mercredi 16 mars 2011

L.-F. Alfred Maury : Le sommeil et les rêves : 7/9



Chapitre VII

[7/9]


DE L’ALIÉNATION MENTALE ET DU DÉLIRE : THÉORIE DES HALLUCINATIONS

En faisant ressortir les analogies du rêve et de l’aliénation mentale, je n’ai pas prétendu identifier ces deux états, et donner le sommeil comme n’étant qu’une folie qui alterne avec la raison, qu’une aliénation mentale périodique. D’ailleurs la folie, à ne l’entendre que sous le rapport psychologique, est un terme un peu vague, et ne constitue pas une espèce bien tranchée, bien caractérisée. Rapprocher le rêve de la folie n’éclaire pas la nature du rêve, si l’on ne s’entend préalablement sur ce que c’est que la folie. Les maladies de l’esprit sont de formes aussi variées, aussi changeantes que les conceptions intellectuelles mêmes. Voilà pourquoi quand on essaye de classer les diverses aliénations mentales, en prenant pour guide les différentes espèces du délire, on rencontre d’insurmontable embarras. La tâche n’est pas moins difficile que si l’on cherchait à classer les différentes intelligences suivant la nature, la direction des idées qui lui sont propres.
Il faut bien distinguer dans l’aliénation mentale ce qu’on peut appeler le délire et la maladie proprement dite. Le délire est un trouble de l’intelligence qui fait que nos idées s’égarent, deviennent vagues ou déraisonnables, et peuvent avoir pour conséquences des actes insensées, s’allier à des hallucinations. Il n’est point cependant un symptôme particulier à la manie, c’est-à-dire à la folie par excellence; il accompagne souvent diverses autres maladies, la méningite, la fièvre typhoïde, la variole, la gastrite aiguë, l’épilepsie, la pneumonie, l’hypocondrie, l’hystérie, le ramollissement cérébral, la paralysie, etc. Dans les diverses formes qu’il revêt on retrouve toujours une association vicieuse des idées, et le plus habituellement des hallucinations et des entraînements irrésistibles. Le rêve, constituant un délire passager, se rapproche de la manie, uniquement parce que celle-ci a pour symptôme le plus apparent un délire partiel ou général. Mais, envisagée médicalement, l’aliénation mentale est une maladie caractérisée, tenant à un état pathologique spécial de l’encéphale malheureusement encore inconnu; tandis que le sommeil n’est qu’un simple relâchement avec congestion passive du système célébro-spinal. La folie est-elle due à un ramollissement, une décomposition de la substance grise du cerveau, à une inflammation des méninges avec infiltration, une congestion excessive des vaisseaux de l’encéphale, une érosion des couches corticales, un épanchement de sérosité dans les ventricules, une surexcitation trop prolongée de l’action nerveuse? Est-ce le résultat de ces divers accidents qui engendrent chacun une maladie mentale propre? Nous l’ignorons; et tant que l’anatomie et la physiologie n’auront point éclairé ce problème, les classifications des maladies mentales demeureront artificielles et incomplètes; on en sera réduit à prendre pour caractères différentiels les diverses formes du délire, ce qui, ainsi que je viens de le faire observer, ne saurait fournir que des données insuffisantes, le délire n’étant point la folie. Un fébricitant peut être le jouet de la même conception chimérique que le maniaque, et cependant leur état morbide respectif est assurément très différent. J’ai dit plus haut qu’après avoir eu la rougeole à l’âge de dix-sept ans, je fus atteint d’une fièvre ardente avec délire; dans ce délire, je m’imaginais être chancelier de France. Un fou aurait pu avoir la même idée, sans que pour cela sa maladie offrit rien de commun avec la mienne. On peut sans doute montrer que le délire simple n’est qu’une forme du trouble intellectuel qui se manifeste dans l’aliénation mentale, ainsi que l’a fait M. J. Moreau; mais cela ne prouve pas l’identité des causes pathologiques, autrement dit des maladies qui amène les deux états. Ce savant médecin a très bien établi que le délire se rattache au même ordre de désordre de l’esprit que celui qui se produit chez le maniaque; mais il ne soutient pas, je le pense, que la fièvre qui engendre l’un, soit identique ou très analogue à la décomposition cérébrale, à l’excitation névropathique qui amène l’autre. Assurément, puisqu’on observe un trouble mental du même ordre, le cerveau, c’est-à-dire l’organe de la pensée, les sens, c’est-à-dire qui transmettent au cerveau les sensations que perçoit aussitôt l’esprit, sont affectées d’une manière analogue. Mais les deux causes qui déterminent ce bouleversement des facultés ne peuvent être identifiées. Dans un cas, le mal est simplement sympathique, dans l’autre il est idiopathique. Ajoutons que pour cette distinction soit vraie, il est nécessaire de séparer la folie de divers troubles intellectuels confondus avec elle, et provenant de la réaction sur le cerveau de maladies dont sont affectés d’autres organes, distinction que les aliénistes n’ont pas toujours pas toujours suffisamment faite. Il va ensuite de soi que si le trouble sympathique du cerveau se prolonge, celui-ci peut s’altérer à son tour, devenir le siège d’une véritable maladie, distincte de la première, et engendrer alors une véritable folie. Ces productions de maladies par voie de réaction et de sympathie n’empêchent pas qu’on ne doive les distinguer et les classer.
