lundi 21 mars 2011

Joseph Delboeuf Le sommeil et les rêves, Introduction Chapitre II



Introduction


Chapitre II
 
L’ouvrage de M. Radestock

Deux formes de la reproduction: le souvenir et l’hallucination; entre les deux une simple différence de degré. Critique. — Définition du rêve: c’est la continuation pendant le sommeil de l’activité de l’âme. Critique. — Causes du sommeil: l’explication physiologique est encore à trouver; dans le sommeil, pas de simple conscience, mais abolition de la conscience de soi. Critique de la notion de conscience: conscience du non-soi. — Les éléments du rêve. — Différences entre le rêve et la pensée éveillée: 1. Le rêve est mobile et changeant; 2. le rêve est vif et exagéré; 3. le rêve est en dehors de la volonté; 4. le rêve crée de nouvelles combinaisons. — Dédoublement du moi; explication de ce phénomène. Critique: le dédoublement est au fond un détriplement du moi. — L’illusion du rêve; explication. Critique. — Le rêve, la folie, la rêvasserie: Personne ne pourrait dire exactement où la raison finit et où la déraison commence. Critique.
L’ouvrage de M. Radestock, qui a paru peu de temps après celui de M. Spitta, est conçu dans le même esprit; mais l’auteur insiste davantage sur le côté physiologique de la question, et emploie un grand nombre de pages à faire ressortir l’importance des rêves pour la psychologie des différentes peuples.
Ce livre, dédié au professeur Wundt, est intéressant, plein de faits, écrit avec méthode et clarté, facile à lire; mais il n’est pas non plus exempt de hors-d’oeuvre.
Il comprend dix chapitres. Le premier s’occupe de l’influence du sommeil et des rêves tant sur les individus que sur les nations. On y trouve rassemblées les diverses opinions émises sur les songes par les anciens et les modernes. «Ils constituent un facteur capital dans la croyance en l’immortalité de l’âme», et leur rôle dans l’histoire politique est loin d’être à dédaigner: il suffit de citer les oracles de Delphes, les visions d’un Mahomet, les hallucinations d’une Jeanne d’Arc.
Dans le chapitre suivant, M. Radestok rapporte les définitions nombreuses que les poètes et les philosophes de tous les siècles ont données des songes; puis il expose ses vues sur la nature de l’union de l’âme et du corps «qui ne sont que deux différents aspects d’un seul et même être», et il en conclut que, dans l’étude du sommeil et des rêves, il ne faut pas s’attacher exclusivement aux phénomènes psychiques en négligeant les phénomènes corporels.
Le troisième chapitre est consacré à la faculté reproductrice «normale et anormale». Tout change dans la nature, l’âme aussi bien que le corps. Mais le passé se trouve relié au présent par la mémoire. La reproduction peut prendre deux formes: selon que l’image renouvelée est moins vive ou aussi vive que l’image originelle, il y a souvenir ou hallucination (illusion). La reproduction a sa racine dans l’association des idées, dont les lois sont bien connues: loi de la ressemblance, du contraste, de la coexistence et de la succession. Suivant en cela l’exemple de la plupart des psychologistes, M. Radestok ne s’enquiert pas du principe dernier de ces lois. Les idées ne font pas que se succéder l’une à l’autre, parfois elles se lient entre elles et s’agglutinent, de même que les sensations s’entrelacent. C’est ainsi que l’image de la cognée, en rappelant celles de bois et de charpentier, et en s’unissant à elles, fournit l’image composée d’un homme occupé à fendre du bois. La différence entre le souvenir et l’hallucination dépend de la force de l’excitation; de l’un à l’autre il y a tous les passages imaginables. L’hallucination est une reproduction dont l’éclat est comparable à celui de la réalité. Le principal facteur de l’illusion est donc nécessairement l’exaltation de l’excitabilité du système nerveux central.
Je note, en passant, que cette explication n’en est pas une: c’est une pure hypothèse. L’inconnu ne peut servir à élucider l’obscur. J’ajouterai que la conclusion ne découle pas rigoureusement des prémisses: l’illusion pourrait provenir de l’affaiblissement du système nerveux périphérique. Quant à la définition de l’hallucination, elle a un côté vrai, mais elle est certainement incomplète.
