment vécus ?
Le bien-fondé de cette hypothèse se confirme lorsqu’on connaît certains fantasmes produits par tant d’individus, d’une manière si étonnamment semblable que nous y reconnaissons un phénomène typique et très généralement humain. Les mêmes idées se retrouvent dans les fantasmes collectifs, c’est-à-dire dans les mythes des peuples et des époques les plus divers. Dans une étude antérieure, j’ai pu prouver que les mythes, par leur forme et leur contenu, concordent largement avec les fantasmes infantiles de l’individu. Rank, dans un travail qu’il a consacré uniquement à ce thème, a traité du Mythe de la naissance du héros. Tout peuple pare la naissance et l’enfance de ses héros d’événement miraculeux, qui coïncident exactement avec les fantasmes infantiles. La vie d’enfant de Segantini, telle qu’il la décrite lui-même, rappelle de manière frappante ces légende des héros.
Les légendes de Moïse, Sargon, Cyrus, Romulus et Rémus, etc., s’accordent toutes sur point : le fils issu de parents nobles doit être écarté pour un motif quelconque. Mais il sauvé de manière miraculeuse, arraché aux eaux ou trouvé par hasard par des étrangers de basse extraction, élevé comme leur fils, et se voit contraint à d’humbles travaux. Dés sa jeunesse, dans avec les enfants de son âge, par exemple il trahit des qualités particulières, qui le distinguent de son entourage, et révèlent qu’il sera appelé à de plus hautes destinées. Devenu adulte, il apprend le secret de ses origines, se venge de ses oppresseurs, accomplit des actions héroïques et parvient enfin aux honneurs qui lui sont dus.
Mais continuons à écouter Segantini parler de son enfance.
Le petit garçon courut droit devant lui, jusqu’à la tombée de la nuit; il s’affaissa alors, épuisé, au bord de la route et s’endormit. Il ne se rendit pas compte qu’une averse le transperçait. Il se réveilla lorsque des paysans, qui passaient par là, se mirent à le secouer pour le faire revenir à lui, le prirent sur leur chariot et le ramenèrent chez eux. Il se rendormit pendant le trajet et ne s’éveille que dans la maison de ses sauveurs. Une fois qu’on l’eut séché et réchauffé, on commença à l’interroger sur son histoire. " Ici, nous dit l’autobiographie, je me rappelle avoir raconté, avec d’abondantes péripéties, l’histoire d’un accident qui m’était arrivé et était profondément gravé en moi. Un jour-je pouvais avoir trois ou quatre ans – je m’étais aventuré sur un étroit pont de bois, qui conduisait de la route à une teinture en passant sur un torrent de montagne canalisé, dont la force actionnait plusieurs moulins. " sur le pont, continue le récit, Segantini avait rencontré un garçon plus grand que lui, qui d’un mouvement imprudent le fit tomber. Un soldat s’était élancé et l’avait sauvé de l’eau, alors qu’il était déjà entraîné vers un moulin.
Et voici la fin du récit: quand les paysans entendirent le petit Segantini affirmer qu’il ne voulait à aucun prix retourner chez sa sœur, ils lui répondirent : "  Nous te garderons chez nous, pauvre orphelin; il te faut du soleil. Mais nous ne sommes pas riches; aussi, si tu veux rester ici et t’habituer à notre vie, il te faudra te rendre utile ou de l’autre !… " " Le lendemain, la femme coupa mes longs cheveux, qui tombaient en boucles abondantes jusque sur mes épaules. Une femme qui y assistait s’exclama: vu de profil, il ressemble à un fils du roi de France…
" Ce jour-là, je devins gardien de cochons ; je ne devais pas avoir sept ans. "
Ce n’est que pour quelques semaines que le petit garçon put rester dans son nouveau cadre, ou il était l’objet de bien plus de soins que chez sa sœur à Milan. C’est justement cet épisode que Segantini décrit avec grande exactitude et en s’attardant complaisamment sur les détails. Nous retrouvons dans ce récit les trait essentiels du mythe de la naissance du héros, à commencer par le départ de la maison paternelle qui se réalise ici, il est vrai, différemment des légendes ; vient ensuite le sauvetage miraculeux par des paysans compatissants, qui veulent élever le petit garçon chez eux. Dans ce premier récit de sauvetage, Segantini en inclut un second : à trois ans il a été retiré des eaux ! Chez ses parents adoptifs il lui faut remplir l’humble tâche de garder les porcs, comme tant de héros de légendes. Lui dont l’aspect fait penser à un prince royal !
Il n’est pas possible de tracer une délimitation nette entre fiction et vérité dans ces récits d’enfance de l’artiste. Mais pour qui sait à quel point les souvenirs d’enfance sont remaniés par la vie fantasmatique, les traces de cette élaboration ne passeront pas inaperçues. Je soulignerai un seul point : Segantini se souvient se souvient d’une remarque entendue à six ans sur sa ressemblance avec le fils du roi de France. Il est peu vraisemblable qu’il ait gardé en mémoire des termes remontant à cette époque. Mais le contenu est identique à celui des plus typiques fantaisies de filiation que l’on rencontre chez les garçons. Le père, modèle en tous points de la force et de la grandeur, est volontiers élevé par l’enfant au rang de roi ou d’empereur; on retrouve assez souvent dans les rêves des adultes le père sous figure d’un roi. Chez le garçon, les pulsions hostiles à l’égard du père s’expriment dans des fantasmes ou il détrône son père, se hausse lui-même au rang de fils d’un roi imaginaire, et ne prête à son père réel que le rôle de père adoptif. Etre prince fait partie des fantasmes infantiles de grandeur les plus courants. Il est très probable que le petit Segantini a intriqué ces fantasmes avec ce qu’il savait du roi de France : sa représentation, grâce à son caractère de désir, a pris dans sa mémoire la valeur d’un événement authentiquement vécu.
Tout l’émouvant récit de l’enfance de Segantini ressemble à un mythe individuel. Des sujet d’un orgueil démesuré auréolent couramment leur enfance de ces formations mythiques. Ici, ce large recouvrement avec les légendes de la naissance du héros nous montre que Segantini tire ses créations du tréfonds de l’âme humaine.
Nous l’avons déjà dit, Segantini fut obligé peu après de quitter son asile pour retourner chez sa sœur. Nous sommes peu renseignés sur les années suivantes. Tout ce que nous savons, c’est que Segantini fut ballotté entre ses demi-frères et sœurs. Il fut recueilli pour un temps par un de ses demi-frères, qui tenait une charcuteries dans le val Sugana, puis par sa sœur, qui dans l’intervalle avait épousé un cabaretier. C’est dans ce milieu que l’enfant eut à vivre; sa fantaisie l’emportait vers des mondes lointains, certes, et à plusieurs reprises il fit même des fugues, profondément convaincu que le bonheur viendrait au-devant de lui comme dans les contes. En définitives, comme personne ne se sentait de taille à venir à bout d’un pareil fugueur et bon à rien, on se débarrassa de lui en le plaçant dans une maison de correction à Milan. On l’y occupa au métier de savetier.
La discipline de l’établissement ne parvint pas non plus à briser la volonté de l’enfant, qui n’avait que douze ans. Il se rebelle contre l’autorité religieuse, comme contre autre. La première fois qu’il dut aller communier, il s’y refusa obstinément. Il expia la peine des arrêts qui furent prononcés à cette occasion, et … s’enfuit. Il fut repris, rendu à l’institution ou il resta cette fois jusqu’à quinze ans.
Ses supérieurs durent se résigner à adapter leurs méthodes éducatives à sa personnalité. Ils obtinrent ainsi de meilleurs résultats. Enfin, il imposa son vœu longtemps réprimé: il fut adressé comme élève à un peintre.
Le débutant de quinze ans faisait maintenant face à un nouveau maître, que l’on décrit comme un brave homme, quoique trop infatué de ses médiocres talents. Pas plus que ses prédécesseurs, il ne put imposer ses principes à son élève, qui était conscient de ses dons. C’est pourquoi Segantini ne prolongea pas ce séjour. Il prit l’énergique décision de se séparer de son maître, entra à l’école des Beaux-Arts de Bréra et tenta à grand-peine de gagner sa vie.
Toutes les manières lui furent bonnes pour acquérir le maigre salaire qui ne lui permettait pas toujours de calmer sa faim.
Mais la supériorité de ses dons et la trempe de sa personnalité lui valurent rapidement la considération de ses camarades. Il fut bientôt le chef de ceux des élèves qui se dressaient contre l’école et la tradition, ce qui lui attira l’antipathie de ses maîtres. Après un premier succès du jeune révolutionnaire à l’exposition de Milan, on assigna à la toile qu’il présenta la fois suivante un emplacement très peu favorable. Toute l’impulsive de Segantini fit irruption. Une scène éclata, que nous raconte Servaes : " Il alla, décrocha sa toile, et la mit en pièces. Mais cela ne lui suffit pas; rencontrant son professeur en rue, et le soupçonnant d’être du tort subi, il le prit violemment à partie, et il avait tant de peine à se maîtriser qu’il s’agrippa à un réverbère, le secouant si vivement que les vitres se mirent à cliqueter. "
Dés lors il fut impossible à Segantini de rester à l’école plus longtemps, et ce jeune homme de vingt ans, intolérant à toute autorité, franchit hardiment le seuil de l’autonomie. En lutte permanente avec la misère matérielle, il poursuivit sa voie avec une énergie inflexible.
Il a résumé en termes éloquents le destin de sa jeunesse : " J’ai eu de grand combats à livrer au corps ou le sort avait logé mon âme. A six ans ce fut l’abandon et l’isolement de l’orphelin privé d’amour, rejeté par tous comme un chien enragé. Dans de pareilles conditions, je ne pouvais que devenir sauvage, et je répondais en être agité et bouillonnant aux lois en vigueur. "
L’expression peut-être la plus vive de l’opposition du jeune Segantini à toute soumission devait se traduire peu après dans une action que Servaes, soucieux de ménagements, a passée sous silence. Segantini qui était citoyen autrichien se déroba au service militaire.
Que les suites possibles de ce geste ne l’aient apparemment pas retenu, c’est bien la preuve de l’emprise sur lui de son besoin d’indépendance. Son châtiment fut d’être longtemps privé de mettre le pied sur le sol de son pays. Il a cruellement souffert de cette punition. A sa mort, il était près de réaliser son vœu le plus cher : revoir le pays bien –aimé.
Cette action semble mal s’accorder à un caractère doté d’une sensibilité éthique aussi vive que celui de Segantini. L’analyse de son inconscient nous permettra de la comprendre. C’était sa mère qu’il aimait en le sol natal; mais dans les autorités de son pays, c’etait son père qu’il haïssait.
( III )
Mère, partie et nature forment, à l’horizon intellectuel de Segantini, non moins que dans sa vie affective, une indissoluble unité. Grâce à leurs liens intrinsèques, ces notions fusionnent en ce que nous nommons habituellement un " complexe affectif ".
La force peu ordinaire de ce complexe s’explique par l’histoire de l’enfance de Segantini. Lorsqu’il perdit sa mère, il fut obligé de quitter aussi son pays et la nature. d’un seul coup, il se trouvait dépouillé de tous ses biens les plus précieux; dans son souvenir, ils restèrent dés lors inséparablement unis.
Son père l’arracha au cadre qu’il aimait; la grande ville ou l’enfant demeura seul n’avait rien à donner à son âme. Dés lors il se ferma à son père et à la ville. Puisqu’ils le privaient d’amour, il détourna d’eux ses sentiments pour toujours. L’exubérance de son amour pour sa mère, pour son pays et la nature ne pouvait que s’accentuer encore du fait de ce contraste.