Ce côté pathogénique ici réservé, et l’étude de l’aliénation mentale réduite à celle des seuls phénomènes psychiques et psycho-sensoriels, il faut reconnaître, avec M. J. Moreau, qu’il n’existe pas de séparation bien tranchée entre le délire et la folie.
Le délire tient à la fois à la nature de l’affection qui l’engendre et à la tournure d’esprit de celui qui y est en proie. Voilà pourquoi il est aussi multiple dans ses apparences que l’esprit humain même. Visitez une maison d’aliénés; vous verrez combien les délires sont variés. Mais dans cette variété règne une assez grande uniformité qui tient à l’influence d’un mal toujours identique pour le fond. Le cerveau et les nerfs sont affectés d’une certaine façon, d’où naissent des délires analogues, bien que chacun ait sa physionomie propre. Il y a des délires de grandeur, d’amour, de crainte, d’abattement, etc. Les médecins en concluent qu’il faut établir dans la folie autant de subdivision qu’il existe de catégories générales de délires. Mais notons que ces mêmes délires de grandeur, d’amour, de crainte, d’abattement, etc., reparaissent dans les songes. Toutes les chimères qui peuvent leurrer l’imagination du fou se présentent à nous en rêve; preuve que les formes du délire ne sauraient servir de base à une classification des maladies mentales. Les passions interviennent naturellement dans le délire, comme dans les conceptions de l’homme éveillé et raisonnable; elles se mêlent à nos idées; elles influent sur nos déterminations et nos actes. Et dans le rêve il est facile de reconnaître l’influence de ces mêmes passions. Un de mes amis, très enclin à la colère, m’avouait qu’il se mettait souvent en colère dans ses rêves; un autre, porté vers les femmes, me disait qu’il faisait fréquemment des rêves amoureux; enfin un troisième, qui convenait de sa disposition à broder les anecdotes et à mentir, ajoutait : «C’est plus fort que moi, c’est dans ma nature, et la preuve, c’est qu’en songe il m’arrive bien souvent de mentir sciemment.»
Les passions forment donc un des éléments du délire, et comme elles sont beaucoup moins variées que nos idées, elles lui impriment cette uniformité générale, prise par de divers médecins pour la preuve de la coïncidence de certains genres de délire avec telle ou telle nature d’aliénation mentale.
Ces délires, malgré leur analogie, peuvent procéder de causes très diverses. Ainsi que l’ont remarqué, depuis Bacon, bien des philosophes, ce n’est pas la différence des phénomènes, mais leur indépendance réciproque qui doit les faire attribuer à des causes différentes; réciproquement, des phénomènes psychiques analogues ne peuvent être rapportés à une même cause qu’autant que les maladies qui les engendrent sont dépendantes les uns des autres. Ce n’est donc pas par la nature du délire, mais par celle des affections qui l’engendrent, qu’il faut classer les folies.
Nul doute que, selon la partie du cerveau ou du système nerveux qui est attaquée, selon le genre de lésion des organes de la vie intelligente, telle ou telle passion ne puisse être plus ou moins surexcitée ou affaiblie; et c’est en ce sens que la forme du délire peut mettre sur la voie de l’espèce d’affection cérébrale dont est atteint l’aliéné. La folie paralytique est liée généralement, par exemple, à des chimères de fortune, de puissance, à des idées de grandeur, l’hystérie à des préoccupations mystiques ou amoureuses. Mais ces formes du délire sont un simple indice et non l’anatomie pathologique, la physiologie qui pourront seules nous le révéler.
