Troisième partie, chap. 3
Encore des rêves [13/19]
Observations sur l’exercice, en rêve, des facultés de raisonner et de juger.
LES observations sur la manière dont on raisonne et dont on juge, en rêve, me paraissent venir tout naturellement après celles qui sont relatives à l’exercice de l’attention et de la volonté.
Nous avons vu que le pouvoir de raisonner juste et de porter des jugements réfléchis était dénié, par un grand nombre d’auteurs, à l’esprit de l’homme endormi. Voyons ce que l’opinion pratique saura nous dire à cet égard:
«Je me crois au tir. J’ai déjà tiré deux coups de pistolet dont les balles ont laissé leurs traces à côté de la mouche. Je tire un troisième coup et, dans le même instant, j’entends des cris plaintifs. J’ai tout d’abord une vive émotion, par la crainte d’avoir blessé quelqu’un; mais en regardant la plaque j’aperçois la marque de ma dernière balle. Puisqu’elle s’est aplatie sur la plaque elle ne saurait avoir blessé personne. Je suis donc rassuré sur le fait de ma responsabilité personnelle; et je remets de sang-froid mon pistolet aux mains du garçon du tir, en m’informant près de lui de la cause des cris que j’ai entendus.»
Dans un autre rêve: «Je crois recevoir la visite d’un parent dont la femme était au plus mal il y a quelques jours. J’hésite à lui en demander des nouvelles; car il est vêtu de noir. Je songe, cependant, que la couleur de ses habits n’est qu’une présomption insuffisante pour le croire en deuil. C’est son chapeau qu’il faut voir. Est-il entouré d’un crêpe? Je m’approche donc sans affectation d’un meuble sur lequel il a déposé ce chapeau, afin de savoir à quoi m’en tenir avant d’entamer la conversation.»
Cela ne semble-t-il pas assez concluant?
D’autres exemples de raisonnement, qui se présentent très fréquemment dans mes notes, ce sont ceux où le sentiment de ma situation réelle se mêle aux impressions causées par les illusions qui occupent mon esprit.
«Je suis malade et préoccupé de la pensée que je dois prendre une potion le matin. J’y rêve. La potion préparée est placée sur une table, près de mon lit; je crois que je viens de me réveiller, et je me dispose à la boire, mais je remarque qu’elle s’offre à mes yeux dans une tasse où j’avais coutume de la trouver, et je me rappelle parfaitement que cette tasse, ayant été brisée la veille, est remplacée par une autre de forme très différente. J’en conclus que je suis le jouet d’un rêve, et que, pour boire réellement cette potion, je devrais d’abord me réveiller. Je réfléchis toutefois que j’ai besoin de sommeil, et que je me réveillerai toujours assez tôt. Je ne fais donc aucun effort pour amener le réveil, et je m’abandonne au contraire aux illusions du songe.»
N’est-ce point là raisonner juste et très nettement?
«J’ai rêvé que j’étais à la campagne.» Je suis réellement à Paris. «J’y recevais la visite d’un ami. La campagne était verdoyante, les arbres étaient dans leur tenue d’été. Cependant, comme dans le rêve précédent, je me trouvais sous l’empire d’une préoccupation bien caractérisée. Je voulais me lever à six heures du matin pour aller au-devant de ma sœur, à son retour d’une assez longue absence. La visite d’ami que je croyais recevoir à la campagne n’avait rien de surprenant. Je pouvais donc accepter sans étonnement les tableaux qui s’offraient aux yeux de ma pensée. Mais ces notions: que j’attendais ma sœur, que c’était à Paris et non à la campagne qu’elle devait venir, que nous étions en hiver et non pas en été me revenant à l’esprit, je fis la réflexion que tout ce que je croyais voir ne pouvait être qu’un rêve et que, très certainement, j’étais endormi. En ce moment j’entendis sonner cinq heures; je comptai les cinq coups. Ce fut pour moi la preuve que j’étais bien à Paris, où j’habite à côté d’une église dont l’horloge se fait entendre assez bruyamment. J’en conclus aussi que j’avais encore une heure à dormir, et, sans laisser mon esprit s’appesantir sur un ordre d’idées qui pouvait amener le réveil, je concentrai, au contraire, toute mon attention sur les images que mon imagination avait évoquées; je m’identifiai à la situation qu’elle m’avait faite; je me promenai au soleil avec l’ami qui était mon hôte, en un mot, je poursuivis tranquillement mon rêve.»
Autre exemple:
«Je subis la lourde influence d’une série de ces songes pénibles, durant lesquels on croit étouffer ou se trouver, du moins, dans des positions extrêmement désagréables. Mais j’ai le sentiment que je rêve, et sachant la difficulté que j’éprouve à me rendormir, je voudrais changer mon rêve sans me réveiller. Je tente plusieurs des moyens que j’ai indiqués pour arriver à ce résultat. Ils demeurent sans effet: les illusions douloureuses reviennent toujours. Je remarque alors que ma joue gauche me semble plus chaude que ma joue droite. J’en tire la conséquence que je suis très probablement couché sur le côté gauche, et que, si je parvenais à me retourner, la nature de mes visions serait peut-être modifiée. J’essaye alors de me coucher, dans mon rêve, sur le côté gauche, puis de me retourner sur le côté droit avec une certaine énergie de volonté, dans l’espoir que mes muscles exécuteront véritablement l’ordre donné, comme il arrive souvent dans les rêves où l’on gesticule.»
