lundi 21 mars 2011

Censure


Définition :

Ce terme désigne pour Freud l'instance psychique qui trie les sentiments intimes pouvant être admis par la conscience de ceux qui devront être refoulés dans l'inconscient, car inadmissible au regard, par exemple, des normes sociales introjectées.
Ces sentiments refoulés ressurgiront alors au travers des rêves et des actes manqués, ou encore dans les symptômes névrotiques. En psychanalyse, la censure est la « fonction psychique qui empêche l’émergence des désirs inconscients dans la conscience autrement que sous une forme déguisée » (Chemama). Ces désirs ont été refoulés dans l’inconscient parce qu’ils sont interdits par le tiers paternel.

« Le refoulement est, (…), le processus grâce auquel un acte susceptible de devenir conscient, c’est-à-dire faisant partie de la préconscience, devient inconscient. Et il y a encore refoulement lorsque l’acte psychique inconscient n’est même pas admis dans le système préconscient voisin, la censure l’arrêtant au passage et lui faisant rebrousser chemin. » (Introduction à la psychanalyse, p. 321, 322)
On voit donc bien là où se trouve le processus de censure pour Freud : entre l’inconscient le plus profond (le refoulé) et le préconscient. Par conséquent, la censure est un processus totalement inconscient dans le sens où il empêche certains « faits psychiques refoulés » de remonter au préconscient, puis à la conscience.
Par contre, l’acte de censure peut être tout à fait conscient lorsqu’il s’agit de rejeter des pensées conscientes désagréables, de les « oublier », bref, de les « refouler ». Elles sont donc, pour Freud, engrangées dans notre inconscient, en constituent le « refoulé », mais ne sont jamais totalement oubliées et agiraient en permanence à l’insu du sujet.
Mais la censure semble rigoureusement identique, pour Freud, à un autre refoulement, en ce qu’elle serait, elle aussi permanente. Il écrit, à propos des rêves, page 126 :
« Nous voyons ainsi que la censure ne borne pas sa fonction à déterminer une déformation du rêve, mais qu’elle s’exerce d’une façon permanente et ininterrompue, afin de maintenir et conserver la déformation produite. »
On a presque envie de dire qu’il y aurait une identité de fonctionnement entre la censure et le refoulé. Ce qui implique un contact vraiment très intime entre ces deux instances psychiques. Mais ce qui étonne le plus c’est cette activité des plus intelligente de la censure, à pouvoir « déformer » elle-même le matériau psychique, selon ses propres règles autonomes, tout en maîtrisant à la perfection le hasard et le non-sens dans le « chaos » du refoulé. La censure est donc un agent de calcul psychique inconscient absolument infaillible. Si le refoulé était cet « Autre », ou ce démon que nous aurions en nous, et qui tirerait toutes les ficelles du Moi ; dans ces ténèbres de l’âme, la censure occuperait donc le « premier cercle ». Elle serait « l’Autre-de-l’Autre »!
Comment ne pas s’imaginer que la censure est alors une sorte de personnage mythologique ? Une créature qui contrôle l’entrée et la sortie des « Enfers » ? Comment se représenter sa puissance de calcul si elle maîtrise le hasard et le non-sens ? Ainsi, l’homme possèderait en lui, [mais nous avons déjà, à maintes reprises, évoqué ce problème], une créature surpuissante, dont les capacités de calcul rendraient même caduques toutes les théories probabilistes de la physique quantique, puisqu’au niveau des calculs opérés par la censure, l’univers du « probable » serait totalement exclut.
La censure est « la » superstition freudienne. Le refoulé n’est que son terrain de jeu. Un « jeu » rendu soi-disant illogique par Freud, (« l’inconscient cela n’a pas de logique », écrira-t-il), mais dans le seul but (inavouable) de justement donner les pleins pouvoirs à la censure, donc les pleins pouvoirs à l’interprétation des associations « libres », et à ses échappatoires, ses rebondissements, ses manipulations, etc. Si le refoulé avait une « logique », les « calculs » opérables par la censure seraient, eux aussi, logiquement, en nombre plus limités, et, du même coup, l’interprétation freudienne ne pourrait être toujours victorieuse, quelles que soient les circonstances.
Pour faire intervenir la créature mythique quand il le souhaite, sans jamais courir le risque que l’interprétation ne puisse trouver d’échappatoire ou de voie de secours, face aux faits les plus rétifs, Freud avait donc besoin de supprimer tout ordre dans le refoulé : c’est la censure qui discrimine, qui classifie, qui observe, qui décide, qui calcule. Et la censure c’est, in fine, l’interprétation dans le contexte de la cure des associations libres, et des « résistances » du patient, et l’interprétation c’est toute la psychanalyse.


* * *

Brêve présentation :

Pour Sigmund Freud, la « clé de voûte » de toute la psychanalyse, c’est le refoulé. C’est-à-dire la partie de l’inconscient la plus enfouie dans l’appareil psychique de l’individu. Et ce lieu serait d’autant plus inaccessible à la conscience qu’il nécessiterait, et donc justifierait à lui seul l’intervention de l’analyste pendant la cure. En résumé, impossible d’avoir accès à son propre refoulé, sans l’aide de l’analyste. Pourquoi ? Parce qu’il y a une autre « instance psychique » chargée, selon Freud, d’empêcher cet accès autonome par le sujet, c’est la fameuse « censure ». Donc, nous serions plutôt tenté de dire, que toute la psychanalyse repose, non sur sa théorie du refoulé inconscient, mais sur l’existence même de cette « censure » du refoulé, laquelle protège le moi conscient des « remontées » du « matériel pathogène » (donc refoulé et particulièrement actif à l’insu du sujet…). Mais si l’existence même de cette censure (non prouvée par Freud autrement que par ses propres confirmations rhétoriques…) pouvait être totalement invalidée, que resterait-il à la psychanalyse ?…

La censure et le refoulé, un problème d’identité ?
Reprenons « Introduction à la psychanalyse » de Sigmund Freud, par une citation très importante.
Page 127, Freud écrit :
« Soyez certains que lorsque vous refusez de donner votre acquiescement à une interprétation correcte de vos rêves, les raisons qui vous dictent votre refus sont les mêmes que celles qui président à la censure et à la déformation et rendent l’interprétation nécessaire. »
Donc, pour Freud, il y a une identité parfaite entre des raisons conscientes et inconscientes liées à la résistance consciente de l’interprétation du thérapeute. Dans ce cas, il est quand même assez difficile d’admettre l’existence d’une partie inconsciente, même minime de la censure dont parle Freud. Mais lorsque Freud écrit que « les raisons qui vous dictent votre refus sont les mêmes que celles qui président à la censure », il veut dire aussi qu’il y a identité entre les raisons inconscientes, liées aux actions de refoulement, et les autres raisons inconscientes, liées au processus de censure.
Il est donc clair que pour Freud, les processus dits de censure et de refoulement sont inconscients, tous deux permanents, mais surtout très intimement liés par des relations de cause à effet : c’est parce que la censure serait opérante ou fonctionnelle contre les éléments pathogènes refoulés, que ces derniers ne pourraient émerger à la conscience du sujet sans l’aide d’un analyste, lequel, par une relation copsychique (Nicolas Geogieff) entre lui et son patient, permettrait leur prise de conscience « cathartique » et rendrait possible la disparition des symptômes (névrotiques, etc…).
Mais on peut supposer qu’en situant aussi la censure aux frontières de la conscience, et en contact direct avec le refoulement, Freud fait, (malgré lui), du refoulé, non plus la partie la plus inconsciente de ce qu’il appelle « l’appareil psychique », mais un « lieu » bien plus proche de la conscience qu’il ne le souhaitait, à cause de cette proximité de la censure avec le moi conscient.
Donc, selon Freud, c’est cette partie profonde (le refoulé) qui justifie l’intervention extérieure d’un analyste. C’est, comme l’écrivit Freud, « la clé de voute » de toute la psychanalyse.
Le refoulé a pour contenu tous les souvenirs traumatiques, les émotions, les représentations vécues dans l’enfance de manière traumatisante, et qui seraient, du fait de ce « passé traumatique », des agents pathogènes source de symptômes, parce qu’inconsciemment refoulés. Le refoulé serait la partie la plus archaïque, dynamique (donc pathogène), mais aussi permanente de la personne. Le « matériel psychique » qui intéresse donc, au premier chef l’analyste, est le refoulé inconscient, et ce qui est censé représenter son contenu « manifeste » (dans le conscient) : par exemple, les rêves (leur contenu manifeste) et les névroses du patient. Tout ce contenu étant perceptible dans les associations libres qu’est invité à formuler le patient au cours d’une analyse, dans une relation transferrentielle, « copsychique ».

