Esquisse d'analyse d'une addiction
Une conduite est dite addictive quand un sujet est, de manière impulsive et difficile à contrôler, obligé de recourir à un comportement ou à l'usage d'un produit pour rétablir son homéostasie interne, c'est-à-dire pour abaisser sa tension et pour se procurer un certain plaisir, et que recourant à cette conduite ou à ce produit de manière répétitive, il le fait bien qu'il ait conscience du caractère potentiellement nuisible de ce comportement. Le masochisme du sujet addicté ne peut se comprendre que par une analyse métapsychologique de son mode de fonctionnement, c'est-à-dire par la prise en considération des points de vue topique, dynamique et économique dans une perspective psychogénétique et sémiologique.La conduite addictive est un mécanisme de défense de l'ordre du déni manique. "L'individu parvient à la réalité extérieure à travers des fantasmes omnipotents élaborés dans un effort fait pour fuir la réalité intérieure" (Winnicott, 1935). Elle explose généralement à la puberté mais est toujours précédée d'une phase dépressive qui s'est développée à bas bruit et qui se caractérise par l'absence de demande du sujet. Elle s'enflamme face aux angoisses oedipiennes réactivées au moment de l'adolescence mais trouve son origine dans les angoisses pré-oedipiennes en rapport avec la relation avec la figure maternelle.L'addiction apparaît comme une sorte d'automédication, comme l'acte d'un sujet déprivé qui recherche dans l'environnement le "bon" objet qui n'a pas été intériorisé. "[...] il réclame à sa mère et à son père des dommages et intérêts parce qu'il se sent déprivé de leur amour" (Winnicott, 1956, La tendance anti-sociale). Ce qui caractérise la tendance antisociale et qui démarque l'addicté du psychotique, c'est l'espoir de trouver l'objet de complétude narcissique, de trouver dans l'environnement ce qui a manqué (néo-objet). "La pharmaco-dépendance vient en lieu et place de la dépendance primitive non secondarisée" (Charles-Nicolas). C'est la résultante d'effets d'après-coup face à la perte des contenants. "[...] la dépendance peut être décrite comme l'utilisation à des fins défensives de la réalité perceptivo-motrice comme contre-investissement d'une réalité psychique interne défaillante ou menaçante" (Jeammet, 1995, Psychopathologie des conduites de dépendance et d'addiction à l'adolescence).Winnicott explique que l'enfant peut être inclus dans les défenses maternelles contre la dépression, ce qui l'empêche d'atteindre sa propre position dépressive parce qu'il étouffe tout fantasme sadique qui risquerait de détruire l'objet, d'où il ne peut élaborer la culpabilité et accéder à la sollicitude et aux possibilités de réparation. "[...] le sentiment de culpabilité dans ses rapports avec les pulsions et les idées d'agressivité et de destruction, et c'est seulement lorsque le malade est capable de comprendre ce sentiment, de le supporter et de l'assumer, qu'on voit apparaître un besoin de réparation [...] dans la pratique clinique cependant, nous avons affaire à une fausse réparation qui n'est pas spécifiquement apparentée à la culpabilité du malade... mais la défense organisée de la mère contre sa dépression et sa culpabilité inconscientes à elle" (Winnicott, La réparation en fonction de la défense maternelle organisée contre la dépression, p. 59). L'enfant a grandi pour protéger la mère contre sa dépression, dans le but de réparer la mère, de la ranimer et non selon son évolution personnelle. Ce développement en faux-self est aussi conceptualisé par Ferenczi (1932, Confusion de langue entre les adultes et l'enfant) avec la notion de progression traumatique qui signifie, d'une part, que l'enfant est devenu le psychiatre de ses parents et, d'autre part, que la pensée est devenue une chose en soi visant à compenser les carences maternelles. "[...] c'est le terrorisme de la souffrance. Les enfants sont obligés d'aplanir toutes sortes de conflits familiaux, et portent sur leurs frêles épaules, le fardeau de tous les autres membres de la famille". L'enfant censure tous les mouvements pulsionnels que la mère ne peut contenir. Les conduites ordaliques (jeux avec la mort) ont aussi pour but l'explosion de cette personnalité factice, constituée bien souvent à partir de cryptes. Les cryptes sont composées d'éprouvés non métabolisés et elles résultent de transmission transgénérationnelle, qualifiée de négativante par Kaës, à cause de leur impact néfaste sur les processus de subjectivation et les conflits identificatoires. Le problème est que ce qui n'a pu être mentalisé passe par le corps. En 1934, les réflexions de Ferenczi sur le traumatisme l'amènent à l'idée que le choc provoque une scission de l'être, où le double a pour mission de protéger l'autre partie meurtrie. "Si jusqu'ici il a été privé d'amour voire martyrisé, il détache alors un fragment de lui-même qui, sous la forme d'une