Chapitre V
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DES ANALOGIES DE L’HALLUCINATION ET DU RÊVE AVEC L’AFFAIBLISSEMENT PATHOLOGIQUE DE L’INTELLIGENCE
Le sommeil étant un engourdissement partiel et plus ou moins profond des facultés intellectuelles des sens et des nerfs, il doit naturellement offrir une certaine analogie avec les états pathologiques dus à un ramollissement de la substance cérébrale, à la décrépitude, à la maladie où le même engourdissement se produit. Dans ces états, l’attention devient difficile, les sens se montrent obtus, la volonté est vacillante, la mémoire présente des lacunes.
Chez le vieillard, l’affaiblissement de l’intelligence tient ordinairement à ce que les sensations sont incomplètes et confuses; elles ne portent alors au cerveau que des ébranlements insuffisants pour donner lieu à une perception nette et lucide. L’affaiblissement de certains sens peut ainsi amener un commencement de démence, s’il n’y a pas assez de vitalité pour que le sens qui conserve l’intégrité de son action se charge de suppléer à ceux qui s’engourdissent ou s’éteignent. Aussi, qu’un vieillard devienne sourd, aveugle, cela pourra porter une atteinte grave à l’exercice de ses facultés intellectuelles. J’ai connu un ancien libraire qui avait perdu la vue et presque l’ouïe; il était manifeste que l’intelligence souffrait beaucoup de cette privation. Donc nul doute que la simple occlusion des sens ne puisse, si l’intelligence n’est pas douée d’une grande activité propre, lui enlever durant le sommeil une partie de sa force et de sa précision. M. le docteur Bouisson a cité récemment l’exemple curieux d’un individu âgé d’environ cinquante ans, devenu aliéné par suite de la perte de la vue. Il était tombé dans un état de démence. Comme sa cécité était le résultat d’une cataracte l’opération lui rendit la vue, et il recouvra du même coup l’intelligence.
Mais cet engourdissement des sens n’est assurément pas l’unique cause de l’incohérence de nos rêves ou des idées chez l’homme atteint de démence sénile. Il y a de plus un engourdissement du cerveau même, qui tient pour les rêves à l’affaiblissement de la force nerveuse pendant le sommeil, pour la démence, à une décomposition de la matière cérébrale, effet d’un âge avancé.
Dans l’état hypnagogique, comme dans le sommeil léger, les sens ne sont pas assez assoupis pour rester totalement germés aux excitations extérieures. Qu’une personne se présente alors devant moi, je la vois; qu’elle me parle, je l’entends; il y a plus, je lui réponds. Toutefois comme mon attention est faible, mon intelligence engourdie, je ne me rends pas un compte exact de ce que je vois, de ce que j’entends; je discerne mal les choses et commets les plus étranges confusions; je ne saisis pas le sens de ce qu’on me dit et n’entends que des mots; je réponds parfois à ces mots, mais ma réponse ne correspond pas au sens des paroles qu’on m’adresse. Le son d’un mot évoque en moi une idée qui s’y est attachée et qui n’a peut-être aucun rapport avec la phrase de mon interlocuteur. La question qui m’est faite joue alors le même rôle que la modification interne due à une cause physiologique ou pathologique; elle se répercute dans mon cerveau et y fait vibrer au hasard une idée. Parlons plus exactement l’ébranlement qu’elle produit dans mon cerveau se communique, dans la région vers laquelle elle se dirige, à celles des fibres ou des molécules qui étaient déjà disposées à vibrer. Mais, souvent, je n’entends absolument rien de la question qui m’est adressée; elle n’est pour moi qu’un son qui me fait sortir, en frappant mon ouïe, de la somnolence rêveuse où j’étais’ tombé. Je prononce alors des phrases sans liaison aucune de mots ni d’idées avec ce que l’on me dit ce ne sont plus seulement des coq-à-l’âne bizarres, ce sont des paroles incohérentes rappelant celles d’un vieillard qui a atteint le dernier terme de la caducité intellectuelle. Cependant, il m’est quelquefois arrivé, par une réflexion rétrospective, de saisir une liaison entre plusieurs de ces mots et ce qui s’était passé dans mon esprit. Ces phrases incohérentes expriment l’idée ou l’image qui se promenait devant mes yeux au moment où l’interlocuteur éveilla en moi par sa question un commencement d’attention. On me parle, je