Dans le sommeil, il y a affaiblissement de la force nerveuse par suite de l’exercice prolongé de l’activité; le délire du rêve naît simplement de l’engourdissement des organes et du jeu incomplet du cerveau. Dans l’aliénation mentale, au contraire, le délire est la conséquence d’un trouble passager ou permanent dans l’économie, trouble dû à l’altération des organes. Cette altération peut se produire à raison du développement d’un germe morbifique héréditaire, ou d’une excitation excessive du système nerveux réagissant sur l’encéphale, au point d’y amener un commencement de désorganisation. Une fois le trouble installé par la maladie dans le cerveau, les actes comme les idées deviennent déraisonnables; nous ne percevons plus normalement; notre attention est affaiblie, notre jugement vicié; des hallucinations entretiennent notre délire qui prend alors le caractère chronique.
Dans la manie, ce sont en quelque sorte toutes les facultés intellectuelles qui se trouvent bouleversées; nos paroles, nos actes dénotent un délire incessant; aussi le délire maniaque est-il celui qui se rapproche davantage du rêve. Même incohérence, mêmes hallucinations, mêmes invraisemblances, mêmes absurdités dans les conceptions. La folie avec délire circonscrit, et portant seulement sur un ordre particulier de faits, autrement dit la monomanie ou folie lucide, se distingue au contraire bien nettement de l’état de rêveur. Aucune faculté ne paraît altérée, le cerveau fonctionne presque normalement, la volonté est puissante; l’attention n’a rien perdu de son énergie; la mémoire n’est ni affaiblie, ni surexcitée; seulement des idées fausses et chimériques, des entraînements irrésistibles dominent de temps à autre le malade. Ici, ce sont visiblement des altérations très partielles ou des surexcitations très locales qui dénaturent certaines opérations de l’esprit. Le monomane pourra rêver, et il ne confondra pas, comme le fait souvent le maniaque, le rêve avec la réalité, car son délire n’a rien de l’incohérence et de l’absurdité du songe; il est simplement dominé par une conception chimérique, du nombre des celles qui se présentent parfois à l’esprit le plus sain, mais qui sont alors promptement dissipées par la réflexion.
En effet, il surgit souvent dans notre esprit des idées véritablement folles, que rien n’appelle dans le travail intellectuel, et qui sont sans doute provoquées par des réactions nerveuses internes. Ces idées folles apparaissent dans notre tête, de la même façon que certains mots, certains noms viennent tout à coup à l’esprit, sans que nous sachions comment. J’ai parlé plus de ces mots, lesquels, ainsi que les images visibles, constituent le fond des rêves. Lorsque nous sommes éveillés, que la volonté et l’attention dirigent notre pensée, ces apparitions de mots et d’images ne se produisent guère, ou, si elles ont lieu, le travail d’association des idées auquel nous nous livrons les chasse immédiatement. Mais quand nous abandonnons comme les rênes de notre esprit, que nous laissons l’imagination chevaucher à l’aventure, ce qui a surtout lieu dans la rêvasserie, les images et les mots s’offrent alors en grand nombre à notre imagination, qui devient un véritable automate. Dans le rêve, nous assistons en spectateur, non en acteur, à cette succession d’images et d’idées évoquées par les mouvements intestins et spontanés du cerveau, provoqués par les sens où retentissent les impressions qu’ils ont jadis éprouvées.
Quand l’homme est sain et éveillé, il conserve le pouvoir de dissiper ces images, ces idées qui se font jour d’elles-mêmes en lui. Mais quand la surexcitation produite par quelques-unes d’entre elles est extrême, et cela sans doute à raison de la faiblesse ou de l’excitation du système nerveux, ces idées ou ces images reviennent avec importunité; on a beau les conjurer, elles ne sont que les plus instantes, et l’esprit finit par en subir la tyrannie. C’est alors que la monomanie se déclare; l’homme n’a plus sa liberté : une sorte d’hallucination s’empare de lui.
Les idées, comme l’observe M. Baillarger, s’imposent alors; on est forcé de les subir. Entraîné à chaque instant par ces idées spontanées et involontaires, le malade cesse de pouvoir fixer son attention et tout travail par lui suivi devient impossible. Après avoir vainement lutté contre cette puissance qui le domine, il est conduit le plus souvent à des explications erronées; il attribue, par exemple, les idées qui l’obsèdent à un être étranger.
