REVE DE GROSSESSE
1- RECIT DU RÊVE DE LEA
Je suis enceinte sur une barque qui navigue lentement sur une eau tumultueuse. Je vois s'éloigner et disparaître la ville que j'habite. Mais malgré la nuit je regarde fixement mon compagnon dans les yeux comme si je lui disais que j'allais revenir. Je suis enceinte et j'aperçois sur mon ventre, au niveau du nombril, le prénom de mon fils tatoué de façon très esthétique. La barque est escortée de part et d'autre par des crocodiles impassibles. Puis je range dans mon sac un objet ressemblant à une faucille très acérée.
2- CONTEXTUALISATION
Je suis une femme de 28 ans. Je vis en concubinage depuis plusieurs années avec un homme attentionné auquel je suis très attachée. Notre fils, né il y a 6 ans, nous comble de bonheur. Je viens d'apprendre que j'attends un enfant. J'ai fait ce rêve juste après que cette nouvelle m'ait été annoncée.
3- INTERPRETATION
a- " Je suis enceinte sur une barque qui navigue lentement sur une eau tumultueuse " :
Cette première scène évoque immédiatement à Léa une promenade en bateau qu'elle fit il y a quelques jours en compagnie de son ami et de son fils. La mer était houleuse ce jour-là et le garçon a exprimé sa crainte de tomber dans l'eau. Sa mère l'a rassuré en lui disant qu'elle et son ami savent nager et qu'en plus il y a des bouées et des canots de sauvetage. A cette occasion elle s'est demandée si une femme enceinte qui tombe dans l'eau et se débat pour regagner le navire ou le rivage peut voir la vie de l'enfant qu'elle porte compromise par cet incident. Elle essaya d'imaginer la douleur qu'un tel drame lui occasionnerait mais constata à son grand dam que cela ne l'affecterait peut-être pas outre mesure. Elle a essayé d'expliquer cette insensibilité en prétextant que de semblables émotions ne peuvent être ressenties que si l'événement qui les déclenche se produit effectivement. Mais elle n'a pu répondre à la question de savoir pourquoi elle se sentait terrifiée à la seule perspective de la noyade de son fils actuel. Cette contradiction dans l'analyse qu'elle fait de ses propres sentiments nous permet de poser les premières pierres servant à la reconstruction du sens de son rêve dans la mesure où l'idée de mort semble sous-tendre les représentations principales de cette première scène.
La symbolique de la barque nous conforte en effet dans cette première approche. Bien plus qu'un simple moyen de locomotion, la barque est l'instrument psychopompe qui permet aux âmes, libérées des corps, de rejoindre l'au-delà. Elle symbolise par conséquent le véhicule transitoire qui assure le voyage du rivage des vivants au rivage des morts. Dans la représentation grecque des Enfers, la barque assure le transport des âmes, moyennant rétribution : l'obole due au nocher Charon. A cette fin, les parents du défunt veillaient à placer une pièce de monnaie sous sa langue. Selon les croyances des Germains, qui situaient le royaume des morts à l'Ouest, les âmes gagnaient le rivage de l'au-delà grâce à des barques mystérieuses guidées par des ombres. Pour les Chibchas (Colombie) c'est grâce à une barque tissée de toiles d'araignées que les âmes gagnaient l'au-delà, situé au centre de la terre. Mais selon une légende des Aztèques, lors d'un déluge menaçant de détruire l'humanité, un couple, Coxcoxtli et Xochiquetzal, échappa à l'engloutissement des flots en montant dans une barque, équivalent symbolique de l'Arche de Noé. En Mélanésie il existe une coutume consistant à exposer les morts dans des barques qui doivent transporter leurs âmes dans l'au-delà. La barque des morts se retrouve dans toutes les civilisations. Très répandues en Océanie sont les croyances selon lesquelles les morts accompagnent le soleil dans l'océan, portés par des barques solaires. En Irlande aussi la barque est, dans les textes mythologiques, le symbole et le moyen de passage vers l'autre monde. Dans l'art et la littérature de l'Egypte ancienne, c'est par une barque sacrée que le défunt était censé descendre dans les douze régions du monde inférieur. Certes la barque possède aussi, comme on l'a signalé plus haut en se référant à une légende aztèque, une symbolique positive. On signalera à cet égard qu'une auréole en forme de barque figure généralement derrière le personnage d'Amida sur les représentations japonaises. Elle rappelle aux fidèles qu'Amida est un passeur et que sa compassion les conduira au-delà de l'Océan des douleurs que sont la vie en ce monde et l'attachement à cette vie.