L’exemple cité par l’auteur à l’appui de sa thèse, est propre à montrer cette insuffisance. Brierre de Boismont parle d’un peintre qui savait faire le portrait ressemblant d’une personne qu’il n’avait vue qu’une seule fois. Le nombre de fois importe peu d’ailleurs. Je demande si l’artiste qui voit de souvenir une personne absente avec une vivacité telle qu’il peut en reproduire exactement les traits, est sous l’empire d’une hallucination. Évidemment non. Il faut encore autre chose: il faut que le sujet soit le jouet d’une illusion et qu’il attribue à l’objet qui est tout en lui une existence extérieure et présente, alors même que sa raison lui dit qu’il est dans l’erreur.
M. Radestock est ainsi amené à passer rapidement en revue les divers excitants du système nerveux: la pomme épineuse, la belladone, le hachisch, etc., puis le jeûne et les altérations des organes des sens. Immanquablement, dans cette matière difficile, les mots prennent assez souvent la place des idées, et les nerfs et les cellules, le cerveau et la moelle, pour ce qu’on en connaît, interviennent plus que de raison. Malgré cette critique, je me plais à déclarer que toute cette partie de son livre contient des résumés sobres et substantiels.
Nous voici enfin arrivés à la définition du rêve: c’est la continuation pendant le sommeil de l’activité de l’âme.
Aristote a dit: Le rêve, c’est proprement l’image produite par les impressions sensibles quand on est dans le sommeil et en tant qu’on dort. Cette définition est infiniment préférable et je dirai de plus qu’elle n’a pas été dépassée. Entendre faiblement le chant du coq quand on dort, ce n’est pas rêver, dit le Stagyrite, car cette audition est le fait de l’âme qui veille et non de l’âme qui est endormie. Rien de plus juste. Toute activité de l’âme pendant le sommeil n’est donc pas nécessairement un rêve; je ne rêve pas quand vers le matin, bien qu’encore endormi, j’entends obscurément les bruits de la maison ou de la rue; mais je rêve si je crois assister à une conversation qui n’a pas lieu. Il résulte de là que la définition du rêve est subordonnée à celle du sommeil. Je reviendrai plus loin sur ce point important.
C’est précisément du sommeil, de ses causes et de ses particularités que traite le chapitre suivant. A propos des causes qui le favorisent ou le provoquent, telles que la tranquillité, la position du corps, etc., M. Radestock cite les expériences qui contredisent la théorie de M. Preyer. Ce savant a prétendu que le sommeil était dû à la présence dans l’organisme d’une matière d’épuisement, analogue à l’acide lactique et produite par la fatigue. Il a, en conséquence, étudié les effets de l’ingestion de cette dernière substance sous la peau ou dans l’estomac, il a cru constater qu’elle amenait la somnolence. Il paraîtrait, d’après M. Lothar Meyer, que ces effets sont loin d’être constants.
Quant à une explication physiologique du sommeil, l’auteur affirme qu’il n’en existe pas, et il n’essaie pas d’en donner. Il se contentera d’exposer ses effets physiologiques. Ils sont assez connus pour que je les passe sous silence.
Ses effets psychologiques sont bien autrement controversés. Certains auteurs veulent que, pendant le sommeil, la conscience soit supprimée; d’autres, qu’elle subsiste. L’illustre Fechner a sur ce point une opinion tout à fait originale. D’après lui, au moment où l’on s’endort, la conscience atteint son point de nullité, et elle prend, quand on est endormi, une valeur négative. J’ai, autre part, suffisamment critiqué les sensations négatives telles que les a définies le père de la psychophysique, pour n’avoir pas besoin d’insister sur la notion plus étrange encore d’une conscience négative. M. Radestock, en vue de trancher la question, distingue, ainsi que M. Spitta, la conscience de soi de la simple conscience. La première est supprimée, mais non la seconde; car toute représentation est nécessairement consciente, sans quoi ce n’est qu’une simple disposition (Wundt).
Pour ma part, je ne suis jamais parvenu à me faire une idée nette de ce que l’on entend par la conscience de soi en tant qu’opposée à la simple conscience. Je comprendrais beaucoup mieux l’expression conscience du non-soi. Je désignerais ainsi la faculté, indispensable à tout être sensible, en vertu de laquelle il attribue à une chose en dehors de lui la cause de ses affections. De cette façon, on distinguerait dans les phénomènes qui se passent en nous, ceux dont on n’a pas conscience, ceux dont on a conscience, et ceux qui sont accompagnés de la conscience du dehors. Mais le moment n’est pas venu d’insister sur le principe de cette distinction.
