1er rêve de Jacques
Une course effrénée
[ ...] profitant de ce moment de sincère allégresse, il demanda du papier, un crayon, car il voulait écrire ses rêves, c’était si insensé, dit-il, l’incohérence de tous ces rêves qu’il faisait à demi éveillé, dans une sorte de transe, mais le miracle, ce n’était pas tant l’étrange fébrilité de ses rêves que cette involontaire cascade de rires qu’il partagea avec ses amis, pendant qu’ils fumaient ensemble dans le jardin et que se dissipaient dans l’air odorant les cercles d’une fumée âcre dont l’odeur se mêlait peu à peu à cette odeur de maïs brûlé qui était l’arôme persistant que l’on respirait dans toutes les cours de la rue Bahama, pensa-t-il, cette odeur voyageuse qui le transportait jusqu’en Orient, pendant que d’une main soudain assurée il écrivait ses rêves dans son cahier, ainsi la femme qui était de la voiture, du convoi funèbre, pensait-il, ne l’avait-il pas invitée dans cette même voiture, parmi les coussins, à une course effrénée dans une ville qui eût pu être Paris, pendant des bombardements, ne lui avait-il pas fait remarquer qu’elle conduisait trop vite, elle lui avait répondu, offrant le sourire courtois de son beau profil, je vous avais promis de venir prendre de vos nouvelles, la voiture avait été garée à l’orée du bois et, ouvrant la portière, la femme avait ordonné à Jacques de descendre, ce commandement était calme et dépourvu de toute violence, la femme dit, venez, venez dans mes bras, j’ai la force de vous soutenir, car vous voici frêle comme un coquillage, venez, nous irons jusqu’à la clairière où le temps est plus frais, puis Jacques avait constaté qu’il s’était sans doute rendormi en écrivant ce rêve, la maison, le jardin étaient vides [ ...]
Marie-Claire Blais
Soifs
Québec 1995 Genre de texte roman
Contexte
Ce récit de rêve se trouve au début du roman. Jacques, un professeur de littérature atteint du sida, se rend dans une demeure qu’il possède sur une île aux abords du golfe du Mexique pour y vivre ses derniers jours. En rêve, il revoit la femme venue l’accueillir lors de son arrivée à l’aéroport.
Texte témoin
Soifs, Montréal, Boréal («Compact»), 1997, p. 28-29.
Édition originale
Soifs, Montréal, Boréal, 1995. Ce roman constitue le premier volet d’une trilogie.
2e rêve de Jacques
Le concours de natation
[ ...] et était-ce vrai qu'on avait envoyé Carlos en maison correctionnelle cet hiver, Jacques en parlerait au pasteur Jérémy, Carlos, c'était cette masse cotonneuse s'effondrant sur le trottoir, pendant que se déversait dans un ruisseau d'eau sale la lessive de la famille, c'était ce garçon qui ressemblait à un clown avec son pantalon à carreaux, étalé sur le trottoir dans son hagarde saoûlerie, et lui apporteraient-ils cette étude d'un érudit allemand sur Kafka, de la bibliothèque, il prit le crayon, s'appliqua à décrire ce qui était encore flou, dans son esprit, dans ce rêve, il avait participé à un concours de natation, l’anomalie de ce concours exigeait de lui qu’il plongeât d’une hauteur extrême tout en survolant des madriers de chêne dans une piscine, le saut était dangereux, mais comme s’il eût des ailes, il le réussissait parfois avec une vélocité prodigieuse, là où d’autres athlètes se fracassaient le crâne sur les planches, il surmontait l’épreuve par une nage aérienne qui le précipiterait dans les vagues de l’océan, il était sauvé, pensait-il, posant son regard avec gratitude sur le papier à écrire, le cahier, les crayons qu’on avait disposés devant lui, avec le verre d’eau minérale parmi les glaçons qui scintillaient au soleil ; aucun de ces objets, lorsqu’on sortait d’un rêve aussi suffocant, ne paraissait avoir été affleuré, touché, le halo d’une pureté absolue dans la lumière les entourait.
Marie-Claire Blais
Soifs
Québec 1995 Genre de texte roman
Contexte
Ce récit de rêve se situe au début du roman. Jacques, professeur de littérature atteint du sida, se rend dans une demeure qu’il possède sur une île aux abords du golfe du Mexique pour y vivre ses derniers jours. Allongé dans son lit, il note ses rêves à son réveil.
Texte témoin
Soifs, Montréal, Boréal (Compact), 1997, p. 29-30.
Édition originale
Soifs, Montréal, Boréal, 1995. Ce roman constitue le premier volet d’une trilogie.
