RÊVE DE CHEVAL
1-RECIT DU RÊVE
Je vois un cheval magnifique avec une longue crinière soyeuse. J'éprouve une admiration sans borne à la vue de sa stature majestueuse. Je vois sur son flanc une plaie sanguinolente et je ressens une douleur mêlée de regret. Puis ma mère s'approche de moi avec un ventre proéminent comme si elle était enceinte mais son ventre est comme un ballon avec des morceaux de Scotch collés dessus. Soudain je vois ma petite soeur sur un poney hideux et maladif qui par ses cambrures et ses ruades risque de la faire tomber. Je suis très angoissée à l'idée quelle soit victime d'une chute mortelle. A la fin du rêve je chevauche le cheval un sceptre à la main et je traverse le rayon jouets d'un grand magasin avec un immense soulagement.
2- CONTEXTUALISATION
Céline est une fille de 13 ans apparemment équilibrée et au visage très épanoui. Ses parents disent tout faire pour la combler et la rendre heureuse elle et sa petite soeur. Depuis quelques temps ils remarquent cependant une légère dégradation de son comportement. Elle a de plus en plus tendance à se montrer aigrie, impulsive et irritable et manifeste pour sa soeur tantôt une affection débordante qu'ils jugent disproportionnée aux circonstances dans lesquelles elle apparaît, tantôt une haine non moins irrationnelle. Sa scolarité se déroule correctement. Elle apprécie beaucoup son professeur, s'entend très bien avec ses camarades mais ses relations avec ses parents présente souvent des aspects énigmatiques. Depuis quelques nuits elle a des terreurs nocturnes et des cauchemars. C'est suite à l'une de ces nuits agitées que sa mère, accompagnée de sa fille, est venue me raconter ce rêve de Céline dont elle souhaite une explication.
3-INTERPRETATION
a - Je vois un cheval magnifique avec une longue crinière soyeuse. J'éprouve une admiration sans borne à la vue de sa stature majestueuse
A propos du cheval, Céline dit qu'elle adore cet animal, qu'elle a plusieurs livres à son sujet. Elle raconte aussi qu'il y a quelques temps sa famille est allée en Camargue où elle a eu la chance de faire un tour à cheval. Elle lui caressait régulièrement la crinière. Elle a gardé dit-elle un souvenir inoubliable de ce séjour dans le sud de la France. Elle ajoute que c'est son père qui tenait les rênes et guidait le cheval sur lequel elle était assise. Elle aurait été angoisée à l'idée de tomber du cheval mais tant qu'elle voyait son père elle se sentait absolument en sécurité.
Concernant la crinière, elle raconte qu'elle la caressait presque avec délectation. Elle était à ce moment poussée par l'envie d'étreindre le cheval avec la même passion amoureuse qu'elle ressentait quand elle serrait très fort son père dans ses bras. Cette crinière lui rappelle également les cheveux blonds et soyeux de sa poupée qu'elle dit essayer de coiffer comme elle se coiffe elle-même. Elle raconte à ce sujet une scène au cours de laquelle, ayant arraché accidentellement la tête de sa poupée pour l'avoir coiffée violemment, son père, après l'avoir réparée, lui a indiqué comment s'y prendre : il coiffait tantôt les cheveux de Céline tantôt ceux de la poupée tandis qu'elle-même passait les mains dans les cheveux de son père en lui disant qu'elle coiffera la poupée comme elle le coiffe actuellement.Pourquoi Céline voit-elle un cheval avec une longue crinière soyeuse dans son rêve ? Le cheval personnifie l'énergie pulsionnelle : libre et dangereuse quand il est à l'état sauvage; liée et contrôlée quand il est domestiqué. Le cheval, par sa puissante musculature et son caractère fougueux, symbolise l'inconscient, la force du désir, l'énergie libidinale. Le dompter c'est maîtriser les pulsions internes. C'est dans ce sens symbolique qu'il faut comprendre