Une régression à l’infini.
Mais les actions de refoulement (et le refoulé), doivent, pour être maintenues dans leur statut inconscient, subir l’action d’un autre niveau supérieur d’interdit. C’est là qu’intervient, selon Freud, la censure.
Cette censure, située à la frontière du conscient doit, répétons-le,  elle aussi avoir un statut inconscient, car si elle était consciente, alors le sujet pourrait avoir un accès direct à son refoulé, lequel ne serait donc plus inconscient et ne justifierait donc plus l’intervention d’un analyste ni même la psychanalyse toute entière.
Si donc la censure doit elle aussi être inconsciente, c’est qu’un autre mécanisme (probablement « psychique » ?) la maintient dans ce statut en l’empêchant de devenir consciente. Cet autre mécanisme, dont Freud ne parle pas et qui doit pourtant logiquement exister, doit lui aussi être, à son tour, inconscient (et maintenu en tant que tel), sinon, le sujet pourrait avoir accès à sa censure, puis à son refoulé, qui, du même coup, ne seraient plus inconscients comme la théorie freudienne l’exige.
On a donc bien un problème de régression à l’infini, et il devient tout à fait impossible de justifier la notion de censure. Par conséquent, cette notion injustifiable, en perdant tout fondement, disparaît, et avec elle, la théorie du refoulement freudien. (Comme le démontra aussi, mais de manière différente, Adolf Grünbaum dans « La psychanalyse à l’épreuve »).
Cependant, il faut admettre que si la censure était un processus inconscient totalement autonome, donc ne dépendant pas lui-même d’une autre instance supérieure, il n’y aurait pas de problème de régression à l’infini. Dans ces conditions, et bien que faisant partie de l’appareil psychique inconscient, la censure, « gardienne du refoulé », serait donc éternellement vierge de toute influence de ce avec quoi elle est en contact. Elle serait cette sorte d’agent que l’on ne peut influencer, que l’on ne peut plier, qui est absolument rigide, mais qui pourtant est doté de capacités de discernement inouïes puisqu’elle se charge de contrôler le contenu du refoulé inconscient qui, selon Freud, est régit par un déterminisme psychique absolu et excluant tout hasard.
Le caractère autonome de la censure, n’a jamais été prouvé de manière indépendante par Freud, par l’intermédiaire de tests expérimentaux, ni même, à notre connaissance, par aucun psychanalyste. Adolf Grünbaum reprocha même à Freud, (pourtant en défense de arguments de Karl Popper sur la réfutation), de n’avoir jamais fourni de preuves inductives probantes sur l’existence du refoulé inconscient ou sur celui de censure, manque de preuve qui saperait, selon Grünbaum, autant la confirmabilité inductive de la psychanalyse que ses possibilités de réfutation par l’expérience (Cf. « Les fondements de la psychanalyse » & « La psychanalyse à l’épreuve »).
En l’absence totale de preuve de l’autonomie du processus de censure, cette notion si capitale pour tout l’édifice de la psychanalyse, n’a d’autre statut que celui d’une véritée révélée, un dogme rendu nécessaire dans l’arsenal rhétorique de Freud, afin de justifier tout aussi dogmatiquement l’existence d’une partie de l’inconscient qui serait à ce point enfouie et inaccessible qu’elle nécessiterait absolument l’intervention d’un analyste. Mais il est à souligner que pour comprendre ses propres rêves, (rêves mythiques et mensongers, d’où est née la psychanalyse), Freud n’a eu besoin de personne d’autre que ses propres ressources introspectives, pour avoir accès à son propre refoulé…
Mais les questions cruciales demeurent : pourquoi n’y aurait-il pas dans les choix mêmes opérés par la censure sur ce qu’elle interdit, des choses que le conscient ne doit pas savoir ? Autrement dit, si pour être en contact direct avec le refoulé inconscient, la censure se doit, elle aussi, d’être inconsciente, pourquoi n’avons-nous pas un accès direct à cette censure, parce que certaines de ses opérations, seraient inacceptables pour le conscient ? N’y a-t-il pas dans les façons de faire de la censure, des choses que le conscient ne peut admettre et qui sont aussi la cause du maintien de la censure dans son statut inconscient ? Pourquoi la censure ne pourrait-elle être influencée, modifiée, par ce qu’elle doit interdire tout en étant en contact direct et permanent avec le refoulé ? Ce serait comme si un geôlier qui vivrait en permanence et en contact direct avec ses prisonniers ne pouvait jamais être influencé par eux de quelque manière que ce soit !
En effet, si le « refoulé » représente quelque chose d’inavouable pour le conscient, quelque chose donc qui pourrait mettre le sujet dans un état de malaise profond s’il en était conscient, et si c’est bien la censure qui protège ainsi le conscient des éléments refoulés, c’est donc qu’elle aussi, a partie liée de façon très intime, directe même, avec « l’inavouable ». La censure est donc chargée de la « basse besogne » consistant à maintenir dans le cachot profond du refoulé, ce que le « sujet ne doit pas savoir ». Mais puisqu’elle est inconsciente, c’est donc que l’on veut la cacher elle aussi, comme un Etat voudrait masquer, et ses secrets les plus dangereux, et ceux qui les protègent, les « censeurs ».
On ne peut donc éviter de se poser la question : « qui » empêche la censure de devenir consciente ? Quelle autre force qui lui est supérieure, laquelle doit, elle aussi être inconsciente, et ainsi de suite… ?
Comme on le voit, le problème de la régression à l’infini, bien que sortit par la porte, revient par la fenêtre…
Il n’y a donc ni censure, ni refoulement, ni refoulé qui soient inconscients, et surtout qui soient réglés par un déterminisme psychique absolu excluant tout hasard et tout non-sens comme Freud l’affirma explicitement dans son livre « Psychopathologie de la vie quotidienne ».
Il n’y a donc pas de psychanalyse, ou, comme l’écrit Mikkel Borch-Jacobsen dans « Le dossier Freud. Enquête sur l’histoire de la psychanalyse » : « la psychanalyse est une théorie zéro ».
Jean-Paul Sartre avait déjà vu le problème lié à la notion de censure. Il écrit, à propos de la mauvaise foi, in : « L’Etre et le Néant » :
« La censure, pour appliquer son activité avec discernement, doit connaître ce qu’elle refoule. Si nous renonçons en effet à toutes les métaphores représentant le refoulement comme un choc de forces aveugles, force est bien d’admettre que la censure doit choisir et, pour choisir, se représenter. D’où viendrait, autrement, qu’elle laisse passer les impulsions sexuelles licites, qu’elle tolère que les besoins (faim, soif, sommeil) s’expriment dans la claire conscience ? Et comment expliquer qu’elle peut relâcher sa surveillance, qu’elle peut même être trompée par les déguisements de l’instinct ? [...] En un mot, comment la censure discernerait-elle les impressions refoulables sans avoir conscience de les discerner ? [...] Il faut que la censure soit consciente d’être consciente de la tendance à refouler, mais précisément pour n’en être pas consciente. Qu’est-ce à dire sinon que la censure doit être de mauvaise foi ? »
Comme le fait comprendre Sartre, il est donc impossible que pour Freud, la censure ne soit pas en contact direct avec le refoulé. Mais, à l’insu du sujet, elle agirait pourtant avec une étonnante capacité de discernement (et même de jugement) qui serait même totalement infaillible si l’on s’en tient au déterminisme psychique absolu de Freud. Sartre montre qu’à un tel niveau « d’intelligence » il est peu plausible que la censure ne soit pas, en fait, consciente. Mais cette intelligence infaillible de la censure, en liaison avec le déterminisme absolu de Freud, n’est-elle pas analogue à celle du Démon de Laplace ? Sartre n’entrevoit certes pas le problème de la régression à l’infini, mais celui de la capacité d’un agent supposé inconscient, comme la censure, à effectuer les mêmes actions complexes de jugement, de discrimination et de représentation qu’un agent conscient. Mais comme pour Sartre il est impossible de n’être pas conscient de faire quelque chose consciemment sans être de mauvaise foi, il assimile donc la censure à de la simple mauvaise foi.
Il ressort néanmoins de l’analyse de Sartre, que la censure est bien inconsciente et en contact permanent avec le refoulé. Par conséquent on ne peut que retomber dans le problème insoluble de la régression à l’infini que nous avons exposé plus haut.
Nous devons sans doute corriger ce que nous avons écrit plus haut : « il n’y a donc ni censure, ni refoulement, ni refoulé, (…), il n’y a donc pas de psychanalyse (…) ». Pourquoi ? Parce que, puisqu’il demeure impossible de tester de manière indépendante, l’existence de la censure et du processus de refoulement en raison du postulat du déterminisme psychique prima faciae et absolu, sans lequel la psychanalyse se trouve entièrement dénaturée de son fondement princeps ; il demeure tout aussi impossible de fonder une croyance, soit en la fausseté, soit en le proximité à la vérité de ces notions. Car la croyance en certains faits, en certaines phénomènes, et en certaines lois naturelles, que ce soit pour la fausseté, ou la vérité, nécessite toujours un appui empirique, via des conditions initiales qui puissent être manipulées par d’autres chercheurs, ce que Freud a toujours explicitement exclut. Les freudiens, peuvent toujours affirmer, sur la base de confirmations lues à la lumière de ces notions, les énoncés exitentiels au sens strict suivants : « il y a la censure » ; « il y a le refoulé » ; etc… Ce type d’énoncés demeurent toujours potentiellement vérifiables mais aussi irréfutables, parce que le postulat déterministe de Freud entraîne l’impossibilité totale d’une sous-classe d’énoncés particuliers qui pourraient logiquement les réfuter, et qui ne sont donc que confirmables et jamais corroborables (ou à contrario, réfutables) par des tests.

 

Censure et refoulement.