me hâte de répondre, et j’exprime ce que je voyais dans le moment ou l’on m’a interrogé. Un jour, par exemple, je m’étais assoupi pendant une lecture; la personne qui lisait m’adresse une question sur un passage qu’elle venait de lire; je réponds: Il n’y a pas de tabac dans ce lieu; ce qui n’avait absolument aucune relation ni de sens, ni de mots, ni de son avec la parole qui m’était adressée. Ma réponse provoque naturellement une hilarité bruyante, et mon assoupissement est tout à coup dissipé. Je n’avais qu’une conscience vague de ce que le venais de répondre, mais ma mémoire gardait encore le souvenir de quelques-unes des idées-images qui avaient défilé devant les yeux de mon imagination; et je me rappelai alors que l’idée de tabac s’était présentée à moi au milieu du cortége disparate d’une foule de mots et d’idées s’enchaînant par tous les bouts. Ainsi, j’avais répondu à mon rêve et non à la question. Et pourquoi ce rêve? Un éternuement me l’expliqua : quelques grains de tabac, qui m’étaient restés dans le nez, après en avoir accepté d’une tabatière bienveillante, agissaient sur la membrane olfactive, et renvoyaient au cerveau dans le sens où l’entraînait l’idée qui passait devant son esprit.
C’est aussi ce qui a lieu parfois pour l’homme distrait. Mais l’un et l’autre ne sont pas tombés dans cet état de contemplation passive que constitue la rêvasserie. Ils réfléchissent, an contraire, avec tant de force à leur idée, qu’ils ne peuvent s’en départir. Dans le premier moment qu’on les interroge, et bien qu’on les tire de cette absorption de la pensée, ils ne peuvent que suivre leur idée, quoiqu’ils entrent par la parole en relation avec le monde extérieur. Le rêveur, au contraire, fait par faiblesse de l’intelligence ce que les précédents font par énergie de la réflexion; il n’a pas la force d’appliquer son attention à l’objet qu’on lui présente, et sa parole n’est qu’un écho de l’idée qu’il contemple machinalement.
Ainsi il est à croire que c’est surtout par l’affaiblissement de la puissance d’attention que s’opère la désorganisation de notre intelligence. Chez l’idiot, c’est l’attention qu’il est le plus difficile de fixer, et dès qu’on y est parvenu, un progrès sensible se fait sentir dans son intelligence. Chez l’enfant, on sait combien l’esprit a de mobilité, et la succession des images qui se dessinent en lui a toujours uni, quand elle est trop abondante, à la perception des choses, car l’attention s’y applique pins difficilement.
L’homme qui s’endort s’identifie donc, pour un instant, avec le vieillard dont l’esprit s’affaiblit; il passe par cette sensation dont je n’avais pas, dans l’instant, conscience.
J’ai comparé ma réponse incohérente à celle qu’aurait pu faire un vieillard en enfance, et je n’ai point trouvé là une simple analogie; car ce qui ‘se passe dans une intelligence qui s’éteint est presque identique avec le phénomène dont je viens de parler l’attention s’affaiblit, la volonté s’engourdit et l’imagination, livrée à elle-même, se berce des images et des idées qui reflètent les troubles incessants. Cette proie toutes les parties d’un organisme marchant rapidement vers sa destruction. Le mouvement automatique de l’esprit l’emporte de plus en plus sur le mouvement volontaire, et les idées qui dans le passé avaient le plus occupé le vieillard sont celles qui jouent le rôle principal dans cette association confuse et incohérente dont son intelligence est le réceptacle. La même cause qui fait que le vieillard répète incessamment les mêmes histoires, revient toujours sur des souvenirs de jeunesse, éveille par la voie spontanée la formation de ses idées et de ses souvenirs. L’homme en enfance est dans un état perpétuel de rêvasserie, et les paroles incohérentes qu’il vous répond doivent être l’expression des idées dont il est bercé. Dès que vous provoquez son attention par une demande, il cherche à reprendre les rênes de ce char intellectuel sur lequel Platon place l’âme ; mais il ne peut arriver jusqu’à vous, et il se dirige simplement par un premier degré d’idiotie sénile, et quand il est complètement endormi, et qu’il tombe tout entier sous l’empire d’un songe, il représente véritablement.. comme je le ferai voir dans un prochain chapitre, l’homme atteint d’aliénation mentale.
