Chapitre VI
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DES ANALOGIES DU RÊVE ET DE L’ALIÉNATION MENTALE.
L’analogie de plusieurs des phénomènes du rêve et des formes que prennent certaine maladies mentales frappait, il y a déjà soixante ans, Cabanis; elle a été signalée depuis par divers aliénistes, notamment par MM. Lélut et J. Moreau. Ce dernier, dans son intéressant ouvrage intitulé Du Haschisch et de l’Aliénation mentale a montré la remarquable conformité des deux ordres de troubles intellectuels, et expliqué, jusqu’à un certain point, la monomanie par un rêve fait dans l’état de veille. Le Dr F. Dubois (d’Amiens) et le physiologiste américain, Robley Dunglison, ont également parlé des rapports que présentent le délire de l’aliéné et l’état de rêve.
D’un autre côté, Maine de Biran, en étudiant le sommeil, simplement au point de vue psychologique, a été aussi amené à rapprocher le rêve de l’aliénation mentale. Observateur attentif et logicien sévère, ce penseur a tenté d’expliquer par sa théorie de la volonté les phénomènes qui se produisent alors. Sans entrer dans la discussion d’une doctrine qui n’est pas toujours d’accord avec les faits, je me bornerai à emprunter à son auteur les idées dont ma propre expérience m’a permis de vérifier l’exactitude.
Maine de Biran remarque judicieusement que tout ce qui tend à concentrer les forces vitales, sensitives et motrices dans quelque organe ou foyer principal interne, soit en interceptant les sympathies d’autres organes essentiels, soit en amenant des sympathies toutes nouvelles, contraires aux lois ordinaires et régulières des fonctions vitales, est propre à amener, suivant la gravité et la durée de la cause, tantôt le sommeil et les songes, tantôt le délire et la manie, tantôt des passions de certaines espèces. Par exemple, ajoute-t-il, l’effet des liqueurs enivrantes ou des narcotiques se porte d’abord sur l’estomac, s’étend de là au cerveau, excite la sensibilité générale qui se concentre peu à peu, soit dans un organe interne, soit dans le centre cérébral lui-même.
Ainsi ce n’est pas seulement la similitude d’état intellectuel dans les songes et les vésanies que Maine de Biran a constatées, c’est encore l’analogie des causes qui les engendrent. Mais étranger à la pathologie, n’ayant fait sur les songes que des observations accidentelles, le célèbre philosophe n’a pas creusé son sujet autant qu’il appartenait à un esprit tel que le sien. Il a posé quelques principes tirés d’un petit nombre d’expériences faites sur lui-même, il a manqué de cet ensemble de données nécessaires à la construction d’une théorie solide.
Les médecins distingués que j’ai cités plus haut se sont montrés plus versés dans la connaissance des faits; ils sont loin cependant d’avoir épuisé la question. Les observations psychologiques leur ont souvent manqué, et ils n’ont guère pénétré dans le détail des opérations intellectuelles. Je chercherai à compléter leurs remarques par mes observations personnelles, et cela surtout en vue de développer et de fortifier les rapprochements consignés au chapitre précédent. Il y a, dans les opérations psychologiques de l’esprit aliéné ou fortement troublé, deux phénomènes principaux qui résument presque à eux seuls toutes les causes du délire : 1. une action spontanée et comme automatique de l’esprit; 2. une association vicieuse et irrégulière des idées. Dans le premier cas, ainsi que l’a fort bien observé M. Baillarger, la pensée n’obéit pas à la volonté, elle n’est point amenée, conduite, modifiée par elle, suivant les lois du raisonnement et de la réflexion ; elle se produit tout à coup, on ne sait comment, lorsque souvent elle est le moins appelée, et elle s’offre à l’esprit avec une telle force, on même temps qu’elle affecte un tel caractère d’objectivité, que l’esprit la prend pour une image, une sensation externe, ou tout au moins pour l’effet d’un être, d’une cause étrangère à lui. C’est là proprement ce que l’on appelle l’hallucination.
Dans le second cas, les idées, au lieu de s’enchaîner par leur ordre logique, de se combiner suivant les besoins du discours et de l’argumentation, s’associent par des ressemblances tout à fait indépendantes de leur sens, de leur caractère propres. Prenez la peine, ainsi qu’on l’a fait quelquefois, de coucher par écrit les paroles sans suite, les discours incohérents d’un maniaque, rapprochez les uns des autres les mots et les phrases qu’il articule dans son délire, et vous pourrez souvent saisir le lieu secret qui rattache entre elles ces phrases en apparence si éloignées les unes des autres. Tantôt c’est l’assonance des mots qui conduit la pensée le fou associera certains mots, et, par suite, les idées qui s’y rattachent, parce que ces mots commencent de même ou ont la même désinence. Les mots une fois rapprochés par une analogie indépendante de leur sens, le fou en composera des phrases qui seront nécessairement incohérentes. Tantôt ce sera la similitude, l’identité de mots ayant cependant des sens différents qui servira de principe d’association. Ainsi, pour citer un exemp1e, le fou commencera son discours par l’idée de corps, qui amènera par l’identité du son celle de cor, et le discours finira par l’idée attachée à ce second mot. L’exemple que je produis ici pour deux mots pourrait être donné pour trois, quatre, et même davantage, car, dans la manie, la pensée, et par suite la parole, se produisent avec une grande rapidité, une accélération presque fébrile; la loquacité du fou ne lui laisse achever aucune des phrases que lui ont suggérées les mots liés par l’analogie signalée tout à l’heure; il se hâte d’abandonner chaque parole qu’il a commencée, pour courir après celle qu’évoque dans son esprit un mot offrant avec le précédent une affinité de sens, d’idée ou de son. phénomènes du même genre se passent dans le rêve; ce qui explique, en partie, l’incohérence et la bizarrerie des idées et des images qui le composent.
Je rappelle que dans ce que j’ai dit plus haut des hallucinations hypnagogiques, j’ai noté que phénomènes du même genre se passent dans le rêve; ce qui explique, en partie, l’incohérence et la bizarrerie des idées et des images qui le composent. Je rappelle que dans ce que j’ai dit plus haut des hallucinations hypnagogiques, j’ai noté que les images, dont l’esprit et même l’oeil sont assaillis, se produisent d’ordinaire spontanément, sans être aucunement appelées par une réflexion préalable. Ce n’est point une idée qui se convertit peu à peu en sensation ; c’est une image qui est dans l’esprit sans doute, mais dont celui-ci n’a parfois pas même souvenance et qui apparaît tout à coup à nos yeux, la paupière close. Il est même très-certain que nombre de ces images sont dues à la combinaison d’autres images qui ont réellement frappé nos sens à l’état de veille; et ce que je dis pour les images est également vrai pour les sons qui se font entendre, au moment de l’invasion du sommeil, dans l’hallucination hypnagogique. Les observations des médecins prouvent qu’il en est de même dans les hallucinations de la folie. Telle figure, telle parole, frappe soudainement la vue ou l’ouïe de l’aliéné, sana que celui-ci les ait provoquées, appelées à lui, en y pensant auparavant. Mais une fois l’hallucination produite, une fois que l’esprit a. perçu la sensation apparente et sans cause externe qui vient d’avoir lieu, il bâtit sur cette image, c e son, cette sensation de tact, de goût, etc., une idée qu’il poursuit jusqu’à ce qu’une nouvelle hallucination éveille à son tour une idée nouvelle qui le fasse sortir de sa route.. L’intelligence marche, dans ce cas, comme le ferait un force étrangère ne le pousse pas dans une route nouvelle qu’il prendra et suivra comme la première, jusqu’au moment où une autre force l’aura fait dévier, et ainsi de suite.
