dimanche 20 mars 2011

Hervey de Saint-Denys : Les rêves et les moyens de les diriger : 17/19



Troisième partie, chap. 7

[17/19]
 
Observations sur la marche et le tissu des rêves, en général, sur plusieurs moyens de rêver a ce que l’on désire, et sur celui d’écarter les images fâcheuses dont on est parfois obsédé.

Difficulté de saisir le lien de l’association des idées dans un très grand nombre de rêves. — Premières distinctions à établir, — Transitions qui s’opèrent en rêve, au moyen des associations d’idées procédant de l’ordre suivant lequel les souvenirs se sont classés chronologiquement dans la mémoire. — Comment on peut provoquer certains rêves et rêver, par suite, à ce que l’on veut. — Idées premières et idées secondaires. — Explication d’un rêve représenté au frontispice. — D’un phénomène que j’appellerai rétrospection et de sa fréquente manifestation dans les rêves supersensuels. — Autres exemples de rêves provoqués ou conduits par divers moyens faciles à mettre en pratique. — Comment l’esprit peut être ramené à une idée par l’intermédiaire d’une sensation qu’il n’apprécie même pas. — Transitions qui s’opèrent, en rêve, au moyen des abstractions que fait l’esprit. — Abstractions de qualités de l’ordre sensible. — Transformations graduées que l’imagination a le pouvoir d’opérer. — Qu’il n’est point nécessaire que la trame d’un rêve soit logiquement suivie pour qu’elle soit réellement ininterrompue, et dans quelles circonstances l’esprit n’éprouve aucun étonnement des songes les Plus bizarres et les plus monstrueux. — Abstractions de l’ordre purement abstrait. — Comment l’esprit passe quelquefois de l’ordre abstrait à l’ordre sensible. — Indication d’un genre d’abstractions dont il sera donné de nouveaux exemples dans le chapitre supplémentaire qui suit.
LES impressions et les idées peuvent s’associer surtout pendant le sommeil par des rapports si divers et si souvent éloignés d’une liaison rationnelle et d’une véritable analogie, a dit Moreau (de la Sarthe), qu’il ne faut pas être étonné si, dans le plus grand nombre des rêves, l’affection et l’impression qui en ont été l’origine échappent à l’investigation la plus pénétrante et ne se révèlent ainsi par aucune relation apparente avec les rêves.»
Cette opinion ne serait pas très encourageante pour qui voudrait analyser tous les rêves et mettre à nu, sans exception, tous leurs points de soudure; mais il n’est point nécessaire que tous les rêves soient expliqués pour que la manière dont ils pourraient s’expliquer tous devienne manifeste: de fortes présomptions d’analogie permettent souvent de juger du connu à l’inconnu. Si je parviens à démontrer de la sorte qu’en dehors des illusions provoquées par des causes occasionnelles, le cours de nos rêves est dirigé par des affinités psychologiques et non par des mouvements spontanés des fibres du cerveau, j’estimerai déjà que ce modeste travail n’aura pas été tout à fait infructueux.
Ce qu’il faut maintenant, c’est multiplier les exemples, et, ce qui devient de plus en plus difficile, c’est de régler l’ordre dans lequel il est à propos de les présenter.
La première et la plus utile distinction à faire serait celle-ci: Ou le dormeur, dans des conditions de santé parfaite et dans un milieu parfaitement tranquille, rêvera sans subir les influences d’aucune sensation externe ni interne.
Ou bien, au contraire, des perceptions physiques externes ou internes viendront modifier ou interrompre le cours naturel de ses idées.
Au premier cas, la succession des images qui défileront devant les yeux de son esprit devra s’expliquer par la seule association spontanée de ses idées.
Au second cas, il y aura: modification simple dans le cours spontané des idées, et par conséquent du rêve (si les influences internes ou externes ne sont pas assez fortes pour le changer tout à fait); ou bien, interruption complète de la trame préexistante et production instantanée d’une nouvelle série de tableaux (si la sensation perçue est assez puissante pour amener ce dernier résultat).
On comprend combien il serait intéressant de pouvoir distinguer ainsi entre le travail de l’esprit livré à sa propre initiative, et ces élucubrations plus ou moins laborieuses, tissus dont les fils tiennent à des causes souvent placées en dehors de nous. Mais indépendamment de ce qu’un sommeil et, par suite, un rêve exempt de toute espèce de trouble ne saurait être, nous l’avons vu, qu’une conception purement théorique, ce serait s’exposer aux plus terribles méprises que d’essayer de prendre pour point de départ ce qu’on aura toujours le plus de peine à déterminer.
Cette ligne d’idées nous mettra cependant sur la voie d’une classification plus pratique. Si nous parcourons quelques séries d’observations se rapportant à des rêves où l’association des idées paraît s’être opérée naturellement, si nous examinons bien le lien qui a pu rattacher entre elles des idées d’un ordre tout différent, nous reconnaîtrons, je crois, que les liens de ces associations peuvent être classés en deux catégories distinctes: les unes procédant de l’ordre suivant lequel certains souvenirs se sont simultanément et successivement emmagasinés dans notre mémoire (qu’il existe ou non de l’affinité entre eux); les autres appartenant à l’innombrable famille des abstractions, dans l’acception la plus étendue du mot.
Sans vouloir expliquer par quelles lois mystérieuses les affinités s’établissent ainsi dans les casiers de la mémoire, j’exposerai donc simplement qu’en fait il me paraît en être ainsi, et j’adopterai cette première classification pour les développements qui vont suivre.
Transitions qui s’opèrent, en rêve, au moyen des associations d’idées procédant de l’ordre suivant lequel les souvenirs se sont classés chronologiquement dans la mémoire. «J’ai rêvé que j’étais à table avec ma famille, mais que nous avions, à la fois, pour convives l’évêque de notre diocèse et deux divinités mythologiques qui étaient, je crois, Diane et Apollon.»
Ce rêve est relaté dans le plus ancien de mes cahiers, où j’en trouve en même temps une explication instinctive. Quelques jours auparavant, j’étais occupé à faire une version tirée des Métamorphoses d’Ovide, quand on m’avertit qu’il fallait échanger ma veste d’écolier tachée d’encre contre une tenue moins négligée, parce que l’évêque du diocèse venait d’arriver et allait déjeuner avec nous.
Dans la vie éveillée, je n’aperçois guère une certaine pipe turque, accrochée à la cheminée chez un de mes parents, sans y associer le souvenir d’un ami tué en Italie; et cela uniquement parce que je tenais entre mes mains cette pipe, un jour où j’appris tout à coup par le journal que cet ami était au nombre des morts de Solférino.
Ces deux exemples seraient déjà suffisants pour spécifier un ordre de faits aussi simple; mais cet ordre de faits étant précisément celui qui doit nous fournir les moyens d’évoquer et de diriger nos songes, il ne me paraît pas inutile d’attacher une attention particulière à le développer bien clairement.
Remarquons d’abord quelle influence auront, en général, sur nos rêves les mille incidents qui traverseront nos occupations quotidiennes, les objets sur lesquels nos yeux se reposeront, les scènes auxquelles nous assisterons, les lectures que nous aurons faites, et, en un mot, tout le cortège des réminiscences qui pourront se marier aux préoccupations habituelles de notre esprit, trame ordinaire de nos rêves. Si je pense, étant éveillé, au charmant tableau de Boulanger, le Tepidarium, si j’en considère souvent la photographie dans les intermèdes des occupations quelconques auxquelles une partie notable de mon temps sera consacrée, j’atteindrai infailliblement ce premier résultat que les idées-images inhérentes aux sujets du Tepidarium auront dès lors contracté, avec les idées qui se rapporteront aux sujets de mes occupations ou de mes études, le lien d’association procédant de l’ordre chronologique suivant lequel mes souvenirs auront été emmagasinés dans ma mémoire. Il pourra donc arriver ensuite, si j’ai pris, je suppose, pour sujet d’étude quelques recherches sur l’origine des armes à feu, que la seule vue d’une arquebuse évoque tout à coup le souvenir de l’une des ravissantes baigneuses du Tepidarium, ce qui ne serait assurément jamais advenu par la seule loi des analogies. Quant au second résultat, il est prévu: si je pense, étant éveillé, à l’une des baigneuses du Tepidarium, ce ne sera là qu’une simple pensée, plus distante encore de la vue réelle de la peinture que la vue de cette peinture elle-même ne l’est d’une vivante réalité; mais, en songe, où toute pensée est accompagnée d’une illusion de réalité plus ou moins vive, la baigneuse, si je viens à y penser, se placera devant mes yeux non moins réelle, en apparence, que cette vieille arquebuse appuyée contre mon bureau, et désormais sa voisine dans le magasin de mes souvenirs.