Cette triste désorganisation de l’intelligence dans l’extrême vieillesse s’effectue encore par bien d’autres points, sur lesquels l’étude des rêves peut aussi porter quelque lumière. Je me rappelle un bon vieillard dont l’existence calme et régulière s’écoulait dans un petit château des environs de Meaux : l’âge avait exercé sur cette intelligence, assez mal prémunie contre les ravages du temps, une influence fâcheuse qui n’échappait à personne. Sa conversation se réduisait de plus en plus au cercle étroit d’anciens souvenirs de la guerre d’Amérique et de la Révolution; sa mémoire lui faisait tellement défaut pour ses besoins de tous les jours, qu’une heure ou deux lui suffisaient à oublier ce qu’il avait dit ou fait, et si la visite se prolongeait, on risquait fort de s’entendre raconter, au moment de le saluer, l’histoire d’Amérique par laquelle il avait commencé la conversation. Sa mémoire l’abandonnait même au jeu de tric-trac qu’il avait pratiqué toute sa vie, et qui avait été l’objet de ses réflexions les plus sérieuses, il oubliait les coups comme les dés, et faisait des écoles que l’amitié de ceux qui consentaient à faire sa partie avait soin de ne pas lui signaler. Les mots finirent par sortir de sa mémoire comme les faits, et il ne tarda pas à confondre dans ses anecdotes favorites les noms de ses personnages auxquels ses visiteurs habituels, et j’étais du nombre, avaient été depuis longtemps initiés. J’observai alors en lui un phénomène qui m’est revenu à l’esprit quand, vingt ans plus tard, je me livrai à ces études psychologiques. Peu de temps après avoir raconté une de ses aventures, il reprenait celle qui suivait invariablement; mais il transportait dans celle-ci une partie des noms de la première; en sorte que la chose eût été complètement inintelligible, s’il ne vous avait pas mis, quelques mois auparavant, quand sa mémoire était plus sûre, au courant des vrais personnages. Même fait se reproduisait quand il était au tric-trac : jouait-il le petit jan, il croyait être au jan de retour de la partie précédente, et il était difficile de lui faire comprendre qu’il avait à se démarquer. Ainsi son attention, devenue plus lente, ne pouvait que difficilement se détacher de l’objet qui l’avait occupé précédemment, quand un nouveau sujet lui était proposé ; et comme cela se produit chez le rêveur qui répond simplement à l’idée qui s’offre à lui, et ne peut saisir celle qui vient d’autrui, en commençant un nouvel ordre d’idées, l’attention du vieillard demeurait encore enchaînée à des faits vers lesquels il avait en aussi, sans doute, beaucoup de peine à ramener son esprit occupé des faits antérieurs.
Une autre circonstance de l’enfance sénile ***, comme cela se passe chez le fou, et surtout chez le maniaque épileptique, le plus exposé de tous les aliénés à la perturbation des affections. Mais ces rêves avec exaltation maladive des passions sont rares et ils dénotent peut-être déjà une prédisposition à la folie. Je pourrais en citer divers exemples prouvant qu’ils ne mettent pas simplement à nu nos vices, nos penchants cachés, mais qu’ils tiennent à une exaltation de penchants demeurés fort modérés dans l’état de veille.
M***, d’un caractère très-doux et nullement porté au meurtre m’a déclaré avoir tué plusieurs personnes en rêve. Quoique je ne sois pas d’un caractère superstitieux, j’ai eu fréquemment en songe des craintes évidemment superstitieuses. M. F*** m’a affirmé avoir souvent rêvé de bons dîners et cependant il est fort sobre.
