lundi 21 mars 2011

Joseph Delboeuf Le sommeil et les rêves : Première partie CHAPITRE PREMIER


Première partie
CHAPITRE PREMIER


Rapports du sommeil et des rêves avec la théorie de la certitude
Fondement de la croyance en général et spécialement de la croyance en une réalité extérieure

Toute croyance est le résultat d’une habitude. — Distinction objective de la perception et de la conception: la perception suppose la présence de l’objet senti, elle est toujours actuelle; la conception suppose l’absence de l’objet conçu, elle peut être actuelle ou potentielle. — La conception actuelle d’un objet ne peut exister en même temps que la perception de cet objet. — Le fondement de toute croyance est le sentiment de l’existence d’une réalité extérieure agissant sur notre sensibilité; ce sentiment est le fait de l’habitude.
Toute croyance est le résultat d’une habitude. C’est en vertu d’une habitude que nous attribuons une existence corporelle à l’image reflétée par le miroir; c’est en vertu d’une habitude que l’halluciné croit à la réalité de ses visions.
Il y a quelque chose en dehors de moi, il y a quelque chose qui n’est pas moi — voilà le premier jugement conscient porté par l’être sensible. Et du jour où il a formé ce jugement, date sa première perception: il se distingue des choses qui l’entourent et apprend à les connaître.
Par une expérience ultérieure, il constate que le moi qui sent, le moi interne est uni à une enveloppe externe qu’il perçoit à la façon de quelque chose d’étranger et d’indépendant. Telle est l’origine de l’opposition que la conscience établit entre l’âme et le corps. Pour tout sujet sensible, son propre corps est un objet de perception.
Je n’ai pas besoin pour le moment de m’appesantir davantage sur ces notions préliminaires, l’ayant fait avec des développements assez étendus dans un autre traité, et devant y revenir plus tard.
Toute perception est susceptible de passer en tout ou en partie à l’état de conception.
Il y a longtemps que les psychologistes ont différencié la perception et la conception. Cependant on peut, même aujourd’hui, en marquer mieux encore les traits différentiels.
La perception, c’est l’image d’un objet extérieur comme tel qui se forme dans notre esprit sous l’action directe et présente de cet objet. La perception est toujours déterminée. Ainsi j’ai la perception visuelle d’un cheval, ou la perception tactile d’une épingle, lorsque le cheval agissant présentement sur ma vue, ou l’épingle sur mon toucher, fait naître en moi l’idée de ce cheval, ou de cette épingle, en tant que causé extérieure et actuelle de ma sensation.
Autre est l’image d’une chose jadis perçue et évoquée dans mon esprit en l’absence de cette chose, ou du moins en dehors de son action immédiate. Telle est l’idée que j’ai d’un cheval, ou d’une épingle, que je ne vois pas, ou que je ne sens pas, dans le moment où j’ai cette idée. L’image ainsi reproduite est un souvenir.
A côté de ces images dont l’objet n’est plus présent, se rangent naturellement et nécessairement les fictions, qui ne correspondent pas à un objet réel et qui sont le produit de la combinaison libre ou spontanée de perceptions passées à l’état de souvenirs. Telle est l’idée que je me fais d’un centaure, d’une chimère, d’un arbre à figure humaine. Sur le même rang que ces fictions, qu’on peut appeler fantastiques, il faut placer celles qu’on pourrait qualifier de scientifiques, historiques, artistiques, etc. C’est ainsi que l’on est arrivé à se représenter la faune et la flore des époques primitives, que l’on se fait une idée de pays qu’on n’a jamais visités; que l’on prête une figure à Homère, à Moïse, à Confucius, à Alexandre, à César; et que les Grecs ont fixé dans des marbres immortels les traits de tous leurs dieux et de tous leurs héros.
Les souvenirs et les fictions sont des conceptions. Nos conceptions, il est vrai, ne se bornent pas à des images matérielles. L’homme, grâce au langage dont il est doué, pousse à un très haut degré la faculté d’abstraction et arrive à concevoir des choses qui ne sont pas susceptibles d’une représentation matérielle, telles que la vertu, la bonté, le devoir, la force. Comme nous aurons rarement besoin, dans tout ce qui va suivre, d’user de cette extension légitime du sens du mot conception, il nous servira presque uniquement à désigner les images qui ont été ou sont conçues comme ayant été le fruit d’une perception directe. Je n’ai jamais eu ni pu avoir la perception directe de César ni d’un centaure; cependant, grâce à mes lectures et aux représentations artistiques, ils me font l’effet d’avoir été ou de pouvoir être l’objet d’une perception.