Voici une observation qui m’autorise à croire que l’hallucination du sommeil est identique avec l’hallucination hypnagogique, et que c’est elle qui conduit souvent le rêve et produit ses incohérences. Il y a quelques années, avant de m’endormir, j’eus à plusieurs reprises, lorsque mes yeux étaient fermés, la vue d’une sorte de chauve-souris, aux ailes verdâtres et à la tète rouge et grimaçante. Il est inutile d’ajouter que je ne m’étais nullement occupé d’un animal fantastique de cette sorte, et qu’une semblable hallucination était toute spontanée. A cette vision en succédèrent d’autres, que j’ai oubliées, puis celle d’un paysage qui représentait, je crois, une vue des Pyrénées, dont le souvenu’ n’était pas très-lointain dans mon esprit. Je me suis rappelé fort bien cette dernière hallucination, parce qu’au moment on apporta de la lumière dans nia chambre, j’ouvris les yeux, redevins tout à fait conscient de moi-même, et m’aperçus de la disparition de mon chimérique paysage. Une heure après, je fus réveillé d’un sommeil réel, et je me rappelai alors très-nettement le songe que j’avais vu. Dans je ne sais quel château, une chauve-souris analogue à celle dont je viens de parler m’avait apparu ; puis une pierre était tombée de l’édifice en ruine, et, à travers l’ouverture d’une sorte de mâchicoulis, j’avais contemplé un paysage tout semblable à celui qui avait terminé le cours de mes hallucinations avant mon premier sommeil.
Ainsi, les deux hallucinations hypnagogiques s’étaient reproduites en rêve, dans le même ordre relatif; elles avaient appelé chacune un cortége d’idées associées dans mon esprit aux images dont elles se composaient. Une chauve-souris m’avait fait penser à un vieil édifice en ruine, où ces animaux se logent d’ordinaire, à un vieux château à mâchicoulis; puis j’avais choisi pour fond du tableau mon paysage fantastique ou pyrénéen. Je citerai d’autres observations moins complètes, et par conséquent moins concluantes, mais auxquelles la première donne une valeur réelle. Plusieurs fois, dans mes hallucinations hypnagogiques, j’ai vu une certaine figure à grand nez, dont l’idée m’a été vraisemblablement suggérée par l’enseigne de quelque marchand de tabac : Au bon priseur. Ce fantastique nason s’était tellement familiarisé avec moi, que pendant une semaine il s’était chargé de m’endormir, comme faisait jadis nia nourrice. Et cependant, je dois le dire, mes hallucinations hypnagogiques sont si fugitives, que je ne pensais guère à lui que quand je le voyais. Eh bien! en rêve j’ai en fort souvent affaire, et les mêmes nuits, audit personnage. Il a joué, dans mes songes, un rôle principal, et lorsque, à mon réveil, je cherchais à démêler la filiation des idées bizarres de mes songes, je retrouvais toujours le grand nez comme point de départ. Tantôt c’était un ancien ministre, que je ne nomme pas, et dont le nez est devenu proverbial, avec lequel j’axais une discussion. Tantôt je rêvais tabatière, pipe, et même, si je ne m’abuse pas, je crois avoir rêvé un de ces jours-là que j’allais mourir en éternuant.
Il y a quelques années, les hallucinations hypnagogiques ne cessaient de m’assaillir et se joignaient à des pesanteurs dans la région cardiaque. Je voyais parfois des assignats tels qu’on les frappait durant la première république, et dont les caractères lumineux produisaient sur moi une extrême fatigue. A la pression que j’éprouvais au coeur s’associaient aussi, quoique d’une manière moins constante, des tiraillements d’estomac. Au lit, je reste quelque vingt minutes dans ce demi-malaise, apercevant tantôt mes assignats fantastiques, tantôt un paquet de salsifis, qui avait frappé mes yeux, plusieurs jours auparavant, sur une table de cuisine. Je m’endors, et ne tarde pas à être réveillé par un vent violent qui ébranlait les fenêtres et faisait battre les portes. J’avais rêvé que j’étais dans un restaurant ou l’on m’avait servi à dîner. La vue de la table à laquelle j’étais assis en rêve demeurait fortement gravée dans mon esprit. Je me rappelais surtout une tranche de melon que j’avais trouvée très-froide, et qui avait pesé sur mon estomac. Lorsque j avais voulu payer au comptoir, le garçon du restaurant s’était retourné vers un grand tableau suspendu à la muraille, d’un aspect très-brillant, analogue à celui de mes assignats fantastiques, et où se trouvaient inscrits les différents objets de consommation avec le prix. Il fit l’addition, et me répondit que j’avais 35 fr. à payer. Je me récriais sur l’énormité du prix; je demandais la raison pour laquelle j’étais taxé d’une manière si exorbitante C’est, répondit le garçon, afin d’éviter que vous ne soyez volé ! Notre restaurant surélève ses prix comme garantie pour les familles. Je ne comprenais pas, ou le devine, une pareille explication, et m’adressai à la maîtresse du restaurant, dont la figure me rappelait celle d’une personne que j’avais récemment rencontrée. Je ne pus obtenir aucune réduction, et je dus fouiller à ma bourse; il ne s’y trouva que quelques pièces d’un franc, toutes récemment frappées, et dont l’aspect brillant ne fatiguait pas moins mes yeux que le tableau placé près du comptoir. Notez que dans la journée même j’avais plusieurs fois compté la monnaie de ma bourse, qui renfermait précisément des pièces d’un franc toutes neuves et au millésime de 1861. J’eus beau chercher, je ne pus découvrir les 35 francs réclamés, c’est à peine si j’avais 9 francs; mais je trouvai, au fond de l’escarcelle, un paquet de salsifis portant comme des marques du contrôle de la monnaie. Voilà, dis-je au garçon, des assignats que M. V*** m’a donnés en payement pour la valeur de 15 francs, et que vous accepterez sans doute, car ils ont cours à la banque de Seine-et-Oise. Le garçon fait des difficultés, refuse cette singulière monnaie, que n’accueille pas davantage la maîtresse du restaurant. J’en suis réduit à donner mon adresse; j’explique pourquoi je me trouvais sans argent, et j’étais en proie à une vive contrariété quand la rafale vint m’éveiller.
Il est facile de retrouver dans ce rêve bizarre toutes les influences qui se manifestaient déjà chez moi au moment de m’endormir. Ce melon, d’une digestion difficile, l’idée m’en était suggérée par des tiraillements d’estomac; l’état de contrariété dans lequel je me trouvais était. la conséquence de la pesanteur accusée dans la région cardiaque; les assignats brillants avaient reparu devant mes yeux, et fait naître la scène où le garçon de restaurant additionnait sur le tarif de consommation le prix de mon fantastique dîner; puis j’avais associé l’image des salsifis au souvenir de ces assignats. A l’aide de tons ces éléments discords, j’avais bâti mon rêve, auquel s’étaient mêlés des souvenirs d’impressions récemment perçues.
Je livre au public ces observations pour ce qu’elles valent, sachant bien qu’on ne peut pas, dans un sujet de cette sorte, apporter une précision mathématique; mais enfin, ces faits et quelques autres, dont un vague souvenir m’est resté, me semblent ajouter de nouvelles preuves à l’opinion développée plus haut, et qui fait des hallucinations hypnagogiques les éléments principaux des rêves, l’ont se passe souvent de même dans l’aliénation mentale : un homme a une première vision, une première hallucination, soudaine, inattendue; il s’imagine, par exemple, voir un ange, que le père éternel lui envoie tout exprès pour lui dire un mot à l’oreille, ou entendre une voix qui l’accuse, le dénonce, le raille ou lui débite quelque obscène propos. Cette première hallucination le frappe fortement, il en tire une conséquence, il associe à cette image, à l’idée qui s’y lie, des idées connexes; et c’est en ce sens-là qu’on a pu dire de certains fous qu’ils raisonnent juste, en partant d’une donnée chimérique. Mais si à cette première hallucination en succède promptement une seconde, si les images imaginaires se suivent à court intervalle, que les sons chuchotés à l’oreille de l’aliéné soient rapprochés et incessants, oh! alors, les idées qui naissent de cette série d’hallucinations se succèdent avec une extrême rapidité; elles semblent par là s’engendrer l’une l’autre, et produisent nécessairement une complète incohérence de pensée et de langage Les visions, les fausses perceptions dont le maniaque est incessamment assailli, s’offrent à lui avec un tel degré de vivacité, qu’il en est a la lettre pipé. Ce spectacle qui se passe comme au dehors de lui l’absorbe entièrement, et ne lui laisse pas le loisir de revenir sur lui-même et de constater; par la réflexion, que tout ce qui se présente à ses yeux n’est qu’imaginaire. Or c’est précisément ce qui a lieu dans le rêve. La succession d’images qui se déroulent à nos regards internes, et qui entraînent avec elles autant d’idées secondaires, occupe tout entière notre âme, et ne nous permet pas de revenir sur nous-mêmes. Parfois cependant il se fait, à certains intervalles, mais d’une façon très fugitive, des retours de ce genre, d’où naît une conscience vague, parce qu’elle n’est pas prolongée, du défaut de réalité de ce que nous voyons. Il n’est personne qui n’ait vu de ces rêves dans lesquels existe une sorte de sentiment mal défini qu’on n’est pas dans la vie réelle. Le même phénomène se produit aussi dans le délire du fébricitant. Je me rappelle avoir cru, dans le délire auquel j’étais en proie pendant une maladie, que je présidais la Chambre des pairs, et pourtant, quand je venais à me frotter contre mon oreiller inondé de sueur, j’avais de temps à autre le sentiment que ce n’était pas là précisément le siége du grand chancelier. Les détails que m’a fournis sur son délire un mien ami, atteint quelque temps d’aliénation mentale, et aujourd’hui parfaitement guéri, me donnent à penser qu’il y a dans la folie de ces éclairs de raison. Cet ami me rapportait notamment que, dans le moment même où il s’imaginait être de la famille des Bourbons, et qu’il distribuait à profusion les titres et les décorations, il éprouvait une conscience vague qu’il y avait là une illusion, et que tout cela n’était qu’une sorte de rêve, rêve auquel il ne pouvait pourtant s’arracher.