Rêves et actes manqués marquent l'importance de la censure et du refoulement qu'il nous faut maintenant considérer.

a) La première topique.
La notion de refoulement implique que l'on adopte pour définir le conflit une représentation spatiale du champ où les forces vont s'affronter. Topique vient d'un mot grec topos qui signifie lieu. Mais cette représentation spatiale est une image qui ne vaut que parce qu'elle permet de comprendre. On ne doit nullement l'envisager selon un mode réaliste qui donnerait aux zones délimitées un support organique en les faisant correspondre, par exemple, à des localisations cérébrales précises.
Selon la première topique tout se passe comme s'il y avait deux camps opposés :

  • Le système conscient / préconscient (Moi) : il est constitué de tout ce qui est actuellement dans ma conscience (conscient) et de tout ce qui peut être ramené à ma conscience pour peu que j'y prête attention (préconscient).
  • L'inconscient : il est composé des contenus qu'il est impossible de faire revenir à la conscience.
Il existe ainsi deux camps opposés. Le conscient est structuré un peu comme un camp retranché et ressent comme une menace l'intrusion de contenus ou de processus appartenant à l'inconscient. Ceux-ci lui apparaissent comme un danger dans la mesure où ils sont incompatibles avec ceux dont il est lui-même formé et mettent donc en cause son existence. Ce n'est pas une image exagérée car cette menace se traduit par une angoisse bien réelle et le processus du refoulement est mis en œuvre pour y échapper.
Entre le Moi et l'inconscient, se situe la censure qui a deux aspects :

  • Quand la conscience veut aller vers l'inconscient, par exemple lorsque nous cherchons à interpréter un rêve, elle est refoulée vers la conscience. C'est la résistance.
  • Inversement, lorsque l'inconscient veut aller vers la conscience, il peut être renvoyé du côté de l'inconscient. C'est le refoulement.
Pour mieux comprendre le phénomène du refoulement, il faut le saisir en relation avec ce que Freud appelle le principe de plaisir. Selon ce principe, l'activité psychique a pour but le plaisir et cherche à éviter le déplaisir. Il en résulte que tout ce qui est désagréable est exclu de la conscience. Cependant l'adaptation à la réalité fait que le principe de plaisir, qui règne sans doute en maître chez le tout petit enfant, est mis partiellement en suspens : pour atteindre son but, l'individu doit tolérer le déplaisir. Il lui faut contourner les obstacles, affronter les difficultés à vaincre, supporter les tensions désagréables qu'une action précipitée fait manquer. À cette nécessité de tolérer le déplaisir, Freud donne le nom de principe de réalité, principe qui ne met pas le principe de plaisir en échec mais l'aide au contraire à triompher.
Dans le domaine des besoins liés à la conservation de la vie, l'instauration du principe de réalité est nécessaire et ne laisse pas place au refoulement ni à la substitution de la satisfaction réelle par des satisfactions imaginaires. Mais l'urgence vitale n'existe pas en ce qui concerne les désirs de nature sexuelle. Si la satisfaction de tels désirs est associée à la représentation de châtiments (l'image de l'enfer dans la religion, par exemple), ils sont, en vertu du principe de plaisir, rejetés de la conscience et demeurent insatisfaits. Voilà pourquoi la vie sexuelle est liée à notre vie imaginaire. Puisque les contenus inconscients sont des désirs insatisfaits, ils cherchent à revenir à la conscience pour se satisfaire. Ils seront à l'origine de nos rêves, de nos actes manqués mais aussi de nos névroses.

b) La seconde topique.
Freud remarque que certaines opérations qui doivent être attribuées au Moi ne sont pas conscientes. C'est le cas notamment du refoulement. De plus Freud a été amené à faire jouer un rôle de plus en plus grand au processus d'identification et notamment d'identification au modèle parental. Il va alors remplacer le terme de "censure" par le terme de "Surmoi". Une partie du SurMoi correspond à une image modèle, formée dans l'enfance, à laquelle le sujet aspire à se conformer pour s'estimer lui-même, pour mériter son amour narcissique. Cette partie du Surmoi, Freud l'appelle Idéal du Moi. Le narcissisme, c'est l'amour de soi. Or nous ne nous aimons pas sans condition. À partir du moment où nous avons intériorisé les interdits que nous impose notre éducation, nous devons pour nous aimer nous-mêmes remplir les conditions qui nous sont apparues, enfants, nécessaires pour mériter l'amour parental. L'enfant s'aime et se juge comme ses parents l'aiment et le jugent. L'image modèle de nous-mêmes est tout un système d'interdictions et de jugements moraux formés dans l'enfance et qui constituent le Surmoi. La seconde topique comprendra donc, non plus deux mais trois instances :

  • Le ça (Das Es). Ce terme est choisi pour montrer que les forces à l'œuvre ont un caractère impersonnel, inconnu et non maîtrisable comme dans l'expression "ça m'a échappé". "ça" ressemble beaucoup à l'inconscient de la première topique. Comme lui, il ignore la négation, le principe de contradiction, l'espace et le temps. Les désirs qui s'y trouvent ne périssent pas. Il ignore les jugements de valeur (le bien, le mal, la morale). Il n'est pas pour autant un chaos : il suit le principe de plaisir. C'est une réserve de pulsions, le réservoir de la libido c'est à dire des désirs.
  • Le Surmoi : c'est une fonction de contrôle. Il contrôle à la fois le Moi et le ça. Il est issu de l'intériorisation de nos interdits. Sa formation est contemporaine, selon Freud, du déclin du complexe d'œdipe. C'est en intériorisant l'interdiction parentale (on ne peut épouser sa mère) que l'enfant parachève son Surmoi. L'idéal du Moi (qui en fait partie) est moins une identification aux parents tels qu'ils sont ou se présentent dans la réalité qu'une identification à ce que l'enfant peut percevoir de leur propre Surmoi. Notre morale est celle de nos parents. Ce que nous nous interdisons, c'est ce qu'ils s'interdisent. Nous avons les mêmes interdits que nos parents, les mêmes valeurs. Le Surmoi contrôle les exigences du ça : il empêche les désirs refoulés de réapparaître à la conscience. Il contrôle les exigences du Moi : il empêche les désirs non conformes à l'Idéal du Moi de se réaliser et les refoule. Il considère comme correct le comportement satisfaisant à la fois aux exigences du ça, de l'idéal du Moi et de la réalité. Il faut pour cela que le Moi réussisse à concilier les diverses exigences.
  • Le moi : c'est ma personnalité apparente, celle qui s'inscrit dans la réalité et qui est en contact avec le monde y compris le monde humain. Elle doit se concilier avec les exigences de la réalité. Le Moi n'est pas en opposition constante avec le ça. Il est, au contraire, l'agent d'exécution des pulsions du ça. Seul le Moi est en mesure de tenir compte des exigences de la réalité et il ne donne accès qu'à des désirs qui pourront être satisfaits sans entraîner pour la personne des conséquences pénibles ou dommageables. Mais il doit prendre garde à ne pas attirer le mécontentement du Surmoi. Il doit agir de façon à rester avec lui en bons termes, à ne pas perdre son amour et à ne pas être puni par lui. Bien entendu, cette relation entre le Moi et le Surmoi est ignorée du sujet. Il en transperce quelque chose dans l'angoisse et la culpabilité dont certains individus se montrent affligés. Le sentiment d'angoisse témoigne en effet d'une tension entre le Moi et le Surmoi et la crainte du Moi d'être châtié par le Surmoi si les désirs que celui-ci condamne trouvent à se satisfaire avec sa complicité. Le Moi est donc une sorte d'arbitre des différents intérêts. Il a aussi un rôle de rationalisation des désirs.
Lorsque le Moi se sent menacé par un danger, il peut réagir de deux façons :
  • La fuite. Le principe de plaisir nous conduit à nous soustraire à toute cause de déplaisir. Si le danger est extérieur, nous fuyons réellement. Si le danger est intérieur (une pulsion qui veut se réaliser alors qu'elle est l'objet d'un interdit) alors nous le refoulons. Freud compare le refoulement à la fuite. Il nous permet de ne rien connaître du désir en cause.
  • L'évaluation rationnelle du danger et des obstacles, associée à une détermination non moins rationnelle des moyens pour les éviter. Il suppose que le principe de réalité ait réussi à imposer sa suprématie mais cette suprématie est toujours relative et elle s'impose surtout face aux dangers extérieurs. L'un des rôles de la cure psychanalytique est de faire en sorte que ce second mode de réaction du moi gagne du terrain sur le premier.
C’est à Freud que revient le mérite d’avoir étudié la notion de répression ou de refoulement et d’en avoir fait la pierre angulaire d’une doctrine psychologique intéressante et très riche en aperçus nouveaux. Il a insisté principalement dans ses mémoires et dans le livre qui vient de paraître en français sur l’origine infantile et la nature sexuelle des appétits et des désirs réprimés et refoulés dans l’inconscient. Il s’est efforcé de démontrer que le refoulement commence déjà dans les premières années de la vie, sous l’influence morale de l’entourage ; par le fait de l’éducation et de la censure de la conscience, il s’est constitué par une sorte d’habitude automatique qui aboutissait à l’amnésie, chez l’adulte, de la plupart des souvenirs infantiles. L’amnésie infantile nous rend compte de ce fait que nous ne savons de notre enfance que fort peu de choses au point de vue affectif et que les événements qui ont eu le plus d’influence sur notre développement psychique ultérieur et notre constitution mentale définitive (événements sexuels, premières manifestations des tendances érotiques) ne peuvent être découverts que par une recherche rétrospective laborieuse et détournée, caractéristique de la méthode de Freud.
Selon Freud, l’image indésirable est refoulée, dans l’instant où elle occupait le domaine de la conscience claire, étant douée d’une charge émotive. Le coefficient émotif de l’image, que Freud dénomme affect, a été assimilé à une charge d’ordre physique et quantitatif, et comparé à la charge électrique d’une bouteille de Leyde. Lorsque la bouteille se brise, la disparition du réservoir isolant n’entraîne pas celle de la charge électrique qu’il contenait. Cette charge ne se perd pas, elle se transporte dans le milieu environnant dans d’autres objets. Par un transport semblable, l’affect de l’image refoulée passe de celle-ci, à travers le milieu psychique, sur d’autres processus mentaux et peut ainsi modifier, dans un sens ou dans l’autre, la charge affective des images et des représentations nouvelles, qui se succéderont devant la conscience du sujet.
Ainsi donc, à la base et comme une condition nécessaire de toute notre activité mentale, apparaît le processus fondamental du refoulement psychique, qui préside à notre vie quotidienne et se révèle comme le mécanisme régulateur de l’esprit à l’état de santé comme à l’état de maladie. À l’état de santé, l’aspect de l’image refoulée suit, au cours de ses transferts, des voies simples ; à l’état de maladie, il suit des voies détournées, compliquées et crée, par ses déviations dans le domaine de la cérébration inconsciente, des malaises, des souffrances, de l’anxiété et des troubles d’autant plus graves, que le sujet offre à des manifestations morbides, du fait de son hérédité défectueuse et de son équilibre constitutionnel émotif, une moindre résistance.
Grâce à la vigilance continue d’une “censure” établie au seuil de la conscience, l’esprit semble n’admettre, dans le domaine de ses représentations et de son activité, que des images agréables ou utiles... Cette répression des images pénibles, par sa constance et sa célérité, est devenue une fonction automatique et par conséquent inconsciente. Ce refoulement s’applique non seulement aux secrets personnels de la vie intérieure de chacun de nous, mais aussi aux jugements défavorables que nous formulons sur autrui et que, nous ne pouvons exprimer sous peine de rendre impossible toute fréquentation, et de détruire les bienfaisantes illusions sur lesquelles reposent l’esprit d’altruisme, d’indulgence réciproque, d’entraide et de solidarité qui est la base de la vie collective des sociétés.
L’éducation de l’enfance consiste surtout dans l’apprentissage du refoulement des images et des désirs que les parents et les maîtres estiment nuisibles à la formation du jeune sujet.
La nature égoïste et impérieuse des tendances infantiles nécessite, de la part de l’entourage, des efforts continuels de répression de ces inclinations instinctives, l’inspiration de tendances contraires, altruistes, et l’orientation de l’âme infantile vers un état d’affectivité d’ordre utile, bienfaisant et élevé. Ce sont les effets de cette éducation première que Freud dénomme la “sublimation” des tendances infantiles.
La sublimation, c’est-à-dire la dérivation de l’énergie sexuelle sur l’activité psychique, qui en est ainsi considérablement augmentée et renforcée. La sublimation se manifeste spécialement dans la culture dés beaux-arts et dans les travaux de la science. L’art nous offre souvent les produits d’un mélange de l’artiste, du perverti et du névrosé. Iwan Bloch appelle avec plus de raison, semble-t-il, “équivalents sexuels”, les manifestations artistiques et scientifiques dérivées de l’énergie sexuelle que Freud a réunies sous la dénomination du “sublimation”.
Dupré et Trepsat remarquent à juste raison que le refoulement des images mentales est un fait ; sans ce refoulement conscient ou inconscient, nous serions incapables d’appliquer notre attention sur un point déterminé et de mener une vie intellectuelle cohérente, continue et pratiquement utile. Aussi passons-nous notre existence, surtout durant le sommeil, à refouler des représentations mentales et des souvenirs gênants. L’image refoulée est ainsi momentanément oubliée, rejetée hors de la conscience et remplacée par de nouvelles images, auxquelles, dans la clarté de la conscience, s’appliquent l’attention, l’intelligence et la volonté.
Ce travail de frénation et de remplacement des tendances primitives aboutit progressivement à de telles modifications du psychisme infantile, que celui-ci, incessamment refoulé et rejeté dans l’inconscient, s’estompe chez la plupart des adultes, dans un oubli plus ou moins complet et dans l’amnésie du cadre objectif et des événements de la première et parfois de la seconde enfance.
Mais si l’élément représentatif sombre ainsi dans une sorte d’oubli physiologique, par contre, comme le démontre Bergson, tous les éléments émotifs de notre passé, tous les ébranlements affectifs de notre enfance se condensent en un faisceau de tendances qui, combinées aux influences de notre hérédité, forment notre constitution, notre caractère, et déterminent, au cours de notre développement ultérieur, la formule de notre personnalité.
La sublimation des tendances primitives se réalise d’ailleurs fort imparfaitement chez certains sujets, suivant les conditions de l’éducation et surtout suivant les variétés de leurs aptitudes héréditaires, de leur constitution native, du degré de leur développement intellectuel et moral, de l’existence ou de l’absence des perversions instinctives, etc.
Les degrés de l’inhibition et de la maîtrise de soi sont à l’âge adulte, très variables suivant les individus. Lorsque la répression psychique est mal assurée, l’imperfection du refoulement des images et des représentations inutiles détermine, chez certains débiles, chez les distraits, les inattentifs, une véritable incapacité d’adaptation à la réalité. Le conflit des pensées subconscientes et des perceptions objectives, des souvenirs et des espoirs, du sentiment et des actes, dévie le courant normal des associations d’idées et s’oppose à l’exactitude de l’observation et à la continuité du travail utile. Chez de tels sujets, le subconscient se révèle sans cesse sous forme d’oublis, de lapsus, de fausses reconnaissances, d’incorrection des actes, de bizarreries dans les propos et la conduite.
La notion de refoulement a trouvé en Bergson un illustre défenseur, qui a résumé dans quelques phrases, avec un bonheur et une simplicité sans pareils, le long développement de la littérature freudique et exprimé la vérité psychologique :
“Ce que nous avons senti, pensé, voulu depuis notre enfance est là, penché sur le présent qui va s’y joindre, pressant contre la porte de la conscience qui voudrait le laisser dehors. Le mécanisme cérébral est précisément fait pour en refouler la presque totalité dans l’inconscient et pour n’introduire dans la conscience que ce qui est de nature à éclairer la situation présente, à aider l’action qui se prépare, à donner enfin un travail utile. Tout au plus, des souvenirs de luxe arrivent-ils, parla porte entrebâillée, à passer en contrebande. Ceux-là, messagers de l’inconscient, nous avertissent de ce que nous traînons derrière nous sans le savoir. Mais lors même que nous n’en aurions pas l’idée distincte, nous sentirons vaguement que notre passé nous reste présent. Que sommes-nous en effet ? Qu’est-ce que notre caractère, sinon la condensation de l’histoire que nous avons vécue depuis notre enfance, avant notre naissance même, puisque nous apportons avec nous des dispositions prénatales ? Sans doute nous ne pensons qu’avec une petite partie de notre passé, mais c’est avec notre passé tout entier, y compris notre courbure d’âme originelle, que nous désirons, voulons, agissons. Notre passé se manifeste donc intégralement à nous par sa poussée et sous forme de tendance, quoiqu’une faible part seulement en devienne représentation.”

