jeudi 24 février 2011

Rêve et anorexie



Après avoir fait leur apparition dans les sociétés industrielles et aisées du XXe siècle, les troubles alimentaires ont connu un poids tragique dans les années 80 et 90, suite à une nouvelle expansion de l’idée qui veut que la minceur soit indispensable au succès. Dans cette situation - et bien qu’apparemment le premier résultat des anorexiques soit la minceur effilée, conçue comme le seul moyen qu’elles se donnent afin d’être socialement acceptées -, le phénomène anorexique exprime, dans son dangereux extrême, la méprise que le corps puisse devenir un moyen au service des règles. Car, en symbolisant la norme du contrôle, le corps anorexique devient la scène où le symptôme s’amuse à jouer le spectacle de la mort.
La nosologie internationale, dans sa froide impartialité, décrit l’anorexie comme une pathologie parmi les autres, en se référant simplement au comportement alimentaire sans se préoccuper de la personne et sans rien dire du drame que les anorexiques vivent chaque jour. La critique féministe, dans son élan doctrinal, se limite à souligner l’inscription sur le corps féminin des normes culturelles et ancestrales des sociétés occidentales, sans se soucier d’interroger le fait que la norme anorexique est souvent le fruit du rejet de la société et de ses produits séduisants. La psychanalyse, enfin, dans son espérance de soulager la souffrance, cherche un repère dans le non-dit des dynamiques familiales, dans les secrets de famille, dans le refus de la sexualité.
Et, pourtant, l’anorexie échappe à toute classification. Elle est à la fois une pathologie et un mode de vie, une acceptation des règles des autres et un refus de toute interférence, une souffrance persistante et un plaisir égoïste. Car l’intransigeance de la norme qui s’impose aux anorexiques (elle s’impose à ses victimes tout en étant construite par elles), et qui se présente comme un nouvel impératif catégorique, s’accompagne perpétuellement de la volupté et du plaisir d’être capable de s’y soumettre.   La norme anorexique est un jugement qui ne tolère pas de particularités : il n’y a pas de clémence pour celle qui cède ; il n’y a pas d’effacement de la faute si faute a été réalisée.
Mais de quelle faute s’agit-il ?
La faute est de vivre et de ressentir. La faute est de vouloir. La faute est d’avoir faim. Je pèche car je mange. Je pèche car je ressens. Je pèche car je ne suis pas capable de me donner ses normes et de combattre mon corps et ses besoins.
Les gens ont peur des anorexiques. Leur corps amaigri et anguleux est un signe du fatal. De la mort. De la défaite. Jamais autant d’ambivalence n’a entouré une pathologie. Jamais autant de haine et de compassion. Il dérange les bonnes personnes d’assister au rituel du repas des anorexiques. Il les dérange, car la nourriture est la vie. Et la vie se doit d’être radieuse. L’anorexie est la figure cachée de notre faiblesse et de notre rêve de contrôle. Car, en réalité, à-peu-près tout le monde aime le contrôle et passe sa vie à justifier ses chutes. Nous sommes tous pris dans une dynamique qui justifie l’exercice du contrôle au nom du désir qui est bon, tout en justifiant les défauts inévitables de contrôle par le même « bon » désir. Dans une société marquée par le fantasme de combler tous les besoins et, en même temps, de contrôler toute faiblesse, le refus de nourriture oppose un déni absolu, un contrôle radical qui échappe à tout contrôle.
L’anorexique nous apprend que le désir est le mal. Elle nous montre sa norme par son corps offert à l’autel du contrôle. Elle est la figure d’un impératif immaculé qui sans explication nous oblige à la négation de nos sentiments.   Bien que, étymologiquement, le terme « anorexie » désigne l’absence de faim, en réalité les anorexiques sont quotidiennement tourmentées par la faim, qu’elles ne peuvent admettre. Elles ont une crainte atroce d’être dominées par le désir de la nourriture, qui est perçu comme un étranger pouvant détruire leur corps et leur vie. Elles se définissent par une obsession illimitée de perdre le contrôle et d’être ainsi bannies par une société qui est maintenant régie par l’emprise du contrôle.
On dit généralement que l’anorexie naît quand on est comblé avant même de pouvoir désirer. On dit que c’est la faute à la mère. On parle de l’absence du père. Mais on oublie généralement le vide qui construit la vie des anorexiques.
En réalité, l’envie existe. Chez les anorexiques, c’est la recherche d’amour qui pousse à l’action démolisseuse. Un amour tellement infini que les gens ont peur de l’écouter, de le donner, de le recevoir. C’est alors que la règle s’impose : « Tu n’auras besoin de rien ni de personne. » Et c’est alors que l’illusion s’accomplit. Car, afin de ne pas être repoussées, elles repoussent. Afin de ne pas être abandonnées, elles abandonnent. Afin de ne pas souffrir à cause du vide, elles s’entourent d’un gouffre. Jusqu’à ce que le cercle soit bouclé. Sans retours. Jusqu’à ce que leur norme devienne la reine absolue d’un monde habité par des fantômes.
La négation de se nourrir exprime, dans cette situation dramatique, l’illusion de ne plus dépendre des autres, de même que le rêve de fuir la difficulté et l’abandon. Dans leur quête de perfection, les jeunes anorexiques arrivent à bâtir une cage à l’intérieur de laquelle leur corps devient un tableau noir où lire leur force/douleur, leur cadeau/punition, leur envie de quitter ce monde. Un monde à quitter afin de ne pas être démolies, quand, en réalité, elles se détruisent elles-mêmes. Elles dénient leur corps car leur corps est la source de tout besoin, la source de l’angoisse d’être au monde : elles ne veulent pas grandir (et donc occuper de l’espace) ni devenir femmes et changer (et donc occuper le temps). Elles visent un vide spatio-temporel qui ne peut pas s’accomplir. Elles cherchent à fixer leur existence dans une image unidimensionnelle et virtuelle. Elles haïssent leur corps réel en tant que pierre de touche de leur déficience. Et, cependant, elles montrent une puissance et une force inhumaines : la force du désespoir, car ce n’est que le désespoir qui peut le pousser à mourir de faim.
Les anorexiques se sont elles-mêmes rendues malades à force de faire taire leurs émotions et leurs envies dans l’espoir enragé d’imprimer la norme meurtrière du contrôle à leur corps et à leur appétit. Elles ont appris à vouloir ce que l’on doit, plutôt que ce qu’elles désirent. Et, cependant, le désir d’être toujours plus maigres n’implique qu’une dénégation continuelle de leur propre réalité ; l’apparence devient leur intime ; le désir est tué. En rêvant d’une vie sous le contrôle de la volonté, ces personnes perdent entièrement la maîtrise de leur vie. L’idéal du contrôle, construit afin de modeler la réalité et de la transformer, aboutit à la destruction de la réalité en transformant le rêve proposé en fantasme.

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