personne dispensatrice de soins, secourable, aimante, le plus souvent maternelle, s'apitoie sur la partie restante, tourmentée, de la personne, en prend soin, décide pour elle et tout cela avec une extrême sagesse et une intelligence pénétrante". Freud, en 1938, parle d'une partie du moi clivée qu'il faut maintenir à l'abri.L'anorexie est à voir comme le résultat d'une fixation au sadisme oral qui se retourne sur le moi. "Les auto-reproches sont des reproches contre un objet d'amour, qui sont renversés de celui-ci sur le moi propre". (Freud, 1915, Les processus à l'œuvre dans la mélancolie in Deuil et mélancolie) et qui vient renforcer le masochisme primaire. De plus, en 1924, dans Le problème économique du masochisme, il souligne que le sentiment de culpabilité inconscient est le départ d'un besoin d'expiation, d'un besoin de punition et que la satisfaction tirée du masochisme constitue un bénéfice secondaire de la maladie pouvant expliquer les résistances du malade à la guérison et la réaction thérapeutique négative. Pour Freud, les cas extrêmes de cette relation masochiste relèvent d'une identification massive à une personne blessée ou souffrante que le sujet a investi libidinalement. On peut également se référer au complexe de la mère morte (Green, 1983) et à une identification à celle-ci. Les conclusions de cet auteur sont que la dépressivité de la mère a paralysé l'accès à la position dépressive du sujet. Dans L'homme aux loup (Freud), il faut comprendre qu'il y a identification à quelqu'un d'autre. "C'est quelque chose d'emprunté". Cette identification avec une autre personne vécue comme double souffrant est présente dans tous les cas de sujets addictés et anorexiques présentés par Kestemberg et al. Il s'agit d'un mandat familial où le sujet a la charge de transmettre et de comprendre les conflits infantiles de ses parents avec leurs propres parents. Ferenczi note que l'identification à l'agresseur conduit à incorporer la culpabilité de l'adulte.Selon Kestemberg et al, il y a eu un surinvestissement du soi-fonctionnement au détriment des pulsions et de leur intégration dans le cours du développement libidinal. La mère, en exigeant l'autonomie de son enfant (la maîtrise des sphincters), empiète sur son narcissisme mais révèle aussi ses difficultés vis-à-vis de sa situation oedipienne dans ce rétrécissement des contacts sensuels avec son enfant, dans cette centration sur les manifestations grossières des besoins et non pas axée sur un discernement aimant. Les conséquences en sont, d'une part, une recherche compulsive de la maîtrise trop vite abandonnée (rétention / don du stade anal) et une auto-stimulation visant à trouver des sensations, voire même la douleur, afin de se sentir exister. "C'est le rôle des sensations de servir également à contre-investir le monde interne des émotions et le lien aux objets que celles-ci véhiculent" (Jeammet, 1995). S'inscrivant dans les conduites ordaliques, les addictions peuvent être considérées comme une tentative de défusion d'avec la mère dans un fantasme d'auto-engendrement. La souffrance donne une contenance ; sans elle, on serait dans le morcellement psychotique. L'anorexique est à la limite. La maîtrise de l'objet externe fait partie des tentatives de reconstruction du moi. Le masochisme est un compromis à portée de main quand le moi est menacé de débordement (cf. Freud, 1923, à propos du traumatisme). L'anorexique peine pour mettre des limites à ce quelque chose en lui qui est comme un traumatisme répétitif (à rapprocher des rêves d'angoisse de la névrose traumatique). "On ne veut plus être victime d'un trauma mais agent de la maîtrise".Les carences du holding semblent avoir provoqué une terreur à dépendre d'autrui. Il y a quelque chose de proche de l'autisme dans ces conduites addictives. D'après Tustin, l'autiste a la phobie de sa mère. L'enfant se constitue comme pare-excitation. L'érotisation massive du rejet de la nourriture, de l'objet d'investissement libidinal que pourrait être l'autre résulte de fantasmes mégalomaniaques d'autosuffisance à mettre en rapport avec l'analité mais aussi avec l'omnipotence du moi-idéal, ce qui rejoint le narcissisme mortifère dont parle Green. Tout se passe comme si l'imago de la bonne mère était broyée par le plaisir de ne pas manger (orgasme de la faim). La castration ne peut se focaliser (sur un objet partiel, le phallus) et donc elle envahit le corps tout entier. Il y a un déplacement de l'érotisme qui est devenu masochiste. De fait, la désobjectalisation renforce la libido narcissique et la pulsion de mort désintriquée s'attaque au moi, au corps, aux pensées en tant qu'elles renvoient à l'objet. Les activités intellectuelles et motrices demeurent, souvent surinvesties même, en guise de contre-investissement, mais elles sont coupées de tout plaisir et clivées du reste du moi.Le sujet addicté est plus un sujet régressé