Les perceptions sont toujours actuelles. Les conceptions peuvent être actuelles ou potentielles. La conception est actuelle quand elle est visible à l’esprit, qu’elle est l’objet de l’attention, qu’elle fait partie de l’état de conscience. Elle est potentielle, au contraire, quand elle n’est pas présentement l’objet d’une vision interne.
Il ne faut pas confondre la potentialité avec la puissance telle que l’entend Aristote. Pour celui-ci, cette conception-là serait en puissance qui n’aurait pas été formée, mais qui pourrait l’être; tandis qu’une conception potentielle a existé au moins une fois sous forme de perception. Je n’ai pas continuellement présents à l’esprit tout mon savoir, tous mes souvenirs, toutes mes idées. Une partie seulement, une infiniment faible partie de ce savoir peut, chaque fois, dans un instant donné, être l’objet d’un acte de conscience; le reste demeure enfoui dans l’obscurité de l’inconscience et constitue ce que M. Stricker appelle le savoir potentiel. Selon les nécessités ou les besoins du moment, les éléments du savoir potentiel émergent au jour, rejetant dans l’ombre ceux qui, un instant auparavant, étaient en pleine lumière. Tel est le jeu perpétuel de la vie de l’esprit.
Pour abréger, quand je parlerai des conceptions, sans autre désignation spéciale, j’entendrai parler des conceptions en acte.
La conception, réelle ou fictive, a, d’une manière générale et en vertu de sa définition, son origine dans une perception antérieure. Je ne puis concevoir ni de cheval ni de centaure, si je n’ai pas encore vu de cheval. Mais, du moment que j’ai eu la perception d’un cheval, j’en conserverai d’une manière indélébile — mille faits le prouvent — la conception potentielle, bien qu’il puisse se faire que jamais l’occasion ne se rencontre de faire passer cette conception de la puissance à l’acte. Ceci toutefois pour le moment nous importe peu.
Mais voici une remarque de la plus haute importance: c’est que la conception actuelle d’un objet n’est pas possible aussi longtemps que cet objet agit sur notre sensibilité. En un mot, la perception et la conception d’un même objet ne peuvent exister simultanément dans la conscience: la perception éteint complètement la conception. La réalité est absorbante et jalouse: toute idéalité disparaît devant elle, à la façon des étoiles devant le soleil.
L’expérience est facile à faire. Essayez de vous représenter vivement un tableau qui vous est familier. La chose vous sera aisée si vous fermez les yeux, et l’image pourra même acquérir un éclat capable de vous faire presque illusion. Un peintre peut tracer un portrait de mémoire. Si vous tenez les yeux grands ouverts, déjà l’effort à faire est plus pénible; vous devez, pour ainsi dire, par la puissance de votre volonté, annuler leur pouvoir visuel, les frapper de cécité à l’égard des choses qui pourraient attirer leur attention. Si vous fixez vos regards sur un objet déterminé, une gravure par exemple, il vous sera presque impossible de voir votre tableau en idée. Mais, à coup sûr, vous n’y parviendrez en aucune façon si vous avez ce tableau même devant vous et si vous le regardez.
Autre exemple. Chacun sait plus ou moins bien chanter mentalement un air connu. Le bruit met une certaine entrave à l’exercice de cette faculté; mais un air différent, qui se fait entendre dans le voisinage, la contrarie bien davantage, et cela à mesure que, par le mouvement et le rythme, il se rapproche de celui qu’on a choisi. Enfin, s’il y a identité entre des deux chants, les tentatives que l’on fait pour entendre les notes intérieures sont complètement vaines.
La foi en l’existence de l’objet perçu s’impose à nous. Descartes a dit: je pense, donc je suis; il aurait pu ajouter avec autant de raison: Je perçois, donc il y a un objet perçu. Répétons-le, avoir la conscience de soi, c’est, à parler plus exactement, avoir la conscience du non-soi comme tel. Sans doute, la foi en nos propres sensations est logiquement la première et sert de type absolu à toute espèce de croyance; mais la foi en l’existence d’une réalité extérieure — quelle qu’elle soit — lui est égale en intensité. Aussi sûrement que je sais que j’existe, je sais que je ne suis pas tout ce qui existe. Quand ce sentiment de la réalité s’affaiblit, celui du moi s’obscurcit en même temps. C’est ce qui a lieu dans le rêve, dans l’ivresse, dans la démence. En ce cas, une certitude raisonnée devient malaisée, sinon impossible.
Le fondement de toute croyance, c’est donc le sentiment de l’existence d’une réalité extérieure agissant sur notre sensibilité; et ce sentiment est le fruit d’une habitude que l’individu tient de ses ancêtres et qu’il n’a cessé de fortifier par sa propre expérience.

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