Dans le cas du rêve de Léa la barque possède avant tout un sens négatif dans la mesure où elle admet elle-même que l'enfant qu'elle porte n'est pas aussi désiré que le premier. Ce rêve qui la représente enceinte sur une barque traduirait ainsi une tendance à commettre un infanticide puisque c'est elle-même qui porte l'enfant dans la barque. Mais rien n'interdit d'interpréter également la barque dans son sens positif. La vie présente est pour tout le monde une navigation périlleuse. De ce point de vue l'image de la barque est un symbole de sécurité comme on vient de le voir avec la culture japonaise.
Avec ce deuxième enfant Léa voit sa vie comme une navigation périlleuse. Seule la disparition accidentelle ou provoquée de l'enfant à naître restaurerait sa sécurité et son bien-être. La rêveuse n'hésite d'ailleurs pas aller dans ce sens puisqu'elle reconnaît fréquemment avoir appréhendé les contraintes liées à la venue de ce nouvel enfant. On ne peut s'empêcher de penser ici à la tradition chrétienne où la barque dans laquelle les croyants prennent place pour vaincre les embûches de ce monde et les tempêtes des passions c'est l'Eglise. A ce propos on évoquera l' Arche de Noé qui en est la préfiguration. Il y a plaisir, disait Pascal, d'être dans un vaisseau battu par l'orage lorsqu'on est assuré qu'il ne périra pas. La surdétermination sémantique, la polysémie, la bivalence de la barque est donc évidente dans ce rêve : elle indique les conséquences bénéfiques de la mort de l'enfant non désiré. On peut soutenir ici que le rêve, et c'est peut-être l'un des traits majeurs de tout rêve, comporte une forme de dénégation. Il est en effet à la fois la reconnaissance par la rêveuse de l'un de ses désirs refoulés ainsi que sa négation au moyen du déguisement qu'est la symbolique de la barque.
Léa procède donc ici au déni d'une réalité psychique devenue plus ou moins consciente dans le rêve. Le recours au symbole de la barque est un mécanisme de défense consistant à refuser d'admettre la réalité d'une perception choquante, en l'occurrence son désir de voir son fils disparaître. Ainsi, en se voyant en rêve enceinte dans une barque, elle peut nier ce même désir dans la mesure où sa présence est latente et invisible sous sa forme brute pour la conscience endormie.
Nous venons de voir que la première partie de ce rêve est l'expression indirecte d'un désir que Léa ne peut s'avouer : la mort de l'enfant qu'elle porte. Il reste à savoir si elle envisage déjà à ce stade les suites de la réalisation éventuelle de ce désir. Est-elle prête à en assumer les conséquences ? Voyons ce que nous apprend à ce sujet la deuxième partie de son rêve.
b - " Je vois s'éloigner et disparaître la ville que j'habite. Mais malgré la nuit je regarde fixement mon compagnon dans les yeux comme si je lui disais que j'allais revenir ".
Cette scène lui rappelle que la veille du rêve elle a quitté son domicile pour se rendre sur son lieu de travail. Son fils est resté seul à la maison car il y avait une grève ce jour-là et elle n'a pu trouver personne pour le garder. Son fils était resté sur le pas de la porte; il la regardait s'éloigner et tous deux se faisaient signe de la main aussi longtemps qu'ils pouvaient se voir malgré le mauvais temps. Elle fut profondément touchée de le laisser seul et fit tout, par ses gestes, son regard et ses paroles pour lui faire comprendre qu'elle ne tarderait pas à revenir. Elle se souvient d'avoir sourdement maudit les contraintes professionnelles qui l'éloignent de son fils et elle attendait la fin de la journée avec une impatience ardente. Mais alors il faisait jour; pourquoi fait-il nuit dans son rêve ?