l'assertion selon laquelle "le cheval est la plus belle conquête de l'homme". Il exprime la victoire de l'esprit sur les sens et la domination des pulsions. Céline est en effet à un âge où les principales forces pulsionnelles qui s'agitent dans l'enfant ont été endiguées par l'éducation mais restent actives malgré tous les efforts déployés pour les contenir, car elles sont par nature indestructibles. Le cheval du rêve est donc d'abord la personnification de l'état psychologique de Céline : la magnificence de ce cheval immobile qui ne terrifie plus par sa puissance mais suscite l'admiration de l'observatrice exprime la satisfaction que celle-ci éprouve d'avoir remporté la victoire sur ses propres impulsions. Ce cheval est donc comparable à un trophée décerné au vainqueur à l'issue d'un combat. Le cheval est, à l'instar du trophée, l'objectivation et la matérialisation de la supériorité de la rêveuse sur elle-même. Par ailleurs, dans la tradition, le cheval est un compagnon indispensable à la réalisation humaine. Il est la monture des messagers divins, des chevaliers ou des guerriers spirituels. Il assiste l'homme dans son travail sacré ou profane. Des travaux des champs aux champs de combat, le cheval est omniprésent. Il assure la subsistance de l'homme autant qu'il sert son ambition. Il l'accompagne dans son existence ordinaire aussi bien que dans sa quête spirituelle. Il est un agent pacifique ou guerrier. Indissociable du prince charmant, il est aussi le symbole de la séduction, du désir et de la passion maîtrisée. On peut admettre que ces derniers caractères nous éclairent encore sur la signification du cheval du rêve de Céline : en plus d'exprimer la fierté d'avoir remporté la victoire sur ses impulsions naturelles, il incarne principalement l'image du père sans lequel la survie est impossible. Son père est aussi pour Céline la monture grâce à laquelle elle peut faire face à l'adversité sur le plan matériel (c'est grâce à son père qu'elle peut surmonter les obstacles) et sur le plan psychologique (c'est aussi en lui, dans l'amour qu'ils se vouent mutuellement, qu'elle puise toute l'énergie qui lui permet d'affronter ses adversaires. C'est grâce à ce cheval, incarnation du père protecteur et maître de guerre qu'elle remporte la victoire sur ses ennemis extérieurs et intérieurs.
Le fait que Céline identifie son père au cheval est confirmé par les souvenirs qu'elle associe à l'image de son rêve : c'est son père qui, en Camargue, guidait le cheval qui la portait. Il est donc son guide dans son rêve comme il l'est dans sa vie. L'angoisse de chuter dans le rêve exprime l'angoisse d'échouer dans la vie. Mais cette angoisse ne tarde pas à être supplantée par le sentiment de sécurité qu'elle ressent en rêve comme dans sa vie à la vue de son père qui la prémunit contre tous les obstacles. On comprend dès lors que le cheval soit, pour de nombreuses jeunes filles comme Céline, indissociable du prince charmant : en celui-ci chaque jeune fille voudrait voir l'incarnation du père salvateur, celui qui les a sorties et continuera de les sortir de tous les dangers et ce n'est que sur cette aptitude guerrière que repose toute sa séduction.La représentation du père fait penser ici à Rhiannon : déesse celtique des chevaux et du monde des morts, associée à la terre, à la fertilité et à la régénération, Rhiannon est montée sur une jument blanche, symbole de la toute-puissance de la nature. Et c'est bien cette toute-puissance qu'elle voit dans son père qui conduit Céline à puiser dans l'inconscient collectif la symbolique du cheval omnipotent pour signifier que son père, comme lors de la promenade à cheval, est à ses yeux d'une puissance invincible et lui inspire à ce titre une confiance sans borne.
