Introduction [1/19]
Suivre pas à pas la marche de l’esprit humain dans ses capricieuses pérégrinations à travers un monde idéal; analyser minutieusement certains détails de nature à jeter une vive lumière sur l’ensemble du tableau; demander à l’expérience la solidarité qui s’établit entre les actions de la vie et les illusions de sommeil; ce thème offre déjà par lui-même un assez remarquable intérêt; mais s’il venait à ressortir de cette étude la preuve que la volonté n’est point sans action sur les nombreuses péripéties de notre existence imaginaire, que l’on peut guider parfois les illusions du rêve comme les événements du jour, qu’il n’est pas impossible de rappeler quelque vision magique, ainsi qu’on revient dans la vie réelle à quelque site affectionné, cette perspective mériterait sans doute une attention particulière; l’intérêt prendrait un caractère qu’on ne lui soupçonnait pas tout d’abord. Les rêves ne sont-ils pas la tierce partie de notre existence? Pour ceux qui cherchent, le phénomène du rêve n’est-il pas étroitement lié à ce grand mystère de la dualité psycho- corporelle qu’on ne se lassera jamais de sonder? Parmi ceux qui se sentent vivre, enfin, en est-il un qui ne garde, au moins vaguement, le souvenir de quelque vision enchanteresse, ayant laissé dans sa mémoire une douce et ineffaçable impression?
Comme l’imagination crée de délicieuses féeries, alors qu’elle règne en absolue souveraine, affranchie de tout ce que la vie positive a d’exigences et d’empêchements, abandonnée, sans nulle réserve, à toutes les magnificences de l’idéal! Les cauchemars, les monstres, les terreurs indicibles suscitent parfois, il est vrai, de très pénibles émotions; mais que de régions enchantées, que d’apparitions charmantes, que d’épanchements délicieux et de sensations d’une vivacité inouïe, qui nous font regretter parfois au réveil la trop courte durée de la nuit!
Je sais bien que de tels préliminaires seront fort mal accueillis par certaines personnes qui assurent n’avoir jamais qu’un sommeil mortiforme, et qui vont jusqu’à repousser, comme une opinion déraisonnable, la seule idée que leur esprit ait pu veiller; mais ce n’est point pour elles que je publie ce volume; je les prie même instamment de ne pas l’ouvrir. Ceux dont j’ambitionne le suffrage ne seront pas non plus les spécialistes, résolus par avance à n’examiner une question que d’un seul côté. L’auteur n’est point docteur en médecine, encore moins en philosophie. Quelle qualité a-t-il, en définitive, pour aborder un sujet aussi délicat? Il est indispensable que le lecteur le sache, et je n’imagine point de meilleure façon de l’en instruire que de lui raconter très simplement comment ces pages sont venues au jour.
Élevé dans ma famille, où je fis mes études sans condisciples, je travaillais seul, loin de toute distraction comme de toute surveillance, ayant à produire mes compositions à heure fixe, libre de couper d’ailleurs mes heures de classe suivant mes inspirations ou mon bon plaisir. Ainsi livré à moi-même, il m’arrivait fréquemment d’achever ma tâche avant que le moment fût venu de la produire. L’instinctive paresse de tout jeune garçon m’empêchait, on le pense bien, d’en faire tout haut la remarque; le moindre passe-temps me semblait préférable à quelque surcroît d’occupation forcée qu’on n’eût point manqué de m’assigner. J’employais donc ces instants de loisir d’une manière ou d’une autre. Tantôt je crayonnais, tantôt je coloriais ce que j’avais crayonné. L’idée me vint un jour (j’étais alors dans ma quatorzième année) de prendre pour sujet de mes croquis les souvenirs d’un rêve singulier qui m’avait vivement impressionné. Le résultat m’ayant paru divertissant, j’eus bientôt un album spécial, où la représentation de chaque scène et de chaque figure fut accompagnée d’une glose explicative, relatant soigneusement les circonstances qui avaient amené ou suivi l’apparition.
Stimulé par le désir d’enrichir cet album, je m’accoutumais à retenir de plus en plus facilement les fantasques éléments de mes narrations illustrées. A mesure que j’avançais dans le journal quotidien de mes nuits, les lacunes y devenaient plus rares; la trame des incidents se montrait plus suivie, quelque bizarre qu’elle fût d’ailleurs. L’expérience m’avait prouvé maintes fois qu’il y avait eu simplement de ma part un défaut de mémoire là où j’avais cru constater d’abord une interruption réelle dans le déroulement des tableaux qui avaient occupé mon esprit, et j’arrivais insensiblement à cette conviction, qu’il ne saurait exister un sommeil sans rêves, non plus qu’un état de veille sans pensée. Je voyais en même temps se développer chez moi, sous l’influence de l’habitude, une faculté à laquelle j’ai dû la plus grande partie des observations consignées plus loin, celle d’avoir souvent conscience en dormant de ma situation véritable, de conserver alors, en songe, le sentiment de mes préoccupations de la veille, et de garder par suite assez d’empire sur mes idées pour en précipiter au besoin le cours dans telle ou telle direction qu’il me convenait de leur imprimer.
