CHAP. III
Il y a cinq genres de songes. Celui de Scipion renferme les trois premiers genres.
A ces préliminaires de l'analyse du Songe de Scipion, joignons la définition des divers genres de songes reconnus par l'antiquité, qui a créé des méthodes pour interpréter toutes ces figures bizarres et confuses que nous apercevons en dormant; il nous sera facile ensuite de fixer le genre du songe qui nous occupe.
Tous les objets que nous voyons en dormant peuvent être rangés sous cinq genres différents, dont voici les noms: le songe proprement dit, la vision, l'oracle, le rêve, et le spectre. Les deux derniers genres ne méritent pas d'être expliqués, parce qu'ils ne se prêtent pas à la divination.
Le rêve [gr. enupnion, lat. insomnium] a lieu, lorsque nous éprouvons en dormant les mêmes peines d'esprit ou de corps, et les mêmes inquiétudes sur notre position sociale, que celles que nous éprouvions étant éveillés. L'esprit est agité chez l'amant qui jouit ou qui est privé de la présence de l'objet aimé; il l'est aussi chez celui qui, redoutant les embûches ou la puissance d'un ennemi, s'imagine le rencontrer à l'improviste, ou échapper à sa poursuite. Le corps est agité chez l'homme qui a fait excès de vin ou d'aliments solides; il croit éprouver des suffocations, ou se débarrasser d'un fardeau incommode: celui qui, au contraire, a ressenti la faim ou la soif, se figure qu'il désire, qu'il cherche et même qu'il trouve le moyen de satisfaire ses besoins. Relativement à la fortune, avons-nous désiré des honneurs, des dignités, ou bien avons-nous craint de les perdre; nous rêvons que nos espérances ou nos craintes sont réalisées.
Ces sortes d'agitations, et d'autres de même espèce, ne nous obsèdent pendant la nuit que parce qu'elles avaient fatigué nos organes pendant le jour: enfants du sommeil, elles disparaissent avec lui. Si les Latins ont appelé le rêve insomnium (objets vus en songe), ce n'est pas parce qu'il est annexé au songe d'une manière plus particulière que les autres modes énoncés ci-dessus, mais parce qu'il semble en faire partie aussi longtemps qu'il agit sur nous : le songe fini, le rêve ne nous offre aucun sens dont nous puissions faire notre profit; sa nullité est caractérisée par Virgile :
Par coelum, le poëte entend la région des vivants, placée à égale distance de l'empire des morts et du séjour des dieux. Lorsqu'il peint l'amour et ses inquiétudes toujours suivies de rêves, il s'exprime ainsi :Par là montent vers nous tous ces rêves légers,
Des erreurs de la nuit prestiges mensongers.
Les charmes du héros sont gravés dans son cœur.Ensuite il fait dire à la reine :
La voix d'Énée encor résonne à son oreille,
Et sa brillante nuit n'est qu'une longue veille.
Quant au spectre [gr. phantasma, lat. visum], il s'offre à nous dans ces instants où l'on n'est ni parfaitement éveillé, ni tout à fait endormi. Au moment où nous allons céder à l'influence des vapeurs somnifères, nous nous croyons assaillis par des figures fantastiques, dont les formes n'ont pas d'analogue dans la nature; ou bien nous les voyons errer çà et là autour de nous, sous des aspects divers qui nous inspirent la gaieté ou la tristesse. Le cauchemar [gr. ephialtès] appartient à ce genre. Le vulgaire est persuadé que cette forte pression sur l'estomac, qu'on éprouve en dormant, est une attaque de ce spectre qui nous accable de tout son poids. Nous avons dit que ces deux genres ne peuvent nous aider à lire dans l'avenir; mais les trois autres nous en offrent les moyens.Anne, sœur bien-aimée,
Par quel rêve effrayant mon âme est comprimée !
L'oracle [lat. oraculum] se manifeste, lorsqu'un personnage vénérable et imposant, tel qu'un père, une mère, un ministre de la religion, la Divinité elle-même, nous apparaît pendant notre sommeil pour nous instruire de ce que nous devons ou ne devons pas faire, de ce qui nous arrivera ou ne nous arrivera pas.
La vision [gr. horama, lat. visio] a lieu, lorsque les personnes ou les choses que nous verrons en réalité plus tard se présentent à nous telles qu'elles seront alors. J'ai un ami qui voyage, et que je n'attends pas encore; une vision me l'offre de retour. A mon réveil, je vais au-devant de lui, et nous tombons dans les bras l'un de l'autre. Il me semble que l'on me confie un dépôt; et le jour luit à peine, que la personne que j'avais vue en dormant vient me prier d'être dépositaire d'une somme d'argent qu'elle met sous la sauvegarde de ma loyauté.