A l’époque la plus misérable de sa jeunesse, Segantini profitait de tous ses loisirs pour s’évader hors de la ville, vers la nature qu’aux dires de ses amis il chérissait d’un amour passionné. lorsqu’il parvint à trouver en Bice un substitut de sa mère, il ne put supporter Milan plus longtemps. Une force le ramenait à la nature; il éprouvait aussi le besoin d’un substitut à la partie précocement perdue. Aussi se rendit-il avec sa jeune femme à Pusiano dans la Brianza, c’est-à-dire la région située entre les deux bras méridionaux du lac de Côme. Il s’y fit le peintre de son cadre rustique.
A cette époque, Segantini était encore bien éloigné des sommets de son art. Comme Servaes le remarque très justement, son art ne se mouvait que dans d’étroites. Il peignait des scènes de la vie campagnarde, encore inféodées à la peinture de genre; quelques-unes d’entre elles trahissaient aussi qu’il ne s’était pas encore complètement émancipé de l’influence de l’école. C’est lorsqu’il peignait les points communs à l’homme et à l’animal qu’il approchait plus de ses œuvres ultérieures. Toutes ces scènes étaient peu animées: bergers rêveurs, bergère qui récite silencieusement l’Ave Maria, mère endeuillée qui se penche sur un berceau vide. Et toutes ces toiles se maintenaient dans les teintes sombres. Segantini peignait à cette époque la lumière terne des intérieurs, la clarté voilée des nuits de lune, l’obscur ciel d’orage, et, avec une prédilection toute particulière, les pâles rayons du soleil couchant.
Les œuvres de cette période sont souvent dotées d’une tonalité affective propre. L’homme y prend soin des animaux avec bonté et compassion. C’est avec une tendresse maternelle que la bergère de la petite toile Le Nouveau-né tient dans ses bras un agneau nouveau-né; le berger de la Tonte des moutons se penche avec une douce tendresse vers l’animal qu’il dépouille de sa laine.
C’est alors que fut composée, dans sa première manière, une œuvre dont le peintre devait reprendre le sujet pour en parfaire l’élaboration: Ave Maria a trasbordo. Une paix lassée baigne ce tableau. L’homme dans sa barque retomber les rames; la femme, son enfant dans les bras, semble sommeiller. Le troupeau de moutons qui remplit l’embarcation se presse vers le côté occupé par le spectateur, mais le dos des animaux ne forme qu’une surface presque immobile. La lumière du soleil couchant, la paix du soir enveloppent tout.
Cette œuvre réunit tous les traits caractéristiques de la période de la Brianza, elle en est peut-être la meilleur toile: c’est Segantini tout entier. Dés lors, une transformation apparut chez le peintre. Il cessa de faire bon marché de la technique pure, et de tenir le contenu affectif pour la seule réalité dans l’œuvre d’art .
Servaes prête à l’artiste, à cette époque, un don de soi sans contrainte. Sa production était abondante. Il cédait largement à un besoin d’expression artistique de ses affects (sentimenti).
Dans ses notes autobiographiques, Segantini écrit : " La nature était devenue pour moi instrument dont les sons vibraient à tout ce qu’exprimait mon cœur. Et celui-ci les paisibles harmonies des couchers de soleil et la vie intime de la nature. Aussi mon esprit était-il abreuvé d’une profonde mélancolie, dont les échos remplissaient mon âme d’une douceur infinie. "
Nous soulignerons, dans la vie psychologique de Segantini à cette époque, deux manifestations: la tendance à la mélancolie, et l’amour fait de sympathie, de bonté compatissante envers toute créature. Cette remarque est d’autant plus nécessaire qu’une remarquable transformation se dessinera chez Segantini sur ces deux points.
Nous nous rappelons que les pulsions sexuelles de l’artiste furent sévèrement limitées dans sa jeunesse. Or, nous l’avons dit, si les éléments masculins-actifs des pulsions sont refoulés à un haut degré, on observe généralement un renforcement de la composante adverse. Une certaine passivité se fait sentir dans toute la vie psychique, rappelant sur plus d’un point le comportement psycho-sexuel de la femme. L’abandon à la souffrance est préféré à l’agression énergique. C’est là l’origine des troubles mélancoliques si fréquents chez les névrosés qui recèlent régulièrement, même si parfois inconsciemment, un plaisir à côté d’un tourment. Cette " douce mélancolie ", Segantini en parle non comme d’un mal, mais comme d’une riche source d’inspiration artistique. Les toiles de cette période expriment symboliquement la tendance à la passivité et la mélancolie par leur repos et l’atténuation de leur lumière. Le coucher du soleil, alors si souvent représenté par Segantini, révèle des pensées de mort, constantes dans la mélancolie, en même temps qu’il indique le thème crucial de tous ses fantasmes: sa mère. " Elle était belle comme un coucher de soleil au printemps ", devait-il écrire d’elle quelques années plus tard. Des fantasmes de mort visant autrefois la mère, puis se retournant contre le fils lui-même, trouvaient leurs sublimation dans les œuvres de cette période.
Nous avons déjà fait dériver l’amour compatissant pour la nature, la " sympathie " pour tous les êtres, du refoulement des pulsions agressives. Les souffrances personnelles et la sympathie constituaient donc à cette époque le but des pulsions sublimées.
Une importante transformation survint dans la vie psychique de l’artiste. La mélancolie lassée ne fut plus l’humeur dominante; elle fit place à un enthousiasme créateur. Cependant, l’humeur sombre devait reprendre plus tard, et surtout dans la dernière période de la vie de Segantini, un rôle prévalent.
Les névrosés nous ont familiarisés avec ce processus. Chez eux aussi, la puberté occasionne une poussée de refoulement la sexualité du névrosé du type féminin. De même, dès l’atteinte de la maturité sexuelle jusqu’à la troisième décade de la vie et même au-delà, les névrosés sont enclins à la douleur morale et à l’abandon passif à la souffrance. Ce n’est que progressivement qu’il surmontent cette étape, et s’adonnent fougueusement à une pleine affirmation de la vie et à une activité normale, souvent même excessive.
Cette fois, Segantini au lieu de paralyser comme jusqu’alors ses tendances agressives par réaction en leur contraire parvenait à les convertir avec bonheur en un puissant élan au travail. En même temps que l’activité masculine s’affirmait en lui, sa conception de la nature et le caractère de son art se modifiaient de leur côté.
Quittant la Brianza, Segantini s’établit d’abord temporairement à Caglio, plus haut au-dessus du lac de Côme. C’est là qu’il donna son premier tableau de grand format, Alla stonga ( A la barrière): un vaste paysage dans une lumière de fin d’après-midi; disséminés, prés ou loin du spectateur, des groupes de vaches prés de la clôture.
Entre ces groupes, des paysans vaquant à leur travaux. Ce n’était plus cette fois une peinture de genre empruntée à la vie pastorale, mais un essai audacieux d’embrasser la totalité de la nature par l’art.
Peu après Segantini envisagea avec sa femme de se fixer en permanence en une localité de haute montagne. Après mainte randonnée, il jeta son dévolu sur le village de Savognin dans les Alpes des Grisons(1886). Cette région encore intacte lui semblait convenir mieux que toute autre à l’expression de son sentiment de la nature. Le paisible village de montagne, dont le nom était pratiquement inconnu du monde extérieur, devint sa nouvelle partie. Il y adopta avec femme et enfants la vie des montagnards.
Le passage d’une contrée des pré-Alpes, comme la Brianza, à la haute vallée de Savognin marque un jalon dans l’évolution de Segantini. Ce qui l’attirait vers les hauteurs, c’étaient surtout les montagnes, qui dans cette nouvelle partie se dressaient toutes proches de lui, comme à la lointaine époque de son enfance . Son désir était encore, comme il l’écrit dans une de ses lettres, d’approfondir sans répit sa connaissance de la nature. Sur ces hauteurs, l’œil de l’artiste subissait puissant de la transparence de l’air, de la pureté de la lumière du soleil, de l’intensité des couleurs. Mais plus que tout, l’ascension signifiait symboliquement, pour ce travailleur solitaire, une aspiration à l’élévation, à la perfection, exprimait la nostalgie de se dépasser continuellement soi-même par un travail acharné, le désir de conquérir en tant qu’artiste toute la nature, pour régner sur elle comme un roi. " Dans ce pays, dit son autobiographie, je levais plus hardiment les yeux vers le soleil, dont j’aimais les rayons, et que j’aurais voulu conquérir. "
Le travail des années qui suivirent fut tout autre chose qu’un " jaillissement sans contrainte ". Ce fut une tension de toutes les forces qui pouvaient satisfaire l’agressivité sublimée. De son propre aveu, Segantini était saisi d’une excitation qui le rendait insensible à l’effort et à la fatigue. Tout en lui n’aspirait plus qu’au travail, qu’il décrivait comme " l’incarnation de l’esprit dans la matière ", comme un acte créateur.
Quelle différence dans sa conception! Ce même homme qui pendant des années avait renié la vie et lui opposait une mélancolie lassée se sentait maintenant, d’un envol hardi de sa pensée, créateur et maître de la nature. Il avait retrouvé le chemin vers soi-même, en revenant aux fantaisies mégalomanes de son enfance.
L’amour tendre et compatissant pour la nature se transforma en brûlante avidité, en violant désir de possession. Segantini le dépeint en termes ardents; nous reproduisons ici un passage de ce texte:
" Je suis un amoureux passionné de la nature. Par un beau ensoleillé de printemps, dans ces montagnes qui sont devenues pour moi une partie j’éprouve une inépuisable jubilation ; le sang bat dans mes veines comme lors du premier amour pour la jeune fille adorée.
" Je m’envie de cet amour, insatiable vers la terre, et je baise les brins d’herbe, les fleurs…
" J’ai soif, ô terre, et penché sur tes sources immaculées et éternelle, je bois, je bois ton sang, ô terre, qui est le sang de mon sang. "
nous traduirons ces termes en langages scientifique: la vue de la nature change les perceptions de l’artiste en une ivresse qu’il compare lui-même à l’excitation sexuelle. Les pulsions sublimées réclamant impétueusement satisfaction ; leurs exigences ne visent rien moins que la nature tout entière. Dans cet amour ardent pour la nature mère, l’amour pour cette mère qui était " le sang de son sang " célèbre sa résurrection.
La première année du séjour à Savognin donna le jour à des œuvres qui comptent parmi les meilleures de Segantini. Quelques-unes d’entre elle reprennent des motifs appartenant à la période de la Brianza; ce   sont précisément ces œuvres qui montrent le mieux l’accroissement de ses moyens. Il faut citer ici avant tout l’Ave Maria a trasbordo. Par un trait de génie, Segantini dota son tableau d’une réparation spatiale et d’un éclairage nouveaux, mais surtout il s’essaya pour la première fois à une technique nouvelle, la décomposition des couleurs; nous y reviendrons. C’est à cette période qu’appartient la délicieuse Fillette tricotant prés d’une haie vive. Lorsque, à la Brianza, il avait illustré ce motif pour la première fois, n’existait pour lui qu’une lumière terne, crépusculaire. Maintenant, tout est inondé de l’éclat aveuglant du soleil.
Dans cette période de bouleversement, un seul pôle reste intact dans l’art de Segantini: le complexe de la mère. Ce qui de ses pensées et de ses affects appartenait à ce domaine semblait ne subir aucun changement. On en verra une preuve dans un trait typique de Segantini: il garda auprès de lui la jeune paysanne qu’il avait peinte sous le tire de Fillette tricotant. " Baba ", comme on la nommait, n’eut plus qu’à se fixer dans la maison. Toutes les années qui suivirent, elle demeura son unique modèle, étant en outre une fidèle compagne pour sa famille et pour lui. Il avait trouvé en elle le type qui lui convenait pour représenter la maternité et le travail. Il n’éprouvait aucun besoin de changement, et s’en tint à ce seul modèle.
