dimanche 13 mars 2011

Le rêve chez St Augustin


Songe de Sainte Perpétue
L’âme et les rêves

25. Ne concluez pas de mon raisonnement que j'admette l'impossibilité, pour l'âme d'une personne morte ou endormie, d'éprouver des sensations agréables ou tristes, absolument comme si elle les ressentait dans un corps réel. Dans le sommeil, quand nous éprouvons quelque souffrance ou quelque douleur, nous conservons parfaitement notre personnalité ; et si ces images pénibles ne disparaissaient pas à notre réveil, nous en ressentirions la tristesse la plus amère. Toutefois, il faudrait n'y avoir jamais réfléchi sérieusement, pour supposer que tous ces objets imaginaires, sur lesquels nous promenons nos songes et nos rêves, sont des corps réels. N'est-il pas plus juste de dire que si l'âme était un corps elle ne pourrait saisir par la pensée les images de ces nombreux objets tels qu'ils nous apparaissent ?
Je ne suppose pas, en effet, que vous alliez jusqu'à soutenir que ce sont vraiment des corps qui nous apparaissent en songe quand nous rêvons du ciel, de la terre, de la mer, du soleil, de la lune, des étoiles, des fleuves, des montagnes, des arbres, des animaux. Croire que ce sont autant de corps qui nous apparaissent ainsi en vision, ce serait de la dernière absurdité; et cependant, comme ces visions ressemblent bien à des corps ! On peut ranger dans la même classification toutes les apparitions qui peuvent nous venir de Dieu, soit pendant un songe, soit pendant une extase; mais quelle est la nature de ces apparitions, quelle en est la matière, c'est ce que personne ne peut ni chercher, ni connaître. Tout ce que nous savons, c'est que ces apparitions sont spirituelles et non corporelles. Ce ne sont pas là des corps, mais des représentations de corps, formées par la pensée et contenues dans les profondeurs de la mémoire ; elles sortent ainsi de je ne sais quels coins secrets et sous je ne sais quelle forme étonnante, et viennent ainsi se placer en quelque sorte sous nos yeux. Or, si l'âme était un corps, pourrait-elle saisir par la pensée ces grandes et vastes images, et la mémoire pourrait-elle les contenir? N'avez-vous pas dit vous-même : «La substance corporelle de l'âme ne dépasse pas les limites extérieures du corps?» Maintenant je demande par l'effet de quelle grandeur qui ne lui appartient pas l'âme pourrait-elle contenir les images de ces corps prodigieux, [689] de ces espaces immenses, de ces régions sans limites? Et l'on s'étonnerait qu'elle s'apparût à elle-même dans la ressemblance de son corps, alors même qu'elle n'a point de corps? En effet, le corps avec lequel elle apparaît en songe n'est point un corps réel, et cependant c'est avec cette image ou ressemblance de son corps qu'elle parcourt des lieux connus et inconnus, et qu'elle éprouve toutes les impressions de la joie ou de la douleur. Je ne pense pas, du reste, que vous ayez la témérité de dire que cette représentation du corps et des membres, telle qu'elle nous apparaît en songe, soit un corps véritable? A ce prix il faudrait regarder comme véritable et réelle cette montagne dont l'âme semble gravir la pente, cette maison dans laquelle elle croit pénétrer, cet arbre ou ce bois sous lequel elle semble s'asseoir, et cette eau qu'elle semble boire. En un mot, si l'âme est un corps parce qu'elle s'apparaît comme telle dans les songes, il faudra dire que tous ces objets sur lesquels elle promène ses rêves sont aussi des corps véritables.
26. Je dois également vous dire un mot des apparitions des martyrs, puisque vous avez cru y trouver un témoignage en votre faveur. Sainte Perpétue eut un songe dans lequel elle se croyait changée en homme et combattait contre un Égyptien. Peut-on douter que ce nouveau corps fût autre chose qu'une simple figure ou représentation, et non pas un corps réel, car son propre corps était toujours là, plongé dans un profond sommeil, et avec le sexe qui lui appartenait, pendant que son âme semblait combattre avec un corps d'homme? Qu'en pensez-vous? Cette ressemblance d'un corps d'homme était-elle un corps véritable, oui ou non, malgré sa parfaite similitude? Choisissez quel parti vous voudrez. Si elle était un corps, pourquoi ne conservait-elle