Il n’y a pas une opposition complète entre la veille et le sommeil. Dans le sommeil, les activités psychiques sont ralenties, mais non anéanties. En fait, quelque vives que soient les images de nos rêves, elles sont plus obtuses et plus obscures que celles de la veille. On peut donc formuler cette conclusion: dans le sommeil profond, de même que les fonctions organiques et végétatives sont déprimées, de même l’activité psychique est réduite à un minimum sans être pour cela totalement suspendue.
Le cinquième chapitre de l’ouvrage de M. Radestock a pour objet les éléments du rêve. C’est l’un des meilleurs et des plus complets. Il y examine les effets des impressions sensorielles et organiques et les transformations qu’elles subissent dans les rêves, ainsi que le rôle que vient y jouer la mémoire. Cependant, comme je n’y relève aucune idée réellement neuve, l’analyse que j’ai faite plus haut de la partie du livre de M. Maudsley, où est traité le même sujet, me dispense de m’y arrêter davantage. Il y aurait pourtant bien des études intéressantes à faire dans cette direction. Il n’est pas douteux que beaucoup de nos rêves ne sont que la dramatisation des impressions ressenties pendant le sommeil. Ainsi, les personnes qui, accidentellement ou habituellement, éprouvent une gêne dans la respiration, rêvent couloirs étroits ou plafonds écroulés, caveaux ou catacombes, presse dans la foule ou timons de charrettes enfoncés dans la poitrine, en un mot, toutes scènes où l’on suffoque et où l’on manque d’air. Le rapport est apparent. Or, si l’on poursuivait ces rapprochements, on arriverait, selon toute probabilité, à une classification physiologique des rêves et, du même coup, à une classification des drames réels au point de vue de leur action sur notre organisme par l’intermédiaire de l’esprit.
Le chapitre qui suit a pour but de spécifier la différence qu’il y a entre le rêve et la pensée éveillée. C’est là, je l’ai déjà dit, un point de la plus haute importance, et ce devrait être l’un des pivots de toute théorie des rêves et du sommeil. M. Radestock le traite avec son érudition et sa finesse habituelles. Bien que le problème puisse, ce semble, être serré de plus près, néanmoins les pages où il le discute, sont presque toutes excellentes, pleines de remarques justes, sinon profondes, et forment un tout très satisfaisant et bien enchaîné. J’avoue en avoir rarement lu qui m’aient fait plus de plaisir. Ajoutons que la pensée y est toujours claire, limpide et exprimée en un style simple, facile et naturel.
Le rêve est mobile et changeant. Rien de plus commun que d’y voir un chat se transformer en fille, un arbre, en église. Pourtant — je tiens à le dire dès maintenant — j’ai des scrupules au sujet de ces prétendus changements. Je me demande si ce sont là de véritables métamorphoses. Quand vous racontez ces sortes de rêves, vous ne dites jamais que le chat se changea en jeune fille, l’arbre en église, vous vous exprimez autrement, par exemple: Je jouais avec un chat, mais un moment après, ce n’était plus un chat, c’était une jeune fille. Ou bien: j’étais d’abord sous un arbre, mais sans que je sache comment, je me trouvai ensuite au milieu d’une église. Or, dans mon opinion, vous avez d’abord rêvé d’un chat, puis d’une jeune fille, et c’est votre esprit qui, soit pendant le sommeil, soit le plus souvent au réveil, pour s’expliquer à lui-même la continuité de certaines autres parties du rêve, suppose une transformation que vous n’avez pas expressément constatée. En fait, il y aurait simple substitution d’une image à une autre, sans changement interne et progressif. Mais, pour l’instant, c’est assez de ces quelques mots.