Chapitre IX. — LA CENSURE DU RÊVE (Sigmund Freud)


"L’étude des rêves d’enfants nous a révélé le mode d’origine, l’essence et la fonction du rêve. Le rêve est un moyen de suppression d’excitations (psychiques) venant troubler le sommeil, cette suppression s’effectuant à l’aide de la satisfaction hallucinatoire. En ce qui concerne les rêves d’adultes, nous n’avons pu en expliquer qu’un seul groupe, ceux notamment que nous avons qualifiés de rêves du type infantile. Quant aux autres, nous ne savons encore rien les concernant ; je dirais même que nous ne les comprenons pas. Nous avons obtenu un résultat provisoire dont il ne faut pas sous-estimer la valeur : toutes les fois qu’un rêve nous est parfaitement intelligible, il se révèle comme étant une satisfaction hallucinatoire d’un désir. Il s’agit là d’une coïncidence qui ne peut être ni accidentelle ni indifférente.
Quand nous nous trouvons en présence d’un rêve d’un autre genre, nous admettons, à la suite de diverses réflexions et par analogie avec la conception des actes manqués, qu’il constitue une substitution déformée d’un contenu qui nous est inconnu et auquel il doit être ramené. Analyser, comprendre cette déformation du rêve, telle est donc notre tâche immédiate.
La déformation du rêve est ce qui nous fait apparaître celui-ci comme étrange et incompréhensible. Nous voulons savoir beaucoup de choses à son sujet : d’abord son origine, son dynamisme ; ensuite ce qu’elle fait et, enfin, comment elle le fait. Nous pouvons dire aussi que la déformation du rêve est le produit du travail qui s’accomplit dans le rêve. Nous allons décrire ce travail du rêve et le ramener aux forces dont il subit l’action.
Or, écoutez le rêve suivant. Il a été consigné par une dame de notre cercle 17 et appartient, d’après ce qu’elle nous apprend, à une dame âgée, très estimée, très cultivée. Il n’a pas été fait d’analyse de ce rêve. Notre informatrice prétend que pour les personnes s’occupant de psychanalyse il n’a besoin d’aucune interprétation. La rêveuse elle-même ne l’a pas interprété, mais elle l’a jugé et condamné comme si elle avait su l’interpréter. Voici notamment comment elle s’est prononcée à son sujet : « et c’est une femme de 50 ans qui fait un rêve aussi horrible et stupide, une femme qui nuit et jour n’a pas d’autre souci que celui de son enfant (1 ) »
Et, maintenant, voici le rêve concernant les services d’amour. « Elle se rend à l’hôpital militaire N1 et dit au planton qu’elle a à parler au médecin en chef (elle donne un nom qui lui est inconnu) auquel elle veut offrir ses services à l’hôpital. Ce disant, elle accentue le mot services de telle sorte que le sous-officier s’aperçoit aussitôt qu’il s’agit de services d’amour. Voyant qu’il a affaire à une dame âgée, il la laisse passer après quelque hésitation. Mais au lieu de parvenir jusqu’au médecin en chef, elle échoue dans une grande et sombre pièce où de nombreux officiers et médecins militaires se tiennent assis ou debout autour d’une longue table. Elle s’adresse avec son offre à un médecin-major qui la comprend dès les premiers mots. Voici le texte de son discours tel qu’elle l’a prononcé dans son rêve : « Moi et beaucoup d’autres femmes et jeunes filles de Vienne, nous sommes prêtes… aux soldats, hommes et officiers sans distinction… » À ces mots, elle entend (toujours en rêve) un murmure.
Mais l’expression, tantôt gênée, tantôt malicieuse, qui se peint sur les visages des officiers, lui prouve que tous les assistants comprennent bien ce qu’elle veut dire. La dame continue : « Je sais que notre décision peut paraître bizarre, mais nous la prenons on ne peut plus au sérieux. On ne demande pas au soldat en campagne s’il veut mourir ou non. » Ici une minute de silence pénible. Le médecin-major la prend par la taille et lui dit : « Chère madame, supposez que nous en venions réellement là… » (Murmures.) Elle se dégage de son bras, tout en pensant que celui-ci en vaut bien un autre, et répond : « Mon Dieu, je suis une vieille femme et il se peut que je ne me trouve jamais dans ce cas. Une condition doit toutefois être remplie : il faudra tenir compte de l’âge, il ne faudra pas qu’une femme âgée et un jeune garçon… (murmures) ; ce serait horrible. » — Le médecin-major : « Je vous comprends parfaitement. » Quelques officiers, parmi lesquels s’en trouve un qui lui avait fait la cour dans sa jeunesse, éclatent de rire, et la dame désire être conduite auprès du médecin en chef qu’elle connaît, afin de mettre les choses au clair. Mais elle constate, à son grand étonnement, qu’elle ignore le nom de ce médecin. Néanmoins le médecin-major lui indique poliment et respectueusement un escalier en fer, étroit et en spirale, qui conduit aux étages supérieurs et lui recommande de monter jusqu’au second. En montant, on entend un officier dire : « C’est une décision colossale, que la femme soit jeune ou vieille. Tous mes respects ! » Avec la conscience d’accomplir un devoir, elle monte un escalier interminable.
« Le même rêve se reproduit encore deux fois en l’espace de quelques semaines, avec des changements (selon l’appréciation de la dame) tout à fait insignifiants et parfaitement absurdes. »
Ce rêve se déroule comme une fantaisie diurne ; il ne présente que peu de discontinuité, et tels détails de son contenu auraient pu être éclaircis si l’on avait pris soin de se renseigner, ce qui, vous le savez, n’a pas été fait. Mais ce qui est pour nous le plus important et le plus intéressant, c’est qu’il présente certaines lacunes, non dans les souvenirs, mais dans le contenu. À trois reprises le contenu se trouve comme épuisé, le discours de la dame étant chaque fois interrompu par un murmure. Aucune analyse de ce rêve n’ayant été faite, nous n’avons pas, à proprement parler, le droit de nous prononcer sur son sens. Il y a toutefois des allusions, comme celle impliquée dans les mots services d’amour, qui autorisent certaines conclusions, et surtout les fragments de discours qui précèdent immédiatement le murmure ont besoin d’être complétés, ce qui ne peut être fait que dans un seul sens déterminé. En faisant les restitutions nécessaires, nous constatons que, pour remplir un devoir patriotique, la rêveuse est prête à mettre sa personne à la disposition des soldats et des officiers pour la satisfaction de leurs besoins amoureux. Idée des plus scabreuses, modèle d’une invention audacieusement libidineuse ; seulement cette idée, cette fantaisie ne s’exprime pas dans le rêve. Là précisément où le contexte semble impliquer cette confession, celle-ci est remplacée dans le rêve manifeste par un murmure indistinct, se trouve effacée ou supprimée.
Vous soupçonnez sans doute que c’est précisément l’indécence de ces passages qui est la cause de leur suppression. Mais où trouvez-vous une analogie avec cette manière de procéder ? De nos jours, vous n’avez pas à la chercher bien loin 18 Ouvrez n’importe quel journal politique, et vous trouverez de-ci, de-là le texte interrompu et faisant apparaître le blanc du papier. Vous savez que cela a été fait en exécution d’un ordre de la censure. Sur ces espaces blancs devaient figurer des passages qui, n’ayant pas agréé aux autorités supérieures de la censure, ont dû être supprimés. Vous vous dites que c’est dommage, que les passages supprimés pouvaient bien être les plus intéressants, les « meilleurs passages ».
D’autres fois la censure ne s’exerce pas sur des passages tout achevés. L’auteur, ayant prévu que certains passages se heurteront à un veto de la censure, les a au préalable atténués, légèrement modifiés, ou s’est contenté d’effleurer ou de désigner par des allusions ce qu’il avait pour ainsi dire au bout de sa plume. Le journal paraît alors avec des blancs, mais certaines périphrases et obscurités vous révéleront facilement les efforts que l’auteur a faits pour échapper à la censure officielle, en s’imposant sa propre censure préalable.
Maintenons cette analogie. Nous disons que les passages du discours de notre dame qui se trouvent omis ou sont couverts par un murmure ont été, eux aussi, victimes d’une censure. Nous parlons directement d’une censure du rêve à laquelle on doit attribuer un certain rôle dans la déformation des rêves. Toutes les fois que le rêve manifeste présente des lacunes, il faut incriminer l’intervention de la censure du rêve. Nous pouvons même aller plus loin et dire que toutes les fois que nous nous trouvons en présence d’un élément de rêve particulièrement faible, indéterminé et douteux, alors que d’autres ont laissé des souvenirs nets et distincts, on doit admettre que celui-là a subi l’action de la censure. Mais la censure se manifeste rarement d’une façon aussi ouverte, aussi naïve, pourrait-on dire, que dans le rêve dont nous nous occupons ici. Elle s’exerce le plus souvent selon la deuxième modalité en imposant des atténuations, des approximations, des allusions à la pensée véritable.
La censure des rêves s’exerce encore selon une troisième modalité dont je ne trouve pas l’analogie dans le domaine de la censure de la presse ; mais je puis vous illustrer cette modalité sur un exemple, celui du seul rêve que nous ayons analysé. Vous vous souvenez sans doute du rêve où figuraient « trois mauvaises places de théâtre pour 1,50 fl ». Dans les idées latentes de ce rêve l’élément « à l’avance, trop tôt » occupait le premier plan : ce fut une absurdité de se marier si tôt, il fut, également absurde de se procurer des billets de théâtre si longtemps à l’avance, ce fut ridicule de la part de la belle-sœur de mettre une telle hâte à dépenser l’argent pour s’acheter un bijou. De cet élément central des idées du rêve rien n’avait passé dans le rêve manifeste, dans lequel tout gravitait autour du fait de se rendre au théâtre et de se procurer des billets. Par ce déplacement du centre de gravité, par ce regroupement des éléments du contenu, le rêve manifeste devient si dissemblable au rêve latent qu’il est impossible de soupçonner celui-ci à travers celui-là. Ce déplacement du centre de gravité est un des principaux moyens par lesquels s’effectue la déformation des rêves ; c’est lui qui imprime au rêve ce caractère bizarre qui le fait apparaître aux yeux du rêveur lui-même comme n’étant pas sa propre production.