pas la forme de son fourreau? Est-ce que la chair de cette femme s'était tout à coup métamorphosée en une chair d'homme, de manière que l'âme qui l'habitait se fût aussitôt adaptée à cette forme nouvelle «par une sorte de congélation», pour me servir de l'expression que vous employez vous-même? De plus, le corps endormi de cette femme vivait encore ; son âme luttait, mais elle était toujours dans son fourreau, enfermée dans tous les membres de ce corps plein de vie, et conservait la forme qu'elle tenait du corps dont elle était douée. Jusque-là elle n'avait point abandonné ces membres, puisque cette séparation ne s'opère qu'à la mort; jusque-là elle n'avait point arraché ses propres membres aux membres dont ils étaient formés : d'où lui venait donc ce corps d'homme dans lequel elle se voyait combattre contre son adversaire? D'un autre côté, si cette ressemblance n'était point un corps véritable, du moins elle en était la similitude parfaite, dans laquelle l'âme éprouvait un véritable travail et une joie véritable. En faut-il davantage pour vous convaincre qu'une âme peut se faire à elle-même la ressemblance parfaite d'un corps, sans que cette ressemblance soit pourtant un corps véritable ?
27. Que serait-ce si, même dans les enfers, ces phénomènes se reproduisaient, si les âmes se reconnaissaient, non pas dans des corps, mais dans les ressemblances des corps? Dans nos rêves les membres avec lesquels nous semblons agir ne sont que des ressemblances et nullement des réalités; et cependant, lorsque de fâcheuses impressions nous saisissent, la douleur que nous éprouvons n'est point une ressemblance, mais une réalité; il en est de même pour la joie. Mais comme sainte Perpétue n'était pas encore morte, vous vous opposez à l'application de ce raisonnement? Cependant toute la question pendante entre nous consiste à savoir de quelle nature sont ces ressemblances qui nous apparaissent dans nos songes ; et cette question serait parfaitement résolue, du moment que vous n'y verriez que de pures images et nullement des réalités corporelles. D'un autre côté, vous savez que Dinocrate, frère de cette sainte, était mort; et voici qu'il apparut à, sa soeur, portant sur son corps la blessure qui l'avait conduit au tombeau. Quels vont donc être les résultats de ces longs efforts que vous tentez pour prouver que, quand les membres du corps sont coupés, l'âme n'en est pas pour cela diminuée ? Voici pourtant que l'âme de Dinocrate portait en elle la blessure dont la violence sépara cette âme du corps qu'elle habitait. Vous nous disiez : «Quand on coupe les membres du corps, l'âme se soustrait à ce coup et se resserre dans les autres parties du corps, dans la crainte de se voir elle-même amputée par la blessure faite au corps» ; et c'est ainsi, sans doute, que les choses se passent, lors même que le malheureux sur (690) lequel on opère serait profondément endormi et n'aurait aucune connaissance; mais comment pourrez-vous encore soutenir cette opinion ? Vous attribuez à l'âme une vigilance telle que, plongée dans le plus profond sommeil et entièrement absorbée dans ses rêves, elle se soustrait avec autant de bonheur que de promptitude à toute plaie dont la chair serait frappée à l'improviste, en sorte qu'elle ne peut être ni frappée, ni meurtrie, ni coupée. C'est bien ; mais, malgré votre prudence ordinaire, oubliez-vous donc que si l'âme se soustrait ainsi à toute meurtrissure, elle ne saurait en éprouver le contrecoup et la douleur? Je sais que vous vous tirez d'embarras en me répondant que l'âme resserre toutes ses parties, et les concentre à l'intérieur pour échapper à toute amputation et à toute blessure qui pourraient être faites sur le corps. Hé bien ! regardez Dinocrate, et dites-moi pourquoi son âme ne s'est point retirée de cette partie du corps sur laquelle s'imprimait une blessure mortelle ; c'était pourtant le seul moyen d'empêcher que la cicatrice de cette blessure apparût, même après la mort de cette pauvre âme corporelle. Pressé de toute part, vous allez peut-être me répondre que ces apparitions ne sont que des ressemblances de corps et non pas des corps réels, en sorte que ce qui apparaît une blessure n'est pas plus une blessure