On reconnaît en médecine deux modes d’action sur l’économie animale: l’un qui, sans agir directement et instantanément sur aucun organe, intéresse cependant à la longue notre organisme tout entier ; on le nomme hygiène ou régime. L’autre, qui peut amener des modifications immédiates, au moyen d’agents énergiques et directs: celui-là c’est la médicamentation proprement dite.
Or, s’il m’est permis de comparer les soins qu’on donne au corps avec ceux qu’on peut prendre de l’esprit, je dirai que, pour quiconque attachera quelque charme à peupler son sommeil de songes agréables, l’hygiène ou régime consistera dans une attention suivie à meubler sa mémoire d’impressions heureuses, entremêlées (et par conséquent associées) aux diverses occupations de la vie; comme le seraient de gracieuses statuettes semées ça et là dans les rayons d’une bibliothèque, où l’on ne pourrait plus chercher, par exemple, le grave Hippocrate sans qu’une douce silhouette d’Hébé ou de Pandore ne vienne en même temps captiver les regards.
Quant à la médicamentation active, quant aux moyens d’appeler instantanément dans nos rêves telles images qu’il peut nous être agréable d’y retrouver, la relation qu’on va lire dira comment ce fut l’application des lois psychologiques ci-dessus exposées qui me permit d’y arriver.
En réfléchissant à cette étroite solidarité qui s’établit dans notre mémoire entre certaines sensations et certaines notions qui en dépendent, telles que la douleur d’une piqûre et l’idée d’un insecte, le chant du coq et l’idée de cet oiseau, l’odeur de la suie et l’idée d’un feu de cheminée, etc., j’avais fait souvent la réflexion que ce phénomène si constant et si simple reposait uniquement sur le principe d’association qui s’établit entre des idées simultanément acquises. Le chien qui crie et le cheval qui prend le galop au seul bruit du fouet n’agissent pas en vertu d’un autre principe. Ces réflexions m’amenèrent à penser:
1° Que si l’on parvenait à établir artificiellement une corrélation non moins immédiate et non moins constante entre quelques sensations particulières et quelques idées (même d’un ordre tout moral), chaque fois que l’une de ces sensations serait ensuite provoquée, le même phénomène devrait se reproduire, à savoir le rappel immédiat de l’idée devenue solidaire de cette sensation.
2° Que les sujets auxquels nous pensons, en rêve, devenant par cela même les sujets de nos rêves, le fait de pouvoir rappeler certaines sensations, chez un homme endormi, en agissant sur ses organes, devrait avoir pour conséquence la possibilité de faire rêver ce dormeur aux sujets dont la notion serait devenue chez lui solidaire des sensations ainsi provoquées.
Partant donc de cette hypothèse, voici la première expérience que je tentai: j’étais à la veille de me rendre en Vivarais pour y passer une quinzaine de jours à la campagne, dans la famille d’un de mes amis. J’achetai, avant de partir, chez un parfumeur bien assorti un flacon d’une essence qu’il me vendit comme étant sinon l’une des plus agréables, du moins l’une de celles dont le parfum, sui generis, était le mieux déterminé. J’eus bien soin de ne pas déboucher ce flacon avant d’être arrivé dans le lieu où je devais séjourner quelques semaines; mais, tout le temps de ce séjour, je fis constamment usage de son contenu dont mon mouchoir de poche ne cessa d’être imprégné, et cela malgré les réclamations et les plaisanteries que cette recherche ne manquait pas de susciter autour de moi. Le jour du départ seulement, le flacon fut hermétiquement refermé; il resta plusieurs mois ensuite au fond d’une armoire, et enfin je le remis à un domestique qui entrait habituellement de très bonne heure dans ma chambre, en lui recommandant de répandre sur mon oreiller quelques gouttes du liquide odoriférant, un matin qu’il me verrait bien endormi. Je le laissais libre d’ailleurs de prendre son temps tout à son aise, de peur que l’attente seule de cette expérience ne pût influencer mes rêves en préoccupant mon esprit. Huit ou dix jours se passent; mes rêves, écrits chaque matin, ne trahissent aucune réminiscence particulière du Vivarais. (Mon flacon, il est vrai, n’a pas encore été touché). Une nuit arrive enfin où je me crois retourné dans le pays que j’avais habité l’année précédente. Des montagnes parsemées de grands châtaigniers se dressaient devant moi; une roche de basalte m’apparaissait si nettement découpée que j’aurais pu la dessiner dans ses moindres détails. J’imaginai rencontrer le facteur de la poste qui m’apportait une lettre de mon père. Cette lettre entraîna mon esprit dans une autre direction, en évoquant d’autres souvenirs et d’autres images, et j’étais bien loin déjà des environs d’Aubenas quand je revins au monde réel. Que mes pensées toutefois s’y fussent arrêtées plus ou moins longtemps, peu importait; le point essentiel était qu’elles y eussent été ramenées. Or je pus reconnaître, en m’éveillant, à l’odeur qui s’en exhalait encore, que mon oreiller avait été, ce matin-là même, humecté durant mon sommeil avec le parfum approprié à l’expérience qui venait de réussir.
Impressionné par une sensation désormais liée dans ma mémoire au souvenir de certaines autres impressions simultanément perçues à l’origine, mon odorat n’avait pu reconnaître cette sensation sans évoquer en même temps les idées solidaires. Ces idées solidaires, c’était le rêve que je venais de faire, et la même expérience renouvelée plusieurs fois, à plusieurs jours et à plusieurs mois d’intervalle, amène constamment le même résultat.
Ce premier succès m’inspirait, on le comprend, le désir d’aller plus loin dans la même route. J’emploie d’abord divers autres parfums qui deviennent à leur tour, pour divers ordres d’idées, autant d’instruments de rappel non moins efficaces. Un de mes amis, qui suit de son côté mes expériences, m’accuse les mêmes résultats acquis. A de très rares exceptions près, la réussite est constante. Je m’aperçois seulement que l’impressionnabilité s’émousse par un trop fréquent usage, circonstance qui n’a d’ailleurs ici rien de spécifique. Deux de mes parfums employés, l’un neuf fois, l’autre dix fois dans l’espace de deux mois, ne produisent plus régulièrement l’effet primitif. Je remarque aussi qu’en multipliant le nombre de ces parfums au-delà de sept ou huit, j’amène entre eux une certaine confusion qui se traduit par un fait assez inattendu. Trois de mes agents arrivent en quelque sorte à fusionner leurs fonctions actives, c’est-à-dire qu’à eux trois ils ne réveillent plus que l’un des trois ordres d’idées qu’ils avaient originairement et séparément représentés. Est-ce la faute de la mémoire ou bien celle des parfums eux-mêmes, dans la composition desquels il entrerait un principe commun dont l’action dominante finirait par agir seule sur des organes fatigués? Ceci serait de la pure physiologie, et je pourrais citer à l’appui de cette hypothèse un fait dont l’analogie sera facile à saisir. Sous l’empire d’un violent coryza, le fumeur trouve à tous les tabacs une odeur, je dirais presque une saveur identique. La partie délicate de l’arôme, principe distinctif des diverses espèces de tabac, est impuissante à se faire sentir. Une sorte de décomposition s’opère, et dégagée des éléments complexes dont l’ensemble formait pour chaque tabac son parfum spécial, l’énergique vertu de la nicotine parvient seule à impressionner les papilles engourdies du nez et du palais. S’est-il donc produit quelque chose d’analogue? Je signale cette question; je ne la juge pas.
