Par Françoise Parot, Maître de conférences à l'université Paris-V Du songe de Jacob rapporté dans la Bible au rêve de " l'homme aux loups " décrit par Freud, en passant par le rêve de Mozart du neurobiologiste Hobson, la vie onirique a toujours été conçue comme un ensemble de signes envoyés par un monde invisible qui gouvernerait secrètement notre univers quotidien. |
Le rêve n'est pas un fait brut. Comme tout produit de l'imaginaire, il relève des rapports que les hommes créent puis entretiennent avec un autre monde, invisible, qui double le monde réel, désespérément vide de sens. Ce vide essentiel du monde matériel est à l'origine d'une caractéristique universelle des cultures humaines, liée au langage qui les distingue de l'animalité : l'exigence symbolique, c'est-à-dire la nécessité d'une distinction entre le monde des choses et celui des représentations. Cette exigence est satisfaite par une instance, différente selon les sociétés, qui gère la distance entre le réel et sa représentation consciente et surtout inconsciente, entre le réel et le sens qu'on lui donne. Cette instance légitime en même temps cette attribution de sens.
S'il faut, pour prétendre à l'humanité, donner du sens au réel matériel qui en est vide, où aller le puiser? Alors que la réponse contemporaine, diversement appréciée, se résumerait en un lapidaire " dans la science ", les médiévaux répondaient dans l'Eglise, et les Grecs sur l'Olympe. La religion a géré et institué pendant des siècles ce clivage entre ce monde-ci (insensé) et l'autre (qui le gouverne). Que cet autre monde soit le produit de l'imaginaire ne lui enlève rien de sa puissance, au contraire, pourvu que justement une instance, l'Eglise ou le sorcier, institue le rapport aux images qu'il suscite.
Toute organisation sociale, c'est-à-dire toute vie en groupe, appelle une instance, pas toujours une institution, qui légitime par son autorité acceptée la véracité des discours. On peut évoquer ici un concept utilisé par Pierre Legendre en psychanalyse, celui de tiers séparateur: dans la relation oedipienne, le père impose à l'enfant, par la relation qu'il a avec la mère, la séparation, la " dé-fusion "; son autorité en devient telle qu'il représente la Loi, " l'instance qui dit le vrai ", au niveau symbolique individuel. De même, dans la vie en groupe, le recours inévitable à un langage qui représente la réalité engendre le clivage entre les choses et les mots. Autrement dit, la vie sociale implique une instance qui assume la fonction mythologique. Toute société a besoin de mythes conçus comme un ensemble de discours considérés comme disant la vérité sur l'origine, l'histoire, les héros, le passé, etc., et normatifs, parce qu'ils énoncent la causalité à l'oeuvre dans le monde matériel.
Ainsi, le rêve résulte-t-il toujours d'une activité du monde invisible qui lui confère un sens; être reconnu comme tel nécessite l'adhésion du groupe et sa cohérence avec le mythe. Qu'on pense par exemple au sort de Pénélope si, sur le divin divan de Vienne, elle avait fait au maître le récit d'une visite nocturne d'un personnage onirique, Oneiros, venu lui délivrer un oracle sur le sort de son époux. Inaudible, même pour Freud, elle l'aurait entendu tenir des paroles in-sensées.
Dans les temps obscurs comme dans la Grèce homérique, l'autre monde, invisible et abstrait bien sûr, est fort lointain; transcendance majeure de l'Olympe qui envoie des émissaires nocturnes éclairer ses desseins à un rêveur passif. A partir du VIe siècle, les échanges avec les peuples venus d'Asie apportent des éléments de chamanisme, la conviction de la séparabilité de l'âme et du corps. L'âme va désormais se promener pendant le rêve, prendre son envol vers le royaume des morts, des astres et des dieux (voir Le Songe de Jacob, ci-contre). Comme dans les sociétés animistes, le monde invisible et celui des corps entretiennent des rapports institués par la magie, inséparable compagne de l'imaginaire. Les mythes, par exemple l'orphisme, évoquent l'origine du monde, des âmes et la mentalité grecque si l'on veut, par un ensemble de paroles, defata (destin), qui agencent, pour les Grecs de cette période-là, l'ordre du symbolique qui entre autres leur permet de comprendre leurs rêves.