Sorti de l’enfance et de la période absorbante de quelques études spéciales, je fus curieux de savoir comment avait été traité par les auteurs les plus en renom ce sujet du sommeil et des songes que je n’avais encore étudié que sur moi-même. Mon étonnement fut très grand, je l’avoue, de reconnaître que les psychologues et physiologistes les plus célèbres avaient à peine jeté quelques rayons d’une lumière indécise sur ce que j’imaginais avoir été de leur part l’objet d’une élucidation directe, qu’ils ne donnaient la solution d’aucune des difficultés qui m’avaient surtout arrêté, et qu’ils soutenaient même, à l’égard de certains phénomènes, des théories dont l’expérience pratique m’avait souvent démontré la fausseté. Fixant dès lors tout particulièrement mon attention sur quelques-uns de ces mystères psychologiques les moins clairement compris, je résolus d’en surprendre l’explication durant le sommeil lui-même, en mettant à profit cette faculté dès longtemps acquise, de conserver fréquemment au milieu de mes rêves une certaine liberté d’esprit.
Les premières conquêtes de ce travail incessant m’encouragèrent si fort à le poursuivre que, durant plusieurs mois, j’en vins à n’avoir plus, pour ainsi dire, autre chose dans la tête. Réfléchissant pendant le jour aux questions les plus intéressantes à éclaircir, épiant, pendant les rêves où j’avais le sentiment de ma situation, toutes les occasions de découvrir ou d’analyser, je savais secouer le sommeil par un violent effort de volonté chaque fois que je croyais avoir surpris tout à coup quelque opération de l’esprit particulièrement remarquable; et saisissant alors un crayon, toujours placé près de mon lit, je me hâtais d’en prendre note, presque à tâtons, les yeux demi-fermés, avant qu’il en fût de ces subtiles impressions comme des images fugitives de la chambre noire, si promptement évanouies devant le grand jour.
Une objection qui se présente tout naturellement me sera faite: «Vous ne dormiez point, me dira-t-on. Ce sommeil étrange dont vous nous parlez n’était pas un sommeil véritable.» A cela je répondrai sincèrement que je fus tout d’abord disposé moi-même à le soupçonner. Des maux de tête m’assaillirent, et je crus devoir interrompre mes élucubrations nocturnes; mais un repos d’esprit relatif m’ayant rendu la santé sans altérer cette faculté définitivement acquise de m’observer parfois en rêvant, et vingt années s’étant écoulées depuis sans que je l’aie jamais perdue, il faut admettre, ce me semble, que j’avais simplement éprouvé, au moral, ce qu’éprouvent, au physique, ceux qui développent par une gymnastique violente les si grandes ressources du corps humain: au lieu d’une courbature des membres, c’était une fatigue momentanée de l’esprit que j’avais ressentie. Or, si je suis porté à croire qu’il y aurait des organisations rebelles aux habitudes psychiques que j’ai contractées, comme il en est aussi d’incompatibles avec les exercices du trapèze et du tremplin, je n’en demeure pas moins aussi très persuadé qu’en s’y prenant, ainsi que je l’ai fait, dès l’âge où la nature se prête si complaisamment à tout ce qu’on exige d’elle, bon nombre de personnes arriveraient à maîtriser comme moi les illusions de leurs songes, résultat inattendu sans doute, mais non point morbide ni anormal.
J’ai dit que par raison de santé j’avais dû interrompre, momentanément du moins, l’étude de mon propre sommeil. J’y revins peu à peu, sans excès et désormais sans fatigue. Quelques découvertes m’enthousiasmèrent. Mon ambition n’eut plus de bornes; je ne conçus rien de moins que le projet de donner une théorie complète du sommeil et des songes. Une telle perspective me faisait redoubler d’efforts. Mais à mesure que j’avançai dans la connaissance de mon sujet, à mesure que je pénétrai dans cet effrayant dédale, je vis les difficultés grandir et se compliquer démesurément. L’élucidation de certains phénomènes dont j’étais parvenu à saisir, sinon toujours la cause première, du moins la marche et le développement, quelques rapides éclairs à la lueur desquels j’entrevoyais par instants la profondeur de ces régions inconnues, ne servirent qu’à me faire sentir avec plus de force combien je demeurerais au-dessous de la tâche que je n’avais pas craint d’affronter. Mon impuissance à ériger un système m’apparut alors si complète, l’embarras même de coordonner les matériaux que j’avais recueillis me sembla si lourd, que le découragement succéda tout à coup à l’ardeur première; et, absorbé par d’autres études, je laissai reposer celle-là.