Je laissai quelque temps reposer mes odeurs, et puis l’idée me vint d’expérimenter encore si le mélange de deux d’entre elles amènerait le mélange de deux souvenirs. Quelques gouttes de celle qui me rappelait le Vivarais furent, d’après mes instructions et pendant mon sommeil, répandues sur mon oreiller. On y versa en même temps quelques gouttes d’une autre essence, dont j’avais fait souvent imprégner mon mouchoir à une époque où je travaillais dans l’atelier de peinture de M. D... Cet essai, trois fois répété, donna les résultats que voici: la première fois, je rêvai que j’étais dans un pays de montagnes, suivant des yeux le travail d’un artiste qui jetait sur la toile un point de vue des plus pittoresques. Évidemment, il y avait mariage entre les réminiscences du Vivarais, d’une part, et, de l’autre, des idées de peinture et de compositions artistiques se rattachant à l’atelier. La second expérience fut à peu près nulle. Un de mes anciens camarades d’atelier se trouvait bien mêlé à plusieurs épisodes d’un rêve confus; mais je ne parvins pas, je l’avoue, à lire assez clairement dans les opérations de mon esprit pour en tirer des inductions précises. Quant à la troisième expérience faite, on jugera par le récit de mon rêve qu’elle ne pouvait me laisser aucun doute sur l’efficacité des moyens de rappel psychiques que j’avais employés. Je me crois dans la salle à manger de l’habitation vivaraise, dînant avec la famille de mon hôte réunie à la mienne. Tout à coup, la porte s’ouvre, et l’on annonce M. D..., le peintre qui fut mon maître. Il arrive en compagnie d’une jeune fille absolument nue, que je reconnais pour l’un des plus beaux modèles que nous ayons eus jadis à l’atelier. M. D... raconte que la voiture dans laquelle ils voyageaient de concert a versé, qu’ils viennent demander l’hospitalité, etc. ; et le rêve se complique d’incidents divers, inutiles à relater ici où nous n’avons à constater que le rappel simultané de ces deux ordres de souvenirs, ceux du Vivarais et ceux de mon ancien atelier de peinture, devenus solidaires de deux sensations de mon odorat.
A propos de ces incidents accessoires dont nos rêves se compliquent, je m’arrêterai toutefois un moment pour appeler l’attention sur le travail de l’esprit reliant ce que je nommerai les idées premières, au moyen de ce que j’appellerai les idées secondaires ou accessoires. Dans une étude comme celle que j’ai entreprise sans autre prétention que de projeter ça et là quelque lumière, une parenthèse n’est jamais à craindre pourvu qu’elle vienne opportunément.
Étant donné que le travail spontané de l’imagination et de la mémoire ou quelques circonstances éventuelles ont évoqué simultanément plusieurs idées associées par les divers liens que nous venons de mentionner, ou par ceux qu’il nous reste à exposer plus loin, il faut encore que l’esprit se charge de les souder entre elles au moyen d’un cortège d’idées de second ordre, qui sont d’ailleurs évoquées elles-mêmes par des affinités analogues. Dans le rêve cité plus haut, une réminiscence provoquée tout à coup par une sensation de mon odorat ayant introduit brusquement l’image de M. D... et celle d’un jeune modèle (idées solidaires l’une de l’autre) au milieu d’un songe avec lequel ces deux personnages n’avaient aucune relation logique, l’instinctif sentiment du pourquoi des choses m’a fait imaginer aussitôt des incidents capables d’expliquer leur intervention.
J’appelle donc ici idées premières: 1° celle de la salle à manger avec ses convives (mes amis du Vivarais); 2° celle de M. D... et de sa compagne (souvenirs directs de l’atelier). J’appelle idées secondaires: celles de l’introduction des nouveaux venus par un domestique, l’histoire de la voiture versée, etc., etc.
La cause des sentiments bizarres que l’on éprouve dans certains rêves réside souvent dans le fait du rapprochement opéré par des idées secondaires, entre des idées premières qui n’étaient nullement faites pour s’associer. Remarquons, par exemple, que l’apparition de cette jeune fille nue dans une salle à manger ne m’a causé aucune surprise et ne m’a point paru choquer non plus les personnes graves qui composaient la famille de mon ami. Anomalie singulière dont l’explication ressort, tout à la fois, et de ce qui vient d’être dit, et d’une autre particularité psychologique du sommeil, non moins intéressante à signaler; à savoir que les images qui nous reviennent à l’esprit en songe y suscitent rarement d’autres impressions que celles que nous éprouvâmes alors qu’elles se casèrent originairement dans notre mémoire. Cette jeune fille étant un souvenir d’atelier, endroit où la nudité du modèle n’a rien qui étonne, je la revois telle que je la vis jadis, sans m’en étonner davantage. Quant aux rapprochements résultant de la situation, je ne les fais pas même. On ne compare, on ne réfléchit, en songe, à la nature de ses impressions que lorsqu’on a le sentiment de l’état dans lequel on se trouve; ou bien si 1’on est assez fortement captivé par quelque pensée pour en arrêter un moment les images. Autrement l’esprit laisse défiler ces images avec la rapidité des idées dont elles dépendent, et les idées se succèdent alors trop vite pour qu’il ait le temps de les juger. C’est ainsi que des personnes mortes depuis longtemps nous réapparaissent et se mêlent à nos préoccupations les plus récentes sans nous inspirer le moindre trouble, quand même nous aurions comme un vague sentiment qu’elles n’existent plus.
L’esprit réfléchit plus rarement encore sur les idées secondaires, qui sont déjà le produit d’une sorte de réflexion instinctive. Aussi ont-elles parfois le caractère de ces naïvetés qui nous échappent, à l’état de la veille, dans une conversation distraite.
Les idées secondaires, au lieu de s’offrir, comme dans l’exemple qui précède, d’une manière toute simple et toute transitoire, peuvent aussi produire des compositions fantasques, ainsi que nous le reconnaîtrons dans cet autre rêve:
Je me crois dans mon cabinet de travail, occupé à ranger mes livres; l’un de ces livres me fait penser au libraire qui me l’a vendu; ce libraire me rappelle un chapeau de cardinal exposé dans la boutique d’un chapelier située à côté de celle du libraire, ce chapeau me rappelle à son tour la reliure d’un très beau manuscrit aux armes du cardinal Mazarin, que j’ai récemment admiré. Je rêve que le libraire vient me rendre visite, coiffé d’un chapeau de cardinal, et qu’il m’apporte le manuscrit en me proposant de l’acheter à un certain prix. Le lien de l’association est facile à saisir entre les quatre idées premières: le livre que je rangeais, le libraire qui me l’avait vendu, le chapeau de cardinal, le volume sur la reliure duquel un chapeau de cardinal était figuré. Les images du livre, du libraire, du chapeau et du manuscrit avaient donc leur raison directe pour m’apparaître. Mais j’ai cru entendre frapper à ma porte; j’ai vu cette porte s’ouvrir; j’ai imaginé que le chapeau de cardinal était sur la tête du libraire, que le libraire m’offrait le manuscrit, et qu’il m’en demandait deux mille francs, je suppose. Voilà les idées que j’appelle secondaires. Elles sont aux idées premières, dans certains rêves, à peu près comme est la facture des bouts rimes par rapport aux rimes imposées d’avance.
Cette notable différence existe encore entre les idées premières et les idées secondaires, que les unes peuvent être suscitées par des causes physiques spontanées ou artificielles, telles qu’un bruit, un contact, une odeur, et aussi par l’action de la volonté, tandis que les autres sont toujours le produit instinctif de l’activité de notre esprit.
Puisque j’ai ouvert cette large parenthèse analytique sur certains éléments constitutifs du rêve, très utile à savoir discerner si l’on veut essayer de suivre l’enchaînement rationnel des idées, je ne la fermerai pas sans signaler encore une curieuse illusion de l’esprit, qui se produit précisément dans des circonstances analogues à celles dont les derniers rêves que j’ai mentionnés nous offrent des exemples; c’est-à-dire lorsqu’il y a brusque introduction au milieu d’un rêve d’un élément nouveau fourni par quelque cause fortuite, telle que le parfum répandu sur mon oreiller pendant mon sommeil.