Cette première partie du rêve où Céline voit un cheval magnifique avec une longue crinière soyeuse nous a donc appris que l'amour qu'elle ressent pour son père est démesuré et qu'il est certainement le personnage central dans sa vie puisqu'elle a condensé dans cette première scène du rêve plusieurs événements dont le dénominateur commun principal est la relation affective intense qui unit le père et la fille : son père est son guide protecteur et omnipotent, ils se caressent tous deux mutuellement les cheveux. Comment expliquer alors qu'elle se sente coupable d'avoir infligé une blessure à son père dans la deuxième partie de son rêve puisqu'elle dit qu'elle ressent du regret à la vue de cette blessure ? Analysons cette deuxième scène pour répondre à cette question.
b- Je vois sur son flanc une plaie sanguinolente et je ressens une douleur mêlée de regret
A ce propos elle évoque de nouveau la même ballade à cheval. Elle dit qu'en voyant les étriers, ces deux anneaux de métal suspendus de chaque côté de la selle et sur lesquells le cavalier appuie le pied, elle s'est dit qu'elle pouvait blesser accidentellement l'animal au niveau des flancs si elle les manipulait maladroitement. Elle se souvient aussi que, sous l'effet d'une impulsion irrésistible qu'elle ne s'explique pas elle avait tendance à tapoter le cheval avec ces étriers tout en se reprochant simultanément de le faire et cherchait à se faire pardonner de l'animal en lui offrant occasionnellement des caresses et en proférant des paroles de repentance. Cette scène lui rappelle aussi les moments où son père la portait sur ses épaules et où elle s'adonnait exactement au même rituel contradictoire : assise sur ses épaules, en même temps qu'elle lui étreignait passionnément la tête elle lui donnait de façon compulsive des talonnades sur chaque côté de la cage thoracique si bien que son père excédé la fit brutalement descendre et lui montra, en le lui reprochant, les rougeurs résultant des coups qu'elle lui avait assénés. Elle se souvient qu'à ce moment là elle fut sujette à un profond chagrin mêlé de ressentiment mais ne put s'empêcher en même temps d'éprouver ce plaisir que procure tout acte vindicatif, comme si elle se vengeait de son père sans connaître le motif de sa vengeance.Il semble donc bien que cette deuxième scène du rêve exprime son désir de voir son père mourir en le vidant de son sang. En effet, à l'instar de tous les autres éléments ou sécrétions corporelles, le sang est sacré et doué de quantité de pouvoirs selon la pensée magico-religieuse. Il constitue d'ailleurs l'une des substances physiques les plus valorisées dans le symbolisme du corps humain. Véhicule de la vie, il contient l'âme, d'où notamment l'interdiction dans le judaïsme et l'islam de consommer le sang des animaux : "Tout ce qui se meut et a vie vous servira de nourriture : je vous donne tout cela, comme l'herbe verte. Seulement, vous ne mangerez point de chair avec son sang. Sachez-le aussi, je redemanderai le sang de vos âmes, je le redemanderai à tout animal; et je redemanderai l'âme de l'homme à l'homme, à l'homme qui est son frère." (Genèse, 9, 3-5).
Fidèle à cette symbolique millénairenotre rêveuse dit par son moyen qu'elle veut tuer son père, lui ôter son âme, son sang et cet acte paraît prémédité puisqu'elle le regrette. Or on ne peut regretter une chose dont on n'est pas coupable surtout si ce regret prend la forme d'un reproche que l'on s'adresse à soi-même, comme le reconnaît la rêveuse en parlant de son rêve.
Cette interprétation de la troisième scène, comme étant l'expression d'un désir parricide, est confirmée par la symbolique du sang telle qu'on peut l'observer dans certaines pratiques : il existe un rituel, chez la tribu Arunta visant à multiplier les émeus qui constituent une part importante de l'alimentation. Les hommes s'ouvrent les veines et laissent couler leur sang sur le sol. D'une manière analogue, dans la tribu des Wonkgongarus, quand le chef du totem poisson veut multiplier le poisson, il se peint le corps avec de l'ocre rouge. Il se munit ensuite de petits os pointus et entre dans une mare. Là, il se perce le scrotum et la peau autour du nombril avec les os, ce qui n'est pas sans faire penser aux blessures du cheval du rêve et aux hématomes du père de Céline à l'issu des jeux. Ensuite ce chef de la tribu totem s'assied dans l'eau. Le sang qui s'écoule des blessures, en se mélangeant avec l'eau, passe pour donner naissance à des poissons. Il est évident que dans tous les cas on attribue au sang humain une vertu fertilisatrice.