La nuit, existant avant le jour dans les cosmogonies, symbolise la gestation, l'univers encore incrée, le non manifesté. Comparée aux saisons, elle équivaut à l'hiver, époque où les nuits sont les plus longues et où tout n'est encore que germe. Par conséquent la nuit procède de deux axes symboliques :
- négatif, dans son opposition à la lumière, évocation des tenèbres et de l'obscurantisme;
- positif, dans son aspect de mystère, de secret et d'accès à la connaissance. Cette seconde approche permet de comprendre pourquoi de nombreuses cérémonies d'initiation sont pratiquées la nuit. La nuit est, dans ce cadre, considérée comme favorisant la révélation, particulièrerment lors de la montée du "soleil spirituel" lorsqu'il atteint son nadir, c'est-à-dire à minuit. Néanmoins de façon plus générale la nuit reste associée aux personnages obscurs : démons, sorcières, vampires, etc. Chez les Scandinaves, les elfes ne vivent que la nuit, symbole de leur mystère, et se cachent dès les premiers chants du coq. Dans la superstition la nuit appartient aussi au diable. Dans la tradition musulmane la nuit est le symbole de l'obscurantisme, de l'ignorance opposée à la connaissance. " La Nuit", Al Layl, est le nom de la 92ème sourate du Coran, qui compte 21 versets. Opposée au jour, elle fut créée par Allah pour mieux le faire ressortir. La 27ème nuit du ramadan est particulièrement valorisée parce que c'est la nuit où Le Coran fut révélé aux hommes. Elle correspond à 1000 mois au plan spirituel.
Cette symbolique bivalente de la nuit (à la fois obscurantisme et accès à la connaissance) peut se comprendre dans la mesure où, au niveau psychologique, la nuit ouvre la porte à l'inconscient, notamment par l'activité onirique. C'est d'ailleurs parce qu'elle confronte l'homme à sa vie intérieure profonde qu'elle attise les angoisses, les tendances suicidaires, les accès dépressifs. Alors que tout est en sommeil, que l'activité extérieure est réduite, la nuit place la personne face à elle-même, face à la densité troublante de sa vie psychique, face à son monde secret intérieur.
Dans la deuxième partie du rêve de Léa, la nuit, en tant que symbole de gestation et de ténèbres représente l'assombrissement psychologique dans lequel la plonge l'attente d'un enfant non désiré. Elle affirme être quotidiennement sujette à une sorte d'angoisse flottante indéterminée qu'elle a du mal à s'expliquer. Mais dans la mesure où la nuit est ausi le symbole d'accès à la connaissance, elle signifie dans ce rêve que la période trouble et ténébreuse qu'elle traverse est aussi l'occasion pour elle de rechercher les moyens les plus propres à l'en délivrer, un peu comme quand la nuit on chercher en rêve ou même éveillé à comprendre ses angoisses et à y mettre un terme. C'est pourquoi dans son rêve elle reste lucide, elle continue de voir son mari malgré la nuit, autrement dit elle est capable de rester dans sa vie clairvoyante et circonspecte malgré l'obscurité qu'elle traverse. En somme elle dit du regard : " Je vais me débarrasser de cet enfant avant de revenir à toi rassérénée. C'est la solution la plus à même de mettre un terme définitif à ma souffrance. " La veile elle s'était dit : " Je dois m'acquitter de mes obligations professionnelles avant de revenir à toi sans quoi notre vie familiale est compromise." Cette deuxième scène de son rêve est donc construite sur une analogie avec une situation de la veille. On notera aussi que la veille c'est à son fils qu'elle fait signe tandis que dans son rêve c'est son mari qu'elle regarde s'éloigner. Elle indique immédiatement à ce sujet que son fils représente tout pour elle, qu'elle l'aime plus que son mari, qu'elle serait prête à quitter ce dernier pour lui. On peut donc en conclure que sur le plan inconscient son fils est son mari et qu'elle est disposée à mettre tout en oeuvre pour surmonter tous les obstacles qui se dresseraient entre elle et lui. C'est ainsi la passion dévorante, exclusive et inextiguible d'une mère pour son fils qui s'exprime dans cette partie du rêve, une passion qi peut aller jusqu'à l'infanticide.