Omission, modification, regroupement des matériaux tels sont donc les effets de la censure et les moyens de déformation des rêves. La censure même est la principale cause ou l’une des principales causes de la déformation des rêves dont l’examen nous occupe maintenant. Quant à la modification et au regroupement, nous avons l’habitude de les concevoir également comme des moyens de « déplacement ».
Après ces remarques sur les effets de la censure des rêves, occupons-nous de son dynamisme. Ne prenez pas cette expression dans un sens trop anthropomorphique et ne vous représentez pas le censeur du rêve sous les traits d’un petit bonhomme sévère ou d’un esprit logé dans un compartiment du cerveau d’où ils exerceraient ses fonctions ; ne donnez pas non plus au mot dynamisme un sens trop « localisatoire », en pensant à un centre cérébral d’où émanerait l’influence censurante qu’une lésion ou une ablation de ce centre pourrait supprimer. Ne voyez dans ce mot qu’un terme commode pour désigner une relation dynamique. Il ne nous empêche nullement de demander par quelles tendances et sur quelles tendances s’exerce cette influence ; et nous ne serons pas surpris d’apprendre qu’il nous est déjà arrivé antérieurement de nous trouver en présence de la censure des rêves, sans peut-être nous rendre compte de quoi il s’agissait.
C’est en effet ce qui s’est produit. Souvenez-vous de l’étonnante constatation que nous avions faite lorsque nous avons commencé à appliquer notre technique de la libre association. Nous avons senti alors une résistance s’opposer à nos efforts de passer de l’élément du rêve à l’élément inconscient dont il est la substitution. Cette résistance, avons-nous dit, peut varier d’intensité ; elle peut être notamment d’une intensité tantôt prodigieuse, tantôt tout à fait insignifiante. Dans ce dernier cas, notre travail d’interprétation n’a que peu d’étapes à franchir ; mais lorsque l’intensité est grande, nous devons suivre, à partir de l’élément, une longue chaîne d’associations qui nous en éloigne beaucoup et, chemin faisant, nous devons surmonter toutes les difficultés qui se présentent sous la forme d’objections critiques contre les idées surgissant à propos du rêve. Ce qui, dans notre travail d’interprétation, se présentait sous l’aspect d’une résistance, doit être intégré dans le travail qui s’accomplit dans le rêve, la résistance en question n’étant que l’effet de la censure qui s’exerce sur le rêve. Nous voyons ainsi que la censure ne borne pas sa fonction à déterminer une déformation du rêve, mais qu’elle s’exerce d’une façon permanente et ininterrompue, afin de maintenir et conserver la déformation produite. D’ailleurs, de même que la résistance à laquelle nous nous heurtions lors de l’interprétation variait d’intensité d’un élément à l’autre, la déformation produite par la censure diffère elle aussi, dans le même rêve, d’un élément à l’autre. Si l’on compare le rêve manifeste et le rêve latent, on constate que certains éléments latents ont été complètement éliminés, que d’autres ont subi des modifications plus ou moins importantes, que d’autres encore ont passé dans le contenu manifeste du rêve sans avoir subi aucune modification, peut-être même renforcés.
Mais nous voulions savoir par quelles tendances et contre quelles tendances s’exerce la censure. À cette question, qui est d’une importance fondamentale pour l’intelligence du rêve, et peut-être même de la vie humaine en général, on obtient facilement la réponse si l’on parcourt la série des rêves qui ont pu être soumis à l’interprétation. Les tendances exerçant la censure sont celles que le rêveur, dans son jugement de l’état de veille, reconnaît comme étant siennes, avec lesquelles il se sent d’accord. Soyez certains que lorsque vous refusez de donner votre acquiescement à une interprétation correcte d’un de vos rêves, les raisons qui vous dictent votre refus sont les mêmes que celles qui président à la censure et à la déformation et rendent l’interprétation nécessaire. Pensez seulement au rêve de notre dame quinquagénaire. Sans avoir interprété son rêve, elle le trouve horrible, mais elle aurait été encore plus désolée si Mme la doctoresse V. Hug lui avait fait tant soit peu part des données obtenues par l’interprétation qui dans ce cas s’imposait. Ne doit-on pas voir précisément une sorte de condamnation de ces détails dans le fait que les parties les plus indécentes du rêve se trouvent remplacées par un murmure ?
Mais les tendances contre lesquelles est dirigée la censure des rêves doivent être décrites tout d’abord en se plaçant au point de vue de l’instance même représentée par la censure. On peut dire alors que ce sont là des tendances répréhensibles, indécentes au point de vue éthique, esthétique et social, que ce sont des choses auxquelles on n’ose pas penser ou auxquelles on ne pense qu’avec horreur. Ces désirs censurés et qui reçoivent dans le rêve une expression déformée sont avant tout les manifestations d’un égoïsme sans bornes et sans scrupules. Il n’est d’ailleurs pas de rêve dans lequel le moi du rêveur ne joue le principal rôle, bien qu’il sache fort bien se dissimuler dans le contenu manifeste. Ce « sacro egoismo » du rêve n’est certainement pas sans rapport avec notre disposition au sommeil qui consiste précisément dans le détachement de tout intérêt pour le monde extérieur.
Le moi débarrassé de toute entrave morale cède à toutes les exigences de l’instinct sexuel, à celles que notre éducation esthétique a depuis longtemps condamnées et à celles qui sont en opposition avec toutes les règles de restriction morale. La recherche du plaisir, ce que nous appelons la libido, choisit ses objets sans rencontrer aucune résistance, et elle choisit de préférence les objets défendus ; elle choisit non seulement la femme d’autrui, mais aussi les objets auxquels l’accord unanime de l’humanité a conféré un caractère sacré : l’homme porte son choix sur sa mère et sa sœur, la femme sur son père et son frère (le rêve de notre dame quinquagénaire est également incestueux, sa libido était incontestablement dirigée sur son fils). Des convoitises que nous croyons étrangères à la nature humaine se montrent suffisamment fortes pour provoquer des rêves.
La haine se donne librement carrière. Les désirs de vengeance, les souhaits de mort à l’égard de personnes qu’on aime le plus dans la vie, parents, frères, sœurs, époux, enfants, sont loin d’être des manifestations exceptionnelles dans les rêves. Ces désirs censurés semblent remonter d’un véritable enfer ; l’interprétation faite à l’état de veille montre que les sujets ne s’arrêtent devant aucune censure pour les réprimer.
Mais ce méchant contenu ne doit pas être imputé au rêve lui-même. N’oubliez pas que ce contenu remplit une fonction inoffensive, utile même, qui consiste à défendre le sommeil contre toutes les causes de trouble. Cette méchanceté n’est pas inhérente à la nature même du rêve car vous n’ignorez pas qu’il y a des rêves dans lesquels on peut reconnaître la satisfaction de désirs légitimes et de besoins organiques impérieux. Ces derniers rêves ne subissent d’ailleurs aucune déformation ; il n’en ont pas besoin, étant à même de remplir leur fonction sans porter la moindre atteinte aux tendances morales et esthétiques du moi. Sachez également que la déformation du rêve s’accomplit en fonction de deux facteurs. Elle est d’autant plus prononcée que le désir ayant à subir la censure est plus répréhensible et que les exigences de la censure à un moment donné sont plus sévères. C’est pourquoi une jeune fille bien élevée et d’une pudeur farouche déformera, en leur imposant une censure impitoyable, des tentations éprouvées dans le rêve, alors que ces tentations nous apparaissent à nous autres médecins comme des désirs innocemment libidineux et apparaîtront comme tels à la rêveuse elle-même quand elle sera de dix ans plus vieille.
Du reste, nous n’avons aucune raison suffisante de nous indigner à propos de ce résultat de notre travail d’interprétation. Je crois que nous ne le comprenons pas encore bien ; mais nous avons avant tout pour tâche de le préserver contre certaines attaques. Il n’est pas difficile d’y trouver des points faibles. Nos interprétations de rêves ont été faites sous la réserve d’un certain nombre de suppositions, à savoir que le rêve en général a un sens, qu’on doit attribuer au sommeil normal des processus psychiques inconscients analogues à ceux qui se manifestent dans le sommeil hypnotique et que toutes les idées qui surgissent à propos des rêves sont déterminées. Si, partant de ces hypothèses, nous avions abouti, dans nos interprétations des rêves, à des résultats plausibles, nous aurions le droit de conclure que les hypothèses en question répondent à la réalité des faits. Mais, en présence des résultats que nous avons effectivement obtenus, plus d’un serait tenté de dire : ces résultats étant impossibles, absurdes ou, tout au moins, très invraisemblables, les hypothèses qui leur servent de base ne peuvent être que fausses. Ou le rêve n’est pas mi phénomène psychique, ou l’état normal ne comporte aucun processus inconscient, ou enfin votre technique est quelque part en défaut. Ces conclusions ne sont-elles pas plus simples et satisfaisantes que toutes les horreurs que vous avez soi-disant découvertes en partant de vos hypothèses ?