qu'an-évolué. Il a une évolution à peu près normale. La période de latence est dépassée mais, à l'adolescence, les modifications du corps et la poussée pulsionnelle réactivent le conflit oedipien et les processus d'individuation. L'Oedipe génitalisé, les sentiments de rivalité agressives teintés de dangerosité, les sentiments libidinaux marqués de culpabilité, réveillent une angoisse de castration telle qu'elle provoque une défaillance narcissique qui impose d'ériger un objet fétiche : le corps (dans le cas de l'anorexie), qui prend toute la charge des pulsions destructrices, d'autant plus attaqué que les mouvements pulsionnels mobilisés et les formes "sexuelles" le rendent monstrueux et que le moi n'est pas armé contre l'intensité pulsionnelle. Il y a constitution d'un moi séparé d'avec le corps. "Ces sujets se trouvent catapultés dans le monde des pré-objets comme si brutalement une faille profonde, un hiatus dramatique ne laissait subsister à chacun des bords de l'abîme que la toute puissance fétichiste d'une part et l'intelligence abstraite de l'autre" (Kestemberg et Decoberg, 1972, La faim et le corps). Les identifications sexuelles sont entravées par la régression à des positions antérieures ayant pour but de retrouver l'insouciance infantile et d'échapper au conflit interne. Les sujets addictés voient leurs capacités de mentalisation réduites (cf. Bion et les attaques de l'appareil à penser). Penser risquerait d'éveiller des fantasmes agressifs et/incestueux.Bion (1979), dans Éléments de psychanalyse, parle de la fonction alpha de la mère pour désigner cette capacité à contenir les pulsions destructrices du bébé, à n'en être pas détruite, à les mentaliser et à les restituer à l'enfant sous une forme atténuée, assimilable. Il peut alors tolérer en lui ses fantasmes destructeurs, les différencier des actes et introjecter cette fonction conteneur. Chez les anorexiques, il y a quelque chose de cette contenance, de cette aire intermédiaire, qui ne s'est pas constitué. Le passage à l'acte peut venir à la place d'une fantasmatisation impossible. Dans le besoin de manger du boulimique - "bouche vide de sens, pleine de sein" (Abraham et Torok, L'écorce et le noyau) - il y a quelque chose de l'avidité, au sens kleinien, de destruction possible de l'objet primaire. La honte ressentie pousse à se faire vomir, qui est aussi une façon d'annuler la fonction nourricière de la mère, de lui dénier sa fonction vitale. M. Klein (1938), dans La psychanalyse des enfants, note que quand l'objet primaire sein n'a pas pu être absorbé dans le plaisir, les investissements ultérieurs sont difficiles. L'addiction est une tentative pour se délivrer de l'autre dans l'illusion de s'auto-suffire. L'érotisation du sujet addicté se concentre sur le corps qui prend une importance majeure au détriment des investissements objectaux avec pour conséquence une inflation narcissique.Le corps de l'anorexique est érigé en idéal du moi corporel venant supplanter l'idéal du moi archaïque, prévalent sur un véritable surmoi et rejeté, ce que le rejet de la nourriture (vomissements du boulimique ou inappétence de l'anorexique) peut figurer. La zone orale est désérotisée comme tout ce qui rappelle les liens tendres à la mère et est à interpréter comme le refus de tout plaisir, de tout ce qui risque de susciter le désir face auquel le sujet se vit dans une passivité affolante. La résolution du complexe d'Oedipe est paralysée parce qu'elle implique d'accepter la non possession du phallus, ce qui entraîne un sentiment d'incomplétude qui renvoie à une dépendance dangereuse. Le corps tout entier est érigé comme objet phallique, déniant ainsi la castration et tout pouvoir séducteur à l'objet. Néanmoins, l'effacement de l'objet n'est pas total. En effet, en même temps que le masochisme offre au sujet une contenance face aux débordements pulsionnels - traumatismes multiples - qui l'assaillent, et un moyen de retrouver une identité quand il se sent happé par l'autre, la manipulation perverse de l'autre qu'il induit, lui renvoyant sans cesse son incompétence, est à voir comme une façon de renverser la situation en son contraire, par le pouvoir de décevoir, de retrouver une position active et de maintenir le lien objectal. "Pas une altérité, juste une adversité". Il y a une violence adressée à l'autre. Chaque fois que l'autre tente une approche pour aider, il y a crainte pour le narcissisme si bien que la relation aux autres ne peut pas alimenter la consolidation narcissique. C'est le cercle vicieux puisque la relation objectale est vécue dans la persécution, ce qui entraîne l'effacement de l'objet dans une tentative de reproduction de la mégalomanie primitive et le repli.
Isabelle LEVERT
Psychologue clinicienne
Psychothérapeute
Pernes les Fontaines (84)
Psychologue clinicienne
Psychothérapeute
Pernes les Fontaines (84)
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