Ainsi, si le sang est associé automatiquement à la vie dans la mesure où il a un pouvoir fertilisant, en enlevant on enlève la vie. Dans le rêve de Céline c'est elle qui est responsable de la perte partielle du sang de son père et l'on est donc en droit d'interpréter son rêve ici comme la représentation indirecte et symbolique du désir de tuer son père. A ce stade de l'interprétation du rêve nous avons découvert deux choses : d'une part l'existence d'un lien affectif très fort entre le père et sa fille, d'autre part une tendance à vouloir supprimer le père. Ce n'est que l'analyse de la suite du rêve qui nous aidera pourquoi un enfant en général et en l'occurrence Céline en particulier peut éprouver simultanément deux impulsions aussi contraires que l'amour et la haine pour une même personne.
c - Puis ma mère s'approche de moi avec un ventre proéminent comme si elle était enceinte mais son ventre est comme un ballon avec des morceaux de Scotch collés dessus
A propos de cette troisième partie du rêve elle dit se souvenir d'abord non sans une certaine émotion étrange de la période où sa mère était enceinte de sa petite soeur. Elle était souvent sujette à une profonde tristesse en voyant sa mère couvrir son ventre de ses mains et exprimer son impatience de voir l'enfant naître. Elle raconte aussi qu'après la naissance elle ressentait une sorte de vide bien que la venue d'une soeur la comblât quelque part de joie. Enfin concernant le ballon elle raconte que son école a organisé dernièrement une fête à laquelle un illusionniste fut invité. L'un de ses numéros consistait à transpercer un ballon avec des aiguilles mais sans jamais l'éclater. Il a fini par dévoiler le secret de son numéro à l'assistance en expliquant qu'il suffisait de coller des morceaux de Scotch du côté par lequel l'aiguille rentre et du côté par lequel elle ressort du ballon pour éviter l'éclatement. Elle fut choisie par le prestidigitateur pour tenter à son tour de réaliser le même numéro mais échoua et tout l'auditoire rit aux éclats. Cette association des deux scènes (mère enceinte,numéro de l'illusionniste) à laquelle donne lieu la troisième partie du rêve va s'expliquer grâce à l'analyse de la symbolique du ventre. Le ventre est le symbole de la mère mais reflète particulièrement un besoin de tendresse et de protection. Dans les rêves d'adulte, mais aussi dans ceux des enfants et des adolescents, il pourrait signifier une attitude régressive, un retour à l'utérus, une maturation spirituelle entravée, en lutte à de graves obstacles affectifs. Et c'est bien ce que révèlent les confidences de Céline puisqu'elle dit avoir été en proie à une profonde nostalgie en voyant sa mère enceinte, comme si elle se sentait détrônée de sa place d'enfant unique, comme si elle était dépossédée de ce ventre qui fut le lieu de son premier séjour. Souvent elle étreignait sa mère en collant sa joue contre son ventre comme pour signifier qu'elle en était encore la seule propriétaire. On comprend ici que la venue d'une soeur l'ait profondément affectée dans la mesure où elle a constaté un revirement affectif chez ses parents, en particulier chez sa mère dont l'attention et la tendresse étaient désormais orientées essentiellement vers le futur bébé. Céline raconte que durant toute la grossesse de sa mère elle était en proie à un dépit et à un abattement intérieur qu'elle s'efforçait tant bien que mal de dissimuler en allant jusqu'à simuler l'impatience de voir naître sa soeur. Elle se souvient de s'être demandée si une femme enceinte peut dormir sur le ventre sans qu'il n'éclate; elle aurait même demandé à sa mère si son médecin pouvait lui faire des piqures sur le ventre sans qu'il se "dégonfle". On entrevoit ici la signification de la troisième partie du rêve : Céline a donc associé le ventre de sa mère aux ballons de l'illusionniste. En proie à une jalousie intense à l'idée d'avoir une soeur qui déjà avant la naissance la reléguait au second plan, elle transperce inconsciemment le ventre de sa mère pour l'éclater et faire voler en éclat la situation dramatique qu'elle vit depuis plusieurs semaines car elle se sentait délaissée, trahie, spoliée de sa plus grande richesse au point que sa vision de la famille en fut bouleversée. Le ventre est en effet en relation avec les notions de famille et de foyer. Il est le lieu sacré de la construction, de la fondation et de la transformation. Il possède un caractère sécurisant et il évoque la chaleur, l'amour, le confort, autant de choses dont Céline s'est sentie progressivement privée de façon injuste à l'approche de la naissance de sa soeur.