Cette double symbolique de la nuit se retrouve d'ailleurs dans certains mythes : c'est ainsi que dans la mythologie gréco-romaine, Nyx, la nuit, est issue du Chaos et, en s'unissant à son frère l'Erèbe, elle enfante Ether (l'air) et Héméra (le jour lumineux). Mais elle a aussi donné naissance à des créatures malfaisantes : Thanatos (la mort), Hypnos (le sommeil), Moros (le destin), Eris (la discorde), Némésis (la vengeance). Témoignage de la victoire définitive du jour sur la nuit, c'st-à-dire du Bien sur le Mal, il fait jour en permanence dans les Champs Elysées. La nuit n'existe plus pour les âmes pures qui on atteint le Paradis. Enfin la nuit est en Inde l'univers de Varuna, le dieu de l'Ordre Cosmique. Les étoiles sont ses 1000 yeux qui observent sans relâche les activités des hommes. Chez Léa également, l'éclaircie, la solution à son problème jaillira de l'obscurité qui est aussi la source de sa douleur et de sa tendance à donner la mort. Elle escompte, comme dans le mythe des âmes pures des Champs Elysées, restaurer ainsi une pureté relationelle et un bien-être sans faille dans sa ie conjugale et surtout avec son fils. Notre rêveuse est donc bien disposée à assumer pleinement les conséquence de ses actes qu'elle envisage avec toute la lucidité souhaitable. On va voir à travers l'analyse de la suite du rêve comment on peut expliquer le paradoxe qu'ele veuille se débarrasser de l'un de ses enfants alors qu'elle aime passionnément l'autre.
c - " Je suis enceinte et j'aperçois sur mon ventre au niveau du nombril le prénom de mon fils tatoué de façon très esthétique
Léa possède effectivement un tatouage représentant un ange sur l'épaule gauche datant de son adolescence, une époque qu'elle dit avoir été très mouvementée. Ses relations avec ses parents furent très conflictuelles et elle se souvient que c'est dans un moment de désarroi psychologique qu'elle a recouru au tatouage. Le tatouage de son rêve est donc une évocation de celui de son adolescence et il faut donc s'attendre à ce qu'il soit en relation directe avec l'état psychologique de Léa à cette époque ainsi qu'à son état actuel.
Le tatouage, comme toutes les techniques de modification corporelle, possède traditionnellement une valeur spirituelle. Accompagnant les dévotions, les pratiques religieuses ou les rites initiatiques dans les sociétés primitives, il est la marque du sacré ou du passage. Il vise la transcendance de la douleur à travers le dépassement de soi. Il est également supposé protéger des forces obscures. L'engouement particulier des marins pour le tatouage trouve lui aussi ses origines dans la superstition. On a longtemps pensé que ces marques éloignaient les démons et les mauvais esprits. Au-delà de cette fonction religieuse, le tatouage, signe indélébile, fonde l'appartenance de l'individu au groupe. Il joue un rôle social d'intégration et de reconnaissance. Dans les cultures contemporaines, il s'institue aussi dans l'appropriation de l'autre (comme par exemple dans le cas où un homme se fait tatouer le prénom de la femme qu'il aime). Il a donc une double fonction : il confirme et affirme l'individualité irréductible au clan (le tatouage est par définition unique) et il correspond en même temps à la marque du groupe social, culturel, politique, idéologique ou religieux. Sur le plan psychologique, en plus de ses fonctions citées précédemment, le tatouage comme la scarification participe des rites de mutilation ou d'auto-mutilation. Il peut enfin recouvrir une forme pathologique et être l'expression des pulsions agressives retournées contre soi. On peut comprendre sans trop de difficultés que le tatouage ait une telle signification. Notre corps a pour nous une importance considérable. Personne ne peut y toucher sans notre consentement. Il n'est donc pas assimilable à un bien public auquel tout le monde peut accéder librement. Il relève donc de la sphère du sacré dans la mesure où toute personne qui le toucherait contre notre gré se livrerait à une forme de profanation, de violation de la proptiété privée. C'est pourquoi probablement le tatouage fait partie des pratiques religieuses ou des rites initiatiques dans les sociétés primitives. On sacralise ainsi le corps de chaque membre de la communauté pour signifier à la fois aux autres qu'il leur est formellement interdit de porter atteinte à l'intégrité corporelle d'une personne du groupe et qu'ils font ainsi partie d'un même groupe reposant sur des valeurs communes qui assurent la cohésion sociale. Tatouer