mardi 22 mars 2011

Choix de la névrose


En introduisant cette notion de « choix de la névrose », Freud montre qu’en amont des mécanismes qui déterminent une névrose il est nécessaire que des actes d’un sujet soient posés. La notion de choix de la névrose désigne les actes posés par un sujet à partir desquels il s’engage dans un type de névrose plutôt qu’une autre.

Années 1895. Premières tentatives de Freud pour distinguer, d’une part hystérie et névrose obsessionnelle, d’autre part, névrose et psychose
Presque en même temps que ses « Etudes sur l’hystérie » qui ont été publiées en 1895, Freud avait déjà découvert, avec cette jeune science de l’inconscient qu’il était entrain d’inventer, qu’il pouvait, à partir des mécanismes de formation des symptômes hystériques, rendre également compte de la fabrication d’autres symptômes, obsessions, phobies et psychose. Ainsi faisait-il ses premiers pas dans ce repérage nécessaire de la structure et de ce qui fait la différence, d’une part entre l’hystérie et la névrose obsessionnelle et d’autre part, entre la névrose et la psychose. Ce ne sont que des premiers pas, mais ils sont quand même décisifs au moins quant à la névrose. Ces mécanismes sont décrits dans deux articles qui ont pour titre « Neuropsychoses de défense », de 1894, et « Nouvelles remarques sur les neuropsychoses de défense », de 1896.
Dans le premier texte, il réussit à décrire comment se forme un symptôme hystérique ou une obsession. Ce qui les départage, c’est la possibilité ou non de pour chacun de transformer une souffrance psychique en souffrance corporelle. Quand cette possibilité n’existe pas, ou n’est pas suffisante, cette souffrance reste dans le psychique et se traduit par des obsessions. Une obsession est une idée qui vient au sujet, sans qu’il puisse la chasser de son esprit, même si, par ailleurs, elle lui parait totalement saugrenue. De ces obsessions, Freud en donne déjà quelques exemples, l’obsession pour quelques femmes de se jeter par la fenêtre ou encore de blesser leurs enfants avec un couteau ou des ciseaux.
On ne peut se libérer de ses symptômes, hystériques, au niveau du corps, et de ses obsessions dans le psychisme, que si l’on réussit à retrouver leur sens refoulé par le travail de l’analyse. Ce sens, selon la découverte freudienne, est toujours sexuel.
Freud, en ce premier temps de son élaboration, a déjà découvert, que dans le délire, la représentation dite inconciliable qui a été littéralement arrachée hors du conscient, rejetée, forclose, dira Lacan, ne laisse aucune trace inconsciente, et revient par contre se manifester en clair dans le délire.
Tel est le délire du Président Schreber, où ce qui n’avait pas été assumé pour lui d’une position féminine par rapport au père a donc ressurgi dans son délire avec son idée d’être transformé et femme, de devenir l’épouse de Dieu et d’en recevoir des milliers d’enfants nés de son esprit.

Différences entre hystérie et névrose obsessionnelle
Les symptômes de ces deux névroses ont le même point de départ, une représentation inconciliable pour le moi, pour la conscience, liée à un sentiment de honte ou de culpabilité, est, de ce fait même, rejetée hors du conscient. Mais l’affect qui l’accompagnait, désarrimé de cette représentation, va, en quelque sorte, aller se fourvoyer, se fixer sur une représentation substitutive.
C’est dans le choix de cette représentation substitutive que les deux destins de la névrose vont diverger.
Dans l’hystérie se produira une « conversion somatique », c’est-à-dire que c’est au niveau du corps que sera trouvée la représentation substitutive et que se produira le symptôme, douleurs et paralysies diverses. Freud nous l’indique, l’hystérique redonne à des expressions les plus usuelles, leur sens primitif, voire archaïque : « ça m’a fait battre le cœur », « ça m’a écœuré », « les bras m’en sont tombés ».
Lorsque cette possibilité de conversion n’existe pas ou peu, la représentation substitutive reste alors dans le psychique et se manifeste sous forme d’idées obsédantes.
