mercredi 16 février 2011

Comment penser une évaluation d'un traitement psychanalytique des psychoses



Le point de vue à partir duquel j’aborderai la question de l’évaluation du traitement psychanalytique est déterminé d’abord par le contexte nord-américain et québécois où nous nous trouvons et où la clinique de la psychose est devenue tributaire des courants actuels dominés par la psychiatrie biologique et les neurosciences. Un tel contexte définit aussi bien sûr le type et les critères d’évaluation auxquels sont généralement soumis les programmes cliniques offerts aux psychotiques. Plutôt qu’une véritable évaluation de l’efficacité d’un traitement sur la base des résultats cliniques obtenus, il s’agira la plupart du temps de mesurer la conformité de ces programmes avec les standards établis dans les guides de pratiques psychiatriques de l’époque ou encore avec les lois et les normes gouvernementales en vigueur.
Une évaluation «clinico-administrative» du Centre psychanalytique de traitement pour psychotiques : Le «388», que nous dirigeons à Québec, a ainsi été confiée en 2002 à des experts qui n’étaient ni psychanalystes, ni nécessairement favorables à l’application de la psychanalyse aux psychoses. Après avoir situé les circonstances qui ont entouré cette évaluation et ses conclusions, je m’attarderai surtout à la problématique clinique qui est la nôtre au «388», en établissant le cadre, les conditions et les mécanismes qui définissent ce que nous, psychanalystes, mettons en place comme évaluation du traitement.
La clinique psychanalytique de la psychose telle qu’elle s’est développée depuis 1982 à Québec est inédite et doit sa notoriété, entre autres, aux résultats qu’elle obtient. À cet égard, avant d’entrer dans la question de l’évaluation qui nous occupe ici, je ferai quelques remarques concernant le développement de cette problématique nouvelle qui sous-tend notre pratique analytique avec les psychotiques. Tout en suivant la voie ouverte par Freud et Lacan, nous nous sommes attardés non pas tant à déterminer l’origine de la psychose mais à relever le défi de la traiter avec la psychanalyse. Willy Apollon a ainsi introduit un ensemble de développements nouveaux dans la métapsychologie freudienne et opéré un certain nombre de déplacements majeurs dans l’approche de la psychose qui ont permis de penser les conditions nécessaires au traitement et à la cure psychanalytique du psychotique. Parmi ces apports décisifs, on notera ici la redéfinition du transfert et de la position de l’analyste ; une approche de la psychose dont la logique est repensée à partir de la structure de l’expérience du sujet, du «travail spontané» et de l’entreprise où est engagé le psychotique ; une conception de la crise psychotique et de son traitement à l’intérieur du cadre soutenu par le transfert ; le travail du rêve et la logique de la cure. En même temps, articulée à ce travail depuis vingt-six ans à travers les discussions et séminaires hebdomadaires, une pratique quotidienne avec les psychotiques nous a permis à ma collègue Danielle Bergeron et moi de développer, d’établir et de mettre en œuvre les moyens, stratégies et procédés de cette clinique psychanalytique de la psychose, notamment en ce qui concerne l’installation et le maniement du transfert, l’interpellation du sujet psychotique et le soutien de sa parole aux différentes étapes de la cure, l’utilisation du rêve dans la mise en cause du délire et de l’entreprise psychotiques, la gestion de la crise à l’intérieur du transfert, la contrainte éthique face au savoir nouveau produit dans la cure. 