Je ne m’étends pas davantage sur les hallucinations, envisagées comme cause de l’incohérence des idées, je passe à la fausse association de ces dernières.
Il m’arrive souvent, à mon réveil, de recueillir me souvenirs, et de chercher par la réflexion à reconstruire les songes qui ont occupé ma nuit; non pas, bien entendu, pour en tirer des règles de conduite et des révélations sur l’avenir, ainsi que le faisaient les anciens Égyptiens, les papyrus grecs trouvés en Égypte nous le montrent, mais afin de soulever le voile qui couvre la mystérieuse production du rêve. Un matin que je me livrais à un travail de ce genre, je me rappelai que l’avais eu un rêve qui avait commencé par un pèlerinage à Jérusalem ou à la Mecque; je ne sais pas au juste si j’étais alors chrétien ou musulman. A la suite d’une foule d’aventures que j’ai oubliées, je me trouvai rue Jacob, chez M. Pelletier le chimiste, et, dans une conversation que j’eus avec lui, il me donna une pelle de zinc, qui fut mon grand cheval de bataille dans un rêve subséquent, plus fugace que les précédents, et que je n’ai pu me rappeler. Voilà trois idées, trois scènes principales qui sont visiblement liées entre elles par les mots pèlerinage, Pelletier, pelle, c’est-à-dire par trois mots qui commencent de même et s’étaient évidemment associés par l’assonance; ils étaient devenus les liens d’un rêve en apparence fort incohérent. Je fis un jour part de cette observation à une personne de ma connaissance, qui me répondit qu’elle avait le souvenir très présent d’un rêve de la sorte. Les mots jardin, Chardin et Janin s’étaient si bien associés dans son esprit, qu’elle vit tour à tour en rêve le Jardin des plantes, où elle rencontra le voyageur en Perse, Chardin, qui lui donna, à son grand étonnement, je ne sais si ce fut à raison de l’anachronisme, le roman de M. Jules Janin de l’Ane mort et la Femme guillotinée. Je cite un nouvel exemple, encore emprunté à mes propres observations, et qui dénote une association d’une nature également vicieuse. Je pensais au mot kilomètre, et j’y pensais si bien, que j’étais occupé en rêve à marcher sur une route où je lisais les bornes qui marquent la distance d’un point donné, évaluée avec cette mesure itinéraire. Tout à coup je me trouve sur une de ces grandes balances dont on fait usage chez les épiciers, sur l’un des plateaux de laquelle un homme accumulait des kilos, afin de connaître mois poids, puis je ne sais trop comment, cet épicier me dit que nous ne sommes pas à Paris, muais dans l’île Gilolo, à laquelle je confesse avoir très peu pensé dans ma vie alors mon esprit se porta sur l’autre syllabe de ce nom, et, changeant en quelque sorte de pied, je quittai le premier et me mis à glisser sur le second; j’eus successivement plusieurs rêves dans lesquels je voyais la fleur nommée lobélia, le général Lopez, dont je venais de lire la déplorable fui à Cuba; enfin, je me réveillai faisant une partie de loto. Je passe, il est vrai, quelques circonstances intermédiaires dont le souvenir ne m’est pas assez présent, et qui ont vraisemblablement aussi des assonances semblables pour étiquettes. Quoi qu’il soit, le mode d’association n’en est pas moins ici manifeste. Ces mots, dont l’emploi n’est certes pas journalier, avaient enchaîné des idées fort disparates.
Les rêves, de même que les idées du fou, sont donc après tout moins incohérents qu’ils ne le paraissent de prime abord; seulement la liaison des idées s’opère par des associations qui n’ont rien de rationnel, par des analogies qui nous échappent généralement au réveil, que nous saisissons d’ailleurs d’autant moins, que les idées sont devenues des images, et que nous ne sommes pas habitués à voir les images se souder les unes aux autres comme les diverses parties de la toile d’un panorama motivant.
«Ce qui donne aux conceptions du rêve, écrit Adolphe Garnier, une apparence de désordre, c’est qu’en l’absence de la perception véritable, elles paraissent des perceptions. Si pendant l’état de veille je songe à une personne qui est en Italie, si l’Italie me fait penser à l’arc de Titus, Titus aux Juifs, ceux-ci à Pilate, etc., je ne trouve là rien de surprenant. Si j’ai en les mêmes idées dans un songe, j’aurai rêvé que de France je me suis trouvé subitement transporté on Italie, que l’Italie s’est changée on Judée, Titus en Pilate, etc.»
Un professeur de Breslau, K. A. Seberner, dans un ouvrage intitulé La vie du songe, a donné l’analyse formative d’un grand nombre de rêves et mis ainsi mi évidence la manière dont ces associations s’opèrent.
Il se manifeste dans certains cas d’aliénation mentale, un phénomène curieux qui s’est plusieurs fois produit dans mes rêves; c’est ce qu’on peut appeler la scission de la personnalité. Le fou attribue alors à des interlocuteurs différents, parfois même à toute une a~emblée qui siége dans sa tête, les pensées qui lui viennent à l’esprit, les paroles qu’il prononce. Un aliéné que j’ai connu se disait incommodé par les disputes de plusieurs démons qui l’entouraient. Il m’a cité les invectives qu’à son grand scandale, s’adressaient entre eux ces esprits malins. Or, ce colloque diabolique n’était autre que les paroles que l’aliéné prononçait lui-même, mentalement ou vocalement, paroles qu’il rapportait tantôt à un démon, tantôt à un autre. Une folle, que j’ai ou occasion de voir à plusieurs reprises aux environs de Paris, et à laquelle la dévotion et les procès avaient tourné la tête, madame de P..., se croyait sans cesse en discussion avec un juge qui lui avait fait perdre, disait-elle, son procès. Elle avait étudié, chose remarquable, tout exprès pour lui répondre, le Code et la procédure; mais, de son aveu, le juge était encore plus fort qu’elle, et il lui poussait des arguments, lui jetait à la tête des termes de palais qu’elle ne pouvait ni rétorquer ni même comprendre.
Il n’est guère d’ouvrage sur l’aliénation mentale où ne se trouvent rapportés des faits analogues. Ce fractionnement de la personnalité qui s’opère dans l’imagination du fou, tient généralement aux ordres différents d’idées dont il est agité. Il est assailli par des pensées contraires, entraîné ou retenu tour à tour par des motifs différents, et il suppose que ces idées et ces motifs contradictoires ne procèdent pas tous également de son esprit. Lui vient-il une idée, puis mie objection s’y présente-t-elle, il rapporte l’idée ou l’objection à une personne différente de lui-même. Tantôt il croit simplement obéir à des inspirations émanées d’êtres antagonistes, Par exemple, de Dieu et des démons, des prêtres et des impies, tantôt il admet que ce sont ces êtres ennemis qui parlent par sa bouche et agissent à sa place. Eh bien! des conceptions délirantes toutes semblables se présentent dans le rêve.