On sait, au reste, que la maladie, la folie changent souvent radicalement le caractère par une surexcitation du même ordre. Des aliénés violents étaient avant la maladie des hommes fort doux; des jeunes filles pleines de pudeur se sont montrées impudiques, une fois atteintes de folie. En rêve, l’homme se révèle donc tout entier à soi-même dans sa nudité et sa misère natives. Dès qu’il suspend l’exercice de sa volonté, il devient le jouet de toutes les passions contre lesquelles, à l’état de veille, la conscience, le sentiment d’honneur, la crainte nous défendent. Toutefois, les effets de ceux-ci peuvent se faire encore sentir pendant le sommeil; c’est alors un résultat d’habitude; ce sont des sentiments acquis passés à l’état d’instincts et qui se produisent conséquemment sans le concours de la volonté, ou des sentiments instinctifs qui reparaissent, parce que la raison et la volonté ne sont plus là pour les refouler. La conscience morale devient en quelque sorte automatique, et, s’il était permis de s’exprimer par des mots contradictoires, je dirais insciente d’elle-même. C’est ainsi que dans mes songes je me suis trouve des scrupules religieux, des terreurs puériles que j’ignore complètement à l’état de veille, et qui remontent à nia première enfance. Ce sont (le vieux préjugés que la raison a but taire, mais dont les racines subsistent en en nous qui reprennent leur empire sitôt que la volonté se retire, s’affaiblit, par l’effet du songe ou de la vieillesse. Nous avons là une nouvelle preuve que les instincts natifs, les penchants innés se confondent avec les dispositions imprimées à l’homme par l’éducation première, puisque quand la volonté est abolie et que nous devenons de vrais automates, les uns et les autres sont les ressorts qui nous font agir. J’ai réuni deux mots fort discordants, quand j’ai dit, une conscience insciente d’elle-même. C’est que le rêve est le théâtre des contradictions ; les actions les plus opposées s’y produisent, de façon à dérouter toutes nos théories psychologiques. En songe, je poursuis des actes, des pensées, des projets dont l’exécution et la conduite dénotent presque autant d’intelligence que j’en puis apporter dans l’état de veille. J’ai soutenu des discussions et combiné des réponses pour parer à de redoutables objections ; je me suis conformé dans ma conduite imaginaire au caractère de ceux dont j’évoquais le souvenir et que je faisais intervenir dans mon rêve; il y a plus, j’ai vu des idées, des inspirations que je n’avais jamais eues, éveillé; j’ai même trouvé certaines choses que j’avais vainement cherchées dans le recueillement du cabinet. Tout dernièrement, dans un rêve, où je me croyais en face d’une personne qui m’avait été présentée depuis deux jours, il me vint sur sa moralité un doute qui ne s’était certainement pas élevé dans mon esprit auparavant. Une autre fois, craignant de faire une petite perte d’argent, je fus, en rêve, le jouet d’aventures qui avaient leur point de départ dans cette préoccupation. Je rencontrai mon débiteur, il avait l’air triste et maussade; il cherchait à m’éviter. Je n’étais point en vérité dans le rêve, cela ressemblait trop à la réalité. Mais voici le rêve qui commence : sa figure se transforme et je reconnais en lui un de mes amis : Vous me prenez, dit-il, pour votre débiteur, je le connais et je lui parlerai. Le fait est que la liaison existant entre mes deux personnages était possible, probable même; mais je n’y avais pas songé; c’est en