Le contexte de l’évaluation
En mai 2002, l’État québécois demandait une évaluation du Centre psychanalytique de traitement pour psychotiques : Le «388». Le contexte qui avait donné naissance à cette décision était politique et non clinique. Le Centre était en effet soudainement menacé de fermeture pour des raisons officiellement financières et administratives évoquées par la nouvelle direction de l’hôpital qui depuis sa création en 1982, en assurait le financement, dans le cadre d’une entente contractuelle avec le GIFRIC, promoteur et réalisateur du programme. Le caractère labile et le manque de cohérence des arguments administratifs invoqués ont fini par faire surgir au-devant de la scène les motifs idéologiques de la décision, polarisant dès lors le débat autour de l’approche psychanalytique qui soutient la clinique du «388». La décision « administrative » apparaissait en effet nourrie par les tenants d’une approche biologique de la psychose. La psychanalyse, désormais présentée comme obsolète depuis l’avènement des avancées de la psychiatrie biologique et des neurosciences, devenait selon la littérature citée, non seulement inefficace, mais potentiellement dangereuse dans le traitement des schizophrènes. Une vive et tenace opposition à cette décision de fermeture s’est alors organisée. Un ensemble de professionnels du Québec et de l’étranger se sont joints aux usagers du «388» et à leurs proches dans une mobilisation générale donnant lieu à une série d’interventions auprès du ministre de la Santé et des autorités gouvernementales impliquées : lettres provenant du Québec, d’Europe et des États-Unis où certaines équipes sont à importer le modèle de traitement, rencontres des autorités publiques concernées, manifestations des usagers eux-mêmes dans les bureaux du ministère... Finalement, pour mettre fin à la controverse, le ministère de la Santé décidait de confier à une équipe d’experts externes le soin de trancher en réalisant une évaluation dont les résultats allaient décider de l’avenir du Centre.
L’État, en tant que responsable des soins de santé, est aussi responsable de les évaluer pour en garantir la qualité face au public. Mais c’est aussi le rôle de l’État d’assurer aux citoyens le respect de leur droit de choisir un mode particulier de traitement, en empêchant un groupe, quel qu’il soit, de contrôler l’ensemble des services. Dans le traitement de la psychose, du moins en Amérique du Nord, la psychiatrie biologique avec le support des neurosciences tente ainsi de prendre le contrôle des services publics. La psychose, désormais assimilée à une maladie d’origine biologique (maladie du cerveau, trouble neurochimique, désordre génétique, etc.) est traitée comme telle, et ce d’une part, en l’absence de tout consensus quant à ses causes qui demeurent encore indémontrables sur le plan scientifique et d’autre part, sans obligation de résultats ni réelle évaluation d’efficacité clinique. Bien que reconnaissant officiellement et généralement les dimensions bio-psycho-sociales touchées par la psychose, cette psychiatrie se consacre désormais essentiellement à l’évaluation diagnostique et au traitement psychopharmacologique de la psychose, abandonnant le « traitement psychique » aux thérapies cognitivo-comportementales issues des avancées des neurosciences et le « social » aux thérapies de réadaptation visant l’apprentissage ou l’amélioration des habiletés sociales devenues nécessaires pour le maintien du psychotique dans la communauté où il doit être «réinséré». Le psychotique en fait devient l’objet d’une violence inhérente à la visée de rectitude qui sous-tend l’intervention à son endroit. Rectification du dysfonctionnement du cerveau par une médication qui devient une polypharmacie, ciblant distinctement chacun des symptômes présentés ; orthopédie du psychisme par les thérapies cognitivo-comportementales qui visent «l’amélioration des stratégies d’adaptation» (Chadwick et al., 2003 : 134), le traitement du délire et de l’hallucination par une «correction de la croyance et de l’interprétation erronés à la lumière des faits de la réalité» et l’apprentissage de moyens pour savoir «comment ne pas succomber aux voix» (idem : 131) ; et finalement, programmes de suivi dans la communauté axés sur le contrôle quotidien de la prise de médicaments supposés assurer l’absence de rechutes (avec, pour l’intervenant qui visite le patient à domicile, la consigne de ne pas trop faire parler ce dernier pour ne pas provoquer l’angoisse et le stress qui le déstabiliseraient). Bref, un type de traitement qui évacue le sujet, sa parole, sa dignité, sa responsabilité, sa liberté et ses choix éthiques et qui est posé comme la norme définie par les dernières découvertes ou promesses de découvertes scientifiques sur l’origine de la psychose. Comme s’il était implicitement admis qu’il ne sert à rien de perdre son temps en offrant aux psychotiques des services de psychothérapie, désormais réservés aux personnes souffrant de maladies plus nobles comme les troubles anxieux, les troubles de l’humeur ou la dépression. Et comme si, sur le terrain de la psychose, un consensus tacite était établi : il suffit de travailler à assurer aux psychotiques de meilleures conditions de vie en attendant de la science la solution au trouble d’origine biologique dont ils sont atteints. 