Elles sont en effet et plus simples et plus satisfaisantes, mais il ne s’ensuit pas qu’elles soient plus exactes.
Patientons : la question n’est pas encore mûre pour la discussion. Avant d’aborder celle-ci, nous ne pouvons que renforcer la critique dirigée contre nos interprétations des rêves. Que les résultats de ces interprétations soient peu réjouissants et appétissants, voilà ce qui importe encore relativement peu. Mais il y a un argument plus solide : c’est que les rêveurs que nous mettons au courant des désirs et des tendances que nous dégageons de l’interprétation de leurs rêves repoussent ces désirs et tendances avec la plus grande énergie et en s’appuyant sur de bonnes raisons. « Comment ? dit l’un, vous voulez me démontrer, d’après mon rêve, que je regrette les sommes que j’ai dépensées pour doter mes sœurs et élever mon frère ? Mais c’est là chose impossible, car je ne travaille que pour ma famille, le n’ai pas d’autre intérêt dans la vie que l’accomplissement de mon devoir envers elle, ainsi que je l’avais promis, en ma qualité d’aîné, à notre pauvre mère. » Ou voici une rêveuse qui nous dit : « Vous osez prétendre que je souhaite la mort de mon mari Mais c’est là une absurdité révoltante ! Je ne vous dirai pas seulement, et vous n’y croirez probablement pas, que nous formons un ménage des plus heureux ; mais sa mort me priverait du coup de tout ce que je possède au monde. » Un autre encore nous dirait : « Vous avez l’audace de m’attribuer des convoitises sensuelles à l’égard de ma sœur ? Mais c’est ridicule ; elle ne m’intéresse en aucune façon, car nous sommes en mauvais termes et il y a des années que nous n’avons pas échangé une parole. » Passe encore si ces rêveurs se contentaient de ne pas confirmer ou de nier les tendances que nous leur attribuons : nous pourrions dire alors qu’il s’agit là de choses qu’ils ignorent. Mais ce qui devient à la fois déconcertant, c’est qu’ils prétendent éprouver des désirs diamétralement opposés à ceux que nous leur attribuons d’après leurs rêves et qu’ils sont à même de nous démontrer la prédominance de ces désirs opposés dans toute la conduite de leur vie. Ne serait-il pas temps de renoncer une fois pour toutes à notre travail d’interprétation dont les résultats nous ont amenés ad absurdum ?
Non, pas encore. Pas plus que les autres, cet argument, malgré sa force en apparence plus grande, ne résistera à notre critique. À supposer qu’il existe dans la vie psychique des tendances inconscientes, quelle preuve peut-on tirer contre elles du fait de l’existence de tendances diamétralement opposées dans la vie consciente ? Il y a peut-être place dans la vie psychique pour des tendances contraires, pour des antinomies existant côte à côte ; et il est possible que la prédominance d’une tendance soit la condition du refoulement dans l’inconscient de celle qui lui est contraire. Reste cependant l’objection d’après laquelle les résultats de l’interprétation des rêves ne seraient ni simples, ni encourageants. En ce qui concerne la simplicité, je vous ferai remarquer que ce n’est pas elle qui vous aidera à résoudre les problèmes relatifs aux rêves, chacun de ces problèmes nous mettant dès le début en présence de circonstances compliquées ; et quant au caractère peu encourageant de nos résultats, je dois vous dire que vous avez tort de vous laisser guider par la sympathie ou l’antipathie dans vos jugements scientifiques. Les résultats de l’interprétation des rêves vous apparaissent peu agréables, voire honteux et repoussants ? Quelle importance cela a-t-il : « Ça ne les empêche pas d’exister 19 », ai-je entendu dire dans un cas analogue à mon maître Charcot, alors que, jeune médecin, j’assistais à ses démonstrations cliniques. Il faut avoir l’humilité de refouler ses sympathies et antipathies si l’on veut connaître la réalité des choses de ce monde. Si un physicien venait vous démontrer que la vie organique doit s’éteindre sur la terre dans un délai très rapproché, vous aviseriez-vous de lui répondre : « Non, ce n’est pas possible ; cette perspective est trop décourageante ? » Je crois plutôt que vous observerez le silence, jusqu’à ce qu’un autre physicien ait réussi à démontrer que la conclusion dit premier repose sur de fausses suppositions ou de faux calculs. En repoussant ce qui vous est désagréable, vous reproduisez le mécanisme de la formation de rêves, au lieu de chercher à le comprendre et à le dominer.
Vous vous déciderez peut-être à faire abstraction du caractère repoussant des désirs censurés des rêves, mais pour vous rabattre sur l’argument d’après lequel il serait invraisemblable que le mal occupe une si large place dans la constitution de l’homme. Mais vos propres expériences vous autorisent-elles à vous servir de cet argument ? Je ne parle pas de l’opinion que vous pouvez avoir de vous-mêmes ; mais vos supérieurs et vos concurrents ont-ils fait preuve à votre égard de tant de bienveillance, vos ennemis se sont-ils montrés à votre égard assez chevaleresques et avez-vous constaté chez les gens qui vous entourent si peu de jalousie, pour que vous croyiez de votre devoir de protester contre la part que nous assignons au mal égoïste dans la nature humaine ? Ne savez-vous donc pas à quel point la moyenne de l’humanité est incapable de dominer ses passions, dès qu’il s’agit de la vie sexuelle ? Ou ignorez-vous que tous les excès et toutes les débauches dont nous rêvons la nuit sont journellement commis (dégénérant souvent en crimes) par des hommes éveillés ? La psychanalyse fait-elle autre chose que confirmer la vieille maxime de Platon que les bons sont ceux qui se contentent de rêver ce que les autres, les méchants, font en réalité ?
Et maintenant, vous détournant de l’individuel, rappelez-vous la grande guerre qui vient de dévaster l’Europe et songez à toute la brutalité, à toute la férocité et à tous les mensonges qu’elle a déchaînés sur le monde civilisé. Croyez-vous qu’une poignée d’ambitieux et de meneurs sans scrupules aurait suffi à déchaîner tous ces mauvais esprits sans la complicité de millions de menés ? Auriez-vous le courage, devant ces circonstances, de rompre quand même une lance en faveur de l’exclusion du mal de la constitution psychique de l’homme ?
Vous me direz que je porte sur la guerre un jugement unilatéral ; que la guerre a fait ressortir ce qu’il y a dans l’homme de plus beau et de plus noble : son héroïsme, son esprit de sacrifice, son sentiment social. Sans doute ; mais ne vous rendez pas coupables de l’injustice qu’on a souvent commise à l’égard de la psychanalyse en lui reprochant de nier une chose, pour la seule raison qu’elle en affirme une autre. Loin de nous l’intention de nier les nobles tendances de la nature humaine, et nous n’avons rien fait pour en rabaisser la valeur. Au contraire. je vous parle non seulement des mauvais désirs censurés dans le rêve, mais aussi de la censure même qui refoule ces désirs et les rend méconnaissables. Si nous insistons sur ce qu’il y a de mauvais dans l’homme, c’est uniquement parce que d’autres le nient, ce qui n’améliore pas la nature humaine, mais la rend seulement inintelligible. C’est en renonçant à l’appréciation morale unilatérale que nous avons des chances de trouver la formule exprimant exactement les rapports qui existent entre ce qu’il y a de bon et ce qu’il y a de mauvais dans la nature humaine.
Tenons-nous-en donc là. Alors même que nous trouverons étranges les résultats de notre travail d’interprétation des rêves, nous ne devrons pas les abandonner. Peut-être nous sera-t-il possible plus tard de nous rapprocher de leur compréhension en suivant une autre voie. Pour le moment, nous maintenons ceci : la déformation du rêve est une conséquence de la censure que les tendances avouées du moi exercent contre des tendances et des désirs indécents qui surgissent en nous la nuit, pendant le sommeil. Pourquoi ces désirs et tendances naissent-ils la nuit et d’où proviennent-ils ? Cette question reste ouverte et attend de nouvelles recherches.
Mais il serait injuste de notre part de ne pas faire ressortir sans retard un autre résultat de nos recherches. Les désirs qui, surgissant dans les rêves, viennent troubler notre sommeil nous sont inconnus ; nous n’apprenons leur existence qu’à la suite de l’interprétation du rêve. On peut donc provisoirement les qualifier d’inconscients au sens courant du mot. Mais nous devons nous dire qu’ils sont plus que provisoirement Inconscients. Ainsi que nous l’avons vu dans beaucoup de cas, le rêveur les nie, après même que l’interprétation les a rendus manifestes. Nous avons ici la même situation que lors de l’interprétation du lapsus « Aufstossen 20 » où l’orateur indigné nous affirmait qu’il ne se connaissait et ne s’était jamais connu aucun sentiment irrespectueux envers son chef. Nous avions déjà à ce moment-là mis en doute la valeur de cette assurance, et nous avons seulement admis que l’orateur pouvait n’avoir pas conscience de l’existence en lui d’un pareil sentiment. La même situation se reproduit chaque fois que nous interprétons un rêve fortement déformé, ce qui ne peut qu’augmenter son importance pour notre conception. Aussi sommes-nous tout disposés à admettre qu’il existe dans la vie psychique des processus, des tendances dont on ne sait généralement rien, dont on ne sait rien depuis longtemps, dont on n’a peut-être jamais rien su. De ce fait, l’inconscient se présente à nous avec un autre sens ; le facteur d’ « actualité » ou de « momentanéité » cesse d’être un de ses caractères fondamentaux ; l’inconscient peut être inconscient d’une façon permanente, et non seulement « momentanément latent ». Il va sans dire que nous aurons à revenir là-dessus plus tard et avec plus de détails."

