Introduction
CHAPITRE PREMIER
Les ouvrages de MM. Serguèyeff, Binz, Grote, Maudsley, Spitta
Notre ignorance en ce qui concerne le sommeil et les rêves. — M. Serguèyeff l’organe du sommeil est le grand sympathique; pendant la veille on accumule de la force, pendant le sommeil on en rejette l’excès. — M. Binz: le sommeil et les rêves sont les habitudes, les sensations organiques et Ici cérébration inconsciente. — M. Maudsley: tendances des idées à se combiner en manière de drames; conditions qui déterminent l’origine et le caractère des rêves. — M. Spitta: dans le sommeil, abolition totale de la conscience; dans le rêve, abolition de la conscience de soi seulement; le Gemuth, c’est-à-dire le sentiment ou le cœur, ne s’endort jamais; pourquoi le rêve est illogique.
L’importance qu’on a toujours accordée aux songes ferait croire qu’on a dû de bonne heure en aborder l’étude, et qu’aujourd’hui l’on est arrivé à certaines notions exactes et définitives sur leur caractère et sur leurs causes. Il n’en est rien. Dans l’antiquité, il n’y a guère lieu de mentionner sur ce sujet que quelques pages magistrales d’Aristote; et, pour ce qui est des temps modernes, M. Maudsley a pu tout récemment écrire ces lignes: «L’étude des rêves a été négligée, et cependant elle promettait d’être féconde pour un observateur habile et compétent qui l’entreprendrait avec zèle et méthode; pour les médecins surtout, elle serait vraisemblablement pleine d’enseignement.»
Quant à l’état actuel de la science relativement au sommeil, je n’ai pas assez d’autorité pour l’apprécier. Je me contenterai de citer sur ce point les paroles de M. Vierordt, dont la compétence est incontestable: «On ne peut songer, dit-il, à donner une théorie physiologique du sommeil. Pourquoi cette nécessité générale d’un affaiblissement périodique ou d’une suspension partielle des activités physiques et psychiques? quelles sont les conditions tant corporelles que psychiques et, sans doute, très nombreuses, qui amènent le sommeil, préparent insensiblement le réveil? quelles sont enfin les formes déterminées sous lesquelles les fonctions du dormeur se montrent en quantité et en qualité? voilà toutes questions auxquelles il est impossible de répondre.»Ce n’est pas que, depuis quelque temps surtout, il n’ait paru beaucoup d’ouvrages sur le sommeil et les rêves. Sans parler des livres devenus classiques de M. Alfred Maury et d’Albert Lemoine, et pour m’en tenir aux deux dernières années, je signalerai un opuscule de M. Serge Serguèyeff, un travail de M. N. Grote, écrit en russe un volume de trois cents pages de M. Heinrich Spitta, privat-docent à l’université de Tubingue un ouvrage encore plus volumineux de M. Paul Radestock, une brochure de M. C. Binz une autre de M. Paul Dupuy, professeur à la faculté de médecine de Bordeaux. Sans doute je n’ai pas épuisé la liste, et j’en passe peut-être des meilleurs. J’aurais en outre à mentionner des traités de physiologie, de pathologie, etc., où le sommeil est l’objet de longs chapitres, qui pourraient former un volume séparé. C’est ainsi que M. Maudsley, dans l’ouvrage déjà cité, lui consacre près de cent pages, et que M. Stricker, professeur à l’université de Vienne, a fait suivre ses Leçons sur la pathologie générale et expérimentale, d’une espèce de cours de psychologie qui n’occupe pas moins de onze chapitres et qui, tout en ayant pour objectif la définition des maladies mentales, contient nombre de vues neuves et personnelles sur la nature des songes.
Je ne m’appesantirai pas longtemps sur le travail original, mais peu sérieux de M. Serguèyeff. L’auteur commence par établir que le sommeil est une fonction (?) essentiellement végétative, car il est nécessaire à tout ce qui vit, et il a pour but de maintenir l’organisme dans son état normal. Il y a donc à découvrir trois choses; 1) l’aliment, objet de la veille et du sommeil; 2) l’organe; 3) le mécanisme.
Un aliment n’est pas nécessairement une matière tangible et pondérable; rien n’empêche de conjecturer que l’objet de la veille et du sommeil est une forme éthérée, sthénique ou dynamique. Qu’entend par là M. Serguèyeff, c’est ce qu’il m’a été impossible de comprendre. Il me fait d’ailleurs l’effet de n’avoir sur l’éther, le mouvement, la force et la matière, que des notions confuses et contradictoires.