Ce double chemin mérite d’être retracé pas à pas :
« Le moi qui se défend, écrit Freud, se propose de traiter comme « non arrivée » la représentation inconciliable, mais cette tache est insoluble de façon directe ». En effet la trace mnésique de cet événement dit traumatique ne peut plus être effacée. On parvient quand même à transformer cette « représentation forte » en représentation faible en lui « arrachant l’affect qui lui était attaché ». Mais « la somme d’excitation est reportée dans le corporel, processus pour lequel je donnerais le nom de conversion [...] Nous voyons ainsi que le facteur caractéristique de l’hystérie n’est pas le clivage de conscience (thèse de Janet) mais la capacité de conversion et nous poserons qu’une partie importante de la disposition à l’hystérie (disposition par ailleurs inconnue) réside dans l’aptitude psychophysique à transposer de grandes sommes d’excitation dans l’innervation corporelle »
A ce stade de la découverte de Freud la caractérisation de la névrose obsessionnelle se fait par rapport à l’hystérie et de façon négative, c’est l’absence de possibilité de cette conversion ou transposition dans le corporel qui constitue la spécificité de cette névrose :
« Lorsqu’il n’existe pas chez une personne prédisposée, cette aptitude à la conversion, et si néanmoins, dans un but de défense contre une représentation inconciliable, la séparation de cette représentation et de son affect est mise en œuvre, alors cet affect doit rester nécessairement rester dans le domaine psychique. La représentation désormais affaiblie demeure dans la conscience à part de toutes les associations, mais son affect devenu libre s’attache à d’autres représentations, en elles-mêmes non inconciliables, qui, par cette fausse connexion, se transforment en représentations obsédantes. Voilà en peu de mots la théorie psychologique des obsessions et phobies dont j’ai parlé au début de cet article. »
Freud résume donc ce mécanisme de formation d’une obsession : devant un événement toujours d’ordre sexuel, pour refouler hors du conscient une représentation inconciliable, se produit « une séparation de la représentation d’avec son affect et une fausse connexion de ce dernier ».
En voici un exemple donné par Freud dans ce même texte :
Une femme avait contracté le besoin de compter toujours les marches de l’escalier ou les lattes du plancher. Or, nous indique Freud, elle avait commencé à compter pour se distraire de ses idées obsédantes de tentation. Freud ne nous dit pas, si ces idées de tentation, bien sûr sexuelles, étaient conscientes pour elle, ou si elles avaient déjà subi une première transformation et s’exprimaient, par exemple, par la crainte de se jeter par la fenêtre. Cette compulsion peut en effet être rapprochée de ce qu’il appelle, « phobie de la fenêtre » et qui est analysée par lui dans l’une des lettres de Freud adressée à Fliess. L’idée inconsciente qui s’exprimerait dans cette compulsion ou cette phobie, est simplement le désir de faire signe à un homme par la fenêtre, lui faire signe de monter, comme le ferait une prostituée. On peut se demander si de nos jours, cette idée aurait encore cours. Sans nul doute les fantasmes de prostitution sont très présents dans l’inconscient d’une femme, mais peut-être prendraient-ils une autre forme, plus rude, plus directe.
Différence entre névroses et psychoses
En cette première tentative d’approche de la radicale différence de structure entre la névrose et la psychose, voici comment Freud la décrit :
Par rapport à ce qui se passe dans la névrose, « il existe pourtant une espèce beaucoup plus énergique et efficace de mode de défense. Elle consiste en ceci que le moi rejette la représentation insupportable en même temps que son affect et se comporte comme si elle n’était jamais parvenue jusqu’au moi. Mais au moment où ceci est accompli, la personne se trouve dans une psychose qu’on ne peut classifier que comme confusion hallucinatoire.
La représentation qui était donc maintenue dans la névrose, encore que dépourvue de son affect, et refoulée, dans la psychose est rejetée.
Mais Freud rajoute cet élément clinique d’importance : « J’attire l’attention sur le fait que la contenu d’une psychose hallucinatoire… consiste précisément en la mise en place au premier plan de cette représentation ». Freud, en ce premier temps de l’élaboration de la psychanalyse, a déjà découvert, que dans le délire, la représentation dite inconciliable qui a été littéralement arrachée hors du conscient, ne laisse aucune trace inconsciente, et revient par contre se manifester en clair dans le délire. Tel est le délire du Président Schreber où ce qui n’avait pas été assumé par lui d’une position féminine par rapport au père a donc ressurgi dans son délire avec son idée d’être transformé en femme, de devenir l’épouse de Dieu et d’en recevoir des milliers d’enfants nés de son esprit. Ainsi cette première approche de Freud, en sa nouveauté, préfigure-telle ce que Lacan avancera plus tard de la forclusion du Nom du père, comme étant un mécanisme propre à la psychose.