3e rêve de Jacques
L’artiste sur la plage
Puis Jacques pencha la tête sur le côté, s’assoupit, en se demandant s’il aurait le courage de noter tous ses rêves puisque sa main tremblait un peu ; et il la revit, elle était soudain près de lui, c’était une fin d’après-midi orageuse et les vagues étaient très hautes, celle qui avait le visage annonciateur de sa mort avait changé, l’élégance de cette personne, au volant de sa voiture, s’était alourdie, relâchée, c’était une femme ordinaire qui peignait, assise sur un rocher, près de l’eau, elle portait encore ses souliers de plage, blancs aux talons plats, le pantalon jaune bien découpé, mais on ne voyait plus la finesse de ses traits sous le chapeau grotesque qui l’abritait du soleil, elle dessinait ou peignait, sans regarder Jacques qui avait commencé ses exercices quotidiens sur la plage, d’ailleurs ne s’agitait-il pas en vaines contorsions sur les cailloux de cette plage où ne venaient que les chiens, ses gigotements sur cette plage infestée d’écailles malodorantes allaient sans doute les attirer, et son odeur, sa trouble odeur, la femme dessinait sur un cartable bleu et rouge où il était écrit Venez Urgent, elle dessinait et peignait de façon chaotique en ne regardant nulle part, Jacques se mit à craindre qu’elle ne tournât vers lui son visage et ne l’aperçût dans sa posture humiliante, puis il se réveilla [ ...]
Marie-Claire Blais
Soifs
Québec 1995 Genre de texte roman
Contexte
Ce rêve se trouve au début du roman. Jacques, un professeur de littérature atteint du sida, se rend dans une demeure qu’il possède sur une île aux abords du golfe du Mexique pour y vivre ses derniers jours. Allongé dans son lit, il entreprend de mettre par écrit ses rêves dans lesquels il revoit à plusieurs reprises la femme venue l’accueillir lors de son arrivée à l’aéroport.
Texte témoin
Soifs, Montréal, Boréal (Compact), 1997, p. 34.
Édition originale
Soifs, Montréal, Boréal, 1995. Ce roman constitue le premier volet d’une trilogie.
4e rêve de Jacques
La Métamorphose de Kafka
[ ...] et en écoutant ce récit de Luc, qui lui était familier, Jacques s’était assoupi, n’était-il plus soudain, dans sa faiblesse, qu’un coquillage balancé par les vagues, une planche, un débris, d’où s’écoulait encore un peu de matière visqueuse, et soudain, il la revit, c’était toujours elle, la femme au noble profil qui l’avait accueilli à l’aéroport, le premier jour, comme au jour de son arrivée, elle l’aidait à s’installer à l’arrière de la voiture en lui demandant s’il était à l’aise parmi les coussins, elle s’excusait, avec cette bienveillance détachée qu’il reconnaissait aussi, de venir prendre de ses nouvelles si tard, et après avoir longé l’océan dans la clarté de midi, le golfe couleur d’émeraude, la voiture allait vers des rues sombres, sous un ciel gris et lourd, c’est ici, dit la femme, le lieu de toutes les séparations, ici, tout est inhabité, et Jacques reconnut les rues de Prague où Kafka avait vécu, il se perdait avec l’étrangère dans ce dédale de rues où s’étaient déroulées la brève existence de Kafka et celle de ses sœurs, il avait inscrit autrefois dans un carnet de notes, pendant qu’il voyageait, le nom de ces rues, il avait dessiné ce plan de la ville où étaient situés le Geburtshaus comme l’indiquait le guide allemand qu’il avait lu, le Gymnasium à Kingsky Palais et même le Geschaft des Vaters, le bureau de commerce du père où Kafka avait peut-être écrit La Métamorphose dans l’ombre redoutée de son géniteur, et lorsque la femme lui demanda encore s’il était à l’aise parmi les coussins, Jacques revit ces panneaux qui le rapprochaient du martyre de Kafka, dans ces bâtiments sévères, le Gymnasium à Kingsky Palais, le Geschaft des Vaters, il entendit, effondré, la résonance métallique de ces mots dans leur langue, et replié parmi les coussins, il sentit qu’il devenait peu à peu cette Métamorphose de Kafka, son apparence humaine l’avait quitté, il était cet insecte recroquevillé sur qui pleuvaient des pommes pourries et des insultes, ses mains chétives tremblotaient comme les pattes de l’animal exécré, et croissaient sur son dos des lésions purulentes, peut-être son visage était-il encore intact, mais en touchant ce visage avec peine, il parut à Jacques souillé de crachats comme la figure du Christ, le lieu de toutes les séparations, c’est ici, et soudain Jacques se réveilla, entrouvant les paupières [ ...]Marie-Claire Blais
Soifs
Québec 1995 Genre de texte roman
Contexte
Ce récit de rêve se trouve dans le premier quart du roman. Jacques, un professeur de littérature atteint du sida, se rend dans une demeure qu’il possède sur une île aux abords du golfe du Mexique pour y vivre ses derniers jours. Allongé dans son lit, il entreprend de mettre par écrit ses rêves dans lesquels il revoit à plusieurs reprises la femme venue l’accueillir avec son ami Luc lors de son arrivée à l’aéroport.
Notes
Kafka : Franz Kafka (1883-1924), écrivain tchèque d’expression allemande. Geburtshaus : la maison natale de Kafka.
Kingsky Palais : au moment où Franz Kafka a fait son lycée classique, les salles de classe se trouvaient au Palais Goltz-Kingsky conçu au XVIIIe et reconnu pour son exubérance baroque et rococo.
Métamorphose : nouvelle (1915) de Franz Kafka dans laquelle un homme se transforme en un énorme cancrelat.
Texte témoin
Soifs, Montréal, Boréal (Compact), 1997, p. 58-60.
Édition originale
Soifs, Montréal, Boréal, 1995. Ce roman constitue le premier volet d’une trilogie.
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