Nous attribuons on songe à des personnages différents des pensées, des paroles qui ne sont autres que les nôtres. Dans un des rêves les plus clairs, les plus nets et les plus raisonnables que j’aie jamais eus, soutenais, avec un interlocuteur, une discussion sur l’immortalité de l’âme, et tous deux nous faisions valoir des arguments opposés, qui n’étaient autres que les objections que je me faisais à moi-même. Cette scission qui s’opère dans l’esprit, et où le docteur Wigan voit une des preuves de sa thèse paradoxale the duality of the mind, n’est la plupart du temps qu’un phénomène de mémoire; nous nous rappelons le pour et le contre d’une question, et en rêve, nous reportons à deux êtres différents les deux ordres opposés d’idées. Jadis, le mot de Mussidan me vint soudain à l’esprit; je savais bien alors que c’était le nom d’une ville de France, mais où était-elle située, je l’ignorais; pour mieux dire, je l’avais oublié. Quelque temps après, je vis en songe un certain personnage qui me dit qu’il arrivait de Mussidan; je lui demandai où se trouvait cette ville. Il me répondit que c’est un chef-lieu de canton du département de la Dordogne. Je me réveille à l’issue de ce rêve c’était le matin; le songe me restait parfaitement présent, mais j’étais dans le doute sur l’exactitude de ce qu’avait avancé mon personnage. Le nom de Mussidan s’aurait alors encore à mon esprit dans les conditions des jours précédents, c’est-à-dire sans que je susse où est placée la ville ainsi dénommée. Je me hâte de consulter un dictionnaire géographique, et, à mon grand étonnement, je constate que l’interlocuteur de mon rêve savait mieux la géographie que moi, c’est-à-dire bien entendu, que je m’étais rappelé on rêve un fait oublié à l’état de veille, et que j’avais mis dans la bouche d’autrui ce qui n’était qu’une mienne réminiscence.
Il y a bien des années, à une époque où j’étudiais l’anglais, et où je m’attachais surtout à connaître le sens des verbes suivis de prépositions, j’eus le rêve que voici je parlais anglais, et voulant dire à une personne que je lui avais rendu visite la veille, j’employai cette expression I called for you yesterday. Vous vous exprimez mal, me fut-il répondu, il faut dire I called on you yesterday. Le lendemain, à mon réveil, le souvenir de cette circonstance de mon rêve m’était très présent. Je pris une grammaire placée sur une table voisine de mon lit, je fais la vérification la personne imaginaire avait raison.
Ici encore la mémoire d’une chose oubliée à l’état de veille m’était revenue on songe, comme dans le cas que j’ai cité plus haut, et j’avais attribué à une autre personne ce qui n’était qu’une opération de mon esprit.
Je rapportais un jour cette dernière remarque à un ami, M. F..., qui a fait quelques observations sur ses rêves. Il me fournit un exemple encore plus frappant. Dans son enfance, il avait visité les environs de Montbrison, où il avait été élevé. Vingt-cinq ans après, il fait un voyage en Forez, dans le but de parcourir le théâtre de ses premiers jeux et de revoir de vieux amis de son père qu’il n’avait pas rencontrés depuis. La veille de son départ, il rêve qu’il est arrivé au ternie de son voyage; il est près de Montbrison dans un certain lieu qu’il n’a jamais vu, et où il aperçoit un monsieur dont les traits lui sont inconnus, et qui lui apprend qu’il est M. T…; c’était un ami de son père, qu’il avait vu en effet dans son enfance, mais dont il se rappelait seulement le nom. Quelques jours après, M. F... arrive réellement à Montbrison. Quel n’est pas son étonnement de retrouver la localité vue par lui en songe, et de rencontrer le même M. T..., qu’il reconnut avant qu’il se nommât, pour la personne qui lui était apparue en rêve! Ses traits seulement étaient un peu vieillis.
En général, lorsqu’à mon réveil je réfléchis sur les rêves de la nuit qui vient de s’écouler, je retrouve dans plusieurs des dialogues imaginaires qui s’y sont mêlés la reproduction de conversations, de discussions auxquelles j’ai antérieurement pris part à l’état de veille. Il y a deux années, j’eus avec un de mes amis un entretien sur les affaires d’Italie, et, divisés d’opinion, nous soutînmes de part et d’autre notre manière de voir par des données empruntées à l’histoire. A. quelques jours d’intervalle, je revis en songe mon ami; nous reprîmes la même conversation et chacun développa une thèse identique à l’aide des mêmes arguments. Évidemment il n’y avait là qu’un rappel de souvenirs, et comme la première discussion m’était encore présente à l’esprit aussi bien que mon rêve, je pus vérifier la complète conformité des deux dialogues l’un réel et l’autre imaginaire. Mais souvent nous avons oublié dans l’état de veille les objections que nous adressions à un interlocuteur ou que nous nous posions à nous même; et alors, quand en songe ce souvenir se ravive, il nous fait l’effet d’idées nouvelles et inconnues. La même chose peut se produire chez le fou. Un aliéné, qui m’avait été signalé pour son délire bizarre, se plaignait d’être tourmenté par un janséniste, dont les objections l’obsédaient; fort orthodoxe dans sa foi, ces propositions hérétiques étaient pour lui un supplice. Or il est clair que les objections que lui faisait le janséniste avaient dû jadis s’offrir à son esprit et inquiéter sa conscience. Plus ce fou les avait voulu repousser, plus elles s’étaient offertes avec force à lui; son intelligence en avait été ébranlée. Voilà comment, dans le rêve, se présentent à nous bien des idées, nouvelles en apparence, qui ne sont au fond que le rappel de réflexions anciennes, de choses jadis apprises, mais dont la trace s’était si affaiblie qu’elles paraissaient oubliées. Que ces idées, ces faits soient évoqués dans le rêve par notre imagination et attribués à la communication d’autrui, ils pourront nous sembler des révélations. Voici deux cas empruntés à mes propres rêves qui le montrent avec une complète évidence.