le corps c'est donc aussi exprimer un passage de l'état chaotique précédant la société à celle-ci jugée seule garante de la survie de tous. On remarque à cet égard que dans une tribu les tatouages sont à la fois ressemblants et différents selon les individus comme s'il s'agissait de variations individuelles infinies sur un même thème fondamental commun. Cela a certainement pour fonction de marquer chaque individu comme un être ayant une singularité à laquelle les autres doivent vouer un respect absolu car il est membre du groupe; Dans le tatouage l'appartenance et les valeurs communes sont exprimées par les points communs dans le motif de base; quant à l'unicité de l'individu elle est manifestée dans les variations individuelles imprimées à ce fond collectif.
Dans le rêve de Léa on peut comprendre qu'elle voit le tatouage représentant le nom de son fils sur son ventre. Elle dit qu'à l'origine elle ne désirait pas du tout avoir d'enfant, que c'était même là une chose inconcevable pour elle. Porter un enfant eût été comme une dénaturation de son corps. Elle poursuit en relatant les tensions et conflits incessants que sa décision de ne pas avoir d'enfant avait suscitée dans son entourage très religieux. Elle se sentait de plus en plus bannie d'un cercle familial, voire tribal, auquel elle se sentait pleinement intégrée et dans lequel elle dit puiser toute l'énergie qui l'aide à avancer dans la vie. Le tatouage de son rêve exprime donc le sacrifice qu'elle a fait de sa propre personne pour continuer d'appartenir au groupe. Ce n'est que si elle enfantait qu'elle pouvait continuer d'en faire partie. Mais ce n'est aussi à ses yeux qu'en enfantant qu'elle reniait sa propre identité. Le tatouage du prénom de son premier fils non désiré lui aussi est donc pour Léa un moyen de reprocher en permanence à son groupe de l'avoir dépersonnalisée et d'avoir intégré non pas la femme authentique qu'elle fut mais un simulacre de femme. Dans son rêve elle a cette fois-ci le courage de faire face à cette exigence sociale d'enfanter puisqu'elle est déterminée à se débarrasser du deuxième enfant. En voyant son tatouage sur son ventre c'est comme si elle se disait que la première fois elle a cédé mais que la deuxième elle résisterait. Cette deuxième partie de son rêve est donc l'affirmation franche et radicale de son identité profonde. Le tatouage de ce rêve correspond donc bien à la fois à la marque du groupe social, idéologique, religieux de Léa : celui-ci ne pouvant accepter Léa que comme femme qui enfante il représente pour cette raison le nom de l'enfant et affirme ainsi la prééminence de l'enfant sur la mère pour ce modèle social. Mais dans la mesure où il sert à exprimer le dépit, la rancoeur et la réprobation de celle qui s'est vu imposer la contrainte d'enfanter pour continuer d'être membre du groupe, il est l'expression des pulsions agressives de Léa. Ces pulsions sont extériorisées en étant inhibées quant au but, c'est-à-dire qu'elle se manifestent en étant contenues et bridées. Le tatouage interpelle en effet le regard d'autrui en lui imposant l'image d'un corps sacré victime d'une forme d'auto-mutilation et de scarification dont le groupe censé le protéger et le respecter est le principal instigateur. Le tatouage est aussi à ce titre la violence de Léa retournée contre elle-même. Mais ce n'est qu'à ce prix qu'elle peut continuer d'endurer stoïquement le déracinement intérieur dont elle s'estime victime de la part de son groupe. On apprend ainsi par cette troisième partie du rêve que Léa est une femme qui n'a jamais souhaité avoir d'enfant et qu'elle s'est résignée à enfanter sous la pression terrible des exigences de son milieu social. Se sentant dépossédée de sa propre identité elle s'est fait tatouer un ange sur l'épaule pour rappeler constamment au groupe qu'il a profané son corps en ne l'acceptant qu'en tant que femme qui enfante et non en tant que Léa qui ne veut pas d'enfant. Par le tatouage elle laisse donc libre cours à une agressivité vindicative qui s'exerce en permanence contre le groupe sur le mode symbolique et contre elle-même puisqu'elle fut obligée d'altérer l'aspect initial de son corps. Mais par ce même acte de tatouage Léa vise à transcender sa douleur à travers le dépassement d'elle-même c'est-à-dire qu'elle s'efforce envers et contre tout de mettre fin à sa souffrance en reconstruisant ce qu'elle était malgré ce qu'elle a enduré. Et pour y réussir elle doit s'infliger elle-même la douleur par le biais du tatouage.