Dans cet automatisme, les passions, les préoccupations, les idées qui se font jour, tranchent d’ordinaire avec la nature qu’on connaissait au malade avant l’invasion du mal; parfois elles n’en sont que l’exagération. Leur caractère d’irrésistibilité les distingue, d’ailleurs, de ces impulsions que nous dirigeons un peu à notre guise, comme cela se passe pour l’inspiration proprement dite, où sur un fond automatique l’homme greffe en quelque sorte sa volonté. De là des inspirations, des entraînements d’un ordre tout actif, que Leuret a judicieusement distingués de ceux qu’il appelle passifs et dans lesquels l’homme n’a plus conscience de l’activité de son être intellectuel et normal.
La période intermédiaire entre la raison ébranlée et la folie déclarée est celle où se manifestent ces luttes du jugement formé par les sensations vraies antérieurement perçues et des sensations fausses qui assiégent l’esprit. Le docteur Renaudin, dans un ouvrage fort remarquable, intitulé : Études médico-psychologiques sur l’aliénation mentale, a parfaitement décrit ce qui se passe alors. Je le laisse parler :
«L’intervalle qui sépare l’impression hallucinatoire de l’entraînement psychique qui en est le résultat constitue, au point de vue du délire, une sorte de période d’incubation pendant laquelle le sujet est en proie à une vive inquiétude. Lorsque plus tard on arrive à bien connaître le malade, soit par observation directe, soit par la manifestation de ses pensées délirantes, on découvre qu’une lutte longue et pénible s’est établie dans le principe entre sa raison et les sensations dont il a fini par être le jouet, et c’est quelquefois aux diverses circonstances de cette lutte qu’on peut attribuer la forme typique de l’aliénation mentale. L’aliéné, sous la première influence de sa préoccupation, dissimule d’abord son état, parce que, d’une part, il ne veut pas exciter le rire de ceux qui ne les comprennent pas. Il doute encore que déjà il est irrésistiblement entraîné par une impulsion instinctive plus forte que sa raison. C’est un nouveau besoin qui s’éveille et qui ne tardera pas à le dominer. Mais une fois cette limite franchie, l’action des causes complique de plus en plus la situation, dont on reconnaît trop tard la gravité. On croit à une invasion subite, quand, au contraire, l’hallucination, organisée depuis longtemps, est devenue, pour ainsi dire, une fonction nouvelle avec ses corrélations et ses sympathies physiques.»
C’est donc bien souvent une hallucination répétée, reproduite sous diverses formes, qui est le point de départ de la folie; c’est elle qui introduit un premier élément de désordre, lequel en amène d’autres, et si dans certains cas l’hallucination est le résultat d’un trouble fortuit de l’économie, de l’invasion subite d’un mal, en d’autres elle est elle-même le premier terme d’une excitation prolongée due à une passion toujours active, toujours de plus en plus impérieuse, passion qui procède elle-même d’un état idiopathique de l’organisme, que l’éducation, le genre de vie ont pu accroître.
Qu’une personne soit, par exemple, naturellement craintive et préoccupée de l’idée de n’avoir rien à démêler avec la police, si elle vient à rencontrer un individu offrant quelque apparence d’être un agent de police et qui la regarde fixement, elle en éprouvera une vive frayeur. Certaines fibres nerveuses seront alors violemment affectées chez elle, et cette impression profonde aura pour effet d’amener plus tard des retentissements répétés de l’action nerveuse que la personne avait éprouvée; celle-ci reverra en esprit le prétendu agent de police dont la figure, l’aspect s’offriront soudainement à son imagination, quand même elle sera occupée d’autres réflexions; et les apparitions ne tarderont pas à être si vives et si multipliées, qu’il lui deviendra de plus en plus difficile de les dissiper. À la fin, elle se sentira complétement impuissante; la figure de l’agent de police siégera à peu près d’une manière permanente dans son cerveau; c’est-à-dire que le mouvement cérébral qui détermine le rappel de cette figure se produira d’une manière spasmodique, de la même façon que nous voyons tel muscle battre ou s’agiter chez nous, par suite d’une affection rhumatisante, sans le pouvoir de le retenir. À dater de ce moment, la personne sera définitivement aliénée; elle se croira incessamment poursuivie par un agent de police, et ainsi que cela a lieu dans le rêve, son esprit bâtira de nouvelles conceptions chimériques sur cette première idée, qui s’objective de plus en plus pour elle et arrivera à constituer une véritable hallucination.