Il m’arriva plusieurs jours de suite de voir dans mes rêves un certain monsieur à cravate blanche, à chapeau à larges bords, d’une physionomie particulière, et ayant dans sa tournure quelque chose d’un Anglo-Américain. Ce personnage m’était absolument inconnu; je crus longtemps qu’il n’était qu’une pure création de mon imagination. Cependant, au bout de plusieurs mois, quel n’est pas mon étonnement de me trouver face à face dans la rue avec mon monsieur! Même forme de chapeau, même cravate blanche, même redingote, même tournure roide et empesée. Je traversais en ce moment les boulevards, et naturellement curieux de découvrir qui pouvait être cet acteur de mes rêves rendu tout à coup à la réalité, je le suivis jusqu’à la rue de Clichy; mais le voyant continuer sa route jusqu’aux Batignolles, et craignant de trop m’écarter de ma direction, je cessai de le suivre et revins au boulevard. Un mois après, je passais encore rue de Clichy; je l’aperçois de nouveau. Or, il est à noter que quelques années auparavant, des occupations régulières me conduisaient, trois fois la semaine, dans cette rue, je ne doutai plus dès ce moment que je ne l’eusse alors rencontré; son souvenir m’était resté gravé dans l’esprit à mon insu, et ravivé par une cause qui m’échappait de prime abord, ce souvenir avait fait intervenir dans mues rêves le personnage en question. Pour achever de m’expliquer son apparition dans les créations de mes nuits, je cherchais à démêler le motif auquel était dû ce rappel de vieux souvenirs, et le découvris sans beaucoup de difficultés. J’avais, plusieurs jours avant de rêver du monsieur, rencontré une dame qui avait causé longuement avec moi du temps où mes occupations de professeur m’amenaient trois fois par semaine rue de Clichy. C’était évidemment cette conversation qui avait provoqué l’intervention dans mes songes de l’inconnu en cravate blanche, et la preuve, c’est qu’aux rêves où il figurait s’étaient mêlées des circonstances se rapportant aux leçons que je donnais dans la rue en question. Cette rue avait à son tour évoqué bien des souvenirs effacés, au nombre desquels était la vue de mon personnage. Ces rêves appartiennent à la catégorie des ravivements de souvenir, phénomène qui peut s’offrir non-seulement dans le songe et l’aliénation mentale, mais aussi le somnambulisme naturel ou artificiel. On en a cité de curieux exemples. Le plus remarquable est assurément celui que rapporte Dewar. C’était une jeune fille somnambule qui, éveillée, paraissait ne pas posséder la moindre notion d’astronomie, et qui, durant son sommeil, expliqua assez exactement la cause du retour périodique des saisons. En général on peut dire que nous oublions beaucoup moins qu’il ne le paraît. L’impression peut s’être assez affaiblie pour qu’une chose cesse d’être présente à l’esprit, pour que celui-ci ne puisse à son gré en évoquer la mémoire, mais l’impression une fois faite, laisse presque toujours des traces susceptibles de se raviver spontanément par une exaltation des facultés semblables à celle qui se manifeste dans le délire et l’aliénation mentale. Le songe présente, pour les réveils de souvenirs en apparence éteints, des conditions aussi favorables que ces troubles intellectuels. Des mouvements du cerveau et des racines nerveuses dont nous n’avions pas auparavant conscience, sont alors perçus par le moi, en vertu d’un phénomène analogue à celui qui, dans certaines maladies, rend l’ouie ou la vue sensibles à des impressions dont, dans l’état de santé, elles n’auraient pas été assez affectées pour qu’il en résultat des sensations perceptibles ou conscientes. En résumé, la mémoire s’affaiblit plus qu’elle ne se perd, et en s’affaiblissant, elle devient plus capricieuse, moins subordonnée à la volonté, elle tombe plus dans la dépendance des incitations agissant en nous à notre insu; elle tend par là à se rapprocher de ce qu’elle est dans le rêve. Ces considérations, soit dit en passant, montrent que la mémoire ne repose pas, autant que l’ont admis certains philosophes, sur la puissance de l’attention; elle tient bien plutôt à l’énergie de l’impression et à la force de la faculté spéciale du souvenir. Il y a des faits, des mots surtout, qui se gravent dans l’esprit comme à notre insu, avec la rapidité du rayon solaire impressionnant la plaque photographique. Nous n’en avons d’abord pas conscience, et ce n’est que plus tard, fortuitement, qu’il nous est possible de le constater. Notons, comme preuve à l’appui de cette observation, que l’attention est beaucoup moins puissante chez l’enfant que chez l’homme fait; et cependant la mémoire a plus d’énergie chez le premier que chez le second. Cela tient vraisemblablement à ce que l’impressionnabilité de la partie du cerveau qui préside à cette faculté est plus grande durant nos premières années qu’à l’âge viril. Sans doute, nous nous rappelons d’autant plus un fait qu’il a produit sur nous une impression plus vive; mais la vivacité de l’impression tient moins à la nature du fait qu’à la tournure de notre esprit et à la délicatesse de l’appareil sensitif. Tel fait qui aura produit sur un enfant une impression si profonde que celui-ci en gardera la mémoire toute sa vie, n’aurait laissé chez lui nulle trace s’il avait été homme. Donc, en fin de compte, c’est de l’impressionnabilité cérébrale que dépendent la persistance du souvenir, la force de la mémoire; suivant nos goûts, nos aptitudes, telles impressions nous affectent plus fortement et laissent en nous un long retentissement.
De là, une extrême variété de mémoires correspondant à la variété même des aptitudes. Qu’on me permette de citer incidemment un fait qui rend manifeste cette action machinale et en quelque sorte passive de la mémoire. Il me revenait souvent à l’esprit, et je ne savais pour quel motif, trois noms propres accompagnés chacun d’un nom de ville de France. Un jour, je tombe par hasard sur un vieux journal que je relis n’ayant rien de mieux à faire. À la feuille des annonces, je vois l’indication d’un dépôt d’eaux minérales avec les noms des pharmaciens qui les vendaient dans les principales villes de France. Mes trois noms inconnus étaient inscrits là, en face des villes dont le souvenir s’était associé à eux. Tout était expliqué; nia mémoire, excellente pont’ les mots, gardait le souvenir de ces noms associés, sur’ lesquels mes yeux avaient dû se porter alors que je cherchais, et cela avait eu lieu deux mois auparavant, un dépôt d’eaux minérales ; mais la circonstance m’était sortie de l’esprit, sans que pour cela le souvenir fût totalement effacé. Or, assurément je n’avais pu mettre une grande attention dans nue lecture aussi rapide.
Ce sont ces souvenirs en quelque sorte latents qui font bien souvent les frais de nos rêves, comme je l’ai observé plus haut, et qui ont entretenu la croyance à des inspirations, à des communications surnaturelles. M. P***, sous-bibliothécaire au Corps législatif, m’a assuré avoir vu en songe la femme qu’il épousa par la suite, et cependant elle lui était alors inconnue, ou du moins il croit qu’il ne l’avait jamais vue réellement. Il y a là selon toute vraisemblance un fait de souvenir non conscient.
Ce qui a lieu pour l’homme qui rêve peut se produire également chez l’homme devenu aveugle. Ne recevant plus aucune impression visuelle, le souvenir des images qui l’avaient jadis frappé se conserve avec une extrême vivacité; une foule de figures, de tableaux oubliés reviennent peu à peu à la mémoire, parfois avec une soudaineté qui leur donne l’apparence d’une révélation. Peut-être est-ce là la raison qui faisait attribuer dans l’antiquité le don prophétique aux aveugles, commue à Amphiaraüs et à Tirésias. Celui qui est frappé de cécité demeure encore longtemps à rêver qu’il voit, et dans ses songes une foule d’images empruntées à ses impressions passées leur leurrent son imagination. Un teinturier dont on m’a parlé et qui avait perdu, à vingt ans, la lumière par accident, décrivit un jour avec assez de précision les traits d’un de ses cousins qu’il avait vu en rêve, et que cependant il n’avait jamais rencontré, alors qu’il n’était point privé de la vue. Cherchant à découvrir à quelle cause il fallait attribuer cette apparente intuition, il finit par se rappeler qu’il avait jadis regardé le portrait de son cousin chez un autre parent. C’est ce portrait lui était revenu en mémoire. Mais ici le ravivement du souvenir se produit encore en songe. Voici un autre cas qui se m’apporte à létal de veille M. le capitaine P..., qui a perdu les yeux en Afrique à la suite de blessures, m’apprenait que, depuis ce malheur, le souvenir de certaines localités, auparavant complétement oubliées par lui, lui était revenu avec une extrême netteté.
Des faits de ce genre ont certainement contribué à faire admettre la prévision, l’esprit prophétique. On a dû croire qu’en rêve la connaissance des choses inconnues était parfois révélée à l’homme.
Mais je reviens aux analogies du rêve et de l’aliénation mentale. Le point sur lequel j’ai voulu appeler l’attention, c’est la scission qui se fait mentalement dans la personnalité, et d’où résulte en rêve l’attribution à des individus distincts de pensées qui sont pourtant l’oeuvre d’une seule et même intelligence. Je crois que les rapprochements présentés ici mettent suffisamment en lumière l’analogie de ce qui se passe dans le songe et dans la folie.
Les rêves sont de véritables hallucinations, et ce qui ajoute encore à la ressemblance, c’est l’association des fausses sensations, ou, pour mieux parler, des fausses images du rêve à des sensations réelles et dépendant de la vie externe.
Il arrive fréquemment en songe que l’on fait intervenir dans ses conceptions fantastiques une sensation [extérieure]. Je me rappelle que, dans mon enfance, m’étant assoupi par un effet de la forte chaleur, je rêvai qu’on m’avait placé la tête sur une enclume et qu’on me la martelait à coups redoublés. J’entendais, en rêve, très distinctement le bruit des lourds marteaux; mais, par un effet singulier, au lieu d’être brisée, ma tête se fondait en eau; on eût dit qu’elle était faite de cire molle. Je m’éveille, je me sentis la figure inondée de sueur, transpiration qui n’était due qu’à la haute température. Mais ce qui était plus remarquable, j’entends, dans une cour voisine, habitée par un maréchal, le bruit très réel de marteaux. Nul doute que ce ne fût ce son que mes oreilles avaient transmis à mon esprit engourdi. Il y avait là une sensation réelle, associée à un fait imaginaire, le martèlement de ma pauvre tête, que je sentais aussi très réellement se fondre en eau.