Mais l’idée de la maternité devait s’incarner peu après dans un chef-d’œuvre d’un charme puissant: Les deux Mères. Une servante est assise dans l’étable sur un escabeau; tout en serrant dans ses bras son enfant endormi, elle cède à la somnolence, et sa tête s’incline. Tout prés d’elle, le corps énorme d’une vache, un veau nouveau-né à ses pieds. Une lanterne jette une lueur rougeâtre, amortie, sur la femme et l’enfant, et sur la croupe de la vache; le reste de la toile est plongé dans le clair-obscur. Sur ce groupe règne un silence solennel.
On ne peut qu’acquiescer à la fine remarque de Servaes: l’artiste, par le calme commun à toutes les figures de ce tableau, souligne fortement l’identité d’essence qui rapproche les deux mères. Cet effet est renforcé par un autre moyen, tout aussi simple: la direction des lignes. Servaes dit à ce propos: "  Le dos de la vache forme une horizontale, tandis que sa tête s’abaisse vers son auge. Là ou cesse le dos de la vache apparaît la tête de la jeune mère, dont le dos reprend la ligne rigoureusement horizontale et l’abaisse par une douce inclinaison. Un peu au-dessus, l’image est coupée, ce qui permet de voir nettement, sans pourtant en avoir plus qu’un sentiment obscur, que le bord de la toile est parallèle au dos de l’animal. La solennité discrète de cette structure prend inconsciemment pour le spectateur une valeur affective. C’est ainsi que, d’une main légère, l’artiste modèle nos impressions. "
Aux environs de 1890, Segantini arrive au prix d’un labeur soutenu à amener à la perfection qu’il désirait la technique de la décomposition des couleurs. Le prestigieux tableau La Cueillette(appelé dans sa forme initiale La Glèbe) fut le premier fruit de ce travail. Cette fois, le peintre avait réussi à représenter la clarté transparente de l’air et la vibration des couleurs à ces altitudes, comme jamais personne n’y était parvenu avant lui, ni ne l’a fait après lui. Au premier plan de la toile, il dessina merveilleusement l’homme avec ses fidèles compagnons, les animaux domestiques. Il exécuta les moindres détails du paysage avec cet amour qui n’appartient qu’à lui. La longue chaîne des Alpes à l’arrière-plan rayonne dans une interminable alternance de roc et de neige. Sur le tout s’étend le bleu vibrant d’un ciel d’une lumineuse clarté.
Segantini parvint par une voie tout à fait autonome à cet état de perfection de la technique divisionniste. Le même problème préoccupait à l’époque les peintres de tous pays; on y proposait de multiples solutions. Indépendant de tous ces essais, Segantini poursuivait son chemin avec une calme assurance, jusqu’à ce qu’il atteignît son but.
Ce qui lui traça la voie, ce ne fut pas seulement son talent exceptionnel. La recherche de la lumière et de la couleur prenait sa source dans le tréfonds de sa vie pulsionnelle. C’est de lumière et de couleur que ses yeux étaient avides; c’est vers leur perfection à toutes deux que, pressé par un besoin intime, il dirigeait ses plus hautes aspirations. Dés ses débuts comme élève des Beaux-Arts, il s’était posé le problème de l’éclairage pictural, et y avait apporté une solution personnelle. Il est vrai que par la suite, dans les périodes de dépression, il s’était adonné à la peinture des tons sombres. Lorsque l’attrait des hauteurs s’exerça sur lui et qu’il désira dominer la nature, son besoin de triompher s’exprima par une nostalgie de la lumière rayonnante du soleil, qui là-haut brille de tout son éclat.
Segantini nous a déjà appris lui-même quels sentiments la vue de tant de beauté suscitait en lui. Il contemplait la nature avec des yeux d’amoureux; elle l’enivrait de félicité. Il n’est donc plus besoin d’une preuve de la manifestation ici d’une ample sublimation des pulsions sexuelles que nous appelons voyeuristes. Ces pulsion sont destinées à éveiller la libido par la vue des qualités physiques de l’objet sexuel, que nous avons coutume d’appeler plus simplement ses " attraits ". La sublimation de la pulsion à voir contribue largement à former l’inhibition sexuelle que nous désignons sous le terme de pudeur; de plus, cette pulsion se prête dans une large mesure à la sublimation artistique et esthétique.
Malgré son intensité notable, la pulsion à voir était chez Segantini très à distance de la sexualité comme telle. Il n’est que très exceptionnel que nous trouvions dans ses œuvres une figure nue. Tel le tableau appartenant à la dernière époque: La Source du mal . Une forme féminine nue, qui se reflète dans l’eau, représente une allégorie de la vanité. Ici c’est un but éthique que l’artiste poursuit par le nu. Il enveloppe d’un voile transparent la dea pagana, déesse païenne de la sensualité. Ces deux œuvres, c’est typique, ne sont pas les plus puissantes du maître. Une force bien différente émane de la dea christiana, la bonne mère avec son enfant ; comme on le voit, notre peintre put insuffler toute l’intensité de ses sentiments dans cette toile. La sensualité grossière fait radicalement défaut dans les œuvres de Segantini. Lorsqu’il représente des scènes érotiques, il les peint avec délicatesse, profondeur et chasteté.
C’est vers la nature que se tourne son plaisir visuel sublimé ; la couleur et la lumière lui offraient une source de bonheur extasié.
Segantini nous raconte un souvenir d’enfance: la vue d’un peinte en bâtiment qui maniait pinceaux et couleurs le remplit d’une ardente curiosité. Fasciné, le petit garçon dévorait des yeux le barbouillage de l’ouvrier. Il découvrait dans les taches de couleur des figures fantastiques, animales et humaines; les visions se succédaient, toujours nouvelles. D’autres descriptions de son enfance montrent avec quelle avidité il captait et conservait les impressions optiques. On notera la grande vivacité. Visuelle de ses descriptions ; chaque scène de son autobiographie nous fait l’impression d’un tableau, Segantini n’était pas seulement un observateur amoureux de la nature: ce que son œil puisait dans les formes et couleurs était élaboré par sa fantaisie artistique et retrouvait une unité.
Lui-même ne perdit jamais de vue l’élément érotique qu’il vivait au travers de l’observation et de la création artistique. Il écrivit un jour, pour expliquer pourquoi il ne traçait jamais d’esquisse est comme un jeune homme qui, à la vue d’une belle femme, veut la posséder sur l’herbe, veut savourer aussitôt l’étreinte, couvrir yeux et lèvres de baisers, et tremble de tout son être du bonheur des enlacements.
Eh bien ! il a ainsi son esquisse… Au contraire, ce qui me tente, c’est de laisser mûrir l’amour et de caresser mes idées en pensée, de les couver en moi; quoique rendu presque fou par mon désir de les voir prendre forme, je me mortifie et me contente de leur préparer une place accueillante; entre-temps, je continue à les contempler avec les yeux de l’esprit, sous cet éclairage-ci, dans cette position-là, en modifiant les rapport sensibles. "
Il est remarquable de voir que le peintre, qui dédaignait les esquisse préliminaires, revenait à plusieurs reprises à son thème, le tableau achevé, pour y apporter telle variante, en dégager de nouveaux aspects. Il était à tel point dominé par le complexe qui orientait l’œuvre qu’il gardait l’impression de n’avoir pas encore donné d’expression à tous les élans les plus subtils de son âme.
( IV )
De toute la force de ses pulsions, Segantini avait acquis la maîtrise de la lumière et de la couleur. C’est alors que commencèrent à se mêler à la joie de la victoire des humeurs sombres, se rapprochant plus ou moins de celles qui l’avaient assailli souvent dans la Brianza. Il n’est pas possible de distinguer nettement les motifs intimes de ce nouveau bouleversement. Mais il est permis de formuler quelques suppositions en s’appuyant sur un ensemble d’expériences habituelles.
L’oscillation entre deux extrêmes peut se comprendre si l’on se reporte à la vie instinctuelle du névrosé. Les pulsions en conflit ne peuvent parvenir à un équilibre harmonieux. L’une d’entre elles a-t-elle pris la haute main dans la conscience, alors la pulsion contraire refoulée dans l’inconscient ne cesse de se faire entendre. Elle accède à la conscience sous le masque de formations névrotiques substitutives. Si par exemple l’activité virile domine, et tente de s’imposer avec l’impulsivité typique des pulsions névrotiques, alors la composante refoulée est incitée à attirer l’attention de la conscience. Et l’humeur victorieuse se mêle de tristesse.
Chez Segantini un autre élément vient s’ajouter: de toutes ses forces, il avait poussé sa technique picturale jusqu’à la perfection, avait arraché à la nature les secrets de la couleur et de la lumière.
Une fois atteint le but tant désiré, la tension tombe brutalement. Les pulsions dont la sublimation avait permis ce genre de réalisation se voient brusquement dépouillées de tous leurs buts. Elles réclament un objectif nouveau, une expansion nouvelle; car le succès ne les a rendues que plus exigeantes. Si cette revendication n’obtient pas immédiatement justice, un mouvement d’humeur se manifeste. L’homme se sent appauvri- appauvri d’espoirs- et la joie du triomphe fait place à l’abattement mélancolique.
Heure sombre, tel est le titre de la première toile que Segantini a brossée dans cette atmosphère. Elle contraste vivement avec les œuvres précédentes. Pour la première fois, nous retrouvons le crépuscule. " Devant un petit chaudron d’ou la fumée s’échappe et sous lequel rougeoie un feu, une jeune paysanne est assise sur un sol pierreux, à la lumière du soir; elle frissonne, plongée dans de sombres pensées. En face d’elle, une vache tachée, qui mugit à cou tendu " (Servaes).
L’atmosphère qui plane sur ce tableau évoque une solitude désolée. Mais avec une admirable maîtrise, l’artiste trace des lignes pour tisser des liens étroits entre humain, et le paysage.
Aussi émane-t-il de cette œuvre une note consolatrice: l’homme n’est pas abandonné s’il se sent ne faire qu’un avec la nature; telle était la profession de foi de l’artiste, qui ne connaissait pas un Dieu personnel, paternel et tutélaire.
Peu après l’exécution de ce tableau, il fut pris à nouveau d’un désir de solitude. On vit alors combien chaque œuvre de l’artiste naissait des profondeurs de sa vie affective. La solitude qui convenait à son humeur, il l’obtint bien au-dessus de Segantini, dans le petit village de Tusagn. Il y habita un chalet pendant l’été de l’année 1893. Il s’y trouvait entouré d’une riche flore alpine; il aurait pu s’adonner là à une véritable orgie de lumière et de couleur; tout au contraire, il monta encore, marchant plusieurs heures, pour atteindre un haut pâturage, ou c’en était fait de la luxuriance des herbages et des fleurs. Il peignit cette solitude, ou paissait un petit troupeau de brebis. " Auprès d’elles, un berger mélancolique, encore presque enfant et pourtant faible et las comme un vieillard. Le visage hâlé par le soleil s’est incliné en avant sous le poids de la somnolence; les mains reposent sur les genoux, inertes et molles. Le paysage continue à s’élever, accentuant toujours les teintes noirâtres et grisaille "
(Servaes). Le tableau porte le titre de pâturage alpestre. Il évoque par tous ses traits la mélancolie de l’époque de la Brianza. Dans le douloureux abandon du pâturage alpestre, Segantini découvre une seul consolation. Là ou la nature n’accorde plus guère à ses créatures que quelques touffes d’une herbe desséchée, la maternité se révèle à lui dans toutes sa grandeur. Au premier plan du tableau il pose une brebis, qui allaite deux agneaux. L’amour de la mère-le symbole nous le dit- est pour la bête comme pour l’homme le plus sûr refuge dans l’abandon.