Par ailleurs, si l’État est dans l’obligation d’empêcher le contrôle des services publics par un groupe donné qui en aurait en quelque sorte le monopole, il n’est pas pour autant tenu de se prononcer sur l’orientation théorique et clinique des services qu’il dispense. C’est là une affaire de débat public assuré par le travail des spécialistes. L’évaluation faite par l’État vise plutôt à mesurer la qualité, l’efficacité et donc les résultats cliniques d’un type de traitement, tout en tenant compte du niveau de satisfaction des utilisateurs et des citoyens qui, à travers leurs impôts, paient pour de tels services. Il est dès lors normal que l’État ait ce devoir de réserve et une position exempte de parti pris face aux différentes approches théoriques qui définissent les pratiques cliniques qu’il veut évaluer. C’est là une condition nécessaire au développement des pratiques et services offerts au public.
Il y a donc eu une évaluation du «388», commandée par l’État et confiée à une équipe constituée des experts les plus reconnus au Québec dans le domaine des évaluations de programmes cliniques. Les évaluateurs n’étaient pas des psychanalystes, certains ayant même des formations très opposées à la psychanalyse. Leur approche ne visait donc pas l’évaluation des objectifs du traitement psychanalytique non plus que l’atteinte de ces objectifs. Ils avaient en quelque sorte une position et un regard extérieurs et voulaient plutôt mesurer la pertinence et la qualité des services offerts en regard des «pratiques généralement reconnues» dans le traitement des psychoses.
Mais ce qu’ils ont découvert, même vu «de l’extérieur», a dépassé cet objectif de mesure de la conformité. Il faut à cet égard souligner l’honnêteté et l’éthique dont ont fait preuve les évaluateurs qui ont su sortir des seules balises « clinico-administratives » pour se mettre à l’écoute d’un certain nombre d’acteurs importants, dont bien sûr en premier lieu, les usagers eux-mêmes. Outre le constat de la très grande qualité des pratiques cliniques eu égard aux normes en vigueur, le rapport des évaluateurs est donc allé plus loin, en faisant état d’un ensemble de remarques liées en fait aux effets du traitement tels qu’ils pouvaient en prendre la mesure dans les témoignages obtenus des psychotiques eux-mêmes et d’autres «témoins» entendus (les parents, les professionnels de la région, le personnel traitant). Les experts, en choisissant d’entendre ce que les principaux intéressés (les patients et leurs proches) avaient à leur dire, ont eu accès dans une rencontre de plus de deux heures avec plus de quarante psychotiques, à des «paroles pleines» de sujets évoquant leur implication dans un traitement qui pour eux représentait un réel travail. Ils témoignaient de leur engagement dans le traitement et de ses effets concrets dans leur vie.
Sans revenir sur le détail du contenu de ce rapport, il me semble important de souligner la dimension d’événement qu’a prise cette rencontre des évaluateurs avec les psychotiques. Sans avoir pour objectif de juger de l’atteinte des objectifs du processus analytique, les experts avaient accès dans l’espace social aux effets de l’analyse chez des psychotiques qui se comportaient et parlaient d’une façon inattendue. Ils en ont fait mention dans leur rapport, relevant notamment la façon dont les psychotiques «avaient définitivement appris à s’exprimer, à parler d’eux-mêmes et à dire ce qu’ils ressentent et désirent» et la façon dont ils avaient parlé en étant «fiers de dire qu’ils se considéraient rétablis ou en voie de le devenir». Les experts relevaient aussi qu’il était apparu évident que ces personnes «étaient capables de respect entre elles et envers les intervenants» et que pendant plus de deux heures qu’avait duré cette rencontre, il n’y «avait eu aucun dérapage … chacun attendant son tour pour parler» de telle sorte que «le meneur de la rencontre n’avait eu aucune difficulté à animer cette assemblée». Et ils concluaient : «Forte note donc pour quarante personnes ayant des diagnostics de schizophrénie pour la majorité, et pour d’autres, des troubles bipolaires avec caractéristiques psychotiques. Nous avons en effet constaté qu’il s’agissait de personnes aux prises avec des problèmes graves et persistants de santé mentale, qui avaient cependant cheminé et présentaient des acquis importants au plan social et interpersonnel. Ces gens se sentent en sécurité, responsabilisés et en pouvoir d’émettre leurs opinions sur tout ce qui les concerne et ce qui concerne la programmation du "388" et son fonctionnement» (Denis, Morissette, Gagnon, 2002 : 8). Ce sont là en effet des aspects qui méritaient d’être reconnus et soulignés puisque la prise de parole et de position subjectives et l’articulation à l’autre dans le lien social constituent des points déterminants et censés, par définition, faire défaut dans la psychose. D’autant plus que par ailleurs, le constat de la gravité des troubles psychiques présentés par les personnes rencontrées ne permettait plus de mettre au compte d’une «sélection» positive des patients cette «forte note» qui leur était attribuée.