Au moment où l’intervention subite et inattendue de ce parfum m’a fait songer tout à coup que j’étais dans un pays de montagnes, en compagnie d’artistes et d’amis, j’avais l’esprit occupé par quelque autre rêve tout différent, dont le cours a nécessairement subi une transformation plus ou moins complète; et chaque fois qu’un incident analogue aura lieu, il en sera certainement de même. Or, analysons bien, et nous constaterons: que si les idées incidemment provoquées ont pu se souder au rêve préexistant, l’esprit n’aura guère manqué d’opérer cette soudure bonne ou mauvaise ; que si la soudure était trop difficile, et surtout si la sensation nouvelle est intervenue au milieu d’un rêve insignifiant, il y aura eu changement immédiat de sujet et de tableau, effacement de tout ce qui précédait, pour faire place à un nouvel ordre d’idées; enfin, que si par sa vivacité ou par son caractère, la sensation subitement perçue exige à l’appui de l’idée première, qu’elle fait naître, tout un cortège d’idées secondaires impliquant l’antériorité d’une cause efficiente, on verra s’opérer dans l’esprit une espèce d’illusion rétrospective, dont le résultat est de nous faire croire à la succession d’une certaine série d’images et d’événements dans l’ordre rationnel de leur production, tandis qu’au contraire notre imagination les aura évoqués en raison inverse de leur cours naturel, remontant du dénouement au point de départ, comme celui qui parcourt un volume en regardant d’abord le dernier chapitre pour terminer par l’introduction.
Rendons ceci plus clair par un exemple: Je suis piqué par un moustique et je rêve que, me battant en duel, j’ai le bras traversé d’un coup d’épée. Mais je n’ai pas rêvé que je recevais ce coup d’épée sans que cet accident fût en quelque sorte préparé. Ainsi, j’ai commencé par avoir une querelle; j’ai reçu quelque insulte, ou j’ai provoqué quelqu’un moi-même. Des amis sont intervenus; un duel a été proposé et accepté; les conditions en ont été réglées et les préparatifs accomplis. Enfin les épées se sont croisées, et c’est seulement après tous ces préliminaires que j’ai cru sentir une lame effilée traverser mon bras. Il est évident cependant que la cause directe et immédiate de ce rêve, la piqûre du moustique, m’a transmis brusquement, par analogie de sensations, et sans aucune transition, l’idée de recevoir un coup d’épée. Cette querelle, ces amis rassemblés, ces préliminaires de combat, auxquels il me semblait avoir songé d’abord, ne sont donc que des idées secondaires, conséquences de Vidée première, qui ne sauraient avoir existé avant que Vidée première dont elles procèdent n’ait elle-même surgi d’un incident imprévu.
Que s’est-il donc passé dans mon esprit?
L’idée première d’un coup d’épée ayant été subitement évoquée, je me suis instantanément représenté, par tout un enchaînement d’idées secondaires, les diverses circonstances qui pouvaient m’avoir conduit à en recevoir un. Je me suis vu d’abord l’épée à la main; ensuite j’ai pensé aux témoins que je devais avoir, à l’aventure qui avait pu motiver cette rencontre, etc. Et tout ce que j’imaginais ainsi, en remontant le cours des idées vers sa source, étant venu se peindre successivement aux yeux de mon esprit avec la rapidité de la pensée (c’est-à-dire à peu près instantanément), j’ai été le jouet d’une illusion qui n’est peut-être pas sans quelque analogie avec ces récréations d’optique où l’œil trompé par des combinaisons en dehors des lois ordinaires de la vision croit voir sur le premier plan des objets placés en réalité au fond du tableau; je me suis figuré que j’avais rêvé toutes ces choses dans l’ordre rationnel de leur succession, tandis que l’idée la plus éloignée du dénouement était au contraire celle à laquelle j’avais songé la dernière, celle qui se produisait au moment même du réveil, si ce dénouement m’a réveillé en sursaut.
Les rêves dans lesquels on s’imagine passer par quelque épreuve douloureuse sont presque toujours accompagnés d’un véritable sentiment de souffrance, comme aussi ceux qui portent le caractère du sensualisme ne se produisent guère sans que nous éprouvions des sensations en rapport avec leurs images tumultueuses. Cet accord entre la cause et l’effet a lieu, suivant les cas, dans des conditions toutes différentes. Tantôt c’est la pensée qui précède la sensation. Tantôt c’est la sensation qui précède la pensée. Tantôt les images présentes à l’esprit de celui qui rêve, amenées par l’enchaînement naturel de ses idées et vivifiées par l’illusion du songe, lui feront croire qu’il éprouve réellement des sensations en rapport avec ce qu’il imagine. Tantôt, la sensation précédant l’idée des causes qui pourraient l’avoir amenée, on voit se produire ce phénomène d’illusion rétrospective que je décrivais tout à l’heure.
Assurément il ne sera pas toujours facile de distinguer à laquelle de ces deux origines un songe pénible ou voluptueux devra se rapporter. Le genre de rêves qu’Horace n’a pas craint de chanter dans son voyage à Brindes est cependant celui qui peut fournir surtout à l’observation pratique des exemples bien caractérisés de cette double initiative alternativement exercée par la sensation sur l’idée ou par l’idée sur la sensation.
Des conditions de solitude relative, la chaleur d’un lit moelleux, l’influence d’une alimentation trop substantielle, des contacts ou des parfums irritants, des causes matérielles, en un mot, suscitent dans votre organisme, et tandis que vous rêvez, des sensations habituellement liées à des émotions de l’ordre dont il s’agit. Un travail automatique des fonctions génésiques en résulte; il s’élabore sourdement, sans modifier ni interrompre d’abord la trame du rêve préexistant. Un moment arrive, cependant, où la vivacité de la sollicitation nerveuse devient telle que l’esprit ne peut plus demeurer étranger à ce qui se passe dans l’homme physique. C’est alors qu’il se représente tout à coup quelque vision en rapport avec les sensations si vivement éprouvées; c’est alors que se produit le phénomène de la rétrospection. Cherchez, en pareil cas, à ressaisir la chaîne de vos idées, remontez de la dernière illusion que vous avez eue à celles qui semblent l’avoir préparée, vous découvrirez bien vite la solution de continuité, critérium de ces sortes de rêves.
Je songeais, par exemple, que je jouais au billard, à la campagne, avec un de mes voisins. Je donnais précisément toute mon attention à la réussite d’un carambolage difficile, dans l’instant où de secrets et spontanés mouvements de mon organisme ayant provoqué l’apparition de quelque image en rapport avec leurs sollicitations, une jeune et charmante femme m’est soudain apparue, a mis à néant le rêve du billard, et n’a pas tardé non plus à provoquer le réveil. A peine éveillé, je fais appel à mes souvenirs. Je vois encore cette jeune femme à sa toilette, dans une chambre à coucher de style pompéien. Je crois me rappeler qu’avant de pénétrer dans cette pièce, j’avais traversé plusieurs appartements silencieux, du même style et d’une grande richesse; qu’auparavant j’avais trompé la vigilance d’un vieux portier nègre, assoupi près d’une urne de forme antique; qu’auparavant encore j’étais dans une petite rue déserte; mais ici mes souvenirs me font complètement défaut: impossible de m’expliquer comment je suis arrivé dans cette rue; impossible de remonter plus haut. Plus haut, je ne retrouve que la salle de billard et la partie engagée avec mon voisin. C’est qu’ici est la solution de continuité. C’est que l’initiative du dernier rêve appartient tout entière à la sensation spontanée, tandis que sa marche apparente est du domaine de la rétrospection.
En d’autres circonstances, au contraire, nulle prédisposition aux rêves de ce genre ne se rencontre. L’imagination seule devra donc à son tour provoquer le jeu des organes du sixième sens, s’ils viennent à sortir de leur repos.
Prenons un exemple entre quinze: je viens de me réveiller sous l’impression d’un rêve tout à fait analogue au précédent, quant à son dénouement. Je m’attache de même à ressaisir la chaîne des idées qui ont successivement occupé mon esprit. Je me rappelle d’abord qu’avant de me rapprocher de la gracieuse forme féminine qui s’est montrée, j’ai cru la distinguer au milieu d’une foule élégante, dans un jardin où l’on dansait. Je remonte plus haut: je me souviens que j’avais pris le chemin de fer avec un de mes amis pour nous rendre ensemble à un bal champêtre; qu’un inconnu assis auprès de moi nous avait même contrariés pendant la route, en nous assurant que nous nous trompions de jour; que j’avais eu précédemment une discussion à propos de je ne sais quelle cause futile avec un employé du chemin de fer; et plusieurs petites circonstances banales antérieures à notre entrée dans le wagon me reviennent aussi en mémoire. Je pourrais remonter plus haut encore (j’ai quinze observations de rêves du même genre où le fil de l’association des idées se prolonge ainsi très loin); mais aller plus loin n’est nullement nécessaire; il suffit d’avoir constaté que l’association des idées a conduit tout naturellement et sans interruption mon esprit du rêve calme à l’épisode sensuel pour qu’il y ait présomption très forte que, dès lors, la priorité appartient à l’idée sur la sensation.