Tel est le caractère du délire chez le monomane, et l’on voit ainsi en quoi il diffère du rêve, avec lequel il a pourtant encore plus d’un point en contact. Mais on ne doit point oublier que le délire dans l’aliénation mentale est généralement précédé de modifications profondes dans le caractère, accompagné de dépravation dans les goûts dont le songe ne saurait fournir d’exemples. C’est que chez le fou le trouble intellectuel est étendu et permanent, qu’il tient à une altération constitutive du système nerveux ou de l’encéphale, et ne résulte pas simplement d’un arrête partiel, d’un engourdissement.
J’ai dit plus haut que les songes reproduisent les passions et les idées de la veille; les facultés seules s’exercent incomplètement. Chez l’aliéné, au contraire, tout est perverti; l’homme n’est plus, durant les accès ou depuis l’invasion du mal, ce qu’il était antérieurement; l’altération de l’organisme a amené une transformation du caractère et des idées; et c’est en cela surtout que le délire du fou se distingue du simple rêve.
Mais quand à l’engourdissement amené par la fatigue se joint un certain degré de surexcitation qui persiste malgré la tendance au repos, quand le rêve est agité et accompagné d’une exaltation partielle de la sensibilité, l’état du dormeur se rapproche davantage de celui de l’aliéné. Les sens ne donnent plus la véritable mesure des impressions.
Non seulement le jugement qui permet d’apprécier l’intensité de la sensation fait défaut, mais l’hyperesthésie est manifeste. Nous éprouvons alors de violentes terreurs, comme cela a lieu dans le cauchemar; nous sommes pris d’aversions profondes ou de colères vives. Le trouble de l’économie réagit sur les images et les idées du rêve, et celui-ci se rapproche davantage du délire du fou.
Ces observations sont applicables à l’ivresse, qui engendre un délire passager, comme celui du sommeil, mais plus agité, plus violent. L’action des alcooliques entrave le jeu des facultés intellectuelles, émousse ou surexcite les sens, provoque des hallucinations, frappe les membres d’une paralysie incomplète. Il peut arriver alors que notre caractère soit momentanément métamorphosé. Nous prenons une gaieté bruyante, nous entrons dans des accès de rage, nous éprouvons des sentiments amoureux. Ces altérations du caractère se lient, comme chez le fou, aux troubles intellectuels et prouvent que les facultés affectives ne sont pas moins atteintes que les facultés raisonnantes. L’imagination proprement dite, c’est-à-dire l’aptitude à faire naître spontanément en soi des images et des idées, sans le travail prolongé de la réflexion, acquiert plus de puissance et plus d’énergie, si la dose de liquide ingéré n’a pas amené la torpeur : nouveau trait qui rapproche l’ivresse à la fois du rêve et de l’aliénation mentale. Car chez le fou, de même que chez le dormeur qui rêve, les images et les idées spontanées surgissent en bien plus grand nombre que dans l’état de raison et de veille. De là, la loquacité de l’homme ivre et du maniaque; de là, la rapidité et l’abondance des visions dont se compose le songe. Mais pour que cette surexcitation de l’imagination se produise, il faut que la dépression cérébrale amenée par l’engourdissement du sommeil, par la congestion que détermine l’abus des alcooliques, par l’affection nerveuse et cérébrale, ne soit pas assez forte pour arrêter le jeu de cette faculté même; car alors, je le répète, l’esprit tombe dans un état de torpeur et d’inaction; il devient comme hébété; c’est ce qui s’observe dans l’ivresse la plus complète, dans la démence, et sans doute aussi dans ces sommeils profonds où l’esprit ne rêve plus, n’a du moins que des conceptions vagues, fugaces et totalement incohérentes.
Pour compléter l’idée qu’il faut, à mon avis, se faire de l’aliénation mentale dans ses rapports avec le rêve, il importe de bien saisir le mode de production de l’hallucination, un des phénomènes générateurs du délire, comme on vient de le voir; et dans ce but, je crois bon de reproduire ce que je disais à la Société médico-psychologique, dans la séance du 31 mars 1856. On retrouvera sans doute dans cet exposé la répétition de quelques-unes des vues développées plus haut; mais cette répétition est indispensable à l’intelligence de l’hallucination en elle-même.