Le christianisme a bâti son empire sur un tel héritage. Il a rempli magistralement, comme le montre l'historien Jacques Le Goff, la fonction maîtresse qui est de dire le vrai. Devant la tentation païenne, dite " populaire ", de rendre le monde invisible du divin aussi matériel que possible, l'Eglise affirme la spiritualité absolue du monde de Dieu et le met hors de portée. Le rêve doit être alors une vision réservée à un saint, un martyr ou un évêque, l'entrevue béatifique ne pouvant être qu'exception. Mais, dans cette " société aux rêves bloqués ", comme la qualifie Jacques Le Goff, les récits de songes abondent qui donnent à voir le plus souvent un défunt soumis au feu purgatoire, implorant que les suffrages des survivants écourtent ses peines. Ces récits, que des illettrés viennent conter aux clercs, visions ou voyages dans l'au-delà, l'Eglise les christianise, leur confère sa rationalité. Tiers abstrait, elle tient à distance le besoin populaire de spatialiser la vie spirituelle. Les rêves créent des images pour se représenter, à soi-même, dans son for intérieur, l'invisible. L'Eglise ne laisse pas ce rapport à l'invisible lui échapper, et proscrit toute relation incarnée et personnelle avec le divin pour préserver son monopole. Si les rêves vrais sont l'oeuvre de Dieu, certains sont réputés trompeurs, car envoyés par Satan; et comme il est souvent délicat de s'y retrouver, elle préfère généraliser une méfiance à l'égard des rêves.
La lente montée de la subjectivité, ce discours autonome de l'intérieur qui va devenir source du monde, promeut, dans une explosion fascinante, un renversement décisif à l'aube du XIX' siècle. Le romantisme porte le fer au coeur, disqualifie la bipartition du monde, ouvre les vannes, abolit les frontières: l'âme du monde est partout -, Dieu est en nous. Son immanence répand alors sur le réel matériel lui même les caractères de ce qui est divin: l'impénétrabilité, l'inaccessibilité, l'invisibilité (et les philosophes des lumières n'y peuvent rien); aux profondeurs de notre être, la vérité obscure que la raison nous voile. Dans le sommeil de la conscience - enfin -, le rêve, comme la mort, lève ce voile et nous laisse entrevoir les entrailles du monde; il les révèle poétiquement car le rêve parle la langue adamique d'avant la chute. Le rêve romantique est une ouverture généralisée, une communion renouée avec le monde invisible, que la conscience nous cache mais qui est là, dedans comme dehors. Une question surgit incontournable: dans ce monde unique qui dit le vrai ? La dé-raison guette les romantiques, parce que l'effet séparateur du tiers s'est dissout, a ouvert la voie psychotique à la fusion entre le réel et son image, entre le monde sensible et Dieu.
L'ouverture et la fusion, forcément séduisantes, ne peuvent assurer la cohésion d'une société. Parce que nous utilisons un langage qui est aussi représentatif (et pas seulement communicatif), un clivage s'impose, une place pour le vide, une séparation et des mythes qui l'instituent. La place est toute trouvée, attirante et inouïe à l'intérieur de nous-mêmes. Le discours freudien fait écho au mythe général du XXe siècle et l'affermit. Ce mythe remplit sa fonction de nous tenir debout et de nous donner du sens. Nous croyons en lui et il nous apprend notre toute-puissance: le monde invisible comme le monde visible sont au-dedans, et la coupure, puisqu il en faut, la séparation, passe au-dedans de nous. Nous sommes la source de nos rêves. Evidence ? Certes, mais troublante parce que nous y adhérons sans faillir.
Devant cette mutation de la vérité, le XXe siècle s'attelle à la tâche, cherche dedans le monde invisible qui nous envoie nos rêves. Et il le trouve; avec des méthodes extrêmement différentes, la psychanalyse et la neurophysiologie " fouillent " notre intériorité. La place est restée marquée de tous les attributs de l'invisible, et le monde qu'on découvrira là sera nécessairement transcendant. La psychanalyse nous remplit d'un inconscient, source des rêves et de tout le reste. Ce monde invisible nous gouverne: là, dedans, il y a quelqu'un d' " autre " qui tire les ficelles. Monde invisible, complexe comme il sied, là, dedans. Dans le même temps, par d'autres détours, la neurophysiologie nous propose une conception " bouchère ", pour reprendre l'expression de Pierre Legendre à propos de la filiation, qui fait du cerveau, singulièrement du cortex, le monde invisible qui mène le bal. Pendant que " je " dors, là, dedans, tous les 90 minutes inexorablement, sans que je m'en rende compte, mon cortex s'active, fabrique mes rêves; et " je " n'y peux rien. Transcendance donc, transcendance humanisée, par le haut ou par le bas, mais transcendance toujours; et peut-être heureusement, parce qu'il faut bien que le monde ait un sens, que nous lui en trouvions un, pour ne pas sombrer. L'angoisse cependant en est le prix, puisque c'est maintenant de nous-mêmes qu'il nous faut faire sortir toute normativité.
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