Je dis présomption très forte et non pas certitude, parce qu’une certitude absolue est toujours chose très délicate en ces sortes de matières, et aussi parce qu’il peut arriver que certaines prédispositions physiques, sans être assez puissantes pour déterminer immédiatement une crise passionnée dans l’organisme, aient cependant assez d’empire sur l’ensemble de la machine humaine pour influencer les associations de nos idées, et, par suite, ces tableaux de nos rêves qui surexcitent l’imagination.
Mais quoi qu’il en soit de ces appréciations, d’un intérêt pratique assez secondaire, deux classes particulières de rêves supersensuels demeurent en présence: ceux où l’esprit subit à l’improviste une illusion provoquée par le jeu spontané d’un organe; ceux où l’esprit se lance lui-même dans un ordre d’idées qui provoque ensuite des mouvements organiques. Au point de vue purement physiologique, cette distinction me semble déjà curieuse à signaler. Au point de vue pathologique, elle me paraît d’une importance très réelle. En effet, à l’égard du retour trop fréquent de certains rêves, si l’on peut constater que la cause en est tout entière dans l’organisme, la médecine sera prévenue qu’à elle surtout il appartient d’y remédier. S’il est, au contraire, démontré que l’imagination prend constamment l’initiative, acquérir l’habitude de savoir en rêvant que l’on rêve deviendra certainement le moyen le plus sûr pour éviter ces fâcheux incidents du sommeil.
Celui qui rêve avec conscience de son état peut toujours guider, modérer ou changer le cours des idées trop déréglées. Dans le cas même d’une surprise sensorielle, il sait, par un effort de volonté rapide, et reprendre possession de lui-même et comprimer à temps le mouvement automatique dont quelque révélation instantanée l’avertit.
Ce qui demeure surprenant, c’est que Moreau (de la Sarthe) et tant d’autres écrivains qui ont signalé l’action directe et immédiate exercée sur nos songes par diverses causes physiques accidentelles, et qui en rapportent de nombreux exemples, n’aient pas même remarqué à quel point les faits cités par eux renversaient de prime abord toutes les lois de la logique, et demandaient à être expliqués.
Je reviens à mes expériences sur quelques moyens d’influencer les rêves. J’ai dit ce que j’avais obtenu à l’aide de plusieurs parfums, en provoquant certaines associations d’idées. L’efficacité de ces parfums, mes premiers agents, ayant paru s’émousser par suite de l’usage réitéré que j’en avais fait, j’imaginai de chercher des points de rappel dans le sens de l’ouïe, comme j’en avais trouvé déjà dans le sens de l’odorat.
J’allais beaucoup dans le monde, à cette époque. On était à la saison des bals, et ils ne manquaient point. La société que je voyais était assez homogène; elle renfermait quelques jeunes femmes avec lesquelles je dansais surtout presque tous les soirs. J’étais en très bons termes, d’un autre côté, avec un chef d’orchestre très à la mode, dont il semblait qu’aucune maîtresse de maison ne pût se passer. Je résolus de profiter de ces diverses circonstances, et voici la nouvelle expérience que je combinai. Choisissant d’abord, dans ma pensée, deux dames auxquelles il pouvait m’être particulièrement agréable de songer, et deux valses dont la musique offrait un caractère d’originalité des plus marqués, je pris soin de m’entendre avec le chef d’orchestre (qui, d’ailleurs, ignorait tout à fait mes intentions), pour qu’on jouât invariablement l’une ou l’autre de ces deux valses, chaque fois que je devrais valser avec l’une ou l’autre des deux dames, à chacune desquelles j’avais dès lors spécialement attribué l’une de ces deux compositions musicales. Ensuite, je me rendis au passage Colbert, où je savais qu’il existait un magasin de boîtes à musique, et j’en commandai une qui fît entendre les deux valses en question. Tandis qu’on travaillait à ma commande, ma mémoire recevait les impressions que je lui avais préparées. Les valses d’une danseuse recherchée se promettant un peu à l’avance, j’étais toujours en mesure de donner mes instructions à l’orchestre en temps utile, et j’arrivais à ce double résultat de valser constamment la même valse avec la même dame, et de ne jamais valser cette même valse avec une autre personne. J’insiste sur ces particularités parce qu’elles étaient indispensables au succès de mon entreprise. L’invariable coïncidence que j’avais fait naître ne laissa pas que d’être remarquée par celles qui participaient involontairement à mes expériences; mais j’étais résolu de poursuivre, et cela ne pouvait m’arrêter.
La saison des bals étant finie, ma mémoire suffisamment préparée, et la boîte à musique en ma possession, j’achetai encore un réveille-matin dont je supprimai la sonnerie traditionnelle et dont le mécanisme fut arrangé de manière à faire jouer cette boîte à musique aux heures qui seraient indiquées sur le cadran. Je fis choix, le soir même, de l’un des deux airs, je fixai l’aiguille de l’instrument sur une heure matinale très propre à l’expérience projetée; puis je plaçai l’appareil ainsi disposé dans un cabinet attenant à ma chambre, et je m’endormis à mon heure accoutumée. Cette première nuit, je n’obtins aucun succès, je dois l’avouer pour être un historien fidèle. Mais il me fut aisé de reconnaître ensuite que cela avait dû tenir à la précaution nuisible que j’avais prise de fermer la porte de communication entre mon cabinet et ma chambre (dans la crainte d’être réveillé par un bruit trop fort), puisque à compter du lendemain où je recommençai l’expérience, et jusqu’à une époque toute récente où je la renouvelai encore, toujours cette musique a ramené dans mes rêves le souvenir, et par conséquent l’idée-image, dont elle est devenue la formule infaillible d’évocation.
Remarquons, du reste, que c’est le souvenir d’une personne et non pas celui d’un tableau d’ensemble qui demeure solidairement attaché, dans ma mémoire, à la perception d’un motif musical. Ce n’est pas invariablement au bal, ni même en costume de bal, que j’ai revu la dame rappelée par ce motif; des idées secondaires toujours nouvelles l’ont fait entrer tour à tour dans le cadre de mes rêves, au milieu des incidents les plus variés.
Le second air de ma boîte à musique ne produisit pas moins d’effet que le premier. J’en employai successivement jusqu’à huit. Après quoi, je tombai dans une confusion pareille à celle que la multiplication des odeurs avait amenée. Et je dus m’arrêter de même, reconnaissant une fois de plus que tout ce qui tient à l’organisation humaine est essentiellement limité. Mais si l’odorat et l’ouïe sont les deux sens qui se prêtent le mieux aux fonctions de moniteurs dans ces sortes d’expériences, on n’obtient pas moins des résultats analogues par l’intermédiaire des autres sens. Le procédé étant acquis, chacun en saura modifier la formule selon ses aptitudes et sa fantaisie. Citons encore deux faits concluants, entre soixante-trois dont j’ai pris note. L’un est relatif au sens du toucher; l’autre intéresse celui du goût.
«Je m’étais légèrement blessé au pouce de la main droite, ce qui me gênait beaucoup pour écrire; la pression de la plume allant jusqu’à me causer une réelle douleur. Deux ou trois fois, je place, en dormant, ma main de telle sorte que mon doigt malade en souffre et que je me réveille. Chaque fois, je reconnais que j’avais un rêve où je me croyais assis, la plume à la main, devant mon bureau.»
L’autre exemple de rappel, celui que je dus à mon palais, fut un de ceux qui me prouvèrent aussi que l’imagination sait transformer en apparente réalité, dans nos songes, le souvenir d’une peinture, d’une statue, ou même d’un simple dessin. Quelques combinaisons ayant pour but de préparer et de provoquer certains rêves déterminés étaient demeurées jusqu’alors infructueuses, faute de s’appliquer sans doute à des sujets capables de frapper assez vivement l’esprit. Je pensai qu’un morceau descriptif, choisi parmi les œuvres de quelque grand poète et riches en images séduisantes, serait ce qui conviendrait le mieux à une expérience décisive. Toutes les conditions que je cherchais me parurent réunies dans cet admirable épisode des Métamorphoses d’Ovide:
Quas quia Pygmalion devum per crimen agentes
Viderat ...................