Au point de départ, des erreurs des sens dont l’esprit est le jouet, nous trouvons d’abord l’illusion. L’illusion est un phénomène tout sensoriel. Les sens, soit parce qu’ils sont émoussés, affaiblis, soit parce que leur appareil est le siège d’une maladie, transmettent au cerveau des sensations incomplètes ou imaginaires que notre esprit interprète, et dont il tire de fausses conséquences. Ainsi, un myope voit d’une manière confuse un objet à distance, et il lui prête, sous l’empire d’une préoccupation, une forme autre que sa forme réelle. Un homme atteint de rétinite voit subitement une flamme, et en conclut l’existence d’une lumière ou l’apparition d’un éclair. Quand l’esprit est prévenu, il n’est pas dupe de ces illusions et il les rectifie par la réflexion. Mais dans le premier moment, et par l’effet de la préoccupation que produit la passion, la peur notamment, nous nous hâtons de tires des conséquences de nos sensations confuses ou maladives. Un mur blanc, la nuit, nous paraît de loin un fantôme; un tintement d’oreilles se transforme pour nous en un bruit de tocsin ou de canon.
Ainsi, on le voit, l’illusion des sens n’est pas le résultat de la réflexion, de la concentration, de la pensée réfléchie sur une sensation, c’est l’effet du jugement instantané que l’esprit porte sur une sensation incomplète ou maladive. La condition nécessaire pour que l’illusion produite par les sens devienne un erreur de l’esprit, c’est que l’esprit soit sous l’empire d’un sentiment qui lui enlève son libre et complet exercice.
Lorsque l’appareil sensoriel est profondément altéré, lorsque le trouble s’étend pour ainsi dire jusque dans les racines qu’il a dans l’encéphale, l’illusion est plus durable et plus entraînante. L’individu ne se borne pas à prendre des objets mal vus, des sons mal entendus, des corps mal explorés par le contact, pour des êtres et des phénomènes imaginaires, il voit, il sent, il entend, il touche ce qui n’existe pas, et il a alors besoin d’une réflexion beaucoup plus prolongée, d’une comparaison plus attentive, pour reconnaître qu’il est dupe d’une aberration sensorielle. Ces sortes d’illusions, que j’appellerai volontiers encéphaliques, par opposition aux premières, qui ne sont que sensorielles, se produisent dans certaines maladies du système nerveux et du cerveau; elles peuvent devenir par l’impression fâcheuse qu’elles produisent sur l’esprit si celui-ci est déjà agité, excité, le point de départ d’une manie ou d’une monomanie. Alors encore, ce n’est pas la concentration de la pensée sur un objet, sur un fait qui produit l’illusion; il y a là un phénomène sensoriel et morbide qui peut même, comme l’a montré le docteur Michéa par des exemples curieux, ne se produire que dans un œil, une seule oreille, et aussi certainement dans une seule partie tactile du corps. Les illusions de l’ouïe du sourd et de la vue chez l’aveugle appartiennent à cette catégorie d’illusions encéphaliques, lesquelles ont vraisemblablement pour siège les racines mêmes des nerfs sensitifs. Les aliénés sont plus sujets que d’autres aux deux genres d’illusions. Cela tient à ce qu’ils sont dominés par des préoccupations constantes et que leurs jugements sont toujours incomplets.
Mais à côté de ces illusions ayant leur origine dans les sens, il y a celles qui viennent de l’intelligence. Notre esprit peut être en proie à une agitation maladive; il peut être dominé par des sentiments qui l’obsèdent et se présentent à lui, même lorsqu’il les fuit ou qu’il y pense le moins. Si ces sentiments remuent assez le cerveau pour que les racines des nerfs sensitifs en reçoivent le contre-coup, nous sommes alors affectés de fausses sensations; mais celles-ci ne tiennent plus à la maladie ou à l’influence des appareils sensoriaux; elles sont, dans l’encéphale, comme la répercussion du trouble ou de l’excitation intellectuelle; il y a alors hallucination; nous croyons voir, entendre, sentir ce qui est dans notre imagination. Il se passe un phénomène réflexe, comme dans le rêve, et nous assistons au spectacle de nos propres pensées transformées, comme dit M. Lélut, en sensations; autrement dit, notre pensée se réfléchit dans nos sens encéphaliques comme dans un miroir. Mais ici encore ce n’est pas la concentration de la pensée sur un objet qui donne naissance aux hallucinations; elles se présentent tout à coup, spontanément, quand la volonté s’est retirée, de même que dans le rêve quand l’esprit se laisse aller à la contemplation de ses idées et de ses chimères; c’est bien un phénomène de mémoire, car ces idées devenues sensibles ne sont que la reproduction d’objets antérieurement perçus, qu’un assemblage et qu’une combinaison de ce qui est dans les souvenir, dans le foyer imaginatif, mais ce n’est point un phénomène de réminiscence. L’esprit ne cherche pas, ne travaille pas; il ne fait pas comme le peintre qui s’efforce d’évoquer devant les yeux de la pensée la figure qu’il veut représenter, comme le compositeur qui fredonne mentalement les sons qui entrent dans une ariette ou un motet; il est dominé par un objet que la mémoire évoque automatiquement devant lui; et l’impression produite sur l’esprit par cette apparition soudaine, que l’on nomme une hallucination, est celle qui résulte de la réaction qui s’était opérée antérieurement de l’esprit sur la partie encéphalique des nerfs sensitifs, sans que nous en ayons conscience. Tout hallucination est précédée d’une période d’incubation dans laquelle l’esprit fortement agité réagie puissamment sur les nerfs sensitifs, et puis plus tard ces nerfs sont affectés tout à coup sans cause externe; ils sont pris comme d’un mouvement spasmodique, et l’hallucination se produit.