Porquoi s'impose-t-elle une telle douleur ? Avant tout nous avons vu que Léa fut victime d'un traumatisme quand elle s'est sentie obligée, selon ses propres dires, pour être maintenue dans le groupe, de renier pour ainsi dire son identité de femme ne désirant pas d'enfant. Le mot traumatisme n'est pas excessif. En effet il désigne un événement de la vie du sujet qui se définit par son intensité, l'incapacité où se trouve le sujet d'y répondre, le bouleversement et les effets pathogènes durables qu'il provoque dans l'organisation psychique. En termes économiques, le traumatisme se traduit par un afflux d'excitations vécu comme excessif au vu de l'aptitude de la victime à maîtriser et élaborer psychiquement les excitations. Freud dit à ce sujet : " Nous appelons ainsi une expérience vécue qui apporte, en l'espace de peu de temps, un si fort accroissement d'excitation à la vie psychique que sa liquidation ou son élaboration par les moyens normaux et habituels échoue, ce qui ne peut manquer d'entraîner des troubles durables dans le fonctionnement énergétique. " Le traumatisme psychique va alors engendrer le phénomène psychique de la compulsion de répétition. Celle-ci est un processus incoercible et d'origine inconsciente par lequel le sujet se place activement dans des situations pénibles, répétant ainsi des expériences anciennes sans se souvenir du prototype et avec au contraire l'impression très vive qu'il s'agit de quelque chose qui est pleinement motivé dans le présent.; Pourquoi répéterions-nous, comme le fait Léa dans son rêve, des événements qui nous ont traumatisés ? Le mieux ne serait-il pas au contraire de chercher à les oublier pour oublier la douleur qu'ils occasionnent ? Mais en réalité la douleur ne peut cesser que si l'événement a été surmonté, que si l'on est sorti victorieux du conflit qui nous a opposé à cet événement. Il s'agirait donc, comme l'illustreraient en particulier les rêves répétitifs consécutifs à des traumatismes psychiques, de tentatives faites par le rêveur pour maîtriser puis abréagir (extérioriser) progressivement, à chaque rêve, des tensions excessives. Concernant Léa on peut dire que, n'ayant pas surmonté la douleur provenant du fait d'avoir été contrainte d'enfanter, elle reproduit en rêve l'événement traumatisant de la grossesse pour se replonger dans la même situation et essayer de la combattre de nouveau pour prendre rétroactivement le dessus et exorciser ainsi la douleur liée au fait d'être victime.