LE MOT CHOIX

Bloch et Wartburg font remonter le terme au XIIème siècle. Il aurait signifié "apercevoir" jusqu'à la fin du XVIème (ce sens persisterait jusqu'aujourd'hui en Suisse romande). Il dérive du mot gothique kausjan: "éprouver, goûter" et il aurait été introduit comme terme de la langue militaire.
Le dictionnaire Robert nous donne sa signification actuelle: "action de choisir, la décision par laquelle on donne la préférence à une chose, une possibilité en écartant les autres". Parmi les différents termes auxquels ce terme renvoie, sont cités option, adoption, sélection, décision, résolution, élection. L'accent est ainsi mis sur le sujet de l'action qui disposerait d'un éventail de choses à choisir. Ce dictionnaire n'oublie pas de citer la particularité psychanalytique du terme, dans l'expression qui nous occupe, choix de la névrose.
LE MOT EN PSYCHANALYSE
Pour Laplanche et Pontalis, dans l'article "choix de la névrose" de leur Vocabulaire, le problème qui est posé par l'expression "choix de la névrose" est au principe même d'une psychopathologie psychanalytique: "comment et pourquoi des processus généraux qui rendent compte de la formation de la névrose se spécifient-ils en des organisations névrotiques assez différenciées pour qu'une nosographie puisse être établie?".
Ces auteurs ne donnent aucune réponse au problème posé, mais ils signalent les rapports qu'entretient cette expression avec les notions de traumatisme, de fixation, de prédisposition, d'inégalité de développement entre la libido et le moi.
LES CONCEPTS FREUDIENS
Nous allons examiner ces rapports, à partir de l'ouvre de Freud qui n'a pas cessé de poser le problème dès la période des Etudes sur l'hystérie, jusqu'aux derniers travaux, comme par exemple L'analyse avec fin et l'analyse sans fin. L'Index Thématique qu'a établit Alain Delrieu montre à ce item, pas moins d'une vingtaine d'entrées, montrant les constantes élaborations de Freud sur la question. De même, que ce soit dans la correspondance avec Jung ou avec Fliess, le problème surgit à plusieurs reprises.
Freud met en balance dans cette question les facteurs internes face aux facteurs externes, un déterminisme absolu face à un "choix" dont il n'arrive pas à le définir complètement. Laplanche et Pontalis rejettent d'emblée qu'on puisse se référer à une conception "intellectualiste qui supposerait qu'entre différents possibles également présents l'un d'eux est élu; il en est d'ailleurs de même pour la notion de choix d'objet". Cependant ils remarquent "qu'il n'est pas indifférent que, dans une conception qui se réclame d'un déterminisme absolu, apparaisse ce terme qui suggère qu'un acte du sujet est nécessaire pour que les différents facteurs historiques et constitutionnels mis en évidence par la psychanalyse prennent leur sens et leur valeur motivante".
CHOIX ET CAUSALITE
Nous voyons bien la question posé par l'acte du sujet, sa causation, sa liberté ou au contraire sa détermination. Jacques-Alain Miller, dans son séminaire Cause et consentement, s'interroge à propos de la décision du désir: "qu'est-ce que ça peut être bien que ça? En quoi cette décision peut-elle être une initiative dès lors que le désir est venu à être formulé par le même Lacan comme un effet et même comme un effet qui dépend d'une cause, c'est à dire comme inséré dans le fils de la causalité? Autrement dit, comment est-ce seulement compatible que voisinent, pour nous, dans la pratique de l'analyse, la notion d'un déterminisme du sujet - notion qui est de façon massive, accentuée par Lacan quand il formule que le sujet est l'effet du signifiant et encore que l'objet (a) est la cause du désir -, comment est-ce compatible [...] avec l'appel à la valeur de l'initiative et même à l'exigence de la décision?".