Une démarche évaluative qui n’exclurait pas le sujet
En désertant de plus en plus le terrain du traitement psychique qu’elle occupait autrefois et qui en constituait sa raison d’être face aux autres spécialités médicales, la psychiatrie s’est aussi accolée aux méthodes d’évaluation issues des sciences exactes. La psychose, dont la définition est désormais ramenée à la description d’un ensemble de symptômes issus d’un dysfonctionnement biologique dont la cause reste à préciser (cause encore strictement inconnue du point de vue des chercheurs les plus sérieux), s’est vue du coup enfermée dans une perspective restreinte au traitement de sa symptomatologie. Dans ce contexte, il est devenu tout à fait possible d’évaluer les effets d’un traitement en mettant entre parenthèses le sujet et sa parole. Les méthodes d’évaluation des troubles psychiques et de leur traitement se veulent «objectives», répondant aux critères d’une méthodologie expérimentale dont la rigueur se mesure précisément à l’évacuation des biais que pourrait introduire le sujet en cause : évaluations objectives des troubles de la pensée, de la mémoire, de l’attention, imagerie cérébrale, tests psychométriques et neuropsychologiques de toutes sortes, qui sont pourtant autant de précieux outils pour nous permettre de prendre la mesure d’une symptomatologie à la condition de ne pas prendre l’effet pour la cause ni de confondre le constat de corrélations avec une relation de cause à effet.
Du point de vue du sujet psychotique, la symptomatologie qu’il présente est en quelque sorte «secondaire». Apragmatisme, désinvestissement de la «réalité» et du lien social, troubles de concentration, sont autant de conséquences liées à une expérience subjective radicale et intime qui devient désormais le centre de ses préoccupations. Ce n’est pas que le psychotique soit incapable de participation sociale ou d’assumer la responsabilité des tâches de la vie quotidienne, c’est qu’il s’en désintéresse totalement parce que tout entier investi dans sa propre entreprise. Tout le reste devient « secondaire », perte de temps ou obstacle à son travail.
Le psychanalyste qui se met à l’écoute du psychotique aura ainsi accès à la logique de cette expérience singulière que le psychotique travaille à expliciter, à justifier et à solutionner dans la construction d’un délire dont les enjeux sont forcément eux aussi singuliers. La psychanalyse ne peut pas se borner à mesurer les effets de cette expérience psychique dans les symptômes, inhibitions et dysfonctionnements qu’elle engendre. Dire que le délire et l’hallucination sont des symptômes typiques de la psychose laissent entier le problème de leur contenu qui, lui n’est pas généralisable. Or, sans l’analyse de ce contenu, toute prétention de traitement de la psychose est vaine. La cure analytique du psychotique établira elle, les liens logiques et de structure que la construction délirante entretient avec les événements traumatiques et fantasmatiques de l’histoire subjective, tels qu’ils seront élaborés et reconstruits à l’aide du travail du rêve. La symptomatologie psychotique devient ainsi liée dans son contenu et dans sa forme à une réalité psychique que seule la parole du sujet peut révéler. Le traitement dès lors se situe sur un tout autre terrain. Il ne peut se contenter de viser la «correction de l’interprétation délirante à la lumière des faits de la réalité» qui est en fait la réalité sociale du soignant ou la réadaptation à cette réalité sous toutes ses formes. La cure analytique vise plutôt le changement de position du sujet à partir du réaménagement complet de la solution psychique qu’il avait construite dans son délire. Qu’à partir de là, des évaluations objectives viennent confirmer ces changements en en mesurant les conséquences sur les symptômes généralement associés à la psychose, voilà qui pourrait être particulièrement intéressant et instructif. La psychanalyse aurait tort de reculer devant de tels défis.
