mercredi 19 janvier 2011

Rêves de Pierre


Le premier rêve de Pierre
Le banquet

Comme il faisait chaud j’avais cédé au sommeil; des amis de mes parents me conviaient à un banquet avec mes sœurs, elles étaient vêtues de robes de coton rose dont je dénouais les boucles raides à leur dos. Les préparatifs du banquet étaient somptueux, mais les assiettes, les coupes d’argent, sur la table, étaient toujours vides pendant que passaient les heures. En m’éveillant, j’avais pensé que ces coiffures blondes de mes sœurs et de ma mère, la texture de ces nœuds figés à leurs robes, que toute cette élégance convenaient à la stabilité de leurs principes, de leurs idées que je n’aimais pas.

Marie-Claire Blais
Pierre, la guerre du printemps 81
Québec   1984 Genre de texte
roman
Contexte
Ce rêve se trouve au début du roman. Pierre, un adolescent de 16 ans issu d’une famille bourgeoise unie, rêve de quitter sa famille pour rejoindre un groupe de motards criminels.
Édition originale
Pierre, la guerre du printemps 81, Montréal, Primeur, 1984, p. 22.
  


Le deuxième rêve de Pierre
Le voyage à Trinidad
Je dormais d’un sommeil précipité, comme l’avait été le mouvement de nos corps nerveux, impatients, rêvant à ces scènes du passé que je croyais si loin de moi, dans ma nouvelle existence. J’étais à Trinidad, avec mes parents, nous cherchions un musée archéologique au sujet duquel mon père devait écrire. Nous n’allions trouver qu’un manoir à l’abandon transformé en couvent pour jeunes filles de bonne famille où un vieux gardien les regardait sauter à la corde avec apathie : en m’approchant de l’une d’elles, guidé vers de lourdes tresses sombres sautillant sur l’étroit dos en sueur, alourdi aussi par la bourdonnante sensualité de cette serre tropicale, j’avais été offensé par l’apparition d’un pou visqueux sur le tissu d’une blouse blanche. Nous marchions serrés, les uns près des autres, avec mes sœurs au milieu, car dans la densité de cette lumière noire qui baignait cette population africaine et hindoue, n’étions-nous pas dans notre singularité de Blancs isolés sur cette pointe d’île dont toutes les maisons étaient grillagées, l’opprobre de notre race? Peureux et visibles, comme si on nous eût filtrés à la lumière de ce soleil de plomb, nous sentions rôder autour de nous l’impotente criminalité des misérables. Ainsi j’avais dû repousser avec des gestes véhéments un jeune africain qui avait tenté de dérober à ma mère son sac et je revoyais souvent cette scène, en rêve, et cette confusion entre la joie et la peine, dans les yeux de ma mère qui semblait me dire : «Est-ce donc si nécessaire d’être violent pour me protéger? Pourquoi cette brutalité dans la nature de mon fils?» Parfois nous étions tous ensemble sur une plage, nous parlant à voix basse; pas très loin de nous, suivant la coutume qui avait traversé les océans et les âges, des Hindous brûlaient leurs morts, un drapeau blanc flottait au-dessus des os évanouis et, couché sur le dos, les yeux levés vers un ciel gonflé d’orages, j’entendais mes parents nous dire qu’ils avaient toujours banni les principes démodés de la psychologie dans l’éducation des enfants, leur préférant l’amour enjoué, caressant. Ils s’enlaçaient et nous enlaçaient aussi. Ils semblaient amoureux de nous. Couché sur l’éparpillement de mes longs cheveux, dans le sable, je riais sous leurs baisers. Gentils animaux, me disais-je, par quelle innocence allaient-ils ignorer si longtemps ma force et la dureté de mes désirs?
Je me réveillais aux côtés de Stone qui respirait calmement [ ...].

Marie-Claire Blais
Pierre, la guerre du printemps 81
Québec   1984 Genre de texte
roman
Contexte
Ce rêve se trouve au milieu du roman. Pierre, un adolescent de 16 ans issu d’une famille bourgeoise unie, quitte sa famille pour rejoindre un groupe de motards criminels dans lequel se trouve son amoureuse Stone.
Édition originale
Pierre, la guerre du printemps 81, Montréal, Primeur, 1984, p. 88-89.

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