De 1890à 1893, plusieurs œuvres dotées du nom de Tableaux du Nirvana virent le jour. Comme si souvent, Segantini représente des variations sur le même thème. La première conception (intitulée l’Enfer des voluptueuses, actuellement au musée de Liverpool) et la dernière (qui a pour titre Les Mauvaises Mères, à la Galerie d’art moderne de Vienne) appartiennent, picturalement, aux créations les plus significatives de l’artiste.Mais L’Enfer des voluptueuses, surtout, suscita par son contenu une vive opposition. Car l’œuvre ne fut pas comprise et tous les efforts pour en donner une interprétation complète resteront vains.
Cela à une période ou le talent de Segantini avait reçu depuis longtemps l’estime qui lui revenait de droit. Un tableau qui demande à être interprété ? Cela ne s’était encore jamais vu chez lui. Ses œuvres antérieures – qu’on pense par exemple aux tableaux de l’amour maternel – parlaient un langage simple et clair à tout cœur humain. L’énigme de ces tableaux n’a pas encore été complètement déchiffrée jusqu’ici. La psychanalyse réussira-t-elle à en dévoiler le mystère ?
Nous savons que Segantini s’est inspiré, pour L’Enfer des voluptueuses, de la mythologie bouddhique. Il y avait trouvait la doctrine selon laquelle les femmes qui se sont livrées à la vie des sens au lieu d ‘accepter leur vocation maternelle sont condamnées après la mort à planer au-dessus de champs de neige déserts. L’artiste peignit donc une vaste étendue de neige, ou rien ne repose le regard, ayant au premier plan une chaîne de montagnes sombres, et une autre étincelante de blancheur dans le fond du tableau. Errant sur cette plaine désolée, des corps féminins, semblant des spectres ou des cadavres, flottent immobiles.
La conception ultérieure de cette peinture (Les Mauvaises Mères) pose au premier plan une forme flottante, dont la chevelure s’est prise aux rameaux d’un arbuste. " Toute l’inflexion de son corps est comme une lamentation baignée de larmes; les étendus évoquent le désespoir sans recours, les cheveux épars pris aux branches sont comme la douleur d’une suicidée; et le visage d’une pâleur mortelle, à la bouche tordue et aux yeux enfoncés, est comme la torture du repentir . Mais l’on est ému à la vue de la petite tête quêteuse de l’enfant abandonné tourmenté par la soif, qui se penche vers le sein nu et glacé de sa mère, desséché par le manque d’amour " (Servaes) . La figure de l’enfant s’est ajoutée à la composition précédente. Au lieu de plusieurs femmes, le premier plan n’en présente qu’une. Dans le lointain, on perçoit un cortège d’autres pénitentes errant à la dérive sur l’étendue enneigée.
Comme le note Servaes, la mère non aimante et l’enfant abandonné forment dans ce tableau un vif contraste avec la brebis et ses agneaux dans le pâturage alpestre. Ce dernier tableau et les Mauvaises Mères ont tous deux été brossés à Tusagn. Segantini désirait, il l’a écrit plus tard, punir les Mauvaises mères par L’enfer des voluptueuses, car selon lui leur vie avait enfreint le principe primordial de la nature. nous ne saurions douter que cette intention le hantait au cours de ce travail. Par contre, on peut démontrer que les motifs les plus profonds et les plus personnels qui inspirèrent cette œuvre échappaient au conscient de l’artiste.
Toutes les productions de la vie imaginative de l’homme, qu’elles soient normales ou pathologiques, permettent de distinguer, ainsi que Freud l’a montré, un contenu latent derrière le contenu visible (" manifeste "). Le conscient n’appréhende que ce dernier, tandis que le contenu latent lui reste voilé. Et pourtant c’est celui qui recèle la teneur véritable, significative, d’une formation fantasmatique.
Sans lui, la part manifeste n’est en général pas compréhensible. C’est à l’aide de la psychanalyse que l’on parvient aux sources cachées des créations imaginaires; elle découvre les pulsions refoulées, dont l’accès à la conscience n’est toléré que lorsqu’un déguisement considérable les a rendues méconnaissables.
Les œuvres fantastiques et mystiques de Segantini n’ont pas été parfaitement saisies jusqu’à aujourd’hui, car n’a été envisagé que leurs contenu manifeste. C’est à la psychanalyse qu’incombe la tâche d’analyser les désirs refoulés qui ont trouvé leur expression dans des symboles d’interprétation ardue.
Il doit s’agir de désirs profondément refoulés, bien faits pour choquer la conscience; sinon Segantini en aurait donné une représentation claire et concise, ce qui a toujours été sa manière. Il aurait pu sans détours, et même mieux, atteindre son but qui était de punir les mauvaises mères. Car ces toiles, malaisés à déchiffrer, manquent leur propos, celui de toucher le cœur de ces femmes.
Nous l’avons déjà vu, Segantini avait intensément refoulé la composante de cruauté de sa vie instinctuelle. Les tendances agressives et cruelles à l’égard de sa mère avaient été les premiers à subir une conversion en sentiments contraires. Dans toutes ses œuvres, Segantini était apparu comme un être bon, doux et compatissant. Et le voilà, venu de l’au-delà , peignant de cruels châtiments! Et celles qui les subissaient étaient des mères ! Nous assistons à l’émergence des anciennes pulsions hostiles, des souhaits de mort de l’enfant à l’encontre de sa propre mère. L’enfer des voluptueuses montre, il est vrai, plusieurs silhouettes flottantes, et le spectateur n’a pas l’impression que le peintre ait entendu désigner plus spécialement l’une d’entre elles. Tout change dans la version ultérieure. Cette fois il fixe notre regard tout entier sur une seule pécheresse, dans sa solitude désespérée, et sur l’enfant abandonné. Segantini n’avait-il pas été comme lui abandonné? L’isolement qui suivit la mort de sa mère avait éveillé en lui les premiers tourments de l'angoisse. Derrière le désir de punir les mauvaises mères en général, transparaît maintenant le désir inconscient de punir sa propre mère et se venger d’elle.
Toute l’angoisse et la mélancolie que Segantini a éprouvées lui-même à se sentir délaissé, il projeta sur la mère coupable. Le mythe bouddhique, qui frappait des tourments de la solitude les mauvaises mères, avait éveillé en son âme des pensées voisines. Nulle autre peine n’aurait pu faire sentir aussi clairement à ces mères ce qu’endure un enfant livré à l’abandon !
Le garçon qui s’agrippe à sa mère avec toute la passion de l’érotisme enfantin, guettant chacun de ses pas d’un œil jaloux, se juge abandonné d’elle quand elle se détourne de lui, ne fût-ce qu’un instant. Il est pris de sentiments d’angoisse, de jalousie à l’égard de ses rivaux, et de pensées hostiles pour sa mère. Tout l’amour qu’elle pourra lui témoigner ne saurait empêcher qu’elle reste pour lui une mauvaise mère, car elle ne lui donne jamais à sa suffisance. L’inconscient du névrosé adulte exige encore de tirer vengeance de sa mère, comme nous l’enseigne la psychanalyse; car elle a témoigné en son temps plus d’amour à son père qu’à lui-même. Par certains symptômes de sa névrose, le fils exerce des représailles sur sa mère à cause de cette faute. C’est aux mêmes représailles infligées à sa propre mère qu’est destiné L’Enfer des voluptueuses de Segantini.
On comprend aisément que les mères non aimantes soient exilées en guise de châtiment dans des étendues neigeuses et désertes. Par contre, il reste à expliquer pourquoi selon la conception bouddhique les mauvaises mères flottent au-dessus de champs de neige. Une explication apparemment toute trouvée serait que ces femmes aux formes planantes sont condamnées à la privation perpétuelle de repos; et c’est précisément le mouvement interminablement monotone au-dessus de l’étendue déserte qui intensifierait l’impression d’une peine éternelle.
Mais le mythe aurait pu recouvrir à d’autres symboles pour exprimer cette idée: par exemple une errance sans fin dans des déserts de sable. L’analyse rigoureuse d’un mythe comme de toute autre création imaginaire nous enseigne la causalité stricte de tout symbole. Il a fallu de même à Segantini un motif particulier pour qu’il ait emprunté au mythe cette représentation-là; par ailleurs sa fantaisie créatrice n’avait nullement besoin de tels appuis. Force nous est donc de chercher un rapport plus profond entre la faute de la mère et la nature du châtiment.
Une œuvre de notre artiste, contemporaine des Tableaux du Nirvana, nous livre la clé de ce problème. C’est la Dea pagana déjà citée. Segantini a figuré la déesse de l’amour sensuel suspendue dans les airs. La tête reposant sur son bras, elle semble goûter le délicat plaisir d’être emportée doucement à la dérive, tandis que la Dea Christina au visage de madone calmement assise se plonge dans la contemplation heureuse de son enfant.
Nous voici confrontés à un fait qui semble étrange au premier abord: le même mouvement incarne dans l’une des toiles de notre artiste le plaisir le plus vif, dans l’autre le pire des tourments. Pour un psychanalyste, ce paradoxe est courant et compréhensible. Il sait que le flottement, comme dans le rêve, est ressenti comme une source soit de plaisir extrême, soit d’angoisse.
Bien des gens se rappellent nettement avoir éprouvé les plus anciennes expériences sensuelles de leur enfance en planant dans les airs, ce qui se produit en se balançant, en sautant de haut, et à l’occasion d’autres mouvements que l’enfant exécute par jeu. Il s’agit là d’expressions de l’ "auto-érotisme infantile " ; c’est dire que des sensations de plaisir sont engendrées par les excitations corporelles, sans exiger la présence d’un partenaire comme pour l’activité sexuelle normale de l’adulte. Bien des enfants sont insatiables d’activités de ce genre. Au plaisir s’associe volontiers un sentiment de tension anxieuse. Les recherches de Freud nous ont enseigné que cette angoisse dérive du refoulement des pulsions.
C’est le rêve qui donnera asile aux pulsions refoulées. A une époque ou l’auto-érotisme a depuis longtemps subi une contrainte massive, chez la plupart ou peut-être la totalité des adultes, des rêves surviennent ou le rêveur vole au travers des airs, tombe dans un abîme, ou exécute quelque mouvement de ce genre. La tonalité affective de ces rêves oscille, selon le degré du refoulement, entre le plaisir et l’angoisse, ou naît de leur mélange. Nous voyons donc le plaisir le plus vif passer sans transition au tourment le plus aigu.
La symbolique du rêve est par excellence celle de l’inconscient, ce qui explique qu’elle soit commune à toutes les créations de l’imaginaire, à l’œuvre d’un artiste tout comme au mythe d’un peuple. Nous voilà à même de comprendre chez Segantini la symbolique du vol.