Cette dimension positive du ventre, qui explique sa présence dans ce rêve, se retrouve d'ailleurs dans l'histoire de l'humanité : les panthéons, notamment asiatiques, comptent de nombreux dieux ou bouddhas ventripotents. Ces représentations traduisent la dimension féminine, féconde et sensible des entités. Le ventre est en effet signe de protection : dans l'Ancienne Egypte le Ciel était formé par le ventre étoilé de la déesse Nout, qui se tenait au-dessus de la Terre et déployait son corps de façon à protéger les hommes. Le ventre est aussi signe d'abondance : le dieu hindou Ganesha est pourvu d'un ventre énorme, marque de sa gourmandise, mais surtout illustration de la prospérité, de la connaissance et de la richesse que le dieu apporte aux humains qui le vénèrent. Certes on peut douter que Céline connaissait cette symbolique. Mais les civilisations qui l'ont créée ne l'ont pas fait par hasard : c'est en vertu de liens associatifs spécifiques qui se devinent aisément que le ventre en est venu à posséder une signification symbolique aussi riche et si ces associations se sont imposées aux hommes d'hier il n'y a pas de raison qu'elles ne s'imposent pas à ceux d'aujourd'hui et de demain. Le ventre de sa mère est aussi pour Céline le signe de protection absolue au point que pour elle il soit l'équivalent de son ciel puisqu'il est son univers. Le ventre de sa mère est aussi le symbole de l'abondance affective et de la richesse relationnelle. Ainsi soit notre rêveuse a puisé dans l'inconscient collectif et l'héritage phylogénétique la symbolique du ventre pour exprimer par son moyen sa situation personnelle, soit elle a recréé d'elle-même ce symbole à partir d'associations que l'on peut aisément deviner. Durant toute la grossesse de sa mère et même pendant la période qui suivit l'enfantement Céline raconte qu'elle avait la tendance étrange à se rendre subitement dans sa chambre en coupant court à toutes les activités auxquelles elle s'adonnait. Elle éprouvait alors un soulagement indicible dans la solitude qu'elle instaurait car elle mettait ainsi un terme provisoire à un malaise dont elle ne s'expliquait pas l'origine. Il est facile de voir dans cette réaction la recherche d'une compensation. La venue d'une soeur avait compromis sa maturation psychologique en la privant d'une partie importante de la dynamique affective que tout enfant puise dans l'amour de ses parents. Le fait de se retrancher dans sa chambre avait pour effet dde créer une forme d'amnésie artificielle grâce à laquelle elle parvenait de nouveau à mobiliser l'énergie dont elle avait besoin pour évoluer normalement. Ce comportement de notre rêveuse évoque certains rites initiatiques : en effet, figuration de la seconde naissance, les rites initiatiques comportent parfois un séjour dans le ventre symbolique (caverne, cavité des arbres) ou réel (ventre d'un animal sacrifié ou d'une baleine, comme pour Jonas ou Pinocchio). Le ventre établit ainsi le passage du profane au sacré et permet la croissance spirituelle. Sa chambre était donc pour Céline l'équivalent du ventre maternel dont elle avait un besoin impératif car son atmosphère contrebalancait la torpeur qu'elle connaissait. Cette troisième partie du rêve exprime donc le désir de Céline de compromettre la naissance de sa soeur qu'elle ne peut s'empêcher de voir comme une rivale dangereuse qui a commencé à l'évincer avant même de naître. Mais ce désir ne pouvant être satisfait, les pensées latentes de son rêve lui montrent la nécessité dans laquelle elle se verra de continuer à rechercher dans des "cloîtres" qu'elle devra créer artificiellement , la sérénité et l'épanouissement spirituels qu'elle considère menacés par la naissance d'une soeur. On va voir avec l'analyse de la suite du rêve que ce désir fratricide de Céline à l'endroit de sa soeur va s'exprimer de façon encore plus pertinente.