L’objectivité des différentes méthodes évaluatives ne peut pas se mesurer à la machinerie instrumentale employée pas plus qu’on ne peut faire d’une méthodologie «expérimentale» une démarche nécessairement scientifique qui se reconnaîtrait plutôt, elle, à sa rigueur logique et à la pertinence du choix de sa méthode en regard de l’objet à mesurer. Or, dans le traitement psychique, la prise en compte de la position spécifique du sujet au delà de toute généralisation possible devient incontournable. Elle ne peut pas être recouverte par l’évaluation par un tiers observateur de la phénoménologie à laquelle elle donne lieu.
Dans le champ de la psychanalyse où la parole du sujet est centrale, une démarche rigoureuse s’impose quand nous voulons mesurer les effets du traitement. Même si, par « l’Observatoire clinique » du GIFRIC, nous menons au «388» des évaluations continues sur des critères tels que la diminution des hospitalisations, de la médication neuroleptique et les changements repérés dans le mode de vie et de participation sociale, de telles recherches ne peuvent suffire pour nous. L’évaluation du traitement psychanalytique ne saurait en effet se contenter de faire état de résultats sans rendre compte des actes qui les ont engendrés, de la logique qui articule ces changements les uns aux autres en regard de la position du sujet et des conditions et moyens qui les ont rendus possibles et prévisibles. À cet égard, la psychanalyse a des exigences que sont loin de pouvoir atteindre la psychiatrie biologique et les neurosciences.
I. Vu de l’intérieur :
La vérification de la logique du processus analytique et de ses résultats

Vue de l’intérieur, une évaluation du traitement psychanalytique et de ses résultats est indissociable de la vérification de la logique du processus analytique dont il faut pouvoir rendre compte. Bien sûr, comme dans toute association professionnelle, l’acte et le traitement qui se réclament de la psychanalyse ne peuvent être reconnus comme tels que par des pairs aptes à en juger. À cet égard, une École de psychanalyse doit offrir au public des garanties équivalentes à celles qu’assurent les associations d’architectes ou d’ingénieurs quant aux actes posés par leurs membres. Mais avec cette particularité cependant que, dans le champ de la psychanalyse, l’acte posé par l’analyste est assujetti à sa position, définie quant à elle, par le point où il s’est rendu au terme logique de sa propre analyse. Dans cette perspective, une École de psychanalyse doit créer, au sein de sa propre organisation, les procédures internes adaptées au champ qui est le sien et qui permettent la reconnaissance par les pairs de cette position qui définit les limites de l’acte de l’analyste.
Lacan a inventé la procédure de la Passe pour la vérification interne du processus analytique. Le futur analyste doit ainsi rendre compte, en tant qu’analysant, de la logique de son parcours, du savoir que ce travail a produit et des conséquences éthiques qu’il en a tirées, repérables dans les changements profonds de sa position subjective5. Il doit donc, au-delà des connaissances acquises et des critères externes de sa «formation», rendre compte de ce que Willy Apollon a appelé un « savoir issu de l’expérience analytique ». La mise en place de la procédure de la Passe au sein de l’École freudienne du Québec a ainsi été recentrée sur l’exigence de rendre compte d’un savoir issu de l’expérience, qui soit transmissible et reconnaissable par un tiers. Il y a là trois conditions essentielles pour la vérification interne du parcours et de la fin logique de l’expérience analytique.
Dans cette même perspective, la garantie que peut offrir une École de psychanalyse face au public reposera elle aussi, du moins à Québec, sur l’exigence qui est faite à l’analyste de faire état du mode sous lequel il peut accompagner et guider un autre dans l’expérience analytique jusqu’à son terme logique. Comme dans la Passe, il s’agira d’en faire état d’une façon qui soit transmissible et reconnaissable par les pairs qui deviennent ainsi les véritables « témoins » de la position et de l’acte de l’analyste. L’analyste ne sera donc pas « nommé » par une quelconque instance, mais reconnu par ses pairs à sa façon de conduire une analyse à son terme logique et à ses conséquences.