Cette circonstance qui date de trente-cinq ans me frappa beaucoup, et je ne l’ai jamais oubliée.
Depuis, j’ai entrepris une série d’observations destinées à étudier dans quelles limites interviennent en rêve les impressions réelles des sens. Je priais une personne placée à mes côtés, lorsque le soir je commençais à m’endormir dans mon fauteuil, de provoquer en moi certaines sensations dont elle ne m’avait pas prévenu, puis de me réveiller lorsque j’avais déjà eu le temps d’avoir un songe. Je consigne ici le résultat de plusieurs de ces expériences, toutes n’ayant point été significatives; elles devront être jointes à celles qu’a jadis publiées P. Prévost, de Genève.
Première observation. On m’a chatouillé avec une plume successivement les lèvres et l’extrémité du nez. J’ai rêvé que l’on une soumettait a un horrible supplice, qu’un masque de poix m’était appliqué sur la figure, puis que l’on avait ensuite arraché brusquement, ce qui m’avait déchiré la peau des lèvres; du nez et du visage.
Deuxième observation. On fait vibrer à quelque distance de mon oreille une pincette sur laquelle on frottait des ciseaux d’acier. Je rêve que j’entends le bruit des cloches; ce bruit de cloches devient bientôt le tocsin; je une crois aux journées de juin 1848.
Troisième observation. On me fait respirer de l’eau de Cologne. Je rêve que je suis dans la boutique d’un parfumeur, et l’idée de parfums éveille ensuite sans doute celle de l’Orient : je suis au Caire dans la boutique de Jean Farina. Suivent des aventures extravagantes dont la liaison m’échappe.
Quatrième observation. On me fait sentir une allumette qui brûle. Je rêve que je suis en mer (notez que le vent soufflait alors dans les fenêtres) et que la Sainte-Barbe saute.
Cinquième observation. On me pince légèrement à la nuque. Je rêve qu’on me pose un vésicatoire, ce qui réveille le souvenir d’un médecin qui nie trait; dans mon enfance.
Sixième observation On approche de ma figure un fer chaud, en le tenant assez éloigné pour que la sensation de chaleur soit légère. Je rêve des chauffeurs, qui s’introduisaient dans les maisons et forçaient ceux qui s’y trouvaient, en leur approchant les pieds près d’un brasier, à déclarer où était leur argent. L’idée de ces chauffeurs amène bientôt celle de la duchesse d’Abrantès que je suppose en songe m’avoir pris pour secrétaire. J’avais jadis lu en effet dans les Mémoires de cette femme d’esprit quelques détails sur les chauffeurs
Septième observation. On prononce à mon oreille le mot parafagaramus. Je n’entends rien et je suis réveillé n’ayant fait qu’un rêve assez vague. On me répète l’expérience quand je suis endormi dans mon lit, et l’on prononce le mot: maman, plusieurs fois de suite. Je rêve de différents sujets, mais dans ce rêve j’entendais le bourdonnement d’abeilles. La même expérience reprise quelques jours après, lorsque j’étais à peine endormi, fut plus concluante. On prononça à mon oreille les mots Azor, Castor, Léonore; réveillé, je me rappelais avoir entendu les deux derniers mots que j’attribuais à un des interlocuteurs de mon rêve.
Une autre expérience du même genre montra également que le son du mot, et non l’idée qui y est attachée, avait été perçu. On prononça à mon oreille les mots chandelle, haridelle, plusieurs fois de suite. Je me r’éveillais subitement de moi-même en disant c’est elle. Il me fut impossible de me rappeler quelle idée j’attachais à cette réponse.
Huitième observation. On me verse une goutte d’eau sur le front. Je rêve que je suis en Italie, que j’ai très chaud, et que je bois du vin d’Orviette.
Neuvième observation. On fait passer plusieurs fois de suite devant mes veux une lumière entourée d’un papier rouge. Je rêve d’orage, d’éclairs, et tout le souvenir d’une violente tempête que j’avais éprouvée sur la Manche, en allant de Morlaix au Havre, défraye mon songe.
J’ai fait d’autres expériences, mais elles n’ont pas réussi, vraisemblablement parce que mes sens étaient trop engourdis pour transmettre une impression au cerveau. De celles que je consigne ici et qu’on peut m’approcher de faits rapportés dans les livres du W Macario et de K. A. Seherner il résulte que les part dans les rêves, qu’elles en sont souvent le point de départ, et que l’esprit s’exagère toujours l’intensité de ces sensations. Dugald Stewart admet que les images du sommeil sont plus puissantes que celles de la veille, parce que notre attention n’est pas distraite, et il fait, remarquer que c’est pour ce motif, qu’en fermant les yeux, on rend plus nettes et plus vives les images des objets absents. Cette observation suffit sans doute à expliquer la vérité, la puissance des visions du rêve, mais elle ne saurait rendre compte de l’exagération des sensations. Il faut admettre de plus qu’il se produit parfois une surexcitation des sens attachée, avait été perçu. On prononça à mon oreille les mots chandelle, haridelle, plusieurs fois de suite. Je me réveillais subitement de moi-même en disant c’est elle. Il me fut impossible de me rappeler quelle idée j’attachais à cette réponse.
Huitième observation. On me verse une goutte d’eau sur le front. Je rêve que je suis en Italie, que j’ai très chaud, et que je bois du vin d’Orviette.
Neuvième observation. On fait passer plusieurs fois de suite devant mes veux une lumière entourée d’un papier rouge. Je rêve d’orage, d’éclairs, et tout le souvenir d’une violente tempête que j’avais éprouvée sur la Manche, en allant de Morlaix au Havre, défraye mon songe.
J’ai fait d’autres expériences, mais elles n’ont pas réussi, vraisemblablement parce que mes sens étaient trop engourdis pour transmettre une impression au cerveau. De celles que je consigne ici et qu’on peut m’approcher de faits rapportés dans les livres du Dr Macario et de K. A. Seherner il résulte que les sensations extérieures entrent pour une bonne part dans les rêves, qu’elles en sont souvent le point de départ, et que l’esprit s’exagère toujours l’intensité de ces sensations. Dugald Stewart admet que les images du sommeil sont plus puissantes que celles de la veille, parce que notre attention n’est pas distraite, et il fait, remarquer que c’est pour ce motif, qu’en fermant les yeux, on rend plus nettes et plus vives les images des objets absents. Cette observation suffit sans doute à expliquer la vérité, la puissance des visions du rêve, mais elle ne saurait rendre compte de l’exagération des sensations. Il faut admettre de plus qu’il se produit parfois une surexcitation des sens internes, comme cela a lieu visiblement dans l’hallucination et en particulier l’hallucination hypnagogique liée de si près au rêve. La preuve, c’est que le rêveur ou le malade éprouve fréquemment alors une véritable douleur, bien que la sensation apparente qui la détermine ne soit pas de nature à léser, à faire souffrir l’économie. If y a certainement dans ce cas hyperesthésie pour la douleur; mais le plus ordinairement l’absence de moyens comparatifs, d’une échelle sensitive, par suite de l’abolition de sensations de nature à être rapprochées de celles qu’on éprouve, est la cause qui nous empêche d’apprécier la sensation à sa véritable valeur. Il nous arrive alors ce qui se passe pour la vue en mer, nous ne jugeons pas des distances, parce qu’aucun point de repère ne nous est donné à l’horizon.
Maintenant retournons à l’aliénation mentale; muons allons voir qu’on y observe également cette intervention des perceptions réelles dans les hallucinations.
En 1847, revenant de Constantinople, sur un bateau à vapeur du Lloyd autrichien, qui me conduisait à Trieste, je rencontrai parmi mes compagnons de traversée un monomane, et je le pris pendant la route comme sujet de mes observations. Il se plaignait d’être en butte à des persécutions; c’est là l’éternelle histoire de ces malheureux. Il me parlait d’un certain juif qui l’avait ruiné et en voulait à sa vie. Pour preuve de l’acharnement de cet implacable israélite, mon fou me disait qu’il l’entendait vociférer à ses côtés : «Tenez, me dit-il, l’entendez-vous? il me parle.» Je n’entendais rien il me dit des injures et ici il me cite des jurements italiens à lui adressés qu’il n’est point nécessaire de rappeler; mais cette fois j’entendis tout de bon; ces jurements étaient tout simplement ceux que prononçait à l’instant un des matelots ; ils avaient cessé, que le malheureux les entendait encore, ainsi que d’autres plus effroyables. Mon monomane mêlait donc des sensations d’audition réelle à des sensations imaginaires absolument comme dans le rêve. Il se passait en lui un phénomène tout semblable.