Quant à l’organe du sommeil, ce doit être probablement le grand sympathique. Car, d’un côté, on ne connaît pas le siège de cette fonction, et, de l’autre, on ne connaît pas la fonction de cet appareil. La conclusion n’est pas de la dernière évidence. Mais l’auteur, et avec raison, ne se contente pas de ce simple argument logique. Il rappelle que la section du grand sympathique donne lieu à des phénomènes caloriques que l’on ne peut attribuer aux modifications ainsi introduites dans la circulation du sang, et dont l’explication n’est pas encore trouvée. Or l’augmentation de chaleur s’expliquerait aisément par l’arrêt d’un mouvement végétatif et centripète; pendant la veille on accumulerait de la force, pendant le sommeil on en rejetterait l’excès. C’est juste le contraire de ce que l’on pense communément. Je ne suis pas physiologiste et ne puis discuter les déductions de M. Serguèyeff. J’aurais seulement voulu savoir — et c’est ce que j’attendais toujours comme argument final — jusqu’à quel point les animaux dont on sectionne le grand sympathique, perdent le sommeil; si par exemple, ce chien chez lequel, après dix-huit mois, le surcroît de chaleur était encore appréciable, n’avait pas dormi de tout ce temps à peu près comme à l’ordinaire.
La tentative de M. Serguèyeff, bien que je la regarde comme stérile, me paraît propre à faire voir de quelle profonde obscurité le problème physiologique est entouré. Cet écrivain a certainement pris à cœur son sujet; il s’est livré à de nombreuses recherches, et, doué d’une tournure d’esprit ingénieuse, il a visé à sortir des sentiers battus. A tous ces titres, quoi que je pense du résultat de ses efforts, je ne puis qu’y applaudir.
Je n’ai pas lu l’opuscule de M. Binz. J’en ai vu un compte-rendu dans la Berliner klinische Wochenschrift. M. Bôhm, dans les Philosophische Monatshefte, en dit beaucoup de bien. Se fondant sur ce fait que l’opium, le hachisch, l’éther, etc., produisent des états analogues au rêve et au sommeil, M. Binz conclut que ces phénomènes sont de nature pathologique et proviennent d’un trouble de l’activité psychique. Il m’est assez difficile de comprendre qu’on puisse qualifier d’état pathologique et attribuer à un trouble quelconque un phénomène aussi universel, aussi constant, aussi bienfaisant que le sommeil naturel, accompagné ou non de rêves. Mais je m’arrête, de peur de fausser complètement la pensée de M. Binz.
J’ai lu l’opuscule de M. Dupuy. J’y ai vu la relation intéressante de quelques-uns de ces phénomènes auxquels M. Maury a donné le nom d’hallucinations hypnagogiques, et la critique de quelques théories sur le sommeil. Cette dernière partie est très superficielle, mais elle est, il est vrai, sans prétention.
Je ne dirai rien de l’ouvrage de M. N. Grote. Je n’en connais que les conclusions — formulées dans la Revue philosophique par M. A. H. Elles sont assez intéressantes pour que je les reproduise. «Les excitations sensorielles subjectives sont prises pour des réalités, à cause de l’absence du contrôle des sens et de l’intelligence. Les facteurs des rêves sont principalement les réminiscences, les habitudes, les impressions reçues par les sens, et les sensations organiques, qui accompagnent le processus végétatif pendant le sommeil, — et de plus la «cérébration inconsciente» ou le travail automatique de certaines parties du cerveau moins fatiguées ou plus excitées, qui fournissent inopinément des images fantastiques, des combinaisons grotesques de représentations fragmentaires, mêlées au hasard, comme les figures d’un kaléidoscope. Cependant il y a toujours un lien plus ou moins évident entre les idées qui se suivent, parce que le sommeil n’abolit pas les lois de l’association des idées, et que celles-ci continuent à s’évoquer par ressemblance ou par contraste, ou en conformité du rapport réciproque de cause et d’effet, de but et de moyen, — exactement comme cela a lieu chez les aliénés, chez qui certaines parties du cerveau imposent leur activité à la conscience, et l’accaparent si bien, qu’elles offusquent les impressions sensorielles objectives, qui pourraient remettre le travail psychique sur la bonne voie.» Ce passage me semble exprimer très bien l’état actuel de la science sur la question.
Je porterai un jugement identique sur les deux chapitres substantiels où M. Maudsley s’occupe du sommeil et de l’hypnotisme. J’y relèverai cette assertion assez singulière que les idées ont «une tendance naturelle à s’arranger et à se combiner en manière de drames, quoiqu’elles n’aient pas entre elles d’associations connues, ou même qu’elles soient tout à fait indépendantes, voire imposées.» Bien mieux, elles auraient, d’après lui, «une faculté d’agencement constructive, grâce à laquelle les idées ne seraient pas seulement rassemblées, mais donneraient naissance à de nouveaux produits.» C’est esquiver un peu trop cavalièrement les difficultés relatives à la puissance dramatique et créatrice du rêve. Mais force est bien souvent, dans un pareil sujet, de se contenter de mots, et M. Maudsley lui-même n’est pas dupe des explications entortillées qu’il donne sur les phénomènes singuliers de ressouvenance que nous présentent les rêves: «Quelle qu’en soit la valeur, dit-il, c’est là un fait indiscutable.»