Ces considérations montrent que M. Baillarger a eu raison de ne pas regarder l’hallucination comme le dernier terme, le summum de la méditation, de la réflexion sur un ordre d’idées particulier. Mais d’autre part, il est constaté que, si l’esprit est déjà malade ou excité, la méditation prolongée sur un objet prédispose aux hallucinations. Ce à quoi on avait pensé souvent et longtemps se présente de soi-même à l’esprit devenu passif. Le rêve n’est assurément pas le summum de la réflexion; pourtant ce qui nous a préoccupé fortement le jour se présente à nous de soi-même en songe. Il y a donc, comme le dit M. Baillarger, deux période, l’une de tension et l’autre de détente. C’est à la seconde qu’appartient l’hallucination.
Nous voyons se présenter ici la même condition que pour la production de l’illusion. Il faut que l’esprit soit préoccupé; mais qui dit préoccupation ne dit pas méditation; la préoccupation est quelque chose d’involontaire qui participe du sentiment. Je développe ma pensée par un exemple.
Un homme est poursuivi par la crainte d’être damné. Cette idée le préoccupe, c’est-à-dire qu’elle vient elle-même à la traverse de ses occupations intellectuelles. Le retour fréquent de cette crainte, qui prend sa source dans un sentiment développé naturellement par l’éducation, réagit constamment sur l’esprit, et par contre-coup sur les nerfs sensitifs. Notre homme craint de voir, d’entendre, de sentir le diable. Ses appréhensions agissent à son insu sur la partie encéphalique des nerfs sensitifs, et tout à coup, un beau jour, notre homme voit le diable en personne et entend son ricanement : il ne méditait pourtant pas sur le diable; bien au contraire, cette idée lui faisait peur, il la fuyait; mais il n’en était pas moins sous l’empire de la préoccupation qui s’attachait à cette idée.
Voilà le caractère de la véritable hallucination, de l’hallucination pathologique. Par son mode de production, elle se distingue essentiellement de l’illusion, car elle est le phénomène inverse. Elle part d’une conception associée à une émotion puissante, tandis que l’illusion procède d’une impression incomplète ou imaginaire des organes.