Le songe [lat. somnium] proprement dit ne nous fait ses communications que dans un style figuré, et tellement plein d'obscurités, qu'il exige le secours de l'interprétation. Nous ne définirons pas ses effets, parce qu'il n'est personne qui ne les connaisse.
Ce genre se subdivise en cinq espèces ; car un songe peut nous être particulier, ou étranger, ou commun avec d'autres; il peut concerner la chose publique ou l'universalité des choses. Dans le premier cas, le songeur est agent ou patient ; dans le second cas, il croit voir un autre que lui remplir un de ces deux rôles ; dans le troisième, il lui semble que d'autres partagent sa situation. Un songe concerne la chose publique, lorsqu'une cité, ses places, son marché, ses rues, son théâtre, ou telles autres parties de son enceinte ou de son territoire, nous paraissent être le lieu de la scène d'un événement fâcheux ou satisfaisant. Il a un caractère de généralité, lorsque le ciel, le soleil, la lune ou d'autres corps célestes, ainsi que notre globe, offrent au songeur, sur un point quelconque, des objets nouveaux pour lui. Or, dans la relation du songe de Scipion, on trouve les trois seules manières de songer dont on puisse tirer des conséquences probables, et, de plus les cinq espèces du genre.
L'Émilien entend la voix de l'oracle, puisque son père Paulus et son aïeul l'Africain, tous deux personnages imposants et vénérables, tous deux honorés du sacerdoce, l'instruisent de ce qui lui arrivera. Il a une vision, puisqu'il jouit de la vue des mêmes lieux qu'il habitera après sa mort. Il fait un songe puisque, sans le secours de l'interprétation, il est impossible de lever le voile étendu par la prudence sur les révélations importantes dont on lui fait part.
Dans ce même songe se trouvent comprises les cinq espèces dont nous venons de parler. Il est particulier au jeune Scipion, car c'est lui qui est transporté dans les régions supérieures, et c'est son avenir qu'on lui dévoile; il lui est étranger, car on offre à ses yeux l'état des âmes de ceux qui ne sont plus; ce qu'il croit voir lui sera commun avec d'autres, car c'est le séjour qui lui est destiné, ainsi qu'à ceux qui auront bien mérité de la patrie. Ce songe intéresse la chose publique, puisque la victoire de Rome sur Carthage, et la destruction de cette dernière ville, sont prédites à Scipion, ainsi que son triomphe au Capitole et la sédition qui lui causera tant d'inquiétudes. Il embrasse la généralité des êtres, puisque le songeur, soit en élevant, soit en abaissant ses regards, aperçoit des objets jusqu'alors ignorés des mortels. Il suit les mouvements du ciel et ceux des sphères, dont la rapidité produit des sons harmonieux; et ses yeux, témoins du cours des astres et de celui des deux flambeaux célestes, découvrent la terre en son entier.
On ne nous objectera pas qu'un songe qui embrasse et la chose publique et la généralité des êtres ne peut convenir à Scipion, qui n'est pas encore revêtu de la première magistrature, puisque son grade, comme il en convient lui-même, le distingue à peine d'un simple soldat. Il est vrai que, d'après l'opinion générale, tout songe qui a rapport au corps politique ne fait autorité que lorsqu'il a été envoyé au chef de ce corps ou à ses premiers magistrats, ou bien encore lorsqu'il est commun à un grand nombre de citoyens, qui tous doivent avoir vu les mêmes objets. Effectivement, on lit dans Homère qu'Agamemnon ayant fait part au conseil assemblé du songe qui lui intimait l'ordre de combattre l' ennemi, Nestor, dont la prudence n'était pas moins utile à l'armée que la force physique de ses jeunes guerriers, donne du poids au récit du roi de Mycènes, en disant que ce songe, où le corps social est intéressé, mérite toute confiance, comme ayant été envoyé au chef des Grecs; sans quoi, ajoute-t-il, il serait pour nous de peu d'importance.
Macrobe
Commentaire sur le rêve de Scipion
Rome 420 NotesLe rêve de Scipion est contenu dans le livre VI de la République de Cicéron. Voir récit 860. Le commentaire de Macrobe reprend les catégories élaborées par Artémidore (fiche 1).
Texte témoin
Commentaire du songe de Scipion, I, 3, trad. sous la dir. de M. Nisard, Paris, 1850
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