La Dea pagana se livre sans retenue au doux plaisir de flotter dans l’air. Les mauvaises mères ont suivi l’exemple de cette déesse " païenne ", au lieu de se conformer à l’idéal de la maternité, celui de la Dea Christina . On sait que Segantini lance inconsciemment ce reproche à sa propre mère. Il lui cire encore: " Tu as tenu à mon père par un amour sensuel, mais à moi tu ne m’as rien donné ! " Ce sont ces désirs refoulés de vengeance qu’il satisfait par l’âpre fantaisie qui sous-tend cette œuvre. Le plaisir sensuel le plus vif qui s’incarne dans le vol se transforme pour les mères –pour sa mère- en une atroce angoisse, dont elles subiront les souffrances après la mort dans l’Enfer des voluptueuses. C’est pour elles un pénible châtiment que ‘être livrées à ce mouvement sans fin. Ne sait-on pas que dans le rêve, les quelques secondes au cours desquelles nous croyons tomber dans l’abîme nous semblent durer une éternité ! pendant la période ou il peignit ces toiles symboliques et mystiques, on put noter chez Segantini un intense repli sur soi. Sa fuite dans la solitude révélait une tendance à se détourner du monde ambiant. Son art acquit une dimension visionnaire et fantastique. Mais plus l’homme se détache de la réalité, plus il substitue l’accomplissement fantasmatique de ses désirs refoulés au réel, et moins il sera compris par autrui. Ce qu’il exprimera risque de ne pas faire vibrer en nous d’affects voisins des siens. Il en fut ainsi pour Segantini cette fois-là.
C’est la communication par le symbole que choisit celui qui ne peut formuler librement ses pensées, mais voudrait toutefois ne pas les taire complètement. La symbolique indique en même temps ce qu’elle voile ; c’est tantôt l’autre des tendances qui domine. Le langage obscur des Tableaux du Nirvana révèle que les plus profonds complexes de Segantini cherchaient à s’exprimer d’une manière ou de l’autre, que l’artiste céda à leur pression, mais que finalement la puissance du refoulement fut assez efficace pour voiler le sens profond de l’œuvre.
Segantini envoya de par le monde la première de ces toiles, l’Enfer des voluptueuses, sans se soucier de savoir si elle allait ou non être comprise. Nous voyons précisément ici à quel point il méconnaissait le réel et restait fixé uniquement à ses complexes. A ce sujet il est encore plus remarquable de noter que Segantini, en représentant des corps de femmes planant, se heurta à la réalité, aux lois naturelles. Pour reprendre les termes de Servaes, " il a figuré les voluptueuses comme étendues dans les airs, comme si elles reposaient sur divan invisible; et pour des êtres fantomatiques, il les a peintes trop pesantes, top matérielles ". Mais il y a plus. Lui qui jusque-là avait toujours fait grand cas des conseils et critiques de son ami Vittore Grubicy s’emporta cette fois violemment contre son avis et il ne lui pardonna jamais complètement.
La limitation à un complexe déterminé de représentations et l’éloignement de la réalité ont toujours pour conséquence une irritabilité accrue. Nous le constatons chaque jour chez le sujet sain, mais avec plus d’évidence encore chez le névrosé. Chez Segantini, cette irritabilité se traduit une fois de plus à l’occasion d’un événement mémorable.
Il exposa L’Enfer des voluptueuses en 1891 à Berlin. Le tableau possédait sans aucun doute une valeur artistique exceptionnelle, malgré les objections que l’on pouvait élever à bon droit contre cette figuration. Le jury ne l’estima pas digne de la plus haute distinction, mais attribua à Segantini une " mention honorable ", bien destinée à le blesser. A d’autres moments, le maître se serait dégagé de ce jugement par un sourire ou un haussement d’épaules. Mais cette œuvre avait pour lui une signification particulière: quiconque l’attaquait atteignait Segantini au point le plus sensible. Toute l’impulsivité de ses instincts fit une irruption effrénée dans la réponse qu’il fit tenir à ses juges.
Il en parle lui-même dans une lettre à Vittore Grubicy, qui est si caractéristique que nous la reproduisons :
" Cher Vittore,
" J’ai reçu ta carte et t’en remercie vivement. Je n’ai pas balancé un seul instant à refuser la " mention élogieuse ". Au moment même ou j’en ai reçu la nouvelle – c’était le 29-, j’ai envoyé à Berlin le télégramme suivant :
" Berlin. – A la direction et au jury de l’Exposition internationale.
" Dans aucune des expositions du monde, ou j’ai exposé dès le premier jour jusqu’à aujourd’hui, ne s’est trouvé une commission qui jugé nécessaire de m’offenser, hors ce jury de Berlin. Je ne demande qu’une seule chose de notre complaisance, c’est que vous me rayez publiquement de la liste de vos lauréats.
"Giovanni Segantini. "
" Nota bene: j’ai envoyé ce télégramme avec réponse payée, mais ces… n’ont pas même jugé à propos de me répondre. C’est à en devenir fou.
Adieu.
" Ton G.S. "

On l’a dit, Segantini termina la dernière version du Nirvana en 1893. Peu après s’instaura un processus qui manifestait la même tendance que le bouleversement déjà décrit, à la fin de la période de la Brianza. Une lettre à Vittore Grubicy, datée du 21 décembre 1893, révèle clairement le passage d'une humeur dépressive à la joie de vivre et de travailler. L’artiste fait allusion à une lettre précédente, et s’explique: " Celles de mes lignes que tu qualifies de mélancoliques m’ont été dictées par une de ces phases morales qui ressemblent à un heurt du tibia contre une arête vive, et nous arrachent un cri ! Et comme j’ai l’habitude de n’écrire que ce que j’éprouve, ce fut le pur cri de mon âme. " Puis, après une remarque sur ses projets de travail, il continue: " Oui, la vraie vie n’est qu’un rêve unique. Le rêve de s’approcher graduellement d’un idéal qui tout en étant le plus éloigné possible est élevé, élevé jusqu’à l’évanouissement de la matière. "
Le trait le plus accusé de la constitution psychique de l’artiste était sans doute une capacité tout à fait exceptionnelle de sublimation.
C’est pourquoi il reprit son élan en ce sens, pour reconquérir la maîtrise de ses pulsions refoulées, tout comme il y était parvenu sept ans plus tôt. Mais là encore il devait rencontrer une limite, qu’il ne put franchir impunément. Il ne parvint plus dés lors à dominer ces pulsion en permanence .A partir de 1891 environ, année de la création de L’Enfer des voluptueuses, ces tendances ne cessèrent de le harceler; et les années qui s’écoulèrent jusqu’à sa mort prématurée furent remplies d’une lutte intime qui entraîna de fréquents changements d’humeur. Lui qui se trouvait alors dans la force de l’âge et au sommet de son activité créatrice était la proie d’oscillations d’humeur névrotiques, qui avaient pour sens une négation de la vie. Il avait beau les surmonter à chaque fois, la victoire coûtait un sacrifice considérable d’énergie psychique ; et trop souvent ce ne fut qu’au prix d’énormes efforts qu’il put contenir la mélancolie menaçante.
Dés cette époque, Segantini chercha plus que jamais refuge dans le monde des fantasmes; n’avait-il pas appris lui-même que la vie dans la sphère imaginaire était la plus digne de ses aspirations ? A côté des représentations déjà commentées des Mauvaises mères, il produisit entre 1891 et 1894 plusieurs autres œuvres d’imagination, qui n’appartient pas au domaine pictural.
Nous y rangerons d’abord le projet d’un drame musical, dont Segantini parle une lettre à son ami Vittore. Il est extrêmement intéressant de trouver dans cette esquisse un passage qui dénote les mêmes tendances à la cruauté que celles que j’ai analysées dans les Tableaux du Nirvana. Il s’agit de la description d’un incendie; l’artiste trouve des accents si puissants que la supposition qui nous vient immédiatement à l’esprit, c’est qu’une voix se fait entendre ici du tréfonds de son inconscient. Voici ce passage: "  Une femme fuit devant l’incendie, à demi vêtue, les cheveux épars sur les épaules, tenant suspendus à son cou deux enfants dont l’un est grièvement brûlé. Lorsque la femme le constate, elle se met à pousser des cris affreux, tombe à genoux devant un oratoire qui se dresse au bord du chemin pour y gémir et prier, en élevant deux enfants vers l’image sainte. Puis elle les repose à terre. L’enfant brûlé était mort !
Elle le contemple comme égarée, pousse par deux fois des clameurs de douleur, se lève, tend un poing menaçant vers le ciel et retombe en arrière. "
On peut être certain que Segantini a élaboré ici une réminiscence de sa petite enfance, à forte charge affective. Un premier-né de ses parents était mort dans un incendie. J’ignore si Giovanni assista à cet événement, mais il a certainement été témoin de la douleur de sa mère au sujet de l’enfant mort. On ne se trompera guère en supposant que cette impression subie à un âge tendre a éveillé chez le petit garçon des sentiments de cruauté qui satisfaisaient des tendances sadiques. Je rappellerai que le premier essai de dessin de Segantini fut lié à la mort d’un enfant et à la douleur d’une mère. On comprendra maintenant dans toute son étendue la puissance de cet événement sur son être intime; il faisait vibrer la réminiscence refoulée d’une situation gratifiante de l’enfance. Et la production de la maturité se retrouvait maintenant sous la domination de ces désirs infantiles refoulés; c’est sous leur influence que l’artiste créa le tableau des Mauvaises mères et esquissa le projet d’un drame musical.
D’autres créations de sa vie imaginative de cette époque sont destinées à surcompenser l’élément de cruauté péniblement refoulé. Tel le Rêveur d’un travailleur, œuvre d’imagination à caractère utopique. Le rêveur voit d’abord des images symbolisant la lutte des classes. C’est alors qu’il est précipité du haut de son poste d’observation, mais que sans toucher le sol il reste suspendu dans les airs, continuant à planer jusqu’à ce qu’il atteigne une contrée dont les habitants jouissent des plus heureuses conditions sociales. Dans cette utopique, le poète réalise ses idéaux socialistes qui inversent radicalement ses dispositions originelles à la cruauté et à l’égoïsme.
Il faut noter, dans cette fantaisie proche du rêve, la sensation de planer; dans ce cas, c’est un temps de plaisir total. mentionnons encore la description fantasmatique d’une communauté idéale d’artistes. Toutes ces productions montrent à quel point Segantini tendait alors à s’enfermer dans des rêveries d’idéaux élevés et lointains. Mais il ne se maintenait pas toujours au second plan autant que les rêves utopiques. Bien au contraire. J’ai déjà fait observer que les créations imaginaires issues des tendances refoulées, agressives ou dominatrices, viennent élever l’individu bien au-dessus de son entourage, et le mettent au centre du monde. C’est ce genre de fantasmes de grandeur que Segantini porta en lui, sa vie durant. Mais à cette époque, ils réclamaient plus que jamais de s’exprimer.
Dans les fantasmes de filiation remontant à sa jeunesse, il s’était donné pour père un roi, s’élevant ainsi lui-même. Maintenant, il glorifiait sa mère comme figure idéale divine. J’ai tenté de n’expliquer d’abord des toiles comme le fruit de l’amour et Dea Christina qu’au travers du " complexe maternel ", j’en ai fait une expression de l’érotisme sublimé et des pulsions " sadiques " sur-compensées qui dans la première enfance s’adressaient à sa mère. Mais il ne faut pas oublier que l’apothéose de la mère élève du même coup le fils. J’ai déjà attiré l’attention sur le fait que l’enfant, dans ces tableaux, est identique à l’artiste. Mais Segantini n’en est pas resté à se présenter lui-même comme le Christ enfant; peu après la Dea Christina (1895), il peignit un Autoportrait, qui a tous les caractères d’une image du Christ. Les yeux rêveurs évoquent la souffrance et la mélancolie. Leur regard se tourne avec nostalgie vers de lointains idéaux.
Il n’y a aucune contradiction à ce que Segantini, qui s’était radicalement détaché des dogmes religieux, qui niait l’existence d’un Dieu personnel, se soit peint en Christ. Ce qui le poussait à s’identifier ainsi, c’étaient son éthique, sa déification de l’amour maternel et sa souffrance. Nous voyons ici, comme dans tant d’autres cas, les sentiments de grandeur émerger du tréfonds d’une mélancolie atteignant à la négation de la vie.