Fodéré qui, dans son Traité du délire, signale cette association en rêve de sensations fantastiques et de sensations réelles incomplètes, a fait remarquer que le propre du songe, c’est d’exagérer la sensation même; comme un épingle qui vous pique devient un coup d’épée une couverture qui vous presse, un poids de cinq cents livres, l’engourdissement d’un membre, la perte de ce membre ou sa complète paralysie, etc. C’est ce qui résulte, on le voit, des observations que je viens de consigner. Eh bien! il est certain qu’il en est de même dans la folie. Beaucoup de monomanes transforment en supplice, en douleur intolérable, en sensation prodigieuse, auxquels ils fout jouer un rôle dans leurs hallucination et leurs chimères, des sensations réelles dont leurs viscères ou leurs membres sont le siège. Une dame anglaise que j’ai connue, et qui a eu plusieurs attaques d’aliénation mentale, souffrait d’une gastrite, dont elle était incommodée en tout temps, aux époques de son meilleur état mental. Dans ses accès de délire, elle prétendait sentir un serpent qui lui dévorait l’estomac, et elle transformait en paroles obscènes que ce serpent lui adressait les borborygmes auxquels elle était sujette. Un autre aliéné, dont on m’a parlé en Angleterre, associait à ses hallucinations la vue d’objets réels et présents, en sorte qu’il allait, par exemple, voir la tête d’un ami, placé réellement en face de lui, attachée à je ne sais quel corps fantastique.
Je laisse aux médecins aliénistes le soin de compléter les rapprochements. Ceux-ci suffisent à ma thèse et font comprendre que, dans l’aliénation mentale et le rêve, il s’opère une confusion, une association entre le réel et l’imaginaire, entre ce que l’esprit perçoit réellement du dehors et ce qu’il tire de ses propres créations.
J’ai parlé plus haut de l’incroyable rapidité avec laquelle la pensée s’effectue chez certains aliénés, notamment dans les accès de manie aiguë. Une personne qui a perdu autrefois l’intelligence et est rentrée depuis en complète possession de son bon sens, me disait se rappeler que, durant sa folie, elle voyait une foule de choses en même temps, qu’elle n’avait jamais tant pensé, si vite et sur des sujets si différents. Il une paraît incontestable que, dans le rêve, le jeu de la pensée se fait presque toujours avec une aussi grande rapidité. Cette extrême volubilité de certains fous, qui trahit la volubilité de la pensée, aurait lieu dans le rêve, si nous pouvions dire tout haut au fur et à mesure ce que nous rêvons. Je une souviens qu’un jour, couchant dans la même chambre qu’un de mes frères, je l’entendis qui prononçait en dormant des mots inarticulés, ou pour mieux dire, des mots commencés et non finis, le tout avec une extraordinaire vivacité. Dans ce cas, il procédait, à ce qu’il une semble, comme certains aliénés qui pensent et parlent si vite qu’ils ne se donnent pas le temps d’achever leurs phrases. Malheureusement ces rêves parlés, si je puis ainsi m’exprimer, sont extrêmement fugaces; on n’est pas en état de se les rappeler au réveil, et on ne peut dès lors les comparer avec les mots qu’on a pu prononcer, qu’un tiers a pu entendue, pour vérifier s’ils correspondent, dans leur succession, aux images du rêve; c’est ce qui arriva pour mon frère, car, à son réveil, il avait tout oublié.
J’avais, il y a vingt-cinq ans, l’habitude de lire tout haut à ma mère, et il arrivait souvent que le sommeil me gagnait à chaque pause, à chaque alinéa; cependant je me réveillais si vite, que ma mère ne s’apercevait de rien, si ce n’est qu’elle observait que je lisais parfois plus lentement. Eh bien! durant ces secondes d’un sommeil commencé et chassé aussitôt par la nécessité de continuer la lecture, je faisais des rêves fort étendus, rêves qui embrouillaient ma pensée et nuisaient d’ordinaire chez moi à l’intelligence du livre.
Mais un fait plus concluant pour la rapidité du songe, un fait qui établit à mes yeux qu’il suffît d’un instant pour faire un rêve étendu, est le suivant : J’étais un peu indisposé, et me trouvais couché dans ma chambre, ayant ma mère à mon chevet. Je rêve de la Terreur; j’assiste à des scènes de massacre, je comparais devant le tribunal révolutionnaire, je vois Robespierre, Marat, Fouquier-Tinville, toutes les plus vilaines figures de cette époque terrible; je discute avec eux; enfin, après bien des événements que je ne me r’appelle qu’imparfaitement, je suis jugé, condamné à mort, conduit en charrette, au milieu d’un concours immense, sur la place de la Révolution; je monte sur l’échafaud; l’exécuteur me lie sur la planche fatale ,il la fait basculée, le couperet tombe; je sens ma tête se séparer de mon tronc; je m’éveille en proie à la plus vive angoisse, et je me sens sur le cou la flèche de mon lit qui s’était subitement détachée, et était tombée sur mes vertèbres cervicales, à la façon du couteau d’une guillotine. Cela avait eu lieu à l’instant, ainsi que ma mère me le confirma, et cependant c’était cette sensation externe que j’avais prise, comme dans le cas cité plus haut, pour point de départ d’un rêve où tant de faits s’étaient succédé. Au moment où j’avais été frappé, le souvenir de la redoutable machine, dont la flèche de mon lit représentait si bien l’effet, avait éveillé toutes les images d’une époque dont la guillotine a été le symbole.
Je pourrais aussi citer d’autres exemples; mais je une borne à ce ceux qui me paraissent les plus décisifs. L’accélération de la pensée appartient donc au rêve comme à l’aliénation mentale, comme à tous les moments d’émotion profonde, de trouble extrême. Bien des gens, dans des dangers imminents, omis ainsi vu les pensées s’offrir en foule à leur imagination effrayée. Car le cerveau est comme le cœur; l’émotion en accélère les battements. C’est, en effet, aussi par la rapidité de l’association des idées que la passion se rapproche de la folie, et bien qu’on y observe plus de régularité, on y retrouve plusieurs des circonstances propres au trouble intellectuel qui constitue le rêve.
Dugald Stewam a fort bien montré combien cette rapidité de la pensée contribue, pendant le sommeil, à effacer en nous la notion du temps. Toutefois, ainsi que j’aurai occasion de le rappeler plus loin, cette notion se conserve parfois dans le sommeil, et elle tient vraisemblablement à une faculté spéciale de l’esprit qui peut être plus ou moins développée, suivant les personnes.