Il nous faut dès lors revenir à cette exigence de vérification interne du processus pour évaluer le traitement analytique des psychotiques et ses résultats. L’évaluation des effets du traitement analytique ne peut pas se passer du témoignage du sujet quant à son expérience et aux changements radicaux que cette expérience a entraînés pour lui. La psychanalyse ne peut mesurer ses effets aux seuls résultats observables par des tiers externes. L’arrêt des hospitalisations pour un psychotique, s’il est un résultat non négligeable du point de vue de l’État, n’est pas nécessairement lié à un changement profond de position du psychotique en regard de sa certitude délirante. L’exigence qui est faite à la psychanalyse est tout autre, si elle ne veut pas être assimilée à d’autres approches qui prétendent « faire la même chose » sur la base de ce type de résultats. Elle doit donc rendre compte des modifications profondes de position du sujet psychotique, initiées par le processus analytique, en établissant ce qui les a rendues possibles. Dès lors, la question devient la suivante : quels sont ces repères rigoureux qui permettent d’évaluer le cheminement, les avancées et les changements de position du psychotique dans le processus de la cure analytique ?
Je définirai quatre points précis et mesurables dans le témoignage du psychotique lui-même, à partir desquels peut être vérifié le changement de sa position subjective : d’abord, le changement de sa position dans le transfert ; ensuite, dans son lien au délire ; troisièmement, dans son rapport à la crise et finalement, dans sa participation sociale. Ce dernier point révèle par ailleurs un changement d’éthique qui devient repérable par l’observateur externe.
Changement de position du psychotique dans le transfert
Le clinicien ou l’analyste n’est pas mis en position de «sujet supposé savoir» par le psychotique. Le savoir est plutôt du côté de ce dernier qui en fera état à quiconque voudra bien l’écouter. C’est entre autres choses sur la base de cette impossibilité du psychotique à être «sous transfert» que les analystes ont ou bien déserté le terrain de la psychose ou admis que, sur ce terrain, le savoir analytique ne pouvait qu’être appliqué à la psychose pour mieux en saisir les causes et les effets et offrir une écoute qui vise à stabiliser le délire. Le sujet psychosé ne pouvait pas en effet «entrer en analyse» et travailler en position d’analysant, à partir de matériaux produits par l’Inconscient, à l’élaboration d’un nouveau savoir qui modifie radicalement sa position subjective.
Notre position a été autre. Nous avons modifié notre conception du transfert et opéré un double déplacement de notre position d’analyste. Il est juste de dire que le psychotique n’entre pas dans le transfert, si nous maintenons de celui-ci une conception qui est en fait strictement liée à la névrose. Bien installé dans le lien social et dans l’univers de la séduction, le névrosé, fuyant toute responsabilité face à ce qui vient de l’Autre Scène mettre en péril son organisation narcissique, entrera dans cette méprise où il supposera à l’analyste ce savoir de l’Inconscient dont il ne veut, lui, rien savoir. Freud souligne à cet égard l’obstacle majeur que représente l’amour de transfert dans l’analyse. Lacan aussi relève le leurre où se conforte le névrosé en faisant de l’analyste le «sujet supposé savoir». Tirant en quelque sorte les conséquences de l’hypothèque que constitue cette méprise dans la névrose, Willy Apollon est revenu à une conception radicale du transfert comme «amour du savoir de l’Inconscient». À partir de là, nous avons pu apporter deux changements majeurs à notre position d’analyste, déplacements qui ont rendu possible l’entrée du psychotique dans la cure analytique. D’abord, en assumant pleinement une position d’Autre manquant de ce savoir singulier, issu de l’expérience du psychotique. Le savoir analytique ici ne sert à rien sinon à permettre de soutenir une position de «docte ignorance» et l’offre d’une adresse qui fera basculer le psychotique d’une position d’objet à celle de sujet dont on attend une parole sur son expérience. Puis, deuxième déplacement, c’est l’analyste qui suppose au psychotique un savoir inscrit en lui, autre que celui du délire et surtout, inassimilable à l’interprétation délirante. Pour nous donner accès à cette vérité, le rêve est sollicité et deviendra la voie d’accès, le lieu d’émergence et d’élaboration de ce savoir dont le psychosé est manquant au début de la cure. Découvrant le travail du rêve qui, à un moment clé de la cure, se met à suivre son cours indépendamment de la logique du délire, le psychotique entre dans le transfert en supposant un savoir non pas à l’analyste mais au rêve lui-même. Alors seulement, l’analyste est supposé savoir comment le guider dans ce travail qu’il fait avec son rêve.
Dans ce processus, un certain nombre d’étapes sont identifiables et peuvent être «vérifiées». D’abord ce premier temps où le psychotique «sait», d’un savoir opaque qu’il fonde sur des certitudes inentamables et incontestables parce qu’issues d’expériences subjectives singulières. Son discours, alors explicite, élabore, structure et consolide un système que nous disons délirant. Le psychotique «travaille» dans la ligne de la solution qu’il a spontanément développée dans un discours qui cherche à établir la théorie de ce nous avons appelé «l’expérience psychotique» (soit la modalité de jouissance de l’Autre dont il est l’objet, la justification de sa position d’élu ou d’objet de cette jouissance par l’identification d’un sacrifice qu’il doit accomplir ou d’une mission de reconstruction d’un nouveau langage ou d’un nouvel ordre du monde pour solutionner un défaut fondamental qui concerne toute l’humanité). Dans cette étape de la cure, même si l’analyste réclame du rêve, le rêve présenté n’en est pas un. Il est indissociable du délire dont il n’est qu’une variante. Les associations auxquelles il donne lieu sont les prolongements du développement du système délirant.
Puis, deuxième moment dans l’installation du transfert, vient un vrai rêve. Un rêve apporte un signifiant ou met en scène quelque chose qui vient d’ailleurs. Ailleurs que la conscience et que l’imaginaire à partir duquel s’élabore le délire. Les associations cette fois-ci sont conduites par la logique interne au rêve et ne sont plus récupérables par l’interprétation délirante. Elles conduisent par exemple à des souvenirs oubliés, à des événements dont le psychotique mesure la portée en les élaborant pour la première fois dans la parole : souvenirs, événements, «hallucinations anciennes de l’enfance» dont les éléments ou la structure se sont retrouvés dans les passages à l’acte de la crise ou dans la construction du délire. Du coup, le psychotique découvre le savoir du rêve, le savoir auquel donne accès le rêve et la logique qu’il met en place, autre que celle du délire. 
Le psychotique est alors, troisième temps, mis au travail par le rêve, introduit à un autre travail que celui de l’élaboration du délire. C’est là un moment crucial, où le psychotique, ou bien entre dans cette supposition d’un savoir au rêve ou bien s’y refuse après avoir entrevu les effets à venir d’un tel travail sur la certitude délirante. Pour ceux, la majorité, qui entrent vraiment alors dans l’analyse, c’est le rêve qui devient non seulement l’occasion et le lieu d’élaboration du savoir de l’Inconscient, mais l’objet «indépendant» à la fois du savoir de l’analyste et du délire, déplaçant radicalement la position de l’analyste de celle, persécutrice, qu’elle aurait pu représenter.
C’est à ce moment que le psychotique, quatrième temps, entre véritablement dans le transfert, dans un désir de savoir bien établi qui surpasse et prime sur les effets d’angoisse que peut représenter le travail d’analyse. C’est aussi à cette étape que le psychotique suppose à l’analyste non pas un savoir sur son expérience de sujet mais un savoir de guide, qui sait «comment» travailler. Ce dernier temps est bien repérable dans le témoignage que peut en faire l’analysant à un tiers, mais plus fondamentalement dans la position qui est alors la sienne dans le traitement de l’angoisse, face à la mise en cause des idées délirantes par le rêve lui-même et dans la crise.