Le rêve, continue M. Radestock, est plein de vivacité et d’exagération. D’où cela peut-il provenir, sinon d’un changement dans la circulation du sang, qui exalte l’irritabilité du système nerveux central? Encore une hypothèse en lieu et place d’une explication. L’auteur ajoute cependant que les sentiments éprouvés dans le sommeil n’ont jamais l’intensité de ceux qui nous agitent pendant la veille. On meurt de joie ou de peur; mais il n’y a pas d’exemple de songes qui aient donné la mort. Outre que, si le fait se produisait, il ne serait pas facile de le vérifier, je crois que cette restriction s’appliquerait plus exactement aux images du rêve elles-mêmes, dont, d’après moi, la vivacité est toute relative.
Le rêve se déroule en dehors de toute intervention de la volonté. Vraie, en thèse générale, cette proposition est peut-être trop absolue. Je rêvais un matin d’un de mes amis, marié depuis longtemps, mais seulement par devant l’autorité civile. Je ne sais pour quel motif, dérogeant à ses principes, il crut devoir enfin — ceci est mon rêve — faire bénir son union par le prêtre. A cette occasion il devait y avoir un cortège. Cette nouvelle avait mis en l’air toute la commune. Curieux autant que les autres, je me rends à l’église; je tenais surtout à voir la mine du mari. Je perce la foule et parviens à me faufiler au premier rang. Cependant le cortège ne venait pas. En attendant, je pensais à mille choses, pour tuer le temps. L’impatience me gagnait; j’avais la sensation distincte que j’allais me réveiller; j’entendais les bruits matinaux de la maison; mais voulant à toute force assister au défilé de ce cortège original, je faisais des efforts pour me rendormir et terminer mon rêve, comme rêve. Ils n’aboutirent pas. Je me réveillai, bien malgré moi, sans avoir pu satisfaire ma curiosité.
Ce rêve me semble propre à confirmer ce que j’ai énoncé plus haut. La conscience de soi est le sentiment explicite de la réalité comme telle; de sorte que, dans le sommeil, il y aurait toujours de la conscience, à un degré si faible qu’il puissse être; car il n’est pas à croire que jamais l’on soit absolument séparé de la réalité.
Le rêve est le créateur de nouvelles combinaisons; mais ses produits ont rarement quelque valeur. Presque toujours ses inventions sont de pures inepties, comme celle de l’insensé. Il y a donc, dans le sommeil, affaiblissement de la faculté de juger et de raisonner. On trouve tout naturel que des hussards fassent l’exercice sur la crête d’un toit ou qu’on traverse les Alpes à la suite d’Annibal. Ces étrangetés reposent, d’après M. Radestock, sur des associations et des assimilations spontanées, où la loi de ressemblance a la plus grande part, ainsi que le lien qui unit certaines impressions corporelles aux idées qu’elles éveillent ordinairement.
Souvent aussi, dans les rêves, se manifeste le phénomène connu sous le nom de division ou de dédoublement du moi: on attribue à un autre ses propres idées et ses propres sentiments. Aux exemples déjà connus, je désire en joindre deux autres extrêmement complets sous tous les rapports.
Un soir, dans une réunion d’amis, entre autres sujets de conversation, je mis sur le tapis cette question de dédoublement de la personne. Je racontai le singulier cas de Van Goens qui, étant écolier et ayant l’ambition de rester toujours en tête de sa classe, rêva un jour que le maître lui proposait une phrase latine à traduire. Van Goens n’en sortait pas; mais ce qui le tourmentait par dessus tout, c’était de voir un de ses condisciples faire des signes indiquant qu’il avait saisi le sens. Le maître dut finir par interpeller cet élève qui traduisit le passage sans faute et de cette façon conquit la première place. Il se trouve ainsi que le rêveur était à la fois incapable et capable d’interpréter un texte donné. Ce rêve fut l’objet de certains commentaires; puis on parla d’autre chose.
Notre conversation se tenait vers l’époque où l’on s’intéressait vivement aux menaces — réalisées plus tard — que depuis un certain temps l’Etna faisait entendre. Or cette même nuit, dans un rêve, mon ami le professeur Spring — qui a la spécialité des rêves ingénieux — se mit en tête de rechercher un moyen d’annoncer les éruptions plusieurs jours à l’avance. Déjà l’on peut aujourd’hui prédire dans une certaine mesure les tempêtes et en décrire la marche probable, pourquoi n’essaierait-on pas d’en faire autant pour les phénomènes volcaniques? Le rapprochement en lui-même avait du bon. Mais M. Spring avait beau se creuser la cervelle, il n’en tirait rien. Alors il s’avise d’aller consulter sur ce point un savant de sa connaissance, il ne sait plus lequel. Il se rend chez lui, l’y trouve, et lui communique son embarras. L’ami saisit tout de suite l’idée et à l’instant lui fournit la solution cherchée. Il ne s’agirait que d’enfoncer de distance en distance dans le sol, des aiguilles thermo-électriques reliées entre elles et avec une station thermale, pour être averti de l’approche des courants de lave. M. Spring approuva fort l’invention et rentra chez lui émerveillé de la facilité de conception de son ami le savant.
