La randonnée en canot
[...] elle pensait à cette promenade en canot qu’elles avaient faite ensemble, autrefois, pendant des vacances en Suisse où elles avaient été seules, toutes les trois, sans Paul qui préparait son doctorat, la fulgurance de ces jours revenait souvent dans ses rêves, Liliane, Michelle, glissant mollement sur l’eau brune du lac, sans paroles, la fraîcheur de l’eau, du soir qui tombait sur les cimes des arbres, ne les avait-elle pas engourdies, si près l’une de l’autre, dans ce clapotement de leur petite barque perdue au milieu de la nuit, que leurs mains, leurs pieds se touchaient, pendant que, bougeant à peine, elles avaient l’air de ramer, leurs bras, leurs mains, en esquissant le geste au-dessus de l’eau, quand, en réalité, pensait Guislaine, l’eau sourde les menait, les égarant un peu plus vers le centre du lac, noir et paisible, d’où elles avaient attendu la tombée de la nuit, unies par le même silence anxieux, Liliane, Michelle et Guislaine, dont la barque ondulait mollement sur l’eau brune du lac, après avoir fait ce rêve, elle s’éveillait soudain, le front trempé de sueur, il lui semblait que Liliane, Michelle n’étaient plus dans ce canot qui continuait de glisser seul, le long de ces forêts trapues qui bordaient le lac, si elles étaient encore dans le canot, l’ombre des arbres les recouvrait, on ne distinguait plus leurs silhouettes, pourtant Guislaine était encore sur le lac et luttait seule contre le rideau sonore de toute cette eau qui menaçait de l’emporter, si loin d’elles, le rêve allait en s’atténuant dans un éparpillement trivial où Liliane présentait une amie à sa mère qu’elle appelait sa maîtresse, devant laquelle elle se mettait à genoux, comme elle le faisait maintenant devant Michelle, en disant que le bas de son pantalon de velours était encore trop long [...] non dans ce rêve, le canot allait seul à la dérive, on ne les voyait plus, le long de ces forêts trapues qui bordaient le lac mystérieux, lointain, un paysage qu’elles ne reverraient plus, peut-être, en cette vie [...]
Marie-Claire Blais
Visions d’Anna ou le vertige
Québec 1982 Genre de texte roman
Contexte
Ce récit de rêve se trouve au deux tiers du roman. Guislaine revoit en rêve un voyage effectué en Suisse en compagnie de ses filles Michelle et Liliane tandis que son conjoint Paul terminait ses études. À cette époque, la famille n’était pas encore désunie par les problèmes de drogue de Michelle et l’homosexualité de Liliane que ses parents n’acceptent pas.
Texte témoin
Visions d’Anna ou le vertige, Montréal, Boréal (Compact), 1990, p. 137 à 139.
Édition originale
Visions d’Anna, Montréal, Stanké, 1982.
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