Un résumé tout particulièrement nourri, c’est celui où il énumère les conditions qui déterminent l’origine et le caractère des rêves. Il les classe sous six chefs: 1° L’expérience antérieure soit personnelle, soit ancestrale, où les éléments du songe sont presque toujours puisés; 2° les impressions sur l’un ou l’autre sens qui est resté plus ou moins éveillé; 3° les impressions organiques, ayant leur origine dans l’état des viscères, de la circulation, de la respiration ou des organes génitaux; 4° la sensibilité musculaire qu’affecte la gêne résultant de la manière dont on est couché; 5° la circulation cérébrale; et 6° la condition du système nerveux bien entretenu ou épuisé, neuf ou émoussé, excité par un sang pauvre ou par un sang riche, etc.
M. Maudsley, d’ailleurs, ne s’est occupé des états de sommeil et de rêve qu’incidemment et au point de vue de l’analogie qu’ils présentent avec l’aliénation mentale. Il n’en a pas moins abordé avec une grande netteté de vues plusieurs des questions qu’ils soulèvent et fait sentir l’insuffisance de nos connaissances sur ce point.
M. Spitta s’est proposé de démontrer que les phénomènes de raison, de rêve, d’hallucination, se lient par des gradations nombreuses et délicates, qu’ils rentrent en partie l’un dans l’autre et sont soumis aux mêmes lois psychologiques. Son ouvrage est écrit avec une verve pleine de jeunesse et de poésie, ce qui nuit quelque peu à la précision qu’on réclame d’un traité scientifique. Au moment où l’on s’attend à une déduction, on tombe sur une description colorée et abondante qui captive agréablement, mais qui n’apprend pas grand’chose — et ces sortes de surprises se renouvellent trop souvent. En dépit de cet aimable défaut, je ne voudrais pas porter sur ce livre un jugement aussi sévère que le fait M. Bôhm dans la revue précitée. On y trouve de l’érudition, de fines analyses, d’ingénieuses remarques.
Ce qui, d’après M. Spitta, caractérise le sommeil profond, c’est la disparition absolue de la conscience. Quand on rêve ou qu’on est en état de somnambulisme, on a la conscience, mais non pas la conscience de soi, qui est l’apanage de l’état de veille. C’est ce critère, malheureusement trop élastique, qui lui sert à démontrer comment les rêves sont d’ordinaire bizarres et incohérents, pourquoi ils ne provoquent pas d’étonnement chez le dormeur, pourquoi, s’ils sont criminels, ils ne sont accompagnés ni de honte ni de remords. C’est par l’absence de conscience de soi qu’il explique l’assurance et l’adresse du somnambule à marcher sur les toits, les phénomènes extatiques et le doublement de la personnalité qui, dans nos rêves, nous fait, par exemple, attribuer à autrui nos propres pensées.
Il est un autre deus ex machina qui joue, dans le livre de M. Spitta, un rôle tout aussi important. C’est le Gemüth, expression difficile à rendre en français, mais qui, dans le cas présent, peut se traduire à peu près convenablement par le sentiment ou le cœur.
Le cœur ne dort jamais. Le cœur est le plus grand ennemi du sommeil et, quand il se met de la partie, il n’y a plus place pour le repos. Du moment que le cœur n’est pas affecté, vacarme, lumière, activité, projets, rien ne met obstacle au sommeil. Mais, s’il est ému, comme par exemple, lorsqu’on est préoccupé de l’idée qu’on doit se lever à une heure déterminée, le sommeil est léger, et un rien suffit pour l’interrompre. La mère, sourde à tous les autres bruits, se réveille au moindre mouvement de son enfant. Les rêves qui donnent prise au souvenir, sont ceux qui ont excité vivement notre sensibilité. Le souci, une mauvaise conscience nous tiennent éveillés; tant est grande la prépondérance du Gemüth sur la raison qui voudrait, mais en vain, rappeler le sommeil.
Le rêve est la projection au dehors, involontaire et consciente, d’une série de représentations de l’âme pendant le sommeil, projection qui fait que, pour le dormeur, elles prennent l’apparence de la réalité objective. La suite et l’enchaînement des images entre elles y obéissent aux lois de l’association et de la reproduction des idées, mais non à la loi de causalité : le rêve est illogique. Quant à la question posée par Descartes: A quel signe peut-on distinguer l’état de veille de l’état de rêve? M. Spitta la déclare «imaginaire et hypothétique».Peut-être jugera-t-on que ce n’était pas là précisément une réponse.
Dans la veille, notre monde est aussi celui des autres; dans le sommeil, il nous est propre; l’activité centripète subit un arrêt; la formation des idées est fréquemment interrompue, et, comme la conscience de soi n’est pas là pour la diriger et que l’élaboration des impressions extérieures par l’intelligence est naturellement imparfaite, sinon nulle, on voit sans peine pourquoi les rêves sont obscurs, déréglés, sans liaison. Il est même étonnant que nous ayons parfois des rêves logiques. Ceux-ci doivent être particuliers à ces esprits chez qui c’est une habitude prise d’enchaîner toujours logiquement leurs pensées.
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