Mais Segantini ne fut pas un rêveur oisif. Bien au contraire, le travail l’aida à sublimer, comme autrefois, une bonne part de ses pulsions refoulées. Il vint même une période ou il s’adonna au travail avec excès. Lorsqu’il quitta Savognin en 1894 pour se transporter à Maloja, dans la Haute Engadine, il entre dans la dernière période de sa vie, ou il devint pour reprendre les termes de Servaes un fanatique du travail.
( V )
Huit ans s’étaient écoulés depuis que Segantini était monté à Savognin. Il y était arrivé en quêteur. Au contact immédiat et permanent de la nature, il avait acquis la maîtrise de la maturité. Il entendait à nouveau l’appel des sommets, tout comme autrefois, alors qu’il avait secoué de ses épaules la mélancolie de la période de la Brianza. Il avait trente –six ans lorsqu’il passa en Haute Engadine. Il s’enhardit à pénétrer au cœur de la haute montagne ; car, ayant une conscience assurée de ses possibilités, il pouvait maintenant se proposer les tâches les plus hautes. Il conçut un amour fervent pour la vallée ou il devait passer les cinq dernière années de sa vie. Il vouait aux montagnes de cette contrée une vénération religieuse. Ainsi écrivait-il à un ami: " Certains matins, lorsque je contemple longuement ces montagnes, avant de prendre mes pinceaux, je me sens poussé à me jeter à genoux devant elles, comme devant des autels dressés sous le ciel. "
Segantini ne devait pas manquer de s’enraciner immédiatement, et de ne faire plus qu’un avec le pays, la nature, les sommets et les habitants. Il était heureux du scintillement des névés et des glaciers, du bleu étincelant du ciel et de l’éclat du soleil, si particuliers à l’Engadine ; il éprouvait un ravissement devant la richesse de la flore qu’un bref été fait s’épanouir ici dans une féerie de couleurs unique.
Ses yeux étaient avides de toute cette splendeur de l’Engadine. De plus son humeur, son caractère s’accordaient à ce pays plus qu’à tout autre, vivant depuis des siècles dans un monde fermé, ont conservé en propre leur langue, leurs coutumes, leur style architectural. Il a fallu un dur travail et une énergie indomptable pour faire de cette haute vallée un lieu habitable pour l’homme. C’est avec ces hommes, avec ce pays que Segantini se sentait une parenté profonde.
Il commença par peindre à Maloja une œuvre encore écrasée par une humeur douloureuse et sombre. Mais l’élément mystique et visionnaire y fait défaut. Avec une vérité émouvante, l’artiste a représenté un fait de vie quotidienne ; la mélancolie du temps révolu s’éteint dans les résonances d’une élégie. Une famille ramène chez elle les dépouilles de son fils. Une affliction sans bornes pèse sur la scène ; elle unit le père, qui, la tête penchée, conduit le cheval par la bride, les deux femmes qui se sont assises sur le cercueil ; le cheval harassé qui traîne sa charge par le pays, et le chien qui se faufile tristement derrière le cortège. Tel est le retour au pays, une des œuvres les plus attachantes de l’artiste.
Nous retrouvons ici la lumière du soir, comme dans toutes les images de la mort. Mais Segantini y a découvert de nouveaux aspects. Les teintes du ciel vespéral, aux nuages délicats, sont d’une merveilleuse beauté; elle semblent verser la consolation sur l’humeur endeuillée qui domine le cortège.
Vint alors une série de chefs-d’œuvre, qui se distinguent autant par la profondeur de leur conception que par leur perfection technique. Nous en citerons quelques-uns; ils montrent de la manière la plus nette les oscillations d’humeur auxquelles leur auteur était soumis. Citons L’ Amour à la source de la vie . Un jeune couple s’avance vers la source de la vie, qui est par un ange. La toile appartient à la série symbolique; mais en contraste avec les œuvres
Antérieures du même genre, elle échappe à l’angoisse et à l’affliction. Elle rayonne de clarté et de luminosité.
Une humeur plus paisible et plus gaie émane de Printemps alpestre (1897). Segantini lui-même y voyait la meilleure de ses toiles. Elle est tout entière dans les teintes les plus claires et les plus lumineuses.
La Fenaison est plus grave. Nous voyons des femmes à leur dur travail des champs; elles nous rappellent Les Glaneuses de Millet.
Le ciel se couvre de sombre nuages d’orage; ils se poursuivent comme des silhouettes fantomatiques.
Dans Les Consolations de la foi le thème de la mort reparaît. Des parents se tiennent devant la tombe de leur enfant, dans un petit cimetière enfoui sous la neige. Dans leur maintien à tous deux, Segantini a indiqué avec une grande délicatesse comment le réconfort leur vient de la foi. Mais, à côté de son contenu réaliste, le tableau offre des traits visionnaires.
" Sur la croix tombale voisine apparaît la vision du linge de sainte véronique portant l’image de la tête du Sauveur. Mais si notre regard s’élève, au-delà de la ligne découpée des montagnes, jusqu’à la clarté éthérée, bien haut, toujours plus haut, nous découvrirons, dans une petite figure enchâssée, une apparition céleste consolatrice. Deux anges aux grandes ailes emportent tendrement le petit cadavre nu de l’enfant vers le royaume de la joie éternelle. "
le penchant au mysticisme, au surnaturel, dont nous parlerons prochainement, avait reconquis son emprise.
La série des grandes œuvres de la période de la Maloja se clôt avec le triptyque: Nature, vie, mort(nommé également: " Devenir, être, disparaître "). Cette puissante création trahit le désir de l’artiste: la réconciliation des pulsions qui combattent en lui, l’union harmonieuse de la vie et de la mort. Il proclame, dans le langage de l’art, l’unité de tout ce qui existe; ce qui fait de sa dernière œuvre, restée inachevée, une profession de foi moniste.
Segantini passa à Maloja des années du travail le plus acharné. Son besoin de travail, que nous comprenons grâce à ce que nous avons déjà dit, allait croissant. " Mon âme, avide comme un vieil avare, brûlante, tremblante, fixant son regard, aspire à s’élancer, les ailes déployées, vers les horizons de l’esprit ou naissent les œuvres de l’avenir. " Tels sont ses termes, dans une lettre à Vittore Grubicy, peu avant son départ pour Maloja. Il a prouvé, au cours des années suivantes, que ce n’étaient pas de vains mots. Son enthousiasme au travail était sans bornes, et le poussa jusqu’à l’extrême limite de ses forces. En été, il se rendit à l’ouvrage dés le petit matin, parcourant souvent un long trajet pour atteindre le lieu de son travail, qui changeait selon les besoins. Infatigable, il continuait à peindre jusqu'au soir. En hiver, on le voyait travailler en plein air, par un froid rigoureux. Et une toile n'était pas terminée qu’il débordait déjà de projet et de plans d’avenir.
L’enthousiasme créateur, et s’accordant avec lui l’amour passionné de la nature, la vénération recueillie devant sa beauté sont ce qui l’a préservé plus que tout de sombrer dans des pensées mélancoliques, chaque fois qu’elles se faisaient imminentes.
Mais cette émouvantes lutte spirituelle approchait de sa fin. Des volets du triptyque, celui de la Nature était pratiquement terminé. En septembre 1899, Segantini mettait tout son zèle aux deux autres. La vie était exécutée en grande partie; dans les derniers jours qu’il passa à Maloja, il avançait précisément La Mort. Ce tableau restait inachevé, lorsqu’il fit l’ascension du Schafberg, le 18 septembre, accompagné de baba et du plus jeune de ses fils, Mario. C’est là qu’on lui apporta le lendemain le panneau central, auquel il avait l’intention de travailler.
Son ardeur créatrice l’avait poussé, sans tenir compte de la saison avancée, vers ces hauteurs (2700 m ) ou il devait loger dans un méchant chalet de pierre . par une claire soirée, il atteignit ce lieu ultime de son séjour.
Le voilà au cœur des hautes silhouettes de son royaume. Les sommets de la Bernina rayonnaient dans l’éclat du soir, et lui arrachèrent ces mots enthousiastes: Je veux peindre vos montagnes, habitants de l’Engadine, pour que le monde entier parle de leur beauté !
Toute une journée, il travailla au tableau de la vie et c’est alors qu’il fut pris, au moment même ou le temps changeait, d’un accès de fièvre. Le début en fut extrêmement brutal. Le grenier, dont la médiocre charpente ne protégeait que très imparfaitement de la tempête et du froid, devint la chambre du malade.
Ce que nous apprenons de l’évolution de cette affection semble étrange. Dans la nuit, Segantini se leva et malgré sa fièvre sortit à plusieurs reprises, à peine vêtu, dans la tempête de neige. Le lendemain, il se traîna vers son tableau, qui avait été dressé tout prés du chalet, et tenta de travailler. Il s’endormit de faiblesse; on l’éveilla et on eut grand-peine à le ramener à la maison. complètement épuisé, il s’alita. mais il refusa qu’on appelle un médecin, alors que le plus proche, le Dr Bernard de Samaden, était lié à lui par une amitié personnelle. Mario, qui dut descendre à Samaden pour d’autres raisons, ne fut autorisé à parler au médecin que d’une indisposition de son père. Peu après, le médecin fit dire par un messager qu’il était prêt à se rendre immédiatement au Schafberg ; mais Segantini refusa. Comme son état empirait, Mario fut obligé de descendre à Pontresina ; il appela le médecin par téléphone, et celui-ci monta, dans la nuit et la tempête, alors qu’il n’y avait plus rien à faire.
Il ne semble pas que l’agonisant, au chevet duquel sa famille s’était rassemblée, ait pris conscience du danger qui le menaçait ; au contraire, il était par moments d’humeur à plaisanter. Une fois encore, le ciel s’éclaircit devant lui. Il demande qu’on approche son lit de la petite fenêtre: "  Voglio vedere le mie montagne ", telles furent les dernières paroles qui exprimaient sa nostalgie. " Il était allongé, le regard fixé sur la chaîne de montagnes qu’il avait face à lui, celle même qu’il avait voulu terminer de peindre . Mais ce regard ne traduisait pas de mélancolique adieu; il était chargé de toute l’avidité du peintre et de l’amoureux: il absorbait couleurs, formes, lumière et lignes, car il complait atteindre par elles sommet de l’art " (Servaes ).
Le comportement de Segantini, dans les derniers jours de sa vie, projette une vive lumière sur le désaccord intime de ses forces psychiques. Pleinement conscient de sa puissance, il faut l’ascension du Schafberg. Il y proclame en enthousiastes le but de son effort. Brûlant de zèle, il se met sans délai au travail, et s’expose fiévreux au danger en sortant dans la tempête de neige de la nuit; il s’épuise alors qu’il aurait eu besoin de toutes ses forces pour lutter contre la maladie, et refuse obstinément l’aide qui lui est offerte.
Nous nous poserons une question: ne fut-il poussé à gravir ces hauteurs que par son besoin d’action et son ardeur créatrice ? N’y est-il monté que pour y vivre et y travailler, ou n’était-il pas mû, à côté de ces motifs conscients, par une nostalgie inconsciente de la mort ? Nous ne résoudrons ce problème qu’en acquérant une vue aussi complète que possible de la signification de l’idée de la mort dans la vie mentale de Segantini.
Très tôt, il avait pu voir la mort à l’œuvre dans son entourage ; il perdit son frère, puis sa mère. Il apprit que la mort de sa mère était liée à sa naissance ; on racontait que lui-même était venu au monde dans un état de faiblesse telle qu’on désespérait de le sauver; il se rappelait avoir échappé deux fois à la mort comme par miracle. Il avait donc dû reconnaître précocement que la mort est proche de l’homme en tout temps, et sa conception de la vie dut en acquérir une certaine gravité.