Les questions posées ici par Miller, sont les mêmes que celles introduites par l'utilisation du terme "choix", qui suppose un sujet libre, et la causalité déterministe, qui était celle de Freud, comme il le fait remarquer dans ce séminaire..
Cependant, Lacan lui-même lors de son dialogue avec Henri Ey sur la causalité psychique à Bonneval, renvoyait, dans cette phrase qualifié de mystérieuse par Miller, la problématique de la causalité dans la folie à une "insondable décision de l'être".
CHOIX ET LIBERTE
De ce dialogue avec Ey il ressortit que les enjeux tournent entiers autour d'une théorie de la liberté, comme il est bien posé la question par le terme "choix". D'ailleurs c'était la phrase qu'il envoyait à son ami: "L'être de l'homme, non seulement ne peut être compris sans la folie, mais il ne serait pas l'être de l'homme s'il ne portait en lui la folie comme limite de la liberté". Chose curieuse, trente ans après, Ey recueille cette phrase "dans un rare mais commun accord [avec] J. Lacan" (Des Idées de Jackson à un modèle organo-dynamique en Psychiatrie, Privat, 1995), pour soutenir son Organo-dynamisme, qui nécessite d'une théorie de la liberté toute particulière pour se justifier, comme le signale Lantéri-Laura (La Conscience selon Ey).
CHOIX ET PHILOSOPHIE
Ainsi donc, le terme choix engage avec lui toute une tradition de réflexions philosophiques: c'est la liberté du sujet qui est en question. Pour Aristote, dans Ethique à Nicomaque, le choix ou choix délibéré (proairésis), est un acte volontaire spontané, du désir et du souhait. Pour Descartes, détermination en connaissance de cause: seul le choix éclairé est la vraie expression de la liberté. Dans l'Ethique, Spinoza signale que l'idée de choix désigne une illusion de l'imagination. Le courant existentialiste le considère comme le pouvoir de décision coextensif à la conscience. Finalement Marx et Engels et le matérialisme dialectique, s'occupent de la question, pour prendre le même parti que Spinoza (Dictionnaire de Philosophie, Ed. Armand Colin, 1995).
CHOIX ET DAS DING
Mais pour Lacan, en psychanalyse cette question du choix de la névrose s'articule avec La Chose: "C'est par rapport à ce Das Ding originel que se fait la première orientation, le premier choix, la première assise de l'orientation subjective, que nous appellerons à l'occasion Neurosenwhal, le choix de la névrose" (Séminaire VII, p.68). C'est aussi par rapport à ce Das Ding originel que la psychose prend position. Cependant, rien ne permet de conclure que Lacan prend ici le parti de Descartes contre celui de Spinoza. Comme le signale ailleurs Miller "Le choix de la psychose - je ne dis pas qui le fait - est le choix à vrai dire impensable d'un sujet qui fait objection au manque-à-être qui le constitue dans le langage" (Produire le Sujet, Actes de l'E.C.F.). Qui fait le choix, donc?
LES QUESTIONS DU CHOIX
Nous voyons alors se former un nœud autour de la question du choix du sujet. Autour d'elle convergent des aspects proprement psychanalytiques, en particulier les rapports qu'elle entretient avec les notions de fixation, régression, choix du mécanisme de défense, prédisposition et en dernière instance l'étiologie, la causalité des névroses et des psychoses. Ceci implique nécessairement une conceptualisation de la liberté ou de la détermination du sujet qui est censé choisir, sujet cause ou effet? Finalement ceci amène des considérations éthiques propres à orienter la pratique, comme le montre suffisamment le fait que trois auteurs aussi éloignés dans le temps aient traité du problème dans des ouvrages spécifiquement consacrés à l'éthique: Aristote, Spinoza et Lacan.
Nous pensons que donner une interprétation "libérale" de la question conduit à réveiller "le petit homme qui est dans la tête de l'homme" contre lequel s'insurgeait Lacan pour contester toute une psychogenèse implicite pour lui dans les dogmes mécanicistes de Clérambault, mais aussi dans les thèses des psychistes, et jusqu'à l'organodynamisme d'Henri Ey. C'est à partir de cette prise de position que nous contons développer notre travail de thèse.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire