Puisque les articles de ce numéro sur «La femme, patiente neurologique» présentent de façon suffisamment explicite les principaux aspects neurologiques propres à la femme, sans nécessiter d’introduction, laissez-moi vous entretenir quelques minutes du sujet qui fut abordé lors de notre dernier colloque «Emotions et Cerveau» et qui appartient à notre quotidien : le rêve. Dans sa définition la plus résumée, le rêve est une succession d’idées, d’images, de sensations et d’émotions qui surviennent lors de certaines phases du sommeil. Il s’agit en principe des phases REM (rapid eye movements), qui correspondent biologiquement à une période de réorganisation/accumulation de neurotransmetteurs parallèle à une hypofonction aminergique (sérotonine, noradrénaline), laquelle explique d’ailleurs probablement la mauvaise mémoire narrative des rêves, en contraste avec un souvenir émotionnel souvent prégnant. Bien que cela reste controversé, des rêves semblent cependant pouvoir aussi survenir durant le sommeil non-REM. Nous dormons un tiers de notre existence, et par conséquent l’activité onirique y occupe une place majeure, qui justifie l’interrogation paraphrasant Gérard de Nerval, au début d’«Aurélia», qui est le titre de cet éditorial. La conscience onirique se distingue de la conscience éveillée par l’absence habituelle de conscience réflective ou «conscience de la conscience», hormis dans les rares «rêves lucides». Ceci contraste d’une part avec le maintien d’un fort modèle de soi (le sujet reste le sujet dans le rêve), et d’autre part avec la conviction intime que le rêve en cours est réel. Ce sens de la réalité du rêve n’est pas mis en question par ses caractères de bizarrerie, d’incongruité, d’instabilité spatio-temporelle, et de coq-à-l’âne, qui sont pourtant une des constantes du rêve. Il existe en outre une perte de distance, une adhérence non critiquée au contenu du rêve, qui, ajoutée aux éléments précédents, donne au rêve un côté «psychotique», qui a fait parfois dire que le rêve est le moyen pour tout un chacun de délirer chaque jour sans danger. Cette perte de distance, de même que l’absence de théorie de l’esprit du rêveur (c’est-à-dire la capacité d’imaginer et prévoir les pensées des autres personnes), l’absence de programmation cohérente et souvent de moralité, évoquent clairement une hypofrontalité. Cela est en parfaite corrélation avec les études par tomographie à émission de positons, qui montrent une hypoactivation de la convexité frontale, qui contraste avec une hyperactivation d’autres régions, notamment le tronc cérébral (pont) et des structures limbiques comme le noyau amygdalien, mettant en perspective les contenus émotionnels intenses et souvent «négatifs» (crainte, anxiété, combat, fuite) du rêve. Cette valence émotionnelle et la fantaisie du rêve débouchent parfois sur une activité créatrice ; j’ai cité Nerval, mais l’exemple peut-être le plus représentatif est celui de Mary Shelley qui, en 1816, écrivit «Frankenstein» après un rêve faisant suite à une soirée passée sur les bords du Léman avec son futur époux et Lord Byron, qui avait enjoint les convives d’écrire une «histoire de fantômes». Cet épisode évoque en outre la notion de rêve «volontaire» ou «programmé», que les dormeurs réveillés intempestivement, mais qui veulent se replonger dans leur rêve interrompu, connaissent bien. Les sommeils automatiques de Robert Desnos, René Crevel et leurs amis surréalistes, ainsi que le rêve expérimental de Tristan Tzara sont d’autres exemples de cet enchevêtrement du rêve à la créativité artistique. Le flou des frontières entre le rêve et la réalité a été la cause de plusieurs questions philosophiques bien avant l’essor de la psychologie, à commencer par le doute platonicien et cartésien concernant la réalité de la vie éveillée, qui pourrait n’être qu’un songe, ou comme l’a lancé Bertrand Russell «qu’un cauchemar particulièrement persistant» ! Le droit à l’immoralité dans le rêve a aussi tenaillé de grands penseurs, comme Saint Augustin, perturbé par ses «rêves de fornication». Le flou rêve-réalité est encore exemplifié par le langage lui-même, où, si un songe est bien un rêve, songer est identique à penser. Les rêves ont-ils une fonction, qu’elle soit biologique ou psychologique ? Nous exprimons-nous durant nos rêves ? Peut-on utiliser les rêves pour comprendre quelque chose sur soi-même ? Autant de questions dont les réponses sont absentes ou vagues, malgré les louables efforts des neurosciences et de la psychiatrie au vingtième siècle. Une amélioration de la compréhension des «fonctions» du rêve doit aller de pair avec une clarification des phénomènes neurologiques qui aboutissent à la structure narrative de celui-ci, dont le schéma que je propose ci-contre reste d’ailleurs encore insuffisant. La pathologie du rêve est encore plus mal connue. Qu’est-ce qu’un rêve pathologique ? On découvre encore seulement la pathologie neurologique du sommeil. De façon curieuse, si le rêve a réellement une fonction importante, les sujets anoniriques étudiés ne semblent pas avoir de dysfonction neurologique, cognitive ou psychologique significative. Mais la phénoménologie et les modifications des rêves lors de lésion cérébrale restent un sujet d’étude quasi vierge. Sujet passionnant, et peut-être plus profond qu’on ne le croit, si l’on suit le physiologiste Michel Jouvet, qui conclut sa carrière consacrée à l’étude du sommeil en affirmant que, parmi d’autres rôles, le rêve est peut-être un «garant de notre liberté». |
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Auteur(s) : Julien Bogousslavsky Contact de(s) l'auteur(s) : Julien Bogousslavsky Chef de service Service de neurologie CHUV Lausanne Bibliographie : |
Chacun de nos rêves est le reflet de notre âme. Mohamed Chéguenni
jeudi 24 février 2011
Le rêve est-il une seconde vie ?
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