dimanche 20 mars 2011

Joseph Delboeuf, Le sommeil et les rêves, Préface


Introduction

Préface

Dans ce travail – le titre l’indique — je n’envisage les phénomènes du sommeil et des rêves qu’à deux points de vue: celui de la certitude et celui de la mémoire.
Cette double étude m’a fourni un double résultat.
Amené à rechercher le criterium de la certitude raisonnée ou de l’état de raison, le criterium permettant de distinguer l’être raisonnable de celui qui ne l’est pas — mais qui néanmoins croit toujours l’être — je pense l’avoir trouvé dans le doute spéculatif. J’entends par là ce doute libre, au fond peu sincère, par lequel l’intelligence essaie de se prouver à elle-même que sa plus ferme croyance pourrait être erronée. Telle est la marque de l’esprit en pleine possession de lui-même.
Pour expliquer la mémoire, c’est-à-dire l’impression indélébile, dans la matière organisée et sensible, des traces des événements, j’ai dû critiquer les axiomes relatifs à l’intégrité permanente de la matière et de la force. Cet examen m’a permis de découvrir le principe de la fixation de la force, et par contre-coup le véritable siège de l’énergie, lequel n’est pas le mouvement, mais le défaut d’équilibre.
Ce principe, la science a déjà commencé à l’accueillir, et je suis persuadé qu’il finira par y prévaloir.
Les applications en sont fécondes, et, tout récemment, je m’en suis aidé dans mes études sur la matière brute et la matière vivante, études qui, publiées dans la Revue philosophique, paraîtront bientôt à part. J’ai montré déjà, et un jour je le montrerai mieux encore, qu’il a aussi sa place tout indiquée dans la question de la liberté.
Mais c’est assez m’étendre sur l’objet de mon ouvrage. Il ne me reste qu’à remercier M. G. Tarde d’avoir bien voulu me communiquer le récit de ses rêves qu’autrefois il avait notés dans un but scientifique. Avec sa permission, j’y ai puisé, beaucoup moins toutefois que je ne l’aurais fait, si j’en avais eu plus tôt connaissance.
INTRODUCTION
Aperçu critique de quelques ouvrages sur le sommeil et les rêves
Depuis la riante Ionie, berceau du triste Héraclite, jusqu’à la Baltique brumeuse qui vit naître le sombre Schopenhauer, dans chaque siècle et sous tous les climats, s’il est un thème que les philosophes moroses ont développé avec complaisance, c’est celui des misères de l’homme. A leur tour, les écrivains religieux, les Pascal et les Bossuet, tout en exaltant la grandeur de l’âme humaine, ne manquent jamais d’en faire aussi ressortir la bassesse. Il semble donc impossible d’ajouter de nouveaux traits au désolant tableau de notre faiblesse et de notre néant. Et pourtant on oublie d’y faire figurer tout un tiers de notre existence. Chaque jour nous sommes, pour ainsi dire, ravis à nous-mêmes par un génie fantasque, bizarre et capricieux, qui se fait un malin plaisir de confondre les contraires, le bien et le mal, le vice et la vertu. A certaines heures de la journée, le plus juste des hommes commettra sans remords les plus abominables forfaits: il deviendra voleur, assassin, incestueux, parjure; la jeune et chaste épouse se livrera aux actes les plus indécents; la nonne pudibonde laissera tomber de ses lèvres d’immondes paroles; emporté par la passion ou la fantaisie, le pieux lévite ne reculera devant aucun sacrilège.
Quand l’obsession a pris fin et que nous redevenons maîtres de nous-mêmes, souvent nous n’oserions raconter aux autres, ni parfois repasser en idée ce que nous avons rêvé. Nous nous demandons avec inquiétude si nous ne portons pas au fond de notre être un odieux levain qui, d’un moment à l’autre, peut nous pousser au crime. Nous maudissons cette puissance inconnue qui, prenant possession de notre âme, lui soustrait ce qu’elle a de meilleur pour le remplacer par ce qu’il y a de pis.
En revanche et tout aussi souvent, le sommeil est bienfaisant et consolateur. Il nous replace pour quelques instants au milieu d’êtres chéris que nous avons perdus; au malade il fait oublier ses souffrances, à l’infortuné sa détresse; il rend l’agilité au paralytique, l’ouïe au sourd, la vue à l’aveugle, la liberté au prisonnier, les joies d’un premier amour à la pauvre fille abandonnée. Illusions trop courtes, et qui ne servent qu’à rendre l’âpre réalité plus amère encore. La baguette magique des songes transforme le taudis le plus misérable en un palais enchanté; elle délie la langue du bègue et lui inspire une éloquence entraînante; elle pousse le timide à braver les dangers les plus redoutables; elle livre au savant la clef des plus mystérieux phénomènes; elle va jusqu’à donner à notre corps lourd et rampant des ailes merveilleuses qui le transportent sans effort à travers l’immensité.
En faut-il davantage pour que, de tout temps, on ait raccordé aux rêves un caractère surnaturel? On les regarde comme les messagers de la divinité - messagers véridiques ou trompeurs, suivant qu’elle est bien ou mal disposée à notre égard- ils recèlent les secrets de l’avenir, et quiconque sait en pénétrer le langage, y découvre sans peine des promesses ou des menaces.
Et si, sans nous préoccuper plus longtemps des opinions du vulgaire, nous interrogeons les hommes de science, nous les entendons émettre, tout au début de leur lutte contre la superstition, une théorie surprenante: bien loin d’émaner des dieux, les rêves les auraient créés; notre esprit qui, dans le sommeil, voyait des fantômes accomplir des prodiges, leur attribua une existence réelle et les doua d’une puissance formidable; et c’est ainsi que le ciel fut peuplé [1]. Ou bien encore, a-t-on dit, les images de ceux qui ne sont plus, revenant nous hanter dans le silence des nuits, ont inspiré la foi en une vie ultérieure, et les âmes des rois ou des chefs redoutés ont été insensiblement élevées au rang de génies divins tenant entre leurs mains le sort des vivants. De manière que ces informes enfants de l’épuisement et de la nuit, qui, au réveil, nous inspirent dédain ou pitié, rire ou dégoût, auraient donné naissance aux religions, et que le sentiment religieux qui, d’après bon nombre de philosophes, est peut-être le seul caractère distinctif par où l’homme s’élève au-dessus de la bête, n’aurait pas d’autre origine. La religion, fille des ténèbres, la science, fille du jour: cette opposition de race ne suffirait-elle pas pour rendre compte de leurs conflits incessants, de leur antagonisme irréconciliable?

Joseph Delboeuf
Le sommeil et les rêves
Belgique   1885 Contexte
Joseph Delboeuf (1831-1896) a été professeur à l'Université de Liège. La composition particulière de cet ouvrage est due au fait que l'auteur reproduit cinq articles publiés précédemment et qu'il réorganise en un volume.
Notes
1. Lucrèce, De natura rerum. V, 1168.

 Texte témoin
Le sommeil et les rêves considérés principalement dans leurs rapports avec les théories de la certitude et de la mémoire, Paris, Félix Alcan, 1885.

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