Critique de l'idée de censure (Jean-Paul Sartre, L'Être et le Néant)


« si nous renonçons…à toutes les métaphores représentant le refoulement comme un choc de forces aveugles, force est bien d’admettre que la censure doit choisir et, pour choisir, se représenter » (ibid. p.91). Si nous y renonçons, en effet. Mais qui renonce ici sinon le sceptique ? Cette « mythologie chosiste », comme l’épingle Sartre, voilà pourtant à quoi il ne faut pas renoncer trop vite, quelque mystérieuse qu’elle paraisse. Pas plus que le thermostat n’a besoin de savoir pour régler la température de la pièce, pas plus, peut-être, l’instance qui censure n’a à se représenter et à choisir dans la situation qu’elle règle. À voir. C’est du moins une hypothèse à laquelle Freud, dont la topique était inséparable d’une conception économique (au sens du principe d’économie), pouvait tenir. Peu importe, en fait, que l’histoire puisse remettre chacun à sa place véritable. Peu importe que Ludwig Binswanger, le premier à tenter de concilier phénoménologie et psychanalyse dans son projet de Daseinanalyse, fût un des rares disciples hérétiques que le père fondateur ne désavoua jamais. Peu importe, pour le dire vite, que l’opposition ne soit pas aussi nécessairement rigide que Sartre le voulut. La critique n’en restera pas moins décisive puisqu’elle fonde le programme d’une autre psychanalyse : la psychanalyse existentielle.
Quand on voit le nombre des renvois à Sartre que fait Thomas Sasz, le père de « l’anti-psychiatrie », on comprend que ce programme ne devait pas rester lettre morte. Chez les premiers promoteurs de ce mouvement critique, Laing et Cooper, la filiation est même parfaitement explicite puisque, tout en se réclamant abondamment du Saint Genet, ils se font en 1963 traducteur d’un abrégé de la Critique de la raison dialectique (Raison et violence) dont l’influence sur le libertarisme anglo-saxon de la génération à venir sera décisive. Si l’on ajoute à cet héritage, la publication par Sartre dans les Temps modernes - et il faut bien dire par Sartre puisque J-B. Pontalis était alors au comité de rédaction et exprima nettement sa réticence - de la fameuse affaire de l’« Homme au magnétophone », on comprendra que l’autre psychanalyse ne se limite pas à un rêve de philosophe sans incidence directe sur le devenir du mouvement psychanalytique. Loin d’être une simple contestation théorique, la critique de Sartre ouvre à une première tentative de contestation pratique du pouvoir pris par la psychanalyse. Par sa tendance dangereuse à assurer un point de vue normatif sur les comportements humains, tendance liée à la volonté de savoir qui l’anime parfois sourdement, la psychanalyse se trouve en effet en position d’exercer un pouvoir répressif sur les actions humaines. Ce pouvoir est d’autant plus dangereux, aux yeux de Sartre, qu’il s’exerce apparemment en dehors de toute morale, alors même qu’il semble en passe de faire peser sur l’homme le plus lourd moralisme. En ce sens, la critique sartrienne, bien que reposant sur des bases très différentes, est une étape décisive, et trop souvent passée sous silence, vers les analyses de Foucault ou de Deleuze et Guattari. Elle n’est peut-être pas non plus totalement étrangère au point d’où partira Lacan dans les premiers temps de son séminaire.
Les grands principes du projet annoncé par L’Être et le Néant sont clairs : « ce n’est pas la quête enfantine d’un "parce que" qui ne donnerait lieu à aucun "pourquoi ?" - mais c’est, au contraire, une exigence fondée sur une compréhension préontologique de la réalité humaine et sur le refus connexe de considérer l’homme comme analysable et comme réductible à des données premières, à des désirs (ou "tendances") déterminés, supportés par le sujet comme des propriétés par un objet » (ibid. p.647). Ils trouveront leur application avec l’étude sur Baudelaire, avec le Saint Genet, comédien et martyr (1952), puis, surtout, avec la monumentale biographie de Flaubert (l’Idiot de la famille, 1971-1972). Ces auteurs, faut-il remarquer, sont tous des écrivains et, qui plus est, des écrivains que Sartre admirait. La psychanalyse existentielle n’est-elle pas efficace pour comprendre le projet des peintres ou des musiciens, des philosophes ou des hommes politiques ? En droit si, et Sartre s’y adonna à l’occasion. Pourquoi donc cette insistance ? La réponse est aisée : ce qui fascine Sartre ici, c’est évidemment la possibilité de comprendre son propre projet, sa propre situation d’écrivain. D’où l’aboutissement tant attendu de cette entreprise : l’œuvre autobiographique. L’unité profonde de l’œuvre et de l’homme apparaîtrait enfin : « Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui ».
Et c’est là que l’auteur, finalement, se dérobe. Avec Les Mots, en effet, Sartre ne s’astreint pas à la froide analyse de son projet d’écrivain, il se glisse dans la chaleur réconfortante des mots du petit Jean-Paul. Il brouille les pistes. Car le décalage comique, qui se manifeste à l’écoute de cet enfant parlant avec la maturité d’un adulte, et qui fait toute la valeur de ce petit chef d’œuvre de parodie sartrienne, instaure une distance ironique qui fausse immanquablement le projet analytique. Une chose est d’affronter sa propre mauvaise foi et de la donner en spectacle sans craindre le ridicule, autre chose est de le faire avec ironie, c’est-à-dire, selon les fameuses analyses de L’Être et le Néant… de mauvaise foi ! Retour à la case départ : « dans l’ironie, l’homme anéantit, dans l’unité d’un même acte, ce qu’il pose, il donne à croire pour ne pas être cru, il affirme pour nier et nie pour affirmer, il crée un objet positif mais qui n’a d’autre être que son néant. » L’unité se dissipe, l’homme s’efface derrière ses masques. Pouvait-il en être autrement puisque l’unité de l’homme se dévoile toujours dans sa capacité à se mettre à distance de soi ? Mais pourquoi, si tel est le cas, s’être si minutieusement acharné à décortiquer les projets de Flaubert et Genet ? Pourquoi vouloir épingler si rageusement ces papillons au risque de les empêcher de voler ? Est-ce ici que Freud prendra sa revanche ? L’affaire, en tout cas, ne devrait pas être classée trop vite. Comme en témoignent encore les trois mille pages du scénario Freud (Gallimard, 1984, préface de J-B Pontalis), Sartre a, jusqu’à la fin de sa vie, des comptes à régler avec Freud qui pourrait bien effectivement…lui régler son compte. À moins que le philosophe, comme toujours, s’échappe, en réchappe, insaisissable, lâche la grosse patte rugueuse qu’on cherche à lui poser sur l’épaule et laisse à l’un de ses masques la morale de son histoire, la vraie morale de l’Histoire : « glissez, mortels, n’appuyez pas ».