Le jugement ayant besoin pour s’exercer normalement de l’intégrité d’action des facultés, conséquemment du libre jeu des organes placés dans la dépendance immédiate du cerveau, on comprend qu’il soit lésé toutes les fois que ces organes sont altérés, ou même simplement engourdis, surexcités. Voilà pourquoi dans la folie comme dans le rêve, nous ne parvenons pas à rectifier les idées fausses que nous suggèrent des impressions incomplètes et des sensations de diverses natures. Nous portons sans doute encore en rêvant des jugements, nous comparons, nous raisonnons d’une manière plus ou moins imparfaite, mais ces jugements sont comme ceux de l’aliéné, ils offrent toujours quelque chose d’erroné et d’absurde; cela tient à ce que dans le sommeil comme dans les maladies mentales, il y a toujours quelques fibres de l’encéphale dont l’action est suspendue ou arrêtée. Ces jugements que nous formons dans le songe, sont plus soumis que ceux de la veille à l’influence de nos passions, de nos instincts qui en fournissent les éléments. Car, ainsi que je l’ai dit, nous nous retrouvons dans le rêve avec le même caractère que dans la vie réelle; nous y sommes susceptibles des mêmes entraînements et des mêmes penchants. Il y plus; en vertu de l’exagération résultant de l’influence concentrée des organes internes sur l’esprit pendant le sommeil, ces passions arrivent souvent dans le songe à un degré de force et de violence qu’elles n’ont pas dans la veille. Je l’ai déjà noté plus haut. Par exemple, la vanité, l’orgueil s’exaltent comme la colère et la peur. Nous prenons alors pour des découvertes importantes, des créations admirables, des chefs-d’oeuvre, certaines conceptions qui, présentes encore à notre esprit au réveil, sont bientôt reconnues pour des absurdités ou des banalités. Nous nous imaginons avoir composé de superbes vers, de magnifiques discours, et ces compositions du songe se trouvent être des vers faux ou un tissu de phrases incomplètes ou confuses. Je crus une fois, en rêve, avoir écrit une magnifique pièce de vers latins; quelques-uns de ces vers me restaient en mémoire après mon réveil; je m’aperçus que ce n’était que des vers d’Horace horriblement estropiés. De pareilles illusions se présentent également chez l’aliéné, car dans son délire comme dans le rêve de l’homme sain, les passions s’exaltent. Il prend pour des ouvrages remarquables les pages incohérentes qu’il griffonne, pour des conceptions de génie les sottises qui lui traversent l’esprit. On peut admettre que dans le rêve, ainsi que dans la folie, l’ensemble de certaines fibres cérébrales conserve son jeu régulier; dans le premier état, parce que l’engourdissement ne les a pas gagnées; dans le second, parce qu’elles ne sont pas atteintes du trouble qui affecte les autres. L’esprit est alors apte à raisonner juste dans la limite des conceptions et des jugements à la production desquels ces fibres concourent). Mais du moment que ces conceptions ou ces jugements amènent l’ébranlement d’autres fibres, l’erreur ou le délire l’envahit. La monomanie et le rêve lucide nous offrent des exemples de ces deux modes d’exercice partiel de la raison.
Voici deux observations qui feront ressortir l’analogie que je signale ici :
Une vieille dame de ma ville natale, atteinte d’un commencement de démence sénile, s’imaginait être morte, et cependant elle comprenait fort bien qu’elle prenait tous les matins son chocolat. Que l’on pu manger étant morte, cela l’étonnait. Son jugement subsistait assez pour apprécier l’étrangeté d’un pareil fait, mais il n’avait pas assez gardé son intégrité pour qu’elle pu reconnaître qu’elle était dupe d’une idée délirante; elle se bornait à déclarer la chose étrange, et ajoutait simplement qu’on avait depuis peu fait tant de découvertes, qu’il n’était pas impossible qu’on eut trouvé le moyen de faire déjeuner les morts.
Il y a environ deux ans, une semaine s’était écoulée depuis le décès de M.L…, dont j’avais été le collègue et aux obsèques duquel j’avais assisté, quand je le vis très distinctement en rêve. Il était assis à sa table de travail dans la bibliothèque de l’Institut. Sa présence me surprit beaucoup, et je lui demandai avec une vive curiosité comment, ayant été enterré, il avait pu revenir en ce monde. M. L… m’en donna une explication qui, on le devine, n’avait pas le sens commun et dans laquelle se mêlaient des théories vitalistes que j’avais récemment étudiées. Tout ce qu’il me dit me parut d’un haut intérêt. Comme chez la vieille dame de tout à l’heure, la raison avait encore chez moi assez d’influence pou que je comprisse l’étrangeté de l’idée dont j’étais le jouet, mais ce reste de bon sens ne suffisait pas à me faire comprendre l’absurdité de l’explication que mon imagination me suggérait. Cet exemple, auquel il serait facile d’en joindre beaucoup d’autres, montre que des illusions du même ordre peuvent se présenter à l’esprit du fou et du rêveur, et que le jugement est, dans les deux états, parfois lésé de la même façon. L’hallucination du songe comme celle de la folie, entraîne l’esprit à des conceptions que la raison n’est pas assez forte pour repousser .
Je terminerai les rapprochements que me fournissent le rêve et l’aliénation mentale, en signalant une dernière analogie. Le rêve n’est le plus souvent, comme je l’ai dit plus haut, qu’un rappel d’images déjà perçues, d’idées déjà formulées par l’esprit, mais que l’imagination combine dans un nouvel ordre. Le souvenir y joue encore plus de rôles que l’invention. De même, dans la folie, tel fait, telle image qui vient tout à coup s’offrir aux yeux de l’esprit malade, telle parole qui frappe les oreilles, n’est autre chose qu’une image qui a jadis produit sur nous une impression profonde, qu’une parole retenue et qui revient en mémoire, comme cela nous arrive pour une foule de mots.
Tout dernièrement une hallucination hypnagogique que j’ai éprouvée et que j’ai rapprochée de certains faits d’aliénation mentale a achevé de me confirmer dans cette opinion. Au moment de m’endormir, j’apercevais suivant mon habitude, les yeux fermés, et dans l’obscurité de ma chambre, une foule de têtes grimaçantes et de figures fantastiques, figures dont quelques-unes ont produit assez d’impression sur moi pour que je me les représente encore fidèlement. Or je vis d’abord les traits d’une personne qui m’avait rendu visite deux jours auparavant, et dont la physionomie originale et quelque peu ridicule m’avait frappé. Puis je vis, et c’est ici qu’est le fait curieux, ma propre figure très distincte qui disparut ensuite pour me faire place à une nouvelle, à la manière de ce que l’on nomme fantasme, ou en anglais dissolving views. Le lendemain, réfléchissant sur cette bizarre hallucination, je me rappelai que la veille je m’étais longtemps regardé dans le miroir, afin de découvrir dans mes yeux quelques-uns des symptômes apparents du mal dont ils sont affectés.
Voici maintenant un second fait qui, pour la sensation de l’ouïe, correspond exactement au précédent, et m’est aussi personnel. Un soir, lorsque j’étais dans un état intermédiaire entre la veille et le sommeil, je m’entends parler très distinctement, comme si je prononçais un discours dans quelque salle sonore. Certains mots surtout, certaines phrases frappent mon oreille. Tout à coup on entre dans ma chambre avec de la lumière, et l’on me ramène soudain sur la scène de la vie réelle. Je réfléchis à ce qui vient de m’arriver, et je reconnais, dans les phrases articulées par moi mentalement, des bouts de phrases qui appartenaient à un morceau de ma composition dont j’avais depuis peu de temps donné à mes amis lectures, à plusieurs reprises différentes.
Ainsi se confirmait ce que j’ai montré dans les chapitres qui précèdent : par un jeu mystérieux de notre intelligence, il se fait des retours soudains d’une impression antérieure, d’une perception déjà ancienne, lorsque l’esprit a été fortement affecté par celle-ci. En vertu d’une prédisposition particulière, le cerveau peut reproduire de lui-même, sans le concours de la volonté, des actes de la vie mentale et des impressions sensibles. Ce n’est pas là une faculté propre à certains individus; c’est plutôt le résultat d’un état physique, d’une condition momentanée et occasionnelle du système nerveux. Il semble que certaines parties de notre cerveau soient sujettes, comme je l’ai déjà dit plus haut, à des mouvements spasmodiques tout semblables à ceux qui agitent les membres et les muscles de l’épileptique, ou la face d’un homme atteint un tic : ils reviennent par intervalles, indépendamment de la volonté, et sont soumis à des variations dont nous ne pouvons pas apprécier les lois.
Dans l’hallucination, comme dans le rêve, les idées s’offrent spontanément à l’esprit sans être appelées, par un mouvement intestin spécial, un jeu automatique de l’intellect, qui n’apprécie plus les circonstances externes propres à nous en montrer le vide et l’absurdité.
Ainsi, plus on pénètre dans les opération de l’esprit, endormi ou aliéné, plus on se convainc que ces opération s’effectuent d’une façon analogue, mieux on constate que le mécanisme de la pensée se fait de la même manière incomplète; c’est donc par l’étude comparée de ces deux ordres de phénomènes qu’on pourra les éclairer, en mieux saisir les particularités, et découvrir peut-être quelques-unes des lois qui régissent à la fois le plus bizarre et le plus triste des phénomènes de l’esprit de l’homme.
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