C’est le même cas que celui de Van Goens: l’ignorant crée en rêve un savant qui sait ce que lui-même ne sait pas.
Voici comment M. Radestock explique cette singularité.
D’après lui, elle est due à l’affaiblissement d’un des éléments de la notion du moi. La conscience de soi comprend la réunion et l’attribution à un même sujet d’un certain nombre d’idées, de sentiments, de volitions et de souvenirs, et, de plus, l’attention et l’aperception active. Or, dans le sommeil, ce dernier facteur est annulé, et il ne reste que le premier. L’homme alors ne sent plus son moi que d’une manière restreinte, il ne se regarde plus comme l’unique soutien de ses idées, et il en rapporte une partie à des êtres étrangers.
C’est là, me paraît-il, plutôt une description qu’une explication du fait. Quant à moi, je suis assez tenté d’y voir tout simplement la dramatisation de cette habitude de la pensée de se manifester sous forme de dialogue. Au moment où j’écris, je cause avec un lecteur fictif et je lui attribue des objections et des doutes, lorsque je ne crois n’être pas clair ou que moi-même je doute. Or je pourrais tout aussi bien prendre son rôle, et mettre dans sa bouche les réponses et les solutions. Voici un fait qui vient à l’appui, je dirai plus, qui donne un très haut degré de probabilité à cette manière de voir.
Un excellent bourgeois de mes amis, qui, s’intéressant aux questions de psychologie, veut bien me rendre compte parfois de ses rêves, était sur le point de se faire bâtir une maison. Ignorant autant qu’une carpe en fait d’architecture, il en avait néanmoins fait lui-même le plan de distribution, et, comme M. Pencil, l’un des héros de Tôpffer, il remarquait tous les jours avec plus de plaisir qu’il en était content. Ce plan réussissait, à ce qu’il paraît, toutes sortes de qualités difficilement conciliables: il était original et rationnel, pratique et artistique; bref, c’était un chef-d’œuvre. L’auteur de cette huitième merveille se promenait à toute heure du jour dans ses projets d’appartements, approuvant leurs combinaisons, louant leur disposition, se pâmant en leur ordonnance. Une de ses récréations favorites, c’était de s’imaginer qu’il faisait voir cette demeure à des visiteurs capables de sentir le vrai beau, et il se rengorgeait en recevant les éloges que ne manquaient pas de leur arracher à chaque pas les aménagements si profondément calculés de cet incomparable édifice. Sa naïve vanité brodait sur ce thème des variations à l’infini.
Un jour, étendu mollement dans un fauteuil, il commença dans sa tête un petit drame. Des revers de fortune le forçaient à vendre cette maison — qui, notez-le bien, n’était pas encore sortie de terre. Un amateur se présentait, et voilà qu’il le faisait voyager d’étage en étage jusqu’au grenier, puis redescendre dans le sous-sol, ne lui épargnant la visite d’aucun des recoins de sa propriété. Comme tous ceux qui avaient eu avant lui la faveur d’être introduits dans le sanctuaire, l’amateur était émerveillé et laissait échapper à chaque détour des signes d’une approbation sans réserve. Sur ces agréables pensées, mon ami se laisse aller au sommeil, et brusquement voilà les rôles qui s’intervertissent. C’est lui maintenant qui se trouve en face d’un propriétaire obligé de louer ou de vendre, c’est lui qui est enchanté des agréments sans nombre de cette savante habitation et qui marche de surprise en surprise et passe de l’étonnement à l’admiration, de l’admiration à l’extase. Et il ne faut pas oublier un dernier détail. Notre bourgeois, transformé en visiteur, ne connaissait nullement la maison qu’on lui montrait, et néanmoins c’était bien celle dont il avait dressé le plan et dont un autre lui expliquait les avantages.