............ dataque oscula virgo
Sensit, et erubuit, timidumque ad lumina lumen
Attollens, pariter cum cœlo vidit amantem.

Je lus et relus ce charmant passage, et de concert avec un artiste de mes amis qui en appréciait comme moi les nuances délicates, j’essayai de jeter sur la toile une composition qui répondît à ce qu’il nous inspirait. Pendant tout le temps que dura ce travail, j’eus soin de garder dans ma bouche un petit morceau de racine d’iris, substance dont je n’avais jamais goûté jusqu’alors. Le reste se devine, puisque j’employai exactement les mêmes procédés qui ont déjà été exposés; c’est-à-dire que, durant mon sommeil, et sans que je fusse prévenu de la nuit où cette expérience serait faite, un peu de l’aromate indiqué plus haut me fut glissé entre les lèvres.
Or, voici, textuellement tirée de mon journal, la relation du rêve que je fis:
«... Je me croyais au foyer du Théâtre-Français, un soir de répétition générale. J’y avais rencontré Mlle Augustine Brohan qui m’expliquait que l’on répétait une pièce nouvelle dont l’auteur était M. Jules L... (le nom de l’artiste, mon ami), et que cette pièce s’appelait Astarbé. Le personnage d’Astarbé devait être rempli par Mlle X..., tandis que D... était chargé du rôle de Télémaque, et que B... devait remplir celui d’un capitaine tyrien. Comme on me disait cela, je vis entrer au foyer Mlle X..., dans un costume qui serait difficilement accepté par la Commission des théâtres, mais qui n’en était pas moins séduisant. Ce costume se composait d’une écharpe de mousseline rosé parsemée de petites fleurs d’or, avec un collier d’ambre et de perles, auquel pendaient des pierres de couleur. Des bracelets de forme antique s’enroulaient autour de ses bras, et ornaient aussi les attaches délicates de ses jambes. A ses doigts brillaient des saphirs. Sa beauté était vraiment idéale, et dans ses cheveux blonds il me semblait voir un reflet du soleil. «Comment me trouvez-vous ainsi?» me dit-elle, en s’approchant de moi...»
La suite du rêve serait ici sans intérêt; mais ce fragment mérite d’être analysé. N’est-il pas évident que la saveur de l’iris ayant évoqué subitement dans mon esprit des idées que j’en avais rendues solidaires, l’image de la statue de Pygmalion, telle que nous l’avions comprise et esquissée, s’était instantanément produite et animée devant mes yeux intellectuels? La tête de cette statue, telle que nous l’avions peinte, avait quelque ressemblance avec Mlle X... De là, cette association d’idées qui me fait songer à Mlle X..., et qui me conduit tout naturellement au foyer du Théâtre-Français. Comment songer aux Français sans qu’Augustine Brohan ne se présente à la pensée? Je pense donc à cette éminente artiste; je l’aperçois aussitôt, et c’est elle qui devient ainsi l’apparente interprète de mes propres idées. Or, ces idées, quelle route vont-elles prendre? L’idée de Pygmalion, déjà suscitée, entraîne à son tour des réminiscences de ce trop fameux roman de Fénelon qui m’a fourni matière à plus d’un thème latin dans mon enfance. Astarbé, Télémaque, Adraste me reviennent alors à la mémoire, et, grâce aux idées secondaires dont j’ai exposé plus haut le mécanisme, j’en fais des personnages de tragédie, dont je distribue aussitôt les rôles entre les sociétaires du théâtre où je me figure être transporté. De la statue de Pygmalion il n’en est déjà plus question, parce que l’épisode du roman-poème auquel je me suis reporté n’en fait point mention; mais il y est parlé de cette Astarbé, maîtresse de Pygmalion, excessivement belle. Mlle X... sera donc Astarbé, tout en demeurant l’identification de l’idée-image qu’un grain d’iris a provoquée, qui est à la fois l’origine et le fond du rêve, qui s’est détachée pour ainsi dire de la toile où nous l’avions peinte, et qui se montre enfin toute parée des présents qu’elle doit au poète romain:
....... grata puellis
Nunera fert illi couchas, teretes que lapillos,
......... pictas que pilas .......
Dat digitis gemmas, longaque monilia collo ;
Cuncta decent; née nuda minus formosa videtur

Sans doute le rayon de soleil était là comme une trace de son origine céleste; et quant à cette complication que mon compagnon d’atelier se soit trouvé l’auteur de la pièce où devait figurer cette actrice éblouissante, c’est une circonstance accessoire que l’association des idées explique aisément.
Si l’on a bien voulu suivre avec quelque attention l’analyse qui vient d’être faite, on reconnaîtra dans ce rêve encore le phénomène de rétrospection expliqué plus haut. L’idée de la statue de Pygmalion est nécessairement celle qui a surgi la première, évoquée qu’elle était directement. Son identification avec Mlle X... n’a pu venir qu’en second ordre; et si j’ai cru voir ensuite Augustine Brohan, ce n’est que parce que l’idée de Mlle X... m’avait entraîné déjà au foyer de la Comédie-Française. Cependant, j’imagine avoir eu ces idées dans leur ordre rationnel de succession, c’est-à-dire en sens inverse de l’ordre dans lequel je les ai réellement conçues.
De tout ce qui précède, et de ce que chacun sera libre de demander à sa propre expérience, il résultera donc, je crois, ce fait qu’en liant artificiellement certaines idées à certaines sensations bien déterminées, on pourra profiter de cette solidarité factice pour introduire dans les rêves des éléments qu’on aura soi-même préparés. On devra seulement ne pas perdre de vue qu’il est deux conditions essentielles pour que ces moyens de rappel soient efficaces: la première de trouver une sensation bien nouvelle chez celui qui la provoque; la seconde de ne jamais la provoquer en dehors des circonstances voulues, sous peine d’en neutraliser la vertu.
On saura tirer, enfin, de ces observations une remarque qui, pour avoir été déjà présentée, n’en est pas moins intéressante à renouveler. Dans le dernier songe relaté, dans celui qui précède et dans beaucoup d’autres, l’esprit se trouve ramené tout à coup à une idée par l’intermédiaire d’une sensation, et cela sans que cette sensation paraisse faire sur lui une impression directe, puisqu’il n’en garde aucun souvenir. Je m’explique: une blessure que j’ai au pouce se trouve accidentellement irritée pendant mon sommeil. Il en résulte un rêve où je crois me livrer à une occupation au souvenir de laquelle cette souffrance a été mêlée; mais la douleur elle-même, mon rêve n’en accuse aucune perception directe. La saveur d’une racine parfumée évoque l’apparition d’une image féerique; mais c’est seulement en m’éveillant que mon palais m’avertit directement de la présence d’un petit morceau d’iris dans ma bouche. Une sensation physique trop faible pour s’annoncer par un avertissement direct peut donc influencer pourtant le cours de nos idées et se révéler ainsi manifestement.
Quelles conséquences, répéterons-nous, ce fait ne doit-il pas avoir en physiologie pratique, en médecine, et surtout en matière de pressentiments!
Des transitions qui s’opèrent, en rêve, au moyen des abstractions que fait l’esprit. — Voici encore un sujet qui aurait pu trouver place au chapitre de l’imagination et de la mémoire, s’il ne méritait, en raison de son importance relative, d’être tout particulièrement examiné.
Dès la première section de cet ouvrage j’ai parlé des abstractions, et de l’influence de ces opérations de l’esprit sur la marche et le tissu des rêves. Au moment d’entrer dans les détails analytiques que cette question comporte, je ne crois pas inutile d’exposer quelques considérations nouvelles, de nature à rendre plus claires les observations que j’aurai successivement à développer.
Entendons-nous bien, d’abord, sur la valeur que nous donnerons à ce terme d’abstraction.