rêve seulement que la chose me vint à l’esprit. Il n’y a pas de semaine que je ne fasse d’observations du même genre. Une fois, par exemple, j’avais été chargé d’un rapport dans une des sociétés scientifiques auxquelles j’appartiens. Je pris connaissance des pièces et je remis au lendemain le soin de coordonner, de rédiger les idées que ce premier aperçu avait fait naître en moi. Mais voilà que la nuit je crois en rêve assister à la séance où mon rapport devait être lu; je prends la parole; toutefois le nom de l’auteur allemand sur lequel je devais parler m’échappe, par la raison évidente que je n’avais pu déchiffrer sa signature, quoique je me rappelasse qu’on l’avait dit, au moment où le travail avait été renvoyé à mon examen. Un de mes confrères, je suis toujours en rêve, me le souffle à l’oreille. Nouvelle preuve de ce ravivement de la mémoire, à l’état de songe, du retour pendant le sommeil de souvenirs effacés, que j’ai déjà signalés dans les précédents chapitres. J’avais donc, tout en dormant, mis en oeuvre des éléments qui étaient restés épars dans mon esprit, une première connaissance prise du travail qui m’avait été renvoyé. Mon intelligence avait fonctionné, sans le concours de ma volonté, et cependant avec celui de toutes mes autres facultés. Je soupçonne pourtant que ce travail automatique et comme instinctif est beaucoup moindre qu’il ne parait de prime abord, et qu’il y a là encore plus un effet de mémoire que de jugement. Je me serai sans doute fait une première idée de la forme que je voulais donner à mon rapport, idée fugitive qui me revint ensuite en rêve, avec toute l’apparence d’une conception nouvelle et spontanée. On ne peut mer cependant que mon intelligence n’eût travaillé sans que j’en eusse ni la volonté ni la conscience. Elle a mis en jeu la prudence et la réflexion, l’adresse et la crainte, et cela machinalement, à mon insu.
Il s’opère donc dans la pensée un travail tout semblable à celui dont nos fonctions purement organiques sont le théâtre. On digère, on respire, sans qu’on le sache; on accomplît même certains mouvements extérieurs d’une manière purement instinctive. Il se produit par conséquent aussi pour l’esprit une sorte d’effet réflexe, analogue à celui qui a lieu pour les actes d’intelligence de l’animal. Ces actions que j’accomplis en songe, si elles ne sont pas réfléchies, sont pourtant raisonnables et logiques à certains égards; elles peuvent l’être du moins. Je combine et je pèse, je rapproche des idées et je tire des conséquences, sans m’en apercevoir, sans savoir ce que je fais, ou pour mieux dire, sans être maître de moi-même; je deviens un automate, mais un automate qui voit, qui entend; je suis frappé d’une sorte de catalepsie morale et intellectuelle, et j’assiste à des actes où j’interviens, sans savoir ni pourquoi, ni comment.
Toute cette intelligence que je déploie en rêve n’est pas cependant purement instinctive. D’abord, elle repose sur des connaissances acquises et sur des faits dont je me suis rendu préalablement compte par la réflexion. Ensuite dans le fait d’instinct, l’être animé est une simple machine tandis que dans ces actes que j’accomplis en rêvant et que je raisonne, j’agis en sachant ce que je fais, quoique sans le vouloir et sans réflexion. Je suis entraîné dans la série de mes actes par un enchaînement fatal, et je ne tiens ni l’une ni l’autre des extrémités de cette chaîne de figures, où je pose comme un danseur distrait dans une contredanse qui l’ennuie.