L’hallucination étant un phénomène de mémoire, elle se rattache, par certains côtés, à l’exercice normal de cette faculté. En effet, la mémoire des objets peut se présenter sous deux formes : tantôt nous nous rappelons tout à coup un mot, une personne, un fait qui s’offre à la pensée avec la soudaineté de l’hallucination; tantôt, par un travail de l’esprit, nous retrouvons un mot, un air de musique, nous nous représentons un objet, une figure. Dans le dernier cas, il y a effort et réflexion, circonstance qui sépare davantage la mémoire de l’hallucination. Un tel travail constitue la réminiscence. Mais une fois que spontanément ou après recherche je suis arrivé à me rappeler une chose, il est certain que j’entends, je vois, ou je sens mentalement. Les nerfs sensitifs et l’encéphale sont légèrement affectés, et si ma mémoire est très vive, très puissante, j’ai comme une vue, une audition intérieure. Ce caractère pour ainsi dire représentatif de la mémoire la rapproche de l’imagination, car cette dernière faculté nous permet d’assembler, de grouper, de distribuer dans un ordre nouveau que notre esprit conçoit, des idées et des faits que nous fournit le souvenir. C’est une sorte de kaléidoscope qui fait passer devant nos yeux une série de figures dont les éléments étaient contenus dans la mémoire. Donc, si la mémoire est très vive et très puissante, autrement dit, si les sensations anciennes sont aptes à se répercuter avec force, l’imagination créera à son tour des images ayant d’autant plus de vivacité. Or, dans l’hallucination, la puissance imaginative est encore en jeu, seulement elle agit automatiquement, sans l’intervention de la volonté, conséquemment d’une manière capricieuse et déraisonnable. Les impression anciennes ayant laissé une trace profonde dans l’esprit, l’hallucination qu’engendre l’association de plusieurs de ces impressions offrira tout naturellement un degré de ravivement de l’idée beaucoup plus prononcé et qui sera telle qu’elle se confondra avec la sensation même. Le souvenir, qui n’est qu’une image affaiblie de la sensation, peut être considéré comme arrivant par degrés jusqu’à reproduire la sensation dans toute sa vivacité. Ainsi, il n’y a rien en réalité, quant à la forme du phénomène, qu’une différence d’intensité entre la représentation vive que se fait l’esprit d’une sensation et la sensation externe réelle, entre l’image que l’imagination conçoit, évoque dans toute sa puissance et sa fécondité, et l’image qui constitue proprement l’hallucination. Ceci nous fait comprendre qu’il y a lieu de distinguer des degrés fort divers d’hallucinations, selon leur ténacité, le degré de croyance qu’elles apporte à l’esprit, suivant qu’elles correspondent à des objets plus ou moins réels. Les hallucinations peuvent donc, si l’on classe par ordre de clarté et de puissance les formes que voit notre esprit, se placer entre les images réelles dues à des perceptions sensorielles et les images que fournit le souvenir. Toutes néanmoins tiennent à une affection, à une excitation des nerfs sensitifs encéphaliques, comme les représentations que fournit la mémoire. Et pour l’ordre d’excitation de ces nerfs on aura la classification suivante : représentation de la mémoire, hallucinations psychiques, hallucination psycho-sensorielles. Mais si, au lieu de tenir compte du degré d’excitation des nerfs sensitifs, on ne s’occupe que des conditions dans lesquelles ces différents phénomènes se produisent, on les classera très différemment. On aura d’abord l’effet de mémoire volontaire où l’esprit veut, cherche et réfléchit, puis l’effet de mémoire involontaire où les faits se présentent tout à coup à l’esprit sans l’intervention de la réflexion et de la volonté, puis, enfin, les hallucinations où ces faits de mémoire s’offrent avec une telle force que les nerfs sensitifs sont affectés par le souvenir, comme ils le seraient par des objets extérieurs. Cette dernière circonstance caractéristique de l’hallucination se reproduira, soit que l’esprit pense à une chose différente de celle qui fait l’objet de l’hallucination, soit, comme dans l’extase, immédiatement après cette pensée, lorsque l’esprit fatigué s’abandonne à lui-même. C’est ce qui a lieu aussi dans le rêve. Si nous nous endormons, après avoir réfléchi fortement à une chose, nous la revoyons automatiquement, tout comme nous pouvons revoir des choses qui ne nous avaient pas préoccupés immédiatement avant notre sommeil, mais seulement plusieurs jours auparavant. C’est par un phénomène similaire que nous retrouvons quelquefois en songe un nom, un souvenir qui nous avait échappé durant la veille et que nous avions vainement appelé. L’effort fait finit par engendrer un mouvement de la fibre cérébrale correspondant à ce souvenir, mais ce mouvement au lieu de se manifester immédiatement après l’effort, exige une période de préparation. Raphaël et le sculpteur allemand Dannecker virent en songe le type de madones que leur main s’était longtemps efforcée de dessiner. Quand nous cherchons à nous rappeler un nom, puis que tout à coup, ce mot nous revient à l’esprit lorsque nous ne le cherchons plus, il y a pareillement une vibration cérébrale automatique provoquée par une excitation antérieure qui a cessé.
Ainsi, en résumé, l’hallucination est un phénomène de mémoire spontané, réagissant si fortement sur les sens qu’il les affecte, comme ceux-ci le seraient par des perceptions extérieures; phénomène qui implique une préoccupation antérieure et un jeu automatique de l’esprit, et qui a ses degrés, dont les deux grandes divisions peuvent être appelées psychiques et psycho-sensorielles.

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