Mais ces sombres événements de son enfance n’expliquent pas la puissance démesurée des pensées de mort chez Segantini. Nous reviendrons bien plutôt aux motifs profond analysés plus haut. Les pulsions sadiques, les sentiments de haine, les souhaits de mort devaient être détournés des objets vers lesquels ils étaient essentiellement dirigés. Une partie en fut retournée sur le sujet sous la forme de la pensée de sa propre mort ; l’autre fut vouée à la sublimation et, grâce à une " formation réactionnelle ", se transforma en tendances de sens opposé.
Toute la signification de la sublimation des fantasmes de mort de Segantini s’éclaire grâce à la connaissance de deux faits: sa première tentative de dessin, comme sa dernière toile, inachevée, sont des images de la mort.
Peu après sa sortie de l’école de Bréra, il obtint accès à l’amphithéâtre d’anatomie, et y fit ses première études d’après nature, sur le cadavre. De même qu’il avait fait preuve d’une persévérance infatigable auprès du cadavre d’un enfant, bien des années auparavant, il était attiré maintenant par la vue de la mort. Ainsi fut faite une de ses premières œuvres : Il prode (Le Héros mort). Au cours de ce travail, un incident fit sur lui une impression profonde. Il avait dressé contre la paroi le cadavre qui lui servait de modèle. Tandis qu’il s’absorbait dans sa tâche, le corps qui se trouvait exposé au soleil perdit de sa rigidité, se mit à chanceler et tomba en avant. Le jeune Segantini prêta à cet événement la valeur d’un mauvais présage, et de longtemps ne put se libérer de l’angoisse de la mort.
Cette tendance à la superstition, qui était très prononcée chez notre artiste, rappelle une fois de plus les particularités psychologiques des obsédés. Les doutes de ces patients concernent la durée de leur vie et la destinée après la mort. Ils sont toujours disposés à croire à des présages de ce genre. Segantini faisait de même: nous en apprendrons bientôt davantage. Au prode firent suite d’autres peintures de la mort. La première période vit paraître: A nos morts, Le Berceau vide, Les Abandonnés. Puis vinrent les tableaux dominés par l’humeur douloureuse de la période de la Brianza. A Savognin, les idées de mort se traduisirent par les Tableaux du Nirvana. A Maloja enfin, virent le jour le Retour au pays, Les Consolations de la foi, et en dernier lieu La Mort, volet du grand triptyque. Mais ce ne sont que quelques exemples d’entre les nombreux tableaux sur le thème de la mort.
Les pressentiments de mort ne le quittaient pas. Il avait beau s’en défendre, ils revenaient constamment, émergeant des profondeurs de son inconscient. Parmi les notes de Segantini, on trouve, sous le titre un Cauchemar, le récit d’un rêve qui déroule sous nos yeux, de manière très vivante, la lutte des pulsions opposées. Je reproduits la première partie de ce texte:
J’étais assis tristement en un endroit mystérieux, qui était à la fois une chambre et une église. Une figure étrange se tenait en face de moi, un être laid et repoussant. Il avait des yeux blancs et vitreux, ses chairs étaient jaunes, on aurait dit soit un crétin, soit la mort. Je me levai, et d’un coup d’œil impérieux chassai cet être qui se dissipa après m’avoir lancé un regard oblique. Je le suivis des yeux jusqu’à un recoin sombre, ou il disparut. Je me dis à part moi : cette apparition d’un cadavre doit être de mauvais augure. quand je me retournai, je fus pris d’un frisson de tous mes membres, car cette inquiétante image se trouvait à nouveau face à moi. Je me dressai comme une furie, l’accablant de malédictions, Humblement, elle disparut une fois de plus. Alors je pensai : j’ai peut-être eu tort de la chasser ainsi, elle se vengera. "
Nous trouvons, rassemblés en quelques lignes, tous les éléments : l’effroi de la mort, la tentative de défense, le retour des pensées à peine maîtrisées, l’explosion de l’affect contenu, la victoire répétée sur les idées de mort, et finalement l’aveu résigné : elles se vengeront, et en définitive c’est moi qui serai vaincu !
Segantini dotait ces rêves, comme d’autres événements, de la valeur d’un présage funeste. Et plus il s’effrayait de signes avant- coureurs de la mort, plus il éprouvait le besoin d’un contrepoids. On comprendra donc qu’il ait prêté une oreille complaisante à toutes sortes de prédictions. Il s’accrochait surtout à une prophétie sur son compte : il devait atteindre, lui avait-on dit, l’âge du Titien. On raconte qu’il croyait fermement à cette prédiction, précisément à l’époque ou ses sombres pensées multipliaient leur assauts.
Mais il ne s’en tint pas là. Il suivit la voie que nous connaissons par l’analyse de la névrose obsessionnelle. La défense la plus efficace contre les idées de mort, qu’elles visent le sujet lui-même ou autrui, consiste en une négation de la mort. La mort n’existe pas – tel est le désir dont se berce l’humanité à travers les âges. Or ceux qui tiennent avec le plus d’énergie à l’idée d’une survie sont ceux dont l’existence est continuellement harcelée de fantasmes de mort : Les névrosés obsessionnels. Nous connaissons chez eux une forme de religiosité, ou la croyance à l’immortalité joue un grand rôle. S’il existe une vie ultérieure, alors les reproches lancinants dont s’accablent ces patient sont sans objet: ceux dont ils s’accusent d’avoir entraîné la mort ne sont nullement décédés, mais leur vie se poursuit en d’autre lieux.
Précédemment déjà nous avons vu Segantini nier le fait de la mort, bien à sa manière. Il reprit le tableau qu’il avait brossé d’une femme phtisique agonisante, et en fit une image de la vie en plein essor.
Dans les années qui suivirent , il alla plus loin. Il manifesta un penchant pour les phénomènes transcendants, et c’est surtout au spiritisme qu’il se livra. A la même époque, une partie de ses œuvres fut dotée de ce trait mystique que nous avons déjà souligné.
Il en fut de la réalité comme du " cauchemar ". L’emprise sur lui des pensées de mort allait croissant. Il déploya une énergie considérable pour la compenser. Mais tandis que son conscient s’appliquait à de nouveaux plans et de nouvelles créations, tandis qu’il faisait part en termes enthousiastes de son programme de travail, l’appel de la mort s’élevait, toujours plus distinct, de son inconscient.
Segantini raconte lui-même, à titre de preuve de l’existence de liens avec les trépassés, un incident qui serait survenu à peu prés un an avant sa mort. Il s’était égaré au cours d’une promenade en hiver, s’était laissé tomber épuisé dans la neige, et s’était endormi. Il serait sûrement mort de froid si au moment du danger ne l’avait pas appelé une voix, qu’il reconnut comme celle de sa mère. C’est sur cet événement qu’il fondait sa croyance en un au-delà.
L’étude de l’inconscient nous a enseigné à attribuer à maints petits faits de la vie une signification plus profonde qu’on ne le croit couramment. Non pas, certes, au sens d’une prédiction de l’avenir. mais ils se révèlent déterminés par des influences inconscientes, qui émanent des complexes refoulés. Citons en particulier les actes manqués si banals, que nous baptisons maladresses, méprises, pertes d’objets, etc. Chacun de ces faits paraît lié au hasard, et semble involontaire, dépourvu d’intention, alors qu’en réalité il a son explication logique et remplit parfaitement un but, qui bien entendu reste inconscient.
Un intérêt particulier s’attache pour nous aux cas, non exceptionnels, de suicide inconscient, tenté ou réalisé. Ceux qui souffrent d’humeur dépressive négligent très couramment les mesures de sécurité les plus élémentaires, qu’ils jugeaient jusqu’ici aller de soi. Ils se précipitent inconsidérément au –devant d’une voiture, absorbent par mégarde un médicament toxique au lieu d’un produit inoffensif, ou se font des blessures par une maladresse qui ne leur est pas habituelle. Toutes ces actions peuvent se produire sans intention consciente, c’est-à-dire naître d’impulsions inconscientes. Par exemple, il faut ranger dans les suicides inconscients un certain nombre des accidents de haute montagne si fréquents.
On est surpris de ce que Segantini, familier de la montagne, qui comme peintre, touriste et chasseur parcourait la région en toute saison, ait perdu son chemin et ait été en outre assez imprudent pour s’asseoir dans la neige et le froid de l’hiver. qu’il se soit égaré et endormi dans la neige éveille le soupçon d’une tentative inconsciente de suicide. Nous sommes en droit d’avancer cette hypothèse parce que des idées noires émergeaient à cette époque avec une fréquence toute particulière de l’inconscient de Segantini, et que l’aspiration à la mort n’était que trop évidente. Cependant, Segantini en reste à une tentative. La volonté de vivre qui s’y opposait réussit encore à se faire entendre, sous la forme de la voix qui interrompit le sommeil qui le gagnait. La voix de sa mère, issue du tréfonds mais qu’il projeta vers l’extérieur, le rappela à la vie, alors qu’il allait s’endormir. Cela précisément a une signification profonde; la maternité n’était-elle pas pour lui le principe de toute vie ?
Pouvons-nous tirer de cet événement des conclusions sur la mort de Segantini, qui le suivit de près ?
Ecoutons ce qui se produisit peu avant l’ascension du Schafberg. La femme de l’artiste nous fait le récit suivant:
le dernier dimanche qu’il passa à Maloja, il s’étendit sur quelques sièges dans son atelier, pour se reposer. J’étais restée dehors à parler avec les enfants. Lorsque j’entrai, je le crus endormi, et m’exclamai: " Oh ! je regrette de t’avoir réveillé, tu avais si besoin de ce sommeil ! " Il me répondit aussitôt : " Non, ma chérie, tuas bien fait d’entrer. Imagine-toi que je rêvais ( et, tu peux me croire, je rêvais les yeux ouverts, j’en suis certain) que c’était moi qu’ils emportaient de leur chalet sur leur civière ( il faisait allusion au tableau de la Mort) ; l’une des femmes, qui se tient à proximité, c’était toi, et je te voyais pleurer. " Je lui dis naturellement qu’il s’était endormi et qu’il s’agissait d’un rêve. Mais il demeura fermement convaincu d’être resté éveillé et d’avoir vu tout cela les yeux ouverts. Il raconta à notre Baba exactement ce qu’il m’avait dit. Or ce qu’il avait vu à ce moment-là devint réalité douze jours plus tard. Son tableau de la mort représentait sa propre fin, c’est de ce chalet qu’on a emporté son cercueil. Le paysage était tel qu’il l’avait peint sur cette toile ; la femme que l’on y voit pleurer prés de la civière, c’était moi- Il faut noter qu’au moment de cette vision il se sentait parfaitement bien, à tel point que ce dimanche-là il continua à écrire.
Le lendemain il travailla dès quatre heures du matin jusqu’à neuf heures transporta alors sa toile, enfermée dans une boîte, de l’endroit ou il peignait jusqu’à la maison; le même soir encore il eut la force d’effectuer trois heures de marche pénible, de Pontresina au sommet du Schafberg. Il croyait tant au spiritisme qu’après cette vision il ne se serait certainement pas éloigné de Maloja s’il ne s’était senti en parfaite santé. "
Dans ce rêve éveillé, je ne vois pas un pressentiment au sens courant du terme, mais l’expression d’une aspiration à la mort, qui envahit puissamment la conscience. Une comparaison avec le " cauchemar " déjà cité révèle une différence notable : lors du rêve, une défense vivante, passionnée même, contre la mort ; maintenant reste seul l’effroi pétrifié de sa proximité.