Doué de cinq instruments différents pour percevoir tous les objets qui tombent dans le domaine de ses sens, l’homme peut naturellement se faire de chaque chose une idée plus ou moins complexe, selon qu’un seul, ou que plusieurs, ou même que la totalité de ces moyens de percevoir ont concouru à la former. Qu’il aperçoive une étoile, la notion sensible qu’il en acquiert n’est évidemment qu’une notion simple, puisque la vue seule y participe. Qu’il tienne entre ses mains une orange, qu’il la frappe et la presse, qu’il la porte à son nez, puis à ses lèvres, il possède dès lors de cet objet l’idée matérielle la plus complexe qu’il lui soit donné d’acquérir, puisque tous ses instruments de perception y ont apporté leur concours. Est-ce à dire que toutes les propriétés d’un corps nous seront parfaitement connues, par cela même que ce corps aura subi l’expérimentation de nos cinq sens? Assurément non. Les objets que nous connaissons sous des rapports au nombre de cinq, parce que ce nombre est celui de nos sens, doivent être vraisemblablement percevables d’une infinité d’autres manières, dont l’ensemble constituerait cette science absolue des choses qui n’appartient qu’au Créateur. Il peut donc exister, dans quelque planète, des êtres doués d’appareils sensoriaux si différents des nôtres que la manière dont une seule et même chose serait perçue par eux ou par nous n’offrirait pas la moindre analogie40. Mais si nous ne pouvons guère imaginer les notions qui résulteraient du ministère d’un organe sensoriel absolument différent de tous ceux que nous possédons, il nous est facile du moins d’envisager séparément les idées simples qui résultent pour nous de l’action particulière de chacun de nos sens, dans l’idée générale que nous faisons de chaque objet. S’il s’agit, par exemple, de cette orange dont je parlais tout à l’heure, je puis considérer à part l’idée de sa forme ou de sa couleur, celle de sa consistance ou de son parfum, et considérées ainsi, ces idées deviennent autant d’abstractions.
La vue et le toucher donneront lieu, d’ailleurs, à plusieurs abstractions distinctes dans un grand nombre de cas, de même que certaines abstractions participeront quelquefois de ces deux sens réunis, témoin la forme sphérique de l’orange.
Ce qui a lieu, dans l’ordre physique, à l’égard des idées sensibles, se produira dans l’ordre moral, sinon par des procédés identiques, du moins d’une manière analogue, en ce qui concernera les qualités bonnes ou mauvaises que nous concevrons isolément.
Enfin l’abstraction pourra porter sur quelque détail que l’esprit détachera d’un tout complexe auquel il appartient, l’anneau d’une clef, par exemple, le bouton d’une porte, la lanterne d’une voiture, le cachet d’une lettre, etc.
Les abstractions forment le lien le plus ordinaire de nos idées, à l’état de veille aussi bien qu’à l’état de songe; cette grande différence existant toutefois entre leur effet sur les idées de l’homme éveillé ou sur celles de l’homme endormi, que chez le premier un simple enchaînement d’idées s’effectue, l’esprit passant d’un sujet à un autre sans rien mêler ni rien confondre, tandis que sous l’empire du sommeil, et grâce à l’immédiate apparition des images solidaires de chaque pensée, c’est une véritable fusion ou confusion qui s’opère souvent entre les deux idées que l’abstraction a rapprochées; d’où ces incohérences et ces monstruosités si variées dont nous allons maintenant passer en revue quelques exemples, en essayant de les analyser.
Abstractions des qualités de l’ordre sensible. — La vue est le premier de nos sens. L’immense majorité de nos souvenirs est entrée par les yeux dans notre mémoire; il sera donc dans l’ordre naturel des choses que l’abstraction des apparences extérieures soit celle que l’esprit fera le plus fréquemment.
N’oublions pas la faculté que nous avons dû reconnaître à l’imagination de modifier d’une certaine façon les clichés-souvenirs de la mémoire, et nous pourrons dès lors nous rendre compte des visions que voici:
«Je me crois menacé par un petit chien enragé qui s’est tapi devant moi, en forme de rouleau. Je lui mets le pied sur la tête, et je le roule ensuite sous mon pied; l’abstraction de sa forme m’a fait songer à un véritable rouleau; cette idée abstraite de rouleau me conduit à songer que l’objet que je roule n’est autre qu’un gros flageolet, et alors, au lieu des hurlements du chien, j’entends sous mon pied des sons musicaux; ce qui me conduit à rêver aussitôt que j’assiste à une fête de village, dont le tableau vivant se trouve instantanément évoqué.»
Rien de plus incohérent au premier abord que cette série d’images, rien de plus logiquement enchaîné dès qu’on a saisi le lien des idées.
Les transitions suivantes ne me paraissent pas moins faciles à expliquer:
«Je crois sortir de l’appartement d’un ami qui loge très haut, et dont l’escalier sombre et tournant ressemble véritablement à un puits. Toute comparaison est basée sur l’abstraction d’une qualité commune. La comparaison qui s’opère, dans mon esprit, de cet escalier à un puits me fait songer aussitôt que je descends dans un puits. En arrivant au fond et en apercevant une nappe d’eau claire, j’oublie la route par laquelle je viens de passer. Le ciel brille de nouveau au-dessus de ma tête. Je me crois à l’école de natation.»
Un rêve dont j’ai déjà fait mention, à propos d’un autre ordre d’idées41, trouve ici trop naturellement sa place pour ne pas être rappelé; c’est celui de cette jeune dame qui croyait voir mettre sur table, en guise de rôti, un gros monsieur de sa connaissance, et qui n’éprouvait ni surprise ni répugnance à s’en laisser offrir un morceau. Il est hors de doute, pour moi, qu’elle avait dû rêver d’abord qu’un dindon ou quelque autre volatile dodu était servi devant elle. L’envisageant alors au seul point de vue de son embonpoint, elle avait fait Y abstraction de cette manière d’être, puis elle l’avait reportée sur ce gras personnage, dont l’image s’était aussitôt substituée à celle de l’oiseau.
Le sentiment de la ressemblance émane d’une abstraction des formes extérieures. Un de mes amis rêve qu’il presse amoureusement une jeune fille sur sa poitrine. Bientôt il secoue le sommeil avec horreur, ayant cru reconnaître qu’il embrassait un garçon. Réveillé, il consulte sa mémoire, et se rappelle avoir remarqué déjà dans la vie réelle une grande ressemblance entre les deux personnes dont le souvenir lui est revenu en songe, et dont la substitution s’est effectuée instantanément.
Une statue à laquelle nous rêvons peut devenir une personne vivante, par un même jeu de la mémoire; ou bien l’homme avec qui nous causons se transforme en statue, si sa pose ou son air nous rappelle quelque marbre dont l’image est demeurée dans nos souvenirs.
Un très beau clair de lune amène facilement, comme transition par similitude d’aspect, l’idée du jour et du soleil.
En parlant des transformations graduées que l’imagination a le pouvoir d’opérer, j’ai cité une fantaisie artistique de Grandville qui a crayonné une série de silhouettes commençant par celle d’une danseuse pour finir par celle d’une bobine. Il semble que ce soit la réminiscence de quelque rêve. J’en trouve un, dans mes cahiers, où l’on reconnaîtra le même enchaînement d’idées-images:
«Je cherchais à me rappeler une chose, à laquelle je venais de penser et que je regrettais d’avoir laissé échapper de ma mémoire. Cette chose était, paraît-il, de forme carrée, du moins cette seule abstraction m’en était demeurée dans l’esprit. Je vis alors défiler devant moi, avec une rapidité extrême, toute une série de petits objets de forme à peu près carrée, tels que presse-papiers, carreaux de faïence, cartes à jouer, paquets d’enveloppes, boîtes d’allumettes, etc., jusqu’à ce que l’objet poursuivi se représentât, lequel était définitivement un petit portrait que je m’étais chargé de faire encadrer. Je me demandai, en me réveillant, si cette observation pratique ne nous donnait pas la clef de la manière dont procède habituellement la mémoire, quand nous la pressons de retrouver quelque souvenir n’ayant laissé derrière lui qu’une vague notion de son passage à travers notre esprit.»
II n’est point nécessaire, du reste, qu’on soit à la poursuite d’une réminiscence pour que ce genre de visions se produise en rêve; il suffit que l’esprit soit dans un de ces moments de torpeur, assez communs durant le sommeil, où, sans se soucier d’approfondir aucunement les choses, il se contente de les envisager superficiellement. C’est ainsi qu’une foule compacte dont les têtes nues sont tournées vers quelque spectacle, se transformera, par exemple, en un champ de pâquerettes, d’abord, puis en une vaste mosaïque parsemée de médaillons réguliers.