d - Soudain je vois ma petite soeur sur un poney hideux et maladif qui par ses cambrures et ses ruades risque de la faire tomber. Je suis très angoissée à l'idée qu'elle soit victime d'une chute mortelle
Cette quatrième scène de son rêve évoque chez Céline d'abord le jour où ses parents ont effectivement offert à sa soeur une promenade en poney organisée par des forains venus s'installer aux abords de la ville. Elle dit que ce poney et tous les autres lui avaient parus particulièrement repoussants car leurs crinières et leurs robes étaient comme crépues, rêches et rugueuses. Quant à leurs sabots ils étaient crottés et tous cheminaient comme de pauvres hères croulant avec résignation sous le poids de leur condition pitoyable. Aucun de ces poneys ne s'est donc montré réfractaire à son cavalier. Ils faisaient preuve au contraire d'une soumission et d'une abnégation totales au point qu'ils donnaient l'impression d'être des automates vivants devenus les jouets de leurs maîtres. L'impassibilité des poneys contraste donc avec la révolte de ceux du rêve. Mais Céline raconte à ce sujet qu'elle a regardé à la télé un western où des cowboys se livraient à des rodeos sur des taureaux. Elle fut saisie de stupéfaction en voyant la violence avec laquelle les montures tentaient de désarçonner leur cavalier. Certains d'ailleurs chutaient très violemment et les organisateurs s'employaient alors à éloigner du cavalier à terre la bête furieuse qui tentait de l'éncorner. On devine aisément ici que Céline a condensé des éléments de ces deux scènes pour exprimer son souhait de voir le poney portant sa soeur agir comme les taureaux furieux et provoquer la chute mortelle de sa soeur. Notre rêveuse admet qu'elle éprouva effectivement un désir sourd de voir sa soeur chuter et regretta que le poney se montrât aussi docile. Cet aveu suffit à expliquer l'angoisse ressenti par Céline dans son rêve : normalement l'angoisse est l'appréhension et l'inquiétude profondes que l'on ressent face à une situation dangereuse dont on ne souhaite pas la survenue. Dans son rêve Céline est angoissée à l'idée que sa soeur puisse chuter. Théoriquement donc elle ne devrait pas souhaiter sa chute. Or on a vu que l'analyse du rêve, mis en rapport avec les événements de la vie de Céline, a révélé le désir de celle-ci de voir sa soeur tomber de cheval et mourir : l'angoisse du rêve est donc un substitut du souhait réel et doit donc à ce titre être considérée comme une formation réactionnelle. La formation réactionnelle est une attitude psychologique de sens opposé à un désir refoulé et constituée en réaction contre celui-ci. Par exemple la pudeur est créée pour contrer des tendances exhibitionnistes. En termes économiques la formation réactionnelle est un contre-investissement d'un élément conscient, de force égale mais de direction opposée à l'investissement inconscient. C'est pourquoi dans le rêve de Céline l'angoisse vient contrer le désir; la peur de voir sa soeur tomber vient contenir son souhait inverse de la voir périr. Les formations réactionnelles peuvent être très localisées et se manifester par un comportement particulier, ou généralisées jusqu'à constituer des traits de caractère plus ou moins intégrés à l'ensemble de la personnalité. Ainsi dans son rêve Céline recourt à un mécanisme psychique particulier qui consiste à lutter directement contre la représentation pénible (à savoir le désir de voir sa soeur chuter et périr) en la remplaçant par un symptôme primaire de défense ou contre-symptôme qui est en contradiction avec elle (à savoir l'angoisse). La fin du rêve va confirmer cette interprétation de l'angoisse comme étant l'expression déguisée d'un désir réprimé.