La femme de Segantini décrit clairement la façon dont, au lendemain de ce rêve éveillé, il abattit un travail presque surhumain. Ayant atteint la sommité, il prononça les fières paroles qui semblaient jaillir du sentiment de force illimitées. Mais nous comprenons, pour notre part, que la poussée vers la vie ne pouvait résister à l’assaut des idées de mort que par la sublimation la plus extrême de toutes les énergies pulsionnelles disponibles.
Cela qui signifie que l’entourage de l’artiste n’a guère perçu, jusqu'au dernier moment, qu’il avait à se défendre d’humeurs noires. On dira peut-être que j’accorde une importance excessive à cette lutte intime.
Mais le combat contre les instincts refoulés est un combat silencieux ; un homme d’une sensibilité aussi déliée que Segantini n’en laissait presque rien transparaître. Peu avant sa mort encore, la victoire était du côté de l’affirmation de la vie. Ce n’est que lorsque l’aspiration à la mort prit le dessus que les signes de cette lutte furent manifestes.
Segantini en était là lorsqu’il fit l’ascension du Schafberg. Alors survint la maladie qui fut son destin. Sur ces hauteurs, à la vue de tant de beauté, il aurait peut-être pu, si la maladie n’était pas survenue, retrouver le goût à la vie, la force d’agir, pour tenir ses promesses aux habitants de l’Engadine.
Les puissances inconscientes tirèrent parti de la situation de surprise de celui qui jusque-là ignorait ce que c'est qu'être malade. Son comportement tel que nous l’avons décrit peut éveiller à bon droit l’impression que, confiant en lui, il faisait peu de cas d’un mal physique; et c’est ainsi que Segantini lui-même comprenait son attitude. Mais est-ce donc une défense valable que d’ouvrir les portes à l’ennemi qui tente une brèche ? Nous le voyons souvent, la conscience revendique comme sienne une action née d’une poussée inconsciente, et la motive à sa manière ; tandis que d’autres raisons étrangère à la conscience, et radicalement opposées, entrent de fait en jeu.
Segantini succombait à un mal perfide; mais non à ce mal seul. Il aurait peut-être pu le surmonter. Mais les puissances obscures de son inconscient vinrent en aide à la maladie, et facilitant l’œuvre de destruction, de toute sa force consciente, l’artiste débordant d’amour s’attachait à ce que la vie signifiait pour lui. Et tandis que la mort approchait, il jetait un regard fervent vers ses chèvres montagnes, dont son art aurait voulu célébrer encore la beauté. Nous repensons à Moïse, qui au terme de sa vie gravit le sommet d’ou il put contempler la terre promise. Mais ce fut la fin de sa course.
Spenti son gli occhi umili e degni ove s’accolse l’infinita
Bellezza, partita é l’anima ove l’ombra e la luce la vita
E la morte furon come una sola
Preghiera, e la melodia dei ruscello e il mugghio de l’armento e il tuono
De la tempesta e il grido de l’aquila e il gemito de l’uomo furon come un sola parola.
Dans ces admirables vers sur la mort de Segantini, Gabriele d’Annunzio songe à l’amour sans limites du maître qui nous rappelle saint François d’Assise.
Mais nous le savons : le même homme qui voulait étreindre toute vie d’un amour infini cachait au fond de lui-même une volonté de destruction de sa propre vie.
L’optique psychanalytique nous permet de saisir le combat des forces conscientes et inconscientes, et nous rend sensibles à cette discorde intime. Elle nous dévoile tout le drame de la vie de cet être trop tôt disparu : lui, l’infatigable créateur, était accompagné à chacun de ses pas par l’ombre de la mort.
Appendice

Dans les pages qui précédent nous avons fait allusion à plusieurs reprises aux troubles de l’humeur dont Segantini souffrit à diverses périodes de sa vie. Les progrès de la connaissance scientifique des dernières années nous permettent aujourd’hui d’approfondir nos vues sur la genèse et les causes de ces états dépressifs. Il est évident que chaque cas nécessite l’investigation psychanalytique de l’inconscient la plus poussée si nous voulons obtenir des éclaircissement satisfaisants. Les données générales de l’analyse psychologique de ces états ne seront transposées qu’avec les plus prudentes réserves à la maladie d’un homme que nous avons pu soumettre de son vivant à une telle étude.
Or la recherche psychologique nous enseigne que les états dépressifs décrits par la science médicale sous le nom d’états mélancoliques surviennent pour des motifs bien définis. Il n’est pas dans notre propos de classer l’affection de Segantini dans tableau clinique donné. Nous ne désirons qu’esquisser dans quelle mesure les derniers résultats des recherches pourraient jeter plus de lumière sur l’état psychique de l’artiste.
Les états mélancoliques succèdent très régulièrement à un événement auquel la constitution psychique du sujet ne peut faire face: une perte qui a ébranlé les assises mêmes de sa vie psychique, lui paraissant absolument intolérable et insurmontable, et à laquelle il pense ne plus pouvoir trouver, de sa vie, de substitut ou de réparation. Il s’agit toujours de la perte de la personne qui occupait le centre de la vie affective du sujet, et sur laquelle il avait concentré tout son amour. Rien n’exige qu’elle lui soustraite par la mort; il s’agit plutôt d’une impression d’effondrement total de la relation psychologique antérieure avec elle. L’exemple le plus courant de cette perte est celui d’une déception profonde, irréparable, qui nous atteint du côté d’une personne particulièrement chère. C’est le sentiment d’une déréliction totale qui entraîne la dépression psychique.
Cependant, un événement actuel de ce genre ne suffit pas par lui-même à déclencher un trouble de l’équilibre psychique aussi grave qu’il se révèle dans la dépression mélancolique ou les états voisins. La violence de l’affect qui s’associe à ce vécu s’explique en grande partie par des impressions antérieures du même ordre, qui ont déjà causé en leur temps un ébranlement semblable. La psychanalyste de ces cas nous ramène, grâce à l’évocation progressive des souvenirs, aux événements de la petite enfance qui ont mis à rude épreuve une résistance psychologique encore insuffisante, D’après les connaissances acquises pour l’homme, c’est toujours la mère qui lui fait connaître, à cette période précoce de la vie, une telle déception.
Dans le cas de Segantini, il nous est naturellement impossible de poursuivre dans ses détails le processus qui servit de modèle ultérieur. Mais, comme on l’a déjà démontré, l’artiste paraît avoir conservé de son enfance, jusqu’à un âge avancé, un conflit affectif que réactivaient de loin en loin des situations psychologiques,
Les récents progrès de la psychanalyse nous permettent d’avancer d’un pas encore. Nous savons que, pour la forme comme pour le contenu, divers états psychologiques de l’âge mûr se modèlent sur des événement remontant à l’enfance et que de plus, il existe une compulsion à répéter ces expériences initiales.
Nous avions été amenés à supposer, pour Segantini, une petite enfance heureuse, une époque d’abandon, et plus tard une tendance aux représailles difficilement maîtrisable. Mais nous retrouvons plus tard chez lui la même alternance de divers états psychiques. Nous nous souvenons du temps heureux de Savognin, plein d’ardeur créatrice, suivi d’une phase sombre. La solitude élue par l’artiste lui-même répète cet état d’abandon déjà signalé; ce choix doit faire suspecter une tendance irrésistible à plonger totalement dans une humeur triste . C’est alors que naissent les tableaux qui, du propre aveu de Segantini, devaient punir les mauvaises mères. On dirait que l’artiste avait été contraint par son inconscient à répéter indéfiniment, selon le modèle emprunté à son inconscient à répéter indéfiniment, selon le modèle emprunté à son enfance, le bonheur, la déception, l’hostilité rancunière et leur ultime victoire.
Pénétrons plus profondément, grâce à la psychanalyse, dans la vie mentale des sujets qui souffrent d’états dépressifs: nous découvrirons des pensées tout à fait semblables à celles que nous avons relevées chez Segantini. Tout récemment, un patient me rapporta un rêve qui rappelle étonnamment les tableaux des Mauvaises Mères.
Ces tableaux, pas plus que les sources hindoues de Segantini, n’étaient connues du rêveur. Il voyait en rêve une silhouette féminine, qui prit peu à peu les traits de sa mère, volant à travers les airs; elle s’approcha de lui, comme si elle voulait le séduire, pour s’éloigner aussitôt. Ce jeu se répéta plusieurs fois,
Les troubles psychiques qui avaient motivé la psychanalyse de ce patient étaient étroitement liés à sa relation à sa mère; dans son enfance elle lui avait causé les déceptions amoureuses les plus cruelles. D’abord affectueuse et tendre, la mère avait un jour interdit toute caresse au petit garçon, parce qu’il réagissait d’une manière visiblement sensuelle et érotique. Le motif que la mère invoqua pour justifier son changement de comportement avait cependant éveillé chez l’enfant les affects les plus violents. Sa mère lui avait expliqué qu’elle répugnait aux tendresses. Mais l’enfant eut l’occasion, avant comme après ce faits, d’épier la vie intime de ses parents, et de noter que selon lui sa mère y prenait une part active, allant jusqu’à solliciter son père.
Dans le rêve, l’image de la mère qui s’approche du rêveur pour se soustraire aussitôt à lui nous est maintenant très claire. Sa silhouette flottante évoque le plaisir sensuel; cette symbolique nous est familière grâce à de nombreux rêves et autres faits de notre vie fantasmatique. Nous ajouterons que certains détails du rêve trahissaient une tendance à se venger de la mère. Cet accord du rêve avec le tableau de Segantini des Mauvaises Mères se manifeste donc indiscutablement.
Dans les cas pathologiques attribuables au tableau clinique de la mélancolie, nous découvrons dons, au tréfonds de la vie mentale, cachée sous des fantaisies de vengeance, la nostalgie de la mère au sens le plus primitif du terme. Dans certains phénomènes psychiques s’exprime la nostalgie de la satisfaction primitive éprouvée au sein de la mère. Un seul exemple suffira. Le patient dont j’ai rapporté le rêve se trouvait un jour dans un état de dépression, auquel il ne voyait aucune issue. A cette époque il rencontra une femme, qui représentait, pour lui, sa mère, en bonne comme en mauvaises part. du côté de cette femme, rien ne s’opposait à une union sexuelle; elle lui donnait même des signes évidents de désir. Mais il en alla autrement de son côté à lui. Il s’endormit, la tête appuyée contre son sein. Lorsqu’il s’éveilla, il était délivré de son état de dépression. Auparavant désespéré et excédé par la vie, il avait, momentanément du moins, retrouvé un certain contact avec l’existence.
Comme le comportement de Segantini, peu avant sa mort, ressemble à ce processus! Par un jour d’hiver, vaincu par la fatigue, il se laisse tomber dans la neige. Peu après, il est réveillé par la voix de sa mère depuis longtemps défunte. Il retrouve le chemin de la vie, et peut, au moins temporairement, se dégager de son humeur sombre.
Le lien humain se noue, selon toutes les expériences de la psychanalyse, grâce aux sensations de plaisir les plus anciennes; celle-ci se rattachent à l’allaitement. La force de ce lien à la mère qui nourrit, se manifeste sous des formes multiples dans notre vie psychique. Nous avons vu que la terre, la nature, le paysage alpestre représentaient la mère dans la vie de Segantini. La ferveur qu’il apportait à boire des yeux le spectacle de la nature fut longtemps pour lui le plus puissant attrait de la vie, jusqu’à ces derniers mots qui exprimèrent une fois encore sa nostalgie de ses montagnes.
Dès lors, nous comprenons plus clairement que la nostalgie de la mère, d’abord satisfaite, puis déçue, sous-tendait les oscillations d’humeur de Segantini, et que ce fut elle qui le fit vivre et mourir. 

Kar Abraham

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