Cette observation est caractéristique et jette les plus vives lumières sur le phénomène dit du dédoublement du moi. Essayons donc de pénétrer jusqu’à la racine de cette sorte de manifestation. Je me mets pour un instant à la place de mon ami, et je vais tâcher d’analyser ce qui se passera en moi à l’état de veille.
Je vais et viens dans ma maison projetée; mais ce moi qui admire n’est évidemment pas le moi réel qui habite pour le moment une maison en pierres et en briques et qui est assis sur une chaise au coin de son feu. Ce moi vagabond est un dédoublement du moi sédentaire qui le suit partout des yeux dans sa promenade et qui est témoin de ses ravissements. Je me vois arpentant les pièces, montant et descendant les escaliers, ouvrant les portes et les armoires. En somme, je conduis un alter ego, un autre moi-même, à travers le bâtiment futur, comme j’y conduirais un étranger.
Et, même, en examinant la chose de plus près encore, cet être fictif, cet être vague et indéterminé, à qui mon imagination fait parcourir une maison idéale, je puis tout aussi bien en faire un étranger. Mais, quel que soit le caractère dont il me plaise de le revêtir, c’est au fond une émanation du moi, c’est en réalité moi-même. [Note A]
Ily a plus: il peut y avoir détriplement du moi. Une seconde émanation du moi peut suivre l’étranger dans sa visite, et voilà la maison peuplée de deux êtres. Je pourrais en continuant de la sorte, y introduire un nombre indéfini de personnes. L’étranger serait, par exemple, accompagné d’un ami à qui il communiquerait ses impressions; j’assisterais à leur entretien et je pourrais encore imager sans peine des complications telles que celle-ci: qu’ils parlent une langue étrangère dont ils ne me supposent pas la connaissance, mais qui m’est tout aussi familière qu’à eux-mêmes. Pour plus de simplicité, tenons-nous-en au détriplement. Des deux personnages que j’ai mis dans la maison, l’un porte le nom de moi, l’autre celui d’un non-moi. Ce dernier est censé n’avoir encore rien vu, le premier lui fait voir tout. Or, de ces deux individus, y en a-t-il un qui soit de préférence le vrai moi? Évidemment, ils sont moi l’un au même titre que l’autre. De deux émanations du moi, l’une peut donc savoir, l’autre ignorer une même chose. Il n’y a en cela aucun mystère, si ce n’est cet éternel mystère qui enveloppe tous les phénomènes de l’âme.
Ai-je besoin maintenant de revenir au sommeil? Qui ne voit que, dans le sommeil, ce qui se passe toujours est un dédoublement du moi, puisque le moi réel dort «tout nu dans son lit» et que le moi du rêve est un autre que celui-là, éveillé, habillé, parlant et gesticulant? Et quant au phénomène qu’on a qualifié de dédoublement, c’est, en dernière analyse, un détriplement du moi. Mais, comme il ne peut exister deux moi en face l’un de l’autre, l’un des deux moi fictifs est nécessairement altruisé, si je puis forger cette expression. L’amateur et le propriétaire étaient bien le même moi. Dans la vie ordinaire, sans doute, le moi est le propriétaire; mais, dans la vie d’imagination, il n’y a rien d’étrange à ce que ce soit l’amateur.
Cette altruisation est une opération des plus communes, et elle peut être plus ou moins complète. Quand je me rappelle mon enfance, je m’altruise en un enfant; quand je me rappelle mon ignorance d’alors, je m’altruise en un ignorant. Et tenez, — car tout psychologiste est obligé de faire l’aveu même de ses faiblesses s’il croit par là jeter du jour sur quelque problème obscur — je viens encore de m’altruiser: le bon bourgeois, c’est moi.
Il m’arrive comme à tout le monde, surtout le soir, de m’endormir au milieu d’une lecture. J’ai observé maintes fois qu’au moment du passage de la veille au sommeil, le lecteur fait chez moi place au conférencier et que je me figure exposer le contenu du livre devant un auditoire plus ou moins nombreux. Bientôt j’y entrelace mes propres idées, et enfin, des non-sens. Voilà un phénomène qui est l’inverse de l’altruisation.