e - A la fin du rêve je chevauche le cheval, un sceptre à la main, sans harnais, et je traverse le rayon jouets d'un grand magasin avec un immense soulagement
Au sujet de cette dernière scène Céline évoque plusieurs souvenirs : avant tout elle rappelle la même promenade à cheval au cours de laquelle son cheval n'était certes pas dépourvu de harnais mais elle se souvient d'avoir souhaité qu'il le fût afin de pouvoir le chevaucher en toute liberté comme le faisaient d'autres personnes autour d'elle et qui étaient certainement les propriétaires des chevaux et les organisateurs des festivités. Concernant le grand magasin elle raconte qu'à l'occasion de son anniversaire et des fêtes de fin d'année ses parents l'emmenaient elle et sa soeur faire le tour des grands magasins pour leur acheter les jouets de leur choix. Mais elle croit s'être aperçue avec le temps que ses parents se montraient économes si bien qu'elle était sujette à une frustration de plus en plus grande. Elle pensait que sa soeur était la principale responsable des restrictions que s'imposaient ses parents car avant sa naissance ils étaient beaucoup moins réticents, beaucoup plus généreux et prodigues avec elle. Enfin au sujet du sceptre elle évoque plusieurs scènes de jeu avec son père et sa soeur au cours desquelles ils se livraient à des duels avec des tubes en carton. Elle remportait régulièrement la victoire sur son père, qui feignait probablement de perdre, et se souvient que lors de son duel avec sa soeur elle avait l'impression de lui asséner des coups avec une violence vindicative authentique qu'elle s'efforçait tant bien que mal de dissimuler dans la brutalité normalement tempérée de leur activité ludique. Elle ajoute ici qu'à chaque coup porté à sa soeur elle éprouvait une sorte de bienfait, de soulagement plus ou moins comparable à celui qu'elle ressent dans son rêve.
Si l'on essaie de faire le bilan de tous ces souvenirs on entrevoit le sens de la dernière partie du rêve : en somme le harnais, même s'il a pour fonction de faciliter la conduite du cheval et de s'assurer sa docilité, il n'en reste pas moins qu'il constitue une séparation entre le cheval et la cavalier et peut être vécu, comme c'est le cas chez notre rêveuse, comme un ensemble d'obstacles qui viennent se dresser entre les deux au détriment d'un contact charnel direct. Pour Céline il semble indéniable que le harnais est aussi le symbole de tous les interdits qui codifient de façon rigide les relations de parents à enfants et supplantent à ses yeux les liens affectifs et corporels originaires qui étaient pour elle les seuls à même de lui procurer la plénitude. C'est précisément pourquoi elle considère l'absence de harnais comme une libération puisqu'elle a pour effet de restaurer sa relation authentique primaire à son père et de la délester du fardeau de la frustration générée par les interdits matérialisés dans le harnais. On voit donc ici que Céline est farouchement opposée à un modèle social qui vient brider des élans fondamentaux et c'est contre ces restrictions qu'elle se dresse symboliquement dans son rêve. Elle se comporte donc en quelque sorte comme une Amazone. Peuple légendaires de guerrières intrépides, les Amazones sont appelées par Hérodote androkones, "tueuses de mâles". Ennemies farouches des hommes elles n'entrent en relation avec eux que pour assurer leur descendance. A l'issue de leur union, visant la reproduction et dépourvue de tout désir et de tout plaisir, elles mettent les hommes en esclavage, les aveuglent ou les mutilent, quand elles ne les tuent pas purement et simplement. Dans une société où les rôles sont inversés, les hommes assurent ainsi les travaux domestiques et n'ont aucun pouvoir. Ils sont sous la domination intraitable des femmes. Héraclès, pour son dixième travail, doit aller chercher la ceinture magique détenue par Hippolythe, reine des Amazones. Il accomplit sa mission avec succès puisque, en échange de sa semence, Hippolythe accepte de lui remettre sa ceinture. Faisant preuve d'une extraordinaire virilité il s'unit en une seule nuit aux cinquante Amazones. Cavalières et archères émérites, la légende prétendait qu'elle s'amputaient d'un sein pour faciliter le maniement de l'arc. Les Amazones vouaient un culte à Artémis, avec laquelle elles partageaient la chasteté (les