La vérité m’oblige à dire que cette expérience ne fut pas heureuse, en ce que je me réveillai par suite d’un effort qui ne fut que trop réel; mais le raisonnement n’en était pas moins spécieux.
Dans cette catégorie de rêves où l’on raisonne avec une certaine justesse, je pourrais faire entrer presque tous ceux durant lesquels j’ai mis à profit la conscience de ma situation vraie, pour étudier tout en dormant les phénomènes de mon propre sommeil. J’en vais citer un qui serait peut-être mieux classé au chapitre de la mémoire, mais qui se place tout naturellement ici:
«Le fond de tableau de mon rêve m’ayant représenté une rue que je reconnus pour être une rue de Séville, où je n’avais pas été depuis dix ans, et le souvenir m’étant aussitôt revenu qu’au détour de cette rue devait se trouver la boutique d’un glacier des plus renommés, j’eus la curiosité de savoir comment se tirerait ma mémoire d’une épreuve qui consisterait à diriger mon rêve de ce côté. Je pris donc le chemin qu’il fallait prendre. Je revis la boutique avec une netteté minutieuse; j’y reconnus toute sorte de petits gâteaux de formes particulières et, entre autres rafraîchissements, des sorbets au lait de noisette, préparation que je n’avais jamais rencontrée ailleurs. Je réfléchis alors que l’occasion était précieuse pour vérifier si je saurais me remémorer une saveur aussi fidèlement que je me remémorais des images. Je choisis un de ces sorbets imaginaires. J’y portai mes lèvres, je mis toute mon attention à le bien déguster, et je reconnus ainsi que ma mémoire en défaut ne me fournissait que par à peu près la sensation qui lui était demandée. C’était un goût d’amande, et non pas un goût de noisette qu’elle retrouvait. Je m’éveillai aussitôt, par un effort de volonté, afin de prendre note de ce fait qui me paraissait intéressant quant à l’étude des phénomènes de la mémoire, et qui ne l’était pas moins en ce qui concerne l’exercice, en rêve, des facultés d’être attentif, de raisonner et de juger.»
Autre exemple:
«J’avais entendu des chouettes crier, un soir, au B. Je me couche, je rêve que je viens d’arriver à Paris, et que j’y suis arrivé de nuit; en ce moment, les mêmes chouettes qui s’étaient fait entendre renouvellent leurs désagréables cris. J’entends ces cris au milieu du rêve où je me croyais à Paris. Je fais alors cette réflexion: Les chouettes, en vérité, me poursuivent. Hier, je les entendais au B..., aujourd’hui, je les entends encore à Paris. J’imagine, en même temps, voir un de ces oiseaux voler au-dessus des toits de la maison voisine.»
Quelques observations analytiques à propos de ce dernier rêve si simple:
1° Une perception extérieure, le cri d’une chouette, introduit un élément nouveau dans un rêve préexistant; mais cela, sans imprimer à ce rêve lui-même une direction nouvelle.
2° Le cri de la chouette ayant éveillé en moi l’idée de cet oiseau, la sensation vraie que je recevais par le sens de l’ouïe a immédiatement provoqué une hallucination conforme du sens de la vue. J’ai cru voir ce que j’entendais. J’ai rencontré une nouvelle application de ce principe que penser à une chose c’est y rêver.
3° Bien qu’en définitive il m’ait conduit à des impressions erronées, mon esprit n’a cessé de raisonner juste sur les sensations qu’il a perçues. Des visions fausses m’ayant d’abord persuadé que j’étais à Paris et qu’il faisait nuit, au moment où ce cri d’une chouette s’est fait entendre, j’en ai conclu instinctivement que vingt-quatre heures, au moins, avaient dû s’écouler depuis que j’avais entendu crier des chouettes au B... puisque, dans la réalité, je n’aurais pu me trouver le même soir au B... et à Paris, que près de quinze lieues séparent. Je songe donc qu’il y a des chouettes à Paris, comme au B..., et que voilà deux nuits de suite que j’en suis importuné.
Or, si tout éveillé j’avais une hallucination de la vue qui me fit croire, étant à la campagne, que je suis à Paris, et si je raisonnais tout haut comme je raisonnais dans ce rêve, je serais un fou, et cependant mon esprit raisonnerait juste sur les impressions qu’il aurait reçues.
Déjà j’ai dit quelques mots de cet élément de comparaison analytique entre le rêve et la folie qui n’a pas échappé à M. Lemoine. Je ne m’y arrêterai pas ici plus que je ne l’ai fait précédemment, afin de ne point m’écarter de la route même que je me suis tracée; mais, si légère qu’ait été l’indication, elle aura suffi, je l’espère, pour justifier cette opinion que si nous portons des jugements déraisonnables dans un très grand nombre de nos rêves, cela tient à ce que nous basons ces jugements sur des illusions incohérentes, et non point à ce qu’il y a altération ou inconséquence dans la logique même de nos raisonnements.
Hervey de Saint-Denys
Les rêves et les moyens de les diriger
France 1867 Édition originaleLes rêves et les moyens de les diriger, Paris, Amyot, 1867.
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