Du reste, quel rôle le lecteur joue-t-il au juste quand il lit? Entend-il que l’auteur lui parle ou bien fait-il lui-même la lecture pour autrui? Ce petit problème assez curieux, j’ai essayé souvent de le tirer au clair sans y réussir.
Dans tout le cours de ce sixième chapitre, M. Radestock nous signale ainsi un à un, les caractères particuliers qui distinguent les rêves des idées objectives. Il parle, par exemple, de la notion de causalité dans le rêve, de l’immortalité du rêve, et, à ce propos, il examine jusqu’à quel point on peut être déclaré responsable de ce que l’on fait pendant son sommeil. Il fait remarquer combien habituellement, excepté chez les enfants, les songes sont fugitifs et laissent peu de prise au souvenir.
Après cela, il traite en deux pages de l’illusion dont les rêves nous font le jouet.
A cet égard, en effet, les rêves se distinguent des autres produits de l’imagination dont chacun constate sans peine l’inanité. Or, d’après moi, c’est un autre point capital, essentiel, fondamental de toute théorie du rêve, et l’auteur passe outre avec trop de légèreté. Ce n’est pas que, comme toujours, il ne dise d’excellentes choses, mais il ne dissipe pas tous mes doutes. Je lui laisse la parole.
A côté de la faculté de compréhension, la conscience en a une autre: la faculté non moins importante de la distinction. L’homme sépare ses représentations les unes des autres; dans l’ensemble de ses activités psychiques, il distingue les groupes durables et les impressions particulières et variables; il classe et ordonne ses idées d’après certains points de vue dans des cercles définis où il ne range que les semblables et d’où il écarte les dissemblables. Il sait aussi faire la différence entre les images de souvenir plus faibles et les sensations présentes qui sont plus fortes; et, parmi ces dernières, entre celles qui sont fournies par son propre organisme et celles qui lui viennent du dehors. Par là, il apprend à opposer son propre corps aux choses extérieures qui viennent l’affecter, et son propre moi, en tant que somme des impressions corporelles et des activités psychiques, à d’autres êtres auxquels il accorde une réalité indépendante dans le genre de la sienne. Cela fait qu’il sait, dans l’état de veille et de santé, qu’un souvenir est autre chose qu’une intuition, et que, dans la plupart des cas, il peut discerner un produit de son imagination d’avec une chose existante, bien qu’il ne puisse pas toujours juger avec clarté de ce qui, dans toute représentation, est proprement objectif et de ce qui est proprement subjectif.
Mais, dans le rêve ou dans le délire, il en est autrement. Ici, continue l’auteur, l’exaltation de l’activité nerveuse centrale (n’est-ce pas vraiment dommage de voir des mots prendre la place d’une explication véritable?) prête aux produits de la fantaisie une vivacité qui n’est d’ordinaire le propre que des impressions immédiates et qui annule l’activité de l’âme. Nous tenons pour vrai tout ce que notre imagination nous offre, le passé redevient présent, nous prenons nos espérances et nos désirs pour des faits, des monstres absolument impossibles pour des réalités. Parfois la même chose nous arrive quand, sans que nous dormions, nous nous laissons aller à être les dupes volontaires des mensonges de notre imagination. Mais ces cas sont rares parce que les ressouvenances n’ont pas tout à fait la force des impressions immédiates et que nous possédons la faculté de nous orienter par le monde réel». Dans le sommeil, au contraire, nous ne recevons du dehors que des impressions affaiblies; car, pour peu qu’elles s’accentuent, elles amèneraient le réveil; elles sont incapables d’inviter la conscience à réagir; et le rêveur, sans nouvelles du monde qu’il habite, s’en construit un autre de ses propres idées. D’où le dicton d’Héraclite rappelé plus haut, que, dans le sommeil, chacun a son monde à soi, tandis que, dans la veille, le même monde est commun à tous. Vers le matin seulement, à l’approche du réveil, nous redevenons sensibles aux choses extérieures, les activités supérieures de l’esprit se remettent en branle, et l’illusion s’évanouit.