que ce qui apparaît un corps n'est un corps? Si l'âme pouvait être blessée par ceux qui blessent le corps, ne serait-il pas à craindre qu'elle ne fût également tuée par ceux qui tuent le corps ? Or, une telle proposition est formellement condamnée par le Sauveur (Matt. X, 28). Ainsi donc l'âme de Dinocrate n'a pu mourir sous le coup qui a fait mourir son corps; et si elle a paru blessée comme le corps avait été blessé, c'est parce qu'elle n'était pas un corps, et qu'elle portait uniquement la ressemblance d'une blessure dans la ressemblance d'un corps. Or, dans un corps imaginaire, l'âme était en proie à une douleur réelle, douleur clairement signifiée par la blessure gravée sur son corps, et dont il fut délivré par les saintes prières de sa soeur.
23. Vous nous dites encore que l'âme reçoit sa forme du corps, et qu'elle s'étend et se développe dans la proportion même «du corps». Vous ne voyez donc pas que vous allez rendre monstrueuse l'âme d'un jeune homme ou d'un vieillard qui aurait perdu l'un de ses bras dans son enfance? «L'âme se contracte, dites-vous, dans la crainte que la main de l'âme ne soit coupée en même temps que la main du corps, et elle se condense et se resserre dans les autres parties du corps». Par conséquent, ce bras de l'âme dont je parle, n'a pu, dans le bras d'un enfant, recevoir qu'une très-petite extension ; et cette extension, il la conservera telle, sans augmentation ni diminution, partout où il pourra lui-même se conserver; en perdant sa forme il a perdu par là même tout principe et tout moyen d'accroissement. Par conséquent, pour ce jeune homme ou pour ce vieillard qui a perdu une main dans son enfance, voici que son âme possède encore, il est vrai, ses deux mains, puisque celle qui était menacée du coup qui a frappé la main du corps s'est retirée à temps ; mais, de ces deux mains, l'une a l'étendue d'une main de jeune homme ou de vieillard, tandis que l'autre reste petite comme la main d'un enfant. Croyez-moi, ce n'est pas la forme du corps qui fait de telles mains, elles ne sont formées que par la difformité même de l'erreur.
Du reste, vous ne me semblez pouvoir échapper à cette erreur qu'autant que, Dieu aidant, vous étudierez attentivement les rêves de ceux qui dorment, et qu'il vous sera donné de comprendre que ces apparitions ne sont que des ressemblances et non pas des corps véritables. Il est certain que toutes les images que nous nous formons des corps sont de la même nature que ces rêves; cependant, quant à ce qui regarde les morts, nous ne pouvons nous en faire une idée plus exacte qu'en voyant ce qui se passe dans les personnes endormies. En effet, ce n'est pas sans raison que la sainte Écriture donne à la mort le nom significatif de sommeil (I Thess. IV, 12), car le sommeil est tout proche parent de la mort (Virgile, Enéide, liv. VI, v. 279).
29. Si l'âme était un corps, l'image dans laquelle elle se voit pendant le sommeil serait également corporelle, puisqu'elle serait la reproduction d'un corps. Dès lors, quoique ayant perdu tel ou tel membre de son corps, jamais l'homme, dans un songe, ne se verrait privé de ce membre et se trouverait toujours dans une intégrité complète, par la raison que son âme n'aurait rien perdu de [691] son intégrité. Or, il arrive que dans leurs songes les hommes mutilés se voient tantôt dans leur intégrité, et tantôt comme ils sont, c'est-à-dire mutilés. Ce fait ne prouve-t-il pas que, à l'égard de son corps comme à l'égard de toutes les choses dont elle s'occupe en songe, tantôt d'une manière, tantôt d'une autre, l'âme humaine travaille, non pas sur quelque chose de réel, mais sur de simples ressemblances? Au contraire, éprouve-t-elle de la joie ou de la tristesse, du plaisir ou de la peine, ses impressions sont toujours réelles, soit que ses visions aient pour objet des corps véritables ou seulement des ressemblances.

Augustin
De l’âme et son origine
Rome   410 Contexte
Augustin répond par ce traité à un ouvrage de Vincent Victor, dont il critique la conception de l’âme comme contraire à la foi catholique.
Texte témoin
De l’âme et son origine, Livre IV. Traduction de M. l'abbé Burleraux, p. 688-691. 

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