chapitre VIII
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DE CERTAINES IMPERFECTIONS DES FACULTÉS INTELLECTUELLES ET DES SENS RAPPROCHÉS DU SOMMEIL ET DU RÊVE
Un savant médecin, auquel on doit d’excellents travaux sur la folie, Marc, a dit que l’imbécillité est la mort de l’intelligence et que la surdi-mutité en est le sommeil. Cette comparaison n’est pas tout à fait exacte, car elle tendrait à faire supposer, avec Jouffroy, que le sommeil ne consiste que dans l’occlusion des sens. Le sourd-muet, pas plus que l’aveugle de naissance, n’est privé de la faculté de percevoir et de vouloir; seulement il pense par des procédés différents du nôtre; il voit immédiatement les objets sans y attacher, ainsi que nous faisons, l’idée d’un signe, lequel se substitue si complétement à l’objet lui-même, que nous finissons par ne plus nous représenter que faiblement la nature, la forme de l’objet. Son signe nous en tient lieu dans le travail habituel de l’association des idées. Inversement, l’aveugle de naissance, qui n’a jamais vu les objets, n’en connaît que les signes auditifs et se les représente seulement à l’aide de ces signes. Mais tout imparfaits que soient pour les opérations de la pensée ces deux procédés, on doit reconnaître cependant qu’ils suffisent à presque toutes les opérations intellectuelles et à la manifestations de la volonté.
Nous avons vu que dans le sommeil ce ne sont pas seulement les sens qui sont endormis, obtus, que l’intelligence participe aussi de cette torpeur. Il n’y a rien de cela chez le sourd-muet et l’aveugle; leurs actes ne sont pas plus automatiques que les nôtres; ils peuvent être tout aussi conscients et tout aussi réfléchis. La seule différence, c’est que l’intelligence est chez eux moins bien servie par les sens, et qu’une foule de perceptions leur échappent.
Mais si la comparaison de Marc n’est point exacte, cela n’empêche pas qu’il n’existe entre l’état intellectuel du sourd-muet et celui du rêveur une certaine analogie.
J’ai dit, et cela est un fait bien connu, que le sourd-muet ne pense que par l’association des images intérieures laissées dans son esprit par les objets, jusqu’au moment où l’éducation lui apprend à penser à l’aide de signes tactiles ou par la vue commémorative de mots écrits dont il ignore la valeur vocale. Il s’ensuit que chez lui l’idée se rapproche beaucoup plus de l’image que le nôtre, puisqu’elle n’en est que la reproduction intérieure. L’emploi du signe, ainsi que je le faisais observer, rend plus profonde la différence entre la conception et la perception. Tandis que cette dernière est intimement liée aux impressions des sens, la première ne repose le plus souvent que sur une association de signes rappelant faiblement la perception. Au contraire, dès que nous ne pensons que par des images, nous sommes conduits à nous représenter les choses bien plus vivement. On a noté, en effet, que les sourds-muets sont doués de beaucoup d’imagination, mais que leur esprit est peu réfléchi, tandis que l’inverse se produit pour l’aveugle de naissance.
Les pensées doivent conséquemment se présenter à l’esprit du sourd-muet, à peu près comme les images du rêve; puisqu’en songe nos pensées se déroulent devant nos yeux comme des images et que nous pensons alors bien plus par la vue que par des signes auditifs. Mais il y a cette différence que le sourd-muet, étant éveillé, n’étant pas soumis, sous le rapport de l’action nerveuse, à ces excitations locales si fréquentes dans le sommeil, il ne confond pas les idées-images avec les objets mêmes; il ne prend pas ses visions intérieures pour des réalités. Une circonstance ajoute encore à la vivacité des idées-images chez le sourd-muet, c’est qu’étant privé de deux sens, il ne reçoit pas un aussi grand nombre de perceptions, qu’il est dès lors moins distrait de la contemplation de l’idée-image. Le phénomène est encore ici identique à ce qui a lieu dans le rêve; l’engourdissement des sens contribue à la vivacité des images intérieures, à peu près de la même façon que cela se passe pour la lumière. Car plus nous apercevons d’objets à la fois, moins vivement nous les voyons. Du fond d’une cave nous distinguons la clarté des étoiles, qui n’est plus, au contraire, visible pour nous, une fois que nous sommes environnés d’impressions lumineuses, que nous nous trouvons à la lumière du jour.
Le caractère visible que prennent les idées et qui constitue la force de l’imagination, laquelle ne doit pas être confondu avec sa richesse, son abondance, est peu favorable à la conception des idées abstraites, dont la combinaison ne saurait guère s’opérer sans l’emploi de signes, de même que les grands calculs ne peuvent être exécutés sans l’emploi de chiffres. Il est à noter, effectivement, que dans les songes nous avons peu d’idées abstraites; la plupart de nos rêves reposent sur des visions d’actes, d’objets; et si tel dormeur se livre fréquemment à l’abstraction en songe, c’est que celle-ci est durant la veille la tournure habituelle de ses idées. Or, il est à remarquer que chez le sourd-muet se manifeste la même inaptitude à l’abstraction. Il saisit sans doute la notion de cause et d’effet, la plus simple des notions abstraites, puisqu’elle nous est commune avec l’animal, mais il s’arrête là; et bien rarement, écrit M. Puybonieux, il s’occupe des qualités essentielles des choses non appréciables à sa vue, des conséquences éloignées d’un fait.
Quant à c qui est de la comparaison de l’imbécillité et de l’idiotie avec la mort de l’intelligence, la phrase de Marc est plus exacte. J’ai déjà rapproché la démence du rêve vague et incohérent. Chez l’idiot, par suite d’un vice de conformation congéniale, les opérations intellectuelles ne s’accomplissent plus qu’incomplètement. Il y a hébétude, égarement, mais non délire. Ce ne sont pas des erreurs de sens qui jettent l’esprit hors de ses gonds; c’est une imperfection de l’organisme qui s’oppose à ce que les actes de l’intelligence s’exécutent.
L’idiotie peut donc être rapprochée du sommeil avec délire vague, de cet état que détermine parfois l’emploi de certains narcotiques, et qui ne permet pas à la pensée de se former; elle demeure alors à l’état confus, à ce qu’on pourrait appeler l’état naissant.
Par suit d’une fatigue de l’esprit, un phénomène tout semblable se produit quelquefois même à l’état de veille. Nous tentons vainement de commencer une pensée, nous n’y parvenons pas; nous ne pouvons saisir ni l’objet sur lequel elle va porter, ni l’enchaînement des idées dont elle se composera; notre esprit est alors dans la même situation que la mémoire, lorsque, appliquant le procédé de la réminiscence, elle tente sans succès de rappeler un nom qu’elle a oublié.
L’opération intellectuelle dans l’un et l’autre cas ne peut s’accomplir; le cerveau fait un effort, nous avons comme une vague conscience de l’image ou du signe que nous voulons faire surgir devant l’esprit, mais nous ne réussissons pas à formuler notre pensée.
Cette impuissance intellectuelle, l’homme intelligent en a conscience, parce qu’elle est due simplement à une fatigue momentanée, à un affaiblissement temporaire d’une partie circonscrite du cerveau. Mais l’idiot, mais le rêveur, qui ne forment que des conceptions vagues, qui ne parviennent pas à se représenter des images définies, chez lesquels l’affaiblissement ou l’imperfection porte sur une grande partie du cerveau, n’ont aucune conscience de leur état; il pensent vaguement, sans savoir même qu’ils pensent.
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