Sartre (1905-1980), la mauvaise foi
Comment donc le mensonge peut-il subsister si la dualité qui le conditionne est supprimée ? À cette difficulté s’en ajoute une autre qui dérive de la totale translucidité de la conscience. Celui qui s’affecte de mauvaise foi doit avoir conscience (de) sa mauvaise foi puisque l’être de la conscience est conscience d’être. Il semble donc que je doive être de bonne foi au moins en ceci que je suis conscient de ma mauvaise foi. Mais alors tout ce système psychique s’anéantit. On conviendra, en effet, que si j’essaie délibérément et cyniquement de me mentir, j’échoue complètement dans cette entreprise, le mensonge recule et s’effondre sous le regard ; il est ruiné, par-derrière, par la conscience même de me mentir qui se constitue impitoyablement en deçà de mon projet comme sa condition même. II y a là un phénomène évanescent, qui n’existe que dans et par sa propre distinction. Certes, ces phénomènes sont fréquents et nous verrons qu’il y a en effet une « évanescence » de la mauvaise foi, il est évident qu’elle oscille perpétuellement entre la bonne foi et le cynisme. Toutefois, si l’existence de la mauvaise foi est fort précaire, si elle appartient à ce genre de structures psychiques qu’on pourrait appeler « métastables », elle n’en présente pas moins une forme autonome et durable ; elle peut même être l’aspect normal de la vie pour un très grand nombre de personnes. On peut vivre dans la mauvaise foi, ce qui ne veut pas dire qu’on n’ait de brusques réveils de cynisme ou de bonne foi, mais ce qui implique un style de vie constant et particulier. Notre embarras semble donc extrême puisque nous ne pouvons ni rejeter ni comprendre la mauvaise foi.
Pour échapper à ces difficultés, on recourt volontiers à l’inconscient. Dans l’interprétation psychanalytique, par exemple, on utilisera l’hypothèse d’une censure, conçue comme une ligne de démarcation avec douane, services de passeports, contrôle des devises, etc., pour rétablir la dualité du trompeur et du trompé. L’instinct – ou si l’on préfère les tendances premières et les complexes de tendances constitués par notre histoire individuelle – figure ici la réalité. Il n’est ni vrai ni faux puisqu’il n’existe pas pour soi. Il est simplement, tout juste comme cette table qui n’est ni vraie ni fausse en soi mais simplement réelle. Quant aux symbolisations conscientes de l’instinct, elles ne doivent pas être prises pour des apparences mais pour des faits psychiques réels. La phobie, le lapsus, le rêve existent réellement à titre de faits de conscience concrets, de la même façon que les paroles et les attitudes du menteur sont des conduites concrètes et réellement existantes. Simplement le sujet est devant ces phénomènes comme le trompé devant les conduites du trompeur. Il les constate dans leur réalité et doit les interpréter. Il y a une vérité des conduites du trompeur : si le trompé pouvait les rattacher à la situation où se trouve le trompeur et à son projet de mensonge, elles deviendraient parties intégrantes de la vérité, à titre de conduites mensongères. Pareillement, il y a une vérité des actes symboliques – c’est celle que découvre le psychanalyste lorsqu’il les rattache à la situation historique du malade, aux complexes inconscients qu’ils expriment, au barrage de la censure. Ainsi, le sujet se trompe sur le sens de ses conduites, ou les saisit dans leur existence concrète mais non pas dans leur vérité, faute de pouvoir les dériver d’une si-tuation première et d’une constitution psychique qui lui demeurent étrangères. C’est qu’en effet, par la distinction du « ça » et du « moi », Freud a scindé en deux la masse psychique. Je suis moi, mais je ne suis pas ça. Je n’ai point de position privilégiée par rapport à mon psychisme non conscient. Je suis mes propres phénomènes psychiques, en tant que je les constate dans leur réalité consciente : par exemple, je suis cette impulsion à voler tel ou tel livre à cet étalage, je fais corps avec elle, je l’éclaire et je me détermine en fonction d’elle à commettre le vol. Mais je ne suis pas ces faits psychiques, en tant que je les reçois passivement et que je suis obligé de faire des hypothèses sur leur origine et leur véritable signification, tout juste comme le savant fait des conjectures sur la nature et l’essence d’un phénomène extérieur : ce vol, par exemple, que j’interprète comme une impulsion immédiate déterminée par la rareté, l’intérêt ou le prix du volume que je vais dérober, il est en vérité un processus dérivé d’autopunition qui se rattache plus ou moins directement à un complexe d’Œdipe. Il y a donc une vérité de l’impulsion au vol, qui ne peut être atteinte que par des hypothèses plus ou moins probables. Le critère de cette vérité ce sera l’étendue des faits psychiques conscients qu’elle explique ; ce sera aussi, d’un point de vue plus pragmatique, la réussite de la cure psychiatrique qu’elle permet. Finalement, la découverte de cette vérité nécessitera le concours du psychanalyste, qui apparaît comme le médiateur entre mes tendances inconscientes et ma vie consciente. Autrui apparaît comme pouvant seul effectuer la synthèse entre la thèse inconsciente et l’antithèse consciente. Je ne puis me connaître que par l’intermédiaire d’autrui, ce qui veut dire que je suis par rapport à mon « ça » dans la position d’autrui.
[...] la censure, pour appliquer son activité avec discernement, doit connaître ce qu’elle refoule. Si nous renonçons en effet à toutes les métaphores représentant le refoulement comme un choc de forces aveugles, force est bien d’admettre que la censure doit choisir et, pour choisir, se représenter. D’où viendrait, autrement, qu’elle laisse passer les impulsions sexuelles licites, qu’elle tolère que les besoins (faim, soif, sommeil) s’expriment dans la claire conscience ? Et comment expliquer qu’elle peut relâcher sa surveillance, qu’elle peut même être trompée par les déguisements de l’instinct ? Mais il ne suffit pas qu’elle discerne les tendances maudites, il faut encore qu’elle les saisisse comme à refouler, ce qui implique chez elle à tout le moins une représentation de sa propre activité. En un mot, comment la censure discernerait-elle les impulsions refoulables sans avoir conscience de les discerner ? Peut-on concevoir un savoir qui serait ignorance de soi ? Savoir, c’est savoir qu’on sait, disait Alain. Disons plutôt : tout savoir est conscience de savoir. Ainsi les résistances du malade impliquent au niveau de la censure une représentation du refoulé entant que tel, une compréhension du but vers quoi tendent les questions du psychanalyste et un acte de liaison synthétique [au cours de la cure psychanalytique, le malade mettrait en relation (de façon forcément consciente selon Sartre) les représentations qu’il se fait de ce qu’il a refoulé et l’explication de ce refoulement vers laquelle le psychanalyste tenterait de l’orienter] par lequel elle compare la vérité du complexe refoulé à l’hypothèse psychanalytique qui le vise. Et ces différentes opérations à leur tour impliquent que la censure est conscience (de) soi. Mais de quel type peut être la conscience (de) soi de la censure ? Il faut qu’elle soit conscience (d’)être conscience de la tendance à refouler, mais précisément pour n’en être pas conscience. Qu’est-ce à dire sinon que la censure doit être de mauvaise foi ? La psychanalyse ne nous a rien fait gagner puisque, pour supprimer la mauvaise foi, elle a établi entre l’inconscient et la conscience une conscience autonome et de mauvaise foi. C’est que ses efforts pour établir une véritable dualité – et même une trinité (Es, Ich, Über-Ich s’exprimant par la censure) – n’ont abouti qu’à une terminologie verbale.

Jean-Paul Sartre (1905-1980), L’Être et le Néant (1943), chapitre II, la mauvaise foi.

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