Il m’eût été malaisé cependant de n’y plus penser; conservant toujours, dans la plupart de mes rêves, la conscience de mon état d’homme endormi, je revenais souvent instinctivement aux préoccupations qui m’avaient captivé durant plusieurs années. Un phénomène nouveau se révélait-il à mon esprit, une occasion s’offrait-elle fortuitement d’atteindre une solution longtemps cherchée, je ne résistais pas au plaisir d’y donner mon attention tout entière; et, bien qu’ayant renoncé véritablement à bâtir, je ne laissais pas cependant que de recueillir encore des matériaux.
Lorsqu’en 1855 la section de philosophie de l’Académie des Sciences morales et politiques vint à donner pour sujet de concours la théorie du sommeil et des songes, question qui semblait oubliée depuis longtemps, des amis, à qui j’avais communiqué déjà plusieurs fragments de mes recherches, m’engagèrent vivement à me placer au nombre des concurrents; mais indépendamment de ce qu’il m’eût été très difficile, à mon point de vue, d’accepter le programme tel qu’il était tracé, j’eusse été toujours arrêté, comme je l’ai déjà exposé, par l’impossibilité d’esquisser le plan complet d’un édifice dont quelques parties seulement se dessinaient clairement à mon esprit.
J’attendis toutefois avec impatience la publication du mémoire couronné. Je le lus avec avidité, et ce fut un mélange de regrets et de satisfaction pour moi que d’y trouver plusieurs faits expliqués comme je les avais compris moi-même, décrits d’ailleurs plus éloquemment que je n’aurais pu le tenter. Mais il me sembla reconnaître que M. Lemoine avait eu précisément à lutter contre ce grand obstacle qui m’avait effrayé; à savoir, l’obligation d’accommoder son sujet aux exigences d’un cadre fourni d’avance. A côté de morceaux d’un bonheur extrême, il en est où les hésitations de la plume indiquent assez que l’auteur eût préféré ne pas les écrire.
En faisant plus loin l’historique des opinions professées à différentes époques touchant le sommeil et les rêves, j’analyserai cet ouvrage ainsi que deux publications plus récentes de M. Alfred Maury et de M. le docteur Macario ; mais je dois manifester, dès le début, que je regrette d’y voir disserter si souvent sur les afflux du sang, sur les fluides vitaux, sur les fibres cérébrales, etc., etc., considérations renouvelées de l’ancienne école qui n’expliquent, à mon sens, absolument rien. Nous connaissons trop peu les liens mystérieux qui unissent l’âme à la matière pour que l’anatomie soit notre guide dans ce que la psychologie a de plus subtil. En résumé, malgré tout ce qui s’est publié de savant et d’ingénieux sur ce sujet du sommeil et des rêves, agité depuis qu’il existe des livres, il reste encore pour l’observateur pratique un monde entier à conquérir. Édifier un travail d’ensemble était une entreprise au-dessus de mes forces; mais, semblable au voyageur qui supplée à son défaut de science par l’exactitude de ses aperçus, je puis apporter aussi mon contingent de notions nouvelles.
Je ne suivrai point d’autre méthode que celle d’exposer mes remarques et mes idées dans l’ordre où l’entraînement de la logique et de la discussion me paraîtra les appeler, de telle sorte que je ne m’imposerai aucune classification rigoureuse, et que je reviendrai sur les mêmes faits chaque fois qu’il y aura lieu de les envisager à un point de vue différent, ou d’en tirer quelque induction nouvelle. Je tâcherai de dire le plus nettement possible ce que j’ai senti, éprouvé, reconnu, ce que des expériences réitérées me font tenir pour certain, ou ce que je crois seulement avoir entrevu.
Enfin, selon les termes d’une comparaison dont j’ai précédemment fait usage, je fournirai ma part de matériaux pour l’édifice à mettre en oeuvre, laissant à quelque architecte plus puissant le soin de les compléter et de bâtir.
Hervey de Saint-Denys
Les rêves et les moyens de les diriger
France 1867 ContexteCet ouvrage publié sans nom d’auteur en 1867 est dû au marquis Hervey de Saint-Denys, sinologue au Collège de France, qui a vécu de 1822 à 1892. Le peu de renseignements que nous avons sur cet auteur est dû à Robert Desoille, qui a réédité cet ouvrage en 1964 (Paris, Tchou.
Notes
On trouvera sur le site http://www.carolusdenblanken.nl// un appendice de Saint-Denys racontant un rêve sous l'effet du haschisch ainsi qu'une traduction de l'ouvrage en néerlandais.
Édition originale
Les rêves et les moyens de les diriger, Paris, Amyot, 1867.
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