rapports sexuels n'étaient qu'un moyen d'assurer la survie de leur groupe) et la passion pour la chasse. Au plan symbolique, les Amazones représentent la société matriarcale, dans une inversion extrême des polarités masculine et féminine. Elles constituent l'archétype de la femme autonome, indépendante et castratrice. Dans son rêve Céline se comporte donc comme une petite Amazone. Elle ne connaissait pas cette légende mais cela n'implique pas que l'interprétation soit une extrapolation car ce n'est pas l'individu rêvant qui doit s'inspirer du mythe mais c'est l'esprit humain qui, à partir de toutes les caractéristiques psychologiques fondamentales et communes à tous les êtres humains, va recourir à la construction des mêmes symboles pour représenter les mêmes impulsions, quitte à ajouter à cette symbolique universelle et spontanée quelques éléments émanant de sa vie propre mais qui n'auront jamais pour effet de dénaturer la signification universelle de ce symbole et de tous les autres. Dans son rêve Céline refuse le rôle féminin que lui impose son éducation et chevauche librement sa monture avec le sentiment de la liberté reconquise sur une société patriarcale castratrice de la femme. Le sceptre qu'elle brandit ne peut d'ailleurs que nous conforter dans cette analyse. Le sceptre prolonge le bras, il est un signe de puissance. Briser son sceptre signifie renoncer à son pouvoir. Céline a certainement l'impression, comme on a pu le voir, d'avoir subi une castration au sens le plus large du terme. Le fait de se voir interdire d'exprimer sa masculinité et sa combativité et d'être obligée de s'enfermer dans la carcan de la féminité telle que la conçoit la société est vécu en effet comme une castration, une privation d'une part importante de sa personnalité qui a été brisée par son éducation. Dans son rêve elle restaure son pouvoir en ne brandissant pas seulement son bras mais aussi son sceptre pour exprimer la reconquête de son autonomie et de son pouvoir sur sa soeur qu'elle juge responsable d'une partie de l'érosion de ce même pouvoir dans la mesure où son influence sur ses parents fut amoindrie par la naissance de sa soeur. Elle signifie aussi au moyen du sceptre qu'elle reprend le dessus sur une société patriarcale qui l'a séparée de son père : elle abolit les prohibitions en annihilant le harnais ce qui lui permet de restaurer sa "sauvagerie"originaire et d'affirmer sa suprématie sur ses adversaires, à savoir sa soeur, ses parents mais surtout l'Institution sociale puisque telle une Amazone elle n'obéit qu'à la loi qu'elle se donne. Concernant le sceptre, au fronton du temple d'Olympie se dressait un Zeus majestueux. Au centre du temple, sur un trône richement décoré, une statue d'or et d'ivoire, oeuvre de Phidias, le représentait tenant de la main gauche le sceptre surmonté de l'aigle : maître de l'univers. Dans la tradition grecque le sceptre symbolise moins l'autorité militaire en soi que le droit de rendre la justice (le sceptre apartiendra à la panoplie des insignes consulaires). Et c'est pourquoi Céline dans son rêve brandit son sceptre : pour imposer sa propre conception de la justice en réaction à la pseudo justice sociale qui l'oppresse. Le sceptre magique des déesses égyptiennes était un symbole de joie, la joie de pouvoir exécuter leur volonté. Et c'est cette même joie, exprimée dans le soulagement de la fin du rêve, que ressent Céline en brandissant son sceptre.
Le rêve de Céline nous a appris qu'elle est une adolescente animée d'une jalousie viscérale à l'endroit de sa petite soeur. Son amour exclusif pour son père la conduit à adopter un comportement possessif et potentiellement fratricide. Son rêve en est un témoignage indéniable car il réalise son désir de voir sa soeur disparaître à la suite d'un accident de cheval pour retrouver la place éminente qu'elle occupait avant la naissance de sa rivale. Mais son désir d'évincer sa petite soeur n'est pas le seul motif de son rêve. Sa jalousie meurtrière se double d'une attitude vindicative contre ses parents et particulièrement contre sa mère qu'elle considère comme la principale responsable du revirement affectif progressif de son père, un homme auquel elle reproche d'être vulnérable et aisément influençable.Chéguenni Mohamed
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