On va voir que la suite du rêve exprime cette détermination inébranlable de Léa non seulement à ne pas vivre une deuxième fois le traumatisme qu'elle vécut jadis mais encore à rectifier un passé qui la fait encore souffrir.
d - " La barque est escortée de part et d'autre par des crocodiles impassibles. "
A ce propos elle dit que cela lui fait penser à une publicité dans laquelle des dauphins combatifs sauvent des enfants voguant dans une barque en éloignant des prédateurs. Or dans son rêve il est question de crocodiles impassibles. Comment expliquer cette substitution d'une part des crocodiles aux dauphins, d'autre part de l'impassibilité à la combattivité ? Pour le comprendre il faut d'abord étudier la symbolique du crocodile. Cosmophore ou porteur du monde, divinité nocturne et lunaire, maître des eaux primordiales dont la voracité est celle de la nuit dévorant chaque soir le soleil le crocodile présente, d'une civilisation ou d'une époque à une autre, quantité des innombrables facettes de cette chaîne symbolique fondamentale qui est celle des forces maîtresses de la mort et de la naissance. S'il est redoutable c'est, à l'instar de toute fatalité, parce que la force qu'il exprime est redoutable, comme la nuit pour que revienne le jour, comme la mort pour que revienne la vie. L'Occident retient du crocodile sa voracité mais en fait surtout un symbole de duplicité et d'hypocrisie. Mais en mythologie chinoise le crocodile est l'inventeur du tambour et du chant. Il joue donc un certain rôle dans le rythme et l'harmonie. On y connaît aussi un crocodile produisant un éclat de lumière. Les légendes cambodgiennes mettent aussi le crocodile en rapport avec l'éclat d'une gemme ou d'un diamant. Dans tous ces cas nous rejoignons le symbolisme de l'éclair, traditionnellement associé à celui de la pluie. Car le crocodile est naturellement en rapport avec l'eau, soit qu'il la produise, soit qu'il règne sur elle jusque dans ses profondeurs. C'est pourquoi il est lié au royaume des morts dans de nombreux pays d'Asie. Divinité chtonienne il apparaît comme le maître des mondes souterrains. Sa position intermédiaire entre les éléments terre et eau fait du crocodile le symbole des contradictions fondamentales. Il s'agite dans la vase d'où sort une végétation luxuriante; il est symbole de fécondité. Mais il dévore et détruit, sortant soudain des eaux et des roseaux. A ce titre il est le démon de la méchanceté, le symbole d'une nature vicieuse.
Cette polysémie de la symbolique du crocodile va confirmer nos présomptions émises à la fin de l'analyse de la troisième partie du rêve. Dans son rêve Léa reprend à son compte cette symbolique à multiple facettes. Ele sait que sa propre renaissance psychologique, sociale est conditionnée par la mort de l'enfant. Le jour, la lumière ne resteront ou ne reviendront dans sa vie que si elle empêche la nouvelle naissance d'installer une nuit définitive. Mais rappelons que le crocodile est aussi symbole d'hypocrisie car selon la légende il feint de pleurer pour attirer ses victimes. L'expression "verser des larmes de crocodile" signifie verser des larmes insincères. On peut donc suposer que le crocodile signifie aussi dans le rêve de Léa qu'elle souffre de s'être résignée à vivre de façon hypocrite en reniant son identité profonde. C'est pourquoi, dans la mesure où cet animal est en Chine le symbole du chant et du rythme il représente dans ce rêve la volonté de restaurer l'harmonie en soi et avec les autres, une harmonie gravement compromise par le fait de vivre en contradiction permanente avec sa nature. On remarquera que dans le rêve le crocodile est impassible. Cela ne contredit pas sa symbolique, bien au contraire puisqu'il doit rester immobile et discret pour attrapper sa proie par surprise. Ainsi Léa adopte la stratégie de cet animal. Elle nous signifie à travers cette impassibilité que sa propre nature inconsciente doit être aux aguets pour pouvoir s'affirmer à la première occasion, en l'occurrence cette nouvvelle occasion est la future naissance qu'elle doit désormais avoir l'audace de contrecarrer pour s'affirmer comme elle aurait dû le faire jadis. D'ailleurs cette détermination qui anime Léa se retrouve dans la suite de son rêve.
e - " Puis je range dans mon sac un objet ressemblant à une faucille très acérée. "
Au sujet de la faucille de son rêve Léa dit qu'il y a qelques années elle a acheté un objet semblable dans une brocante. Depuis, cet objet fait partie des bibelots exposés chez elle. A la qestion de savoir pourquoi elle s'est procuré un tel objet elle répond que l'idée de couper de couper de façon brutale au moyen d'un instrument tranchant l'a poussée à acquérir cet instrument sans savoir pourquoi cette même idée a une connotation positive pour elle. Peut-être que l'étude de la symbolique de la faucille nous aidera à répondre à cette queston.