J’ai reproduit ce passage presque tout au long. Comme on le voit, c’est fort bien dit; quelques-uns penseront même qu’il n’y a rien à y ajouter; et, pour ma part, la phrase que j’ai mise entre guillemets me paraît contenir le principe de la solution. Et pourtant j’insiste. Je suis ici devant ma table couverte de papiers et j’écris ces lignes que le lecteur a sous les yeux. Je ne pense pas être le sujet d’un rêve; mais, comme le dit Descartes, j’ai parfois rêvé semblable chose, tout en me disant en plein rêve que je ne rêvais pas. Tout récemment je fais un rêve extrêmement compliqué, assez bien enchaîné, et très intéressant. Puis je m’avise tout d’un coup qu’il mérite d’être noté, et, toujours rêvant, je le consigne soigneusement sur une feuille de papier brouillard. Ne rêvé-je pas encore en ce moment que je l’écris sur papier ordinaire?
On me dira que je puis m’orienter par le monde extérieur, ce qui est vrai; le soleil brille, une brise rafraîchissante se joue dans le feuillage qui s’étale devant ma fenêtre; au loin j’entends le roulement des voitures et la trompette d’un enfant qui m’écorche les oreilles — mais tout cela ne fait-il pas partie de mon rêve? M. Radestock ne dit-il pas lui-même, et j’ai souligné les mots, que, dans la plupart des cas, on peut reconnaître les imaginations d’avec les images réelles? II y a donc des cas où on ne le peut pas. Ne suis-je pas dans un de ces cas? et si cela se présente, ne fût-ce qu’une fois, d’où puis-je m’assurer que cela ne se présente pas toujours? Dans une note, qui aurait dû figurer dans le texte, M. Radestock parle d’un étudiant polonais qu’il a connu dans une société scientifique. Cet étudiant a été somnambule, et aujourd’hui il lui arrive souvent en songe d’avoir la conscience que tout ce qu’il rêve n’est pas vrai, et néanmoins les images fausses ne s’en vont pas. J’ai connu des fous qui en étaient là. Comment cela est-il possible? qu’est-ce donc que la conscience de la réalité?
Je le répète, on peut, dans une certaine mesure, penser que M. Radestock a dit tout ce qu’il fallait dire, mais, sur ce point spécial, j’aurais désiré une analyse plus détaillée, plus rigoureuse et plus profonde.
Ce même défaut de profondeur, je le remarque encore dans le chapitre neuvième. Je ne dis rien des chapitres septième et huitième, où il s’agit principalement du somnambulisme et de la diversité des rêves, parce que cela m’entraînerait trop loin. Dans ce neuvième chapitre, l’auteur compare la folie et le rêve. «La folie est un rêve d’éveillé», a dit Kant. L’auteur ne fait guère que commenter cette définition; il se livre à son goût pour les descriptions où, généralement, il réussit bien; malheureusement il emploie beaucoup d’images, de métaphores et de comparaisons, qui ont bien leurs charmes, mais qui manquent de solidité. La comparaison doit éclaircir et confirmer l’explication, elle ne doit pas venir à sa place. Or, de comparaisons en descriptions, et de descriptions en comparaisons, M. Radestock est parvenu, tant il me fait voir de ressemblances et d’analogies, à embrouiller et si bien emmêler les choses que je ne sais plus où est la différence entre l’homme endormi qui rêve et le fou. Et pourtant personne ne s’y trompe: le fou n’est ni un dormeur ni un somnambule.
Le même défaut de précision se constate dans le dernier chapitre, qui traite de la rêverie et de la rêvasserie.
La conclusion de son œuvre, l’auteur la formule comme suit: «C’est par des dégradations nombreuses, mais continues et indivisibles, que la conscience éveillée passe à la conscience du sommeil et du rêve, et entre la santé et la maladie de l’âme on ne trouve en aucune façon une limite tranchée, mais il existe un grand domaine intermédiaire de troubles et de désordres. Personne ne pourrait dire exactement où la raison finit et où la déraison commence.
Fort bien; mais tout mon être se révolte à cette conclusion qui confond toutes choses, et qui, en dernière analyse, supprime la raison et la chasse de l’univers. De ce qu’il y a des intermédiaires entre deux états opposés, il ne s’en suit pas que l’un soit l’autre. Entre la courbe et la ligne droite il y a toutes les transitions possibles, mais il n’y a qu’une ligne droite; entre O et 1, il y a toutes les valeurs imaginables, mais aucune d’elles n’est le zéro ni l’unité.

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