Est-ce au sens de la vue ou bien à celui de l’ouïe que nous rapporterons les abstractions fondées sur des ressemblances de mots? Une grosse question philosophique pourrait surgir de cette proposition, si j’entendais l’examiner au point de vue de l’influence qu’exercent les caractères de l’écriture et les sons de la parole sur le mouvement des idées; mais je n’ai pas l’intention d’aller si loin. Que ce soit la ressemblance des signes graphiques, ou que ce soit celle des consonances verbales qui frappe l’esprit et favorise l’association, je n’envisage ici qu’un phénomène de la famille de ceux que j’analyse, et je suis d’accord avec M. Maury pour constater que bien souvent nos rêves lui doivent une partie de leurs rapides modifications.
«Je songe à une comète; la locution comète chevelue me revient en mémoire, et je vois une étoile avec de véritables cheveux.»
«On appelle devant moi une femme de chambre qui se nomme Rosalie. Mon esprit met en action un affreux et détestable calembour. Je vois, en rêve, un lit à baldaquin dont les rideaux et la courtepointe sont semés de rosés.»
«J’admire un manuscrit d’une écriture superbe. Je me dis qu’il est d’une belle main, et quelque extravagant que cela puisse être, je rêve que les caractères en sont tracés sur une belle main coupée et reliée.»
«Je me crois aux Tuileries. J’aperçois une délicieuse jeune fille vers qui je me sens entraîné avec cet emportement qui est le propre des songes, et chez laquelle je rencontre une conformité de sentiments bien naturelle puisque c’est mon imagination seule qui la fait parler et agir. Je lui demande comment elle se nomme. «Sylvia», me répond-elle. J’ignore par quelle association ce nom fut amené, mais à peine est-il prononcé que je me trouve dans une forêt touffue, et que la jeune fille elle-même est devenue un petit oiseau bleu de ciel, perché sur mon épaule, non loin de mon oreille et bien près de mes lèvres aussi.»
Le mot Sylvia est la cause de toute cette métamorphose, où l’influence des mots sur la marche des idées n’est point la seule observation à recueillir. Il faut remarquer encore dans ces exemples, comme dans ceux qui vont suivre, deux faits déjà signalés peut-être, mais qu’il n’est point hors de propos de rappeler chaque fois qu’une démonstration nouvelle en est apportée. Savoir:
1° Qu’il n’est point nécessaire que la trame d’un rêve soit logiquement suivie pour qu’elle soit réellement ininterrompue; en d’autres termes, qu’on peut passer brusquement d’un tableau à un autre très différent par une liaison d’idées étroitement unies, quelque décousues qu’elles puissent sembler; et, par conséquent, que l’apparente interruption dans les visions qui y composent le rêve ne prouve nullement qu’il ait eu interruption véritable dans leur défilé.
2° Que l’esprit n’éprouve jamais d’étonnement quand les transitions s’opèrent en vertu des associations de cette espèce, bien qu’il poursuive très souvent, à travers ces changements rapides, l’idée principale qui le captive et qu’il accommode quand même aux complications les plus illogiques.
Dans le dernier rêve que j’ai rapporté, l’idée principale de la jeune fille m’avait impressionné trop vivement pour que les aspirations qu’elle avait fait naître en moi s’effaçassent aussi vite que des visions simples. Je continuai donc de lui parler, ce que je fis très doucement de peur de l’effaroucher et de la voir prendre son vol. Je la remerciai même d’avoir ainsi changé d’aspect, ce qui nous permettait de demeurer plus longtemps ensemble, sans éveiller une attention inopportune. Et quand le bec de cet oiseau vint à se glisser entre mes lèvres, j’eus assurément la mesure du rôle énorme que joue l’imagination dans nos plus vives jouissances, car je fus aussi impressionné que j’eusse pu l’être, en réalité, par le baiser le plus sensuel.
Les réminiscences du goût, comme celles du toucher et de l’odorat, peuvent se combiner parfois avec celles de la vue, et amener ainsi des appréciations complexes sur l’ensemble desquelles porte l’abstraction. Je rêve que je tiens un fruit; je veux le porter à mes lèvres; mais il n’a point de saveur, et je m’aperçois que sa chair est fibreuse et desséchée; je le compare mentalement à une boule de varech. La transition est opérée, c’est une boule de varech que je roule entre mes doigts.
De tels exemples pourraient se multiplier sans fin.
Abstractions de l’ordre purement abstrait. — Indépendamment des idées toutes morales, telles que la générosité, la pitié, le courage, la frayeur, etc., et de celles qui deviennent des abstractions morales par la manière absolue dont l’esprit les envisage, telles que les idées de grandeur, de petitesse, d’inégalité, etc., l’esprit de l’homme cultivé conçoit un très grand nombre d’idées plus ou moins complexes, résultant des conditions de l’état social: croyances, traditions, symboles, etc. Toutes ces idées peuvent donner lieu à un genre d’abstractions que, par opposition aux abstractions des qualités de l’ordre sensible, je nommerai abstractions de l’ordre purement abstrait.
Si je crois voir, en songe, un portrait de saint Pierre, par exemple, et si mon esprit se prend à considérer abstractivement la religiosité du sujet, il en pourra résulter que je reporterai cette idée sur quelque personne pieuse de ma connaissance, à laquelle cette seule abstraction me fera penser.
Je rangerai volontiers dans cette classe d’abstractions une opération de l’esprit extrêmement fréquente en rêve, par laquelle nous nous assimilons tout à coup l’ensemble d’une situation que nous avions imaginée d’abord en dehors de nous. Je suis témoin d’une querelle entre deux personnes. Je prends moralement parti pour l’une des deux; je pense à ce que je dirais si j’étais à sa place; et presque aussitôt je parle pour mon propre compte, car je me suis substitué à l’individualité de celle pour qui je prenais parti, et de spectateur je suis devenu acteur.
J’assiste, en rêve, à quelque accident terrible; la situation d’un blessé m’inspire une pitié profonde. Je m’imagine ce qu’il doit souffrir, et c’est moi, dès lors, qui suis le blessé.
Un procès criminel m’a fait impression. Je me souviens du crime, sans songer au meurtrier que je n’ai d’ailleurs jamais vu, et dont je ne saurais posséder aucune idée-image. Je me représente combien il doit être terrible d’avoir sur la conscience une telle action. Je suis désormais identifié aux tourments de celui qui peut l’avoir commise. Si c’était moi! C’est déjà moi. Je fuis, je tremble d’être reconnu. Je me rappelle avec horreur toutes les circonstances de l’assassinat, et j’en ressens tout le remords.
Quelquefois l’esprit passe de l’ordre abstrait à l’ordre sensible et vice versa. En voici deux exemples:
«J’aperçois en rêve un buste de Napoléon Ier; sa soif insatiable de luttes sanglantes se présente abstractivement à mon esprit. Je vois alors une plaine jonchée de cadavres, tableau qui, par un second enchaînement d’idées analogues, me remémore une description de Notre-Dame de Paris, et me voilà transporté au charnier de Montfaucon.»
«Je me crois dans la cour d’une auberge où des chevaux de luxe et des chevaux de charrue se pressent, tous ensemble, à l’entour du même abreuvoir. L’inégalité des soins qu’on donne à ces chevaux et des fatigues qu’on leur impose me venant à l’esprit, je reporte aussitôt (et sans m’en douter, bien entendu) cette idée abstraite d’inégalité sur les conduits par où l’eau s’écoule. Je voyais tout à l’heure un abreuvoir avec quatre tuyaux de plomb de proportions identiques, et maintenant ces tuyaux m’apparaissent tous quatre d’inégale longueur.»
Les abstractions sont une opération de l’esprit si fréquente qu’il serait difficile, je crois, d’analyser minutieusement un rêve d’une certaine étendue sans en découvrir plusieurs. Il en est, du reste, un peu de nos rêves comme de ces mélanges chimiques très compliqués dans lesquels une infinité de choses sont combinées. L’essentiel n’est point de les retrouver toutes, mais de dégager à propos celles dont on a quelque intérêt à constater la présence.

Hervey de Saint-Denys
Les rêves et les moyens de les diriger
France   1867 Contexte
L’auteur expose ici les transformations que l’imagination imprime aux abstractions. Il désigne la résultante comme une «idée-image». Il s’agit en fait de ce que l’on appelle couramment l’activité symbolique.
Édition originale
Les rêves et les moyens de les diriger, Paris, Amyot, 1867.

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