La faucille, en raison de sa forme, est fréquemment mise en rapport avec le croissant de la lune. Elle est l'attribut de plusieurs divinités agricoles comme Saturne et Silvain. Les armes recourbées sont en général en rapport avec le symbolisme lunaire et avec celui de la fécondité, signe de féminité. Elle symboliserait ainsi le cycle e moissons qui se renouvellent : la mort et l'espoir des renaissances. On peut donc imaginer que dans le rêve de Léa la faucille signifie qu'elle veut au moyen de cet objet éradiquer la pseudo-féminité qui lui fut imposée; cette éradication devrait se faire au profit de sa propre conception de la féminité. Elle soutient d'ailleurs qu'une femme peut parfaitement se sentir féminine sans jamais avoir d'enfant. Elle poursuit en disant que la fécondité ne doit pas s'entendre qu'au sens littéral de l'enfantement mais qu'on peut la comprendre aussi au sens figuré. Elle pense qu'on peut se montrer fécond dans la vie à tous les niveaux : artistique, professionnel...Ainsi couper ce statut de la féminité artificielle aura chez elle pour effet de rétablir une fécondité et un épanouissement qu'elle ne connaît pas. Sa renaissance exitentielle est subordonnée à la mort préalable de la vie artificielle qu'elle mène. Cette mort semble d'aileurs avoir eu lieu dans le rêve puisqu'elle range la faucille dans un sac comme si elle venait d'accomplir la moisson capitale. On connaît l'usage rituel de la faucille d'or chez les Celtes, pour les récoltes du gui, symbole d'immortalité. Il semblerait donc que la faucille du rêve soit aussi une promesse d'immortalité et de félicité pour notre rêveuse. L'art celte stylise d'ailleurs en forme de faucille la queue du coq, animal solaire. Mais le croissant prend alors une forme renversée, tournée vers la terre. Cette position sur le coq serait, aux yeux de certains interprètes, un signe androgynal. Pourquoi s'interdire de penser ici que Léa refuse une forme de féminité qui exclurait toute forme de masculinité ? Il est probable qu'elle recherche un style de vie où soit assuré un parfait équilibre entre les parts de masculinité et de féminité qui sont en elle, un équilibre impossible à trouver dans son statut actuel. Signalons aussi que la faucille est l'instrument de Cronos amputant Ouranos son père de ses organes, pour arrêter une création intempestive. A cet égard elle est le symbole de la décision tranchante, de la différenciation résolue sur la voie de l'évolution individuelle ou collective. C'est le signe de progression temporelle, la nécessité évolutive elle-même à partir de la semence originelle. Dans son rêve Léa jouerait elle-même le rôle de Cronos amputant Ouranos, l'incarnation d'un modèle social castrateur qui, en l'émasculant, lui inflige la pire des souffrances. Elle prend donc la décision tranchante et catégorique de reprendre son propre destin en main, d'évoluer selon ses propres orientations en coupant court à tout ce qui a et peut encore dresser des entraves sur son chemin. La faucille est donc manifestemet un symbole bipolaire : ele signifie la mort et la moisson. Mais la moisson elle-même ne s'obtient qu'en tranchant la tige qui relie, comme un cordon ombilical, le grain à la terre nourricière. La moisson, c'est le grain condamné à mort, comme nourriture ou comme semence. Dans son rêve Léa vient d'accomplir l'acte suprême qui va assurer sa renaissance. Elle a coupé la tige qui reliait le grain qu'elle est devenue, à la terre nourricière qui est le contexte social dont ce même grain provient. Ce grain est condamné à mort par la moisson effectuée avec la faucille. Mais il va servir de semence pour produire la nouvelle vie que Léa s'est fixée.
Chéguenni Mohamed
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