Il y a donc trois degrés dans l’intelligence humaine, ou plutôt dans nos actes, conçus par rapport à l’intelligence : 1. l’acte instinctif qui s’accomplit sans le concours de l’intelligence individuelle; 2. l’acte intelligent, mais involontaire, tel qu’il se passe dans le rêve, tel qu’il semble aussi avoir lieu quelquefois, à l’état de veille, par l’effet de l’habitude; 3. enfin l’acte intelligent volontaire, résultat d’une réflexion plus ou moins prolongée. L’acte effectué d’abord volontairement est susceptible de se produire ensuite involontairement; mais ce qui est plus étrange, c’est que l’intelligence peut accomplir de prime abord, sans l’intervention de la volonté, un acte qui dénote le concours de toutes-les autres facultés. L’état de sommeil, ou plutôt de rêve, n’est donc pas toujours opposé à l’action complexe de l’intelligence humaine; celle-ci sait trouver, en l’absence de notre volonté, des conditions suffisantes pour son développement. Il y a même, comme je l’ai déjà remarqué, certaines facultés que, loin d’affaiblir, le sommeil développe telle est la mémoire. Que nos souvenirs se dessinent avec plus de vivacité pendant nos songes que dans l’état de veille, cela a été observé par presque tout le monde. Ce que je viens de rapporter d’un de mes rêves et ce que j’ai noté dans les précédents chapitres, montre qu’il nous revient en songe des faits que nous avions oubliés durant la veille. Mais ce qui est plus extraordinaire, et ce que j’ai plusieurs fois constaté par moi-même, c’est la connexion de souvenirs qui peut s’établir d’un rêve à l’autre. J’ai repris bien souvent, à l’état de rêve, le fil d’un rêve antérieur que j’avais oublié durant la veille, et que j’ai eu parfaitement la conscience d’avoir fait, une fois que ce nouveau rêve m’en a rappelé le souvenir. Il y a quelques années, je me vois en songe dans une boutique imaginaire de la rue Castiglione : je reconnais - celle où j’avais fait antérieurement des emplettes; j’y parle au marchand qui retrouve en mol une de ses pratiques. A mon réveil, l’image de cette boutique demeurait si fortement gravée dans ma pensée, que je crus un instant m’être transporté en rêve dans une boutique très-réelle; je me retraçais alors parfaitement la visite antérieure que j’y avais faite, et cependant ce souvenir était entouré de circonstances dont l’absurdité dénotait un pur rêve; un peu de réflexion me suffit d’ailleurs pour me convaincre que la boutique était complètement chimérique, et je ne la retrouvai pas dans la rue où je l’avais imaginée.
Le rappel de souvenirs se rapportant à un songe antérieur et se produisant dans un songe subséquent, bien qu’ils parussent complétement effacés dans l’état de veille intermédiaire, semble même pouvoir remonter jusqu’à des rêves fort anciens.
Un songe que j’ai eu la nuit du 7 avril 1861, tend du moins à me le faire admettre.
Je rêvais que j’étais en chemin de fer dans le train-poste et que j’avais été obligé de descendre à une station située près de Lagny. J’entrai dans un café d’où l’on découvrait toute la campagne; l’on y apporta de la bière. Notons en passant que le jour précédent j’avais eu le désir d’en boire, mais mon désir n’avait point été satisfait, diverses affaires étant venues mue distraire de cette pensée. Assis à une table, je reconnus un café où j’étais descendu jadis, lors d’un autre voyage, voyage purement fantastique que je racontais dans ‘mon rêve, comme remontant à sept ou huit années, à ma femme qui m’accompagnait. J’étais dans ce rêve persuadé que je reconnaissais les lieux, la table et toutes les circonstances de l’excursion antérieure faite soi-disant avec mon frère cadet. J’avais donc alors la pleine conviction et le souvenir d’un rêve antérieur qui me revenait à l’esprit avec une parfaite lucidité; j’éprouvais même un véritable plaisir à me retrouver dans des lieux jadis visités par moi, en compagnie d’un frère, mort, il y a plus de dix années, et que j’ai tant regretté.
Éveillé, tout plein encore de mon songe, je m’assurai que ce souvenir évoqué en rêve devait avoir été un rêve antérieur. Tous les détails du voyage étaient fantastiques; il n’y a pas de café à la station de Lagny, dont la disposition ne répond d’ailleurs en rien à mes prétendus souvenirs. J’ignore à quelle époque j’ai vu ce premier rêve, dont les images se sont réveillées dans ma pensée par l’apparition d’images semblables, car je l’avais totalement oublié; mais diverses circonstances me font croire qu’ainsi que j’en étais convaincu en rêve, le fait remonte à plusieurs années.
Je pourrais citer bien d’antres exemples, car diverses personnes m’ont raconté des faits analogues.
La théorie du souvenir que j’ai donnée plus haut me parait suffire, du reste, à expliquer le phénomène, sans qu’on ait besoin d’admettre, comme l’ont fait quelques auteurs, qu’il y a deux vies distinctes, la vie réelle et la vie du rêve, poursuivant chacune séparément leur cours et répondant chacune à deux chaînes distinctes d’actes.
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