Changement de position du sujet par rapport au délire
De façon concomitante et articulés logiquement aux étapes d’installation du transfert, s’inscrivent un certain nombre de déplacements du psychotique dans son rapport au délire. La découverte du savoir porté par le rêve, par les matériaux auxquels il donne accès et à travers ce qu’il permet d’énoncer dans la parole, introduit une autre logique pour rendre compte de l’expérience subjective que le délire travaillait à expliquer et à justifier. Les éléments de l’hallucination, le contenu des Voix, les actes jusque-là «insensés» mis en scène dans la crise, les signifiants du délire réapparaissent dans ces «souvenirs», événements traumatiques et fantasmatiques de l’histoire, que le rêve et ses associations travaillent à élaborer. Ce qui était inscrit dans le sujet et revenait dans le réel et ce qui n’avait jamais été représenté prend forme pour la première fois au moment où «ça» s’énonce dans la parole et du coup se constitue un tout autre savoir que celui mis en place par le travail de l’imaginaire dans le délire. C’est donc le savoir du rêve lui-même et non l’interprétation potentiellement persécutrice de l’analyste qui ébranle la certitude délirante. Il y a là un temps précis dans la cure, bien repérable, où le doute s’installe et entame le fondement et l’opacité du délire. Dans ce temps qui correspond au premier déplacement de position du psychotique dans son rapport au délire, si la certitude délirante est trouée, il n’en reste pas moins que le doute cohabite en quelque sorte avec le discours délirant. Mais ce début de mise en cause du délire se mesure par la distance prise par le sujet face à ce qui auparavant n’était que source d’angoisse ou ne pouvait pas même être questionné. Par exemple, à cette période de la cure, le psychotique pourra manifester un étonnement enthousiaste et amusé face aux découvertes que permet le rêve, même quand elles mettent en cause l’explication construite par le délire. Ou alors, il commencera à faire de l’humour face à certaines idées du délire, tel ce patient qui a la certitude de «voler l’énergie des autres» et est ainsi responsable de leur malheur et qui, en annonçant que sa copine est en crise, ajoute en éclatant de rire, «bien sûr je pense que c’est moi qui lui ai pris son énergie».
Un deuxième temps s’ouvrira avec ce que nous avons identifié plus haut comme la supposition par le psychotique d’un savoir porté par le rêve et l’entrée progressive dans le désir de savoir que le psychotique assumera désormais jusqu’à attendre du rêve qu’il «réponde» aux interrogations soulevées par son travail d’élaboration. Temps donc qui fera du psychotique un «analysant» qui désormais travaille à la constitution d’un savoir nouveau, autre que celui du délire. Depuis l’introduction du doute dans la certitude délirante jusqu’à la chute du délire, les avancées de la cure marqueront des temps logiques identifiables à leurs effets. La mise en place progressive du savoir produit dans l’analyse entraînera par exemple une oscillation entre des périodes où le psychotique critique le délire et d’autres moments où il y revient complètement. Mais ce qui est marquant ici et constitue une avancée définitive et bien repérable est le fait que ces deux mouvements coexistent, même pendant la crise. Comme si la distance du sujet dans son rapport au délire était désormais irréversible, incontournable et marquait un point de non-retour. Cette avancée a des effets déterminants, tant dans la phénoménologie de la crise qui, comme nous le verrons plus loin, en sera modifiée, que dans le rapport à l’autre dans le lien social. Un espace autre que l’univers structuré par le délire devient alors possible. L’interprétation délirante ne recouvre plus tout entier le rapport à l’autre qui peut alors se reconstruire dans l’espace social, comme aussi peut se concrétiser à ce moment un retour à une participation sociale, à travers des projets d’études, de travail, de bénévolat, de productions artistiques, etc.
La coexistence du délire et d’un savoir nouveau issu de l’expérience analytique prendra différentes formes plus ou moins importantes jusqu’à ce qu’elle ne soit plus possible. Il est des moments par exemple où le psychotique ne croit plus à son délire mais y a recours dans des moments stratégiques. Un peu comme le névrosé recule devant la castration et tient à son symptôme parce que sa chute entraînerait un réaménagement de son rapport au désir et à l’autre, le psychotique, à certains moments lutte contre le désert, le vide, le trou que laisse la chute de la solution du délire et de la psychose qui a été la sienne depuis toujours.
Au fur et à mesure que se poursuit le travail analytique où le psychotique «re-construit», en l’élaborant dans la parole, une «histoire» subjective qui rend compte de son expérience, des pans du délire tombent un à un chaque fois que ce qui en constituait le centre se dénoue dans le travail de mise en forme d’une logique autre. Cette reconstruction, au sens précis où l’entend Freud dans son texte sur la construction en analyse, où il compare le travail de l’analyse à celui de l’archéologue qui établit, reconstitue ce qui «se serait passé» ou «aurait eu lieu» à partir des restes et traces laissées, ce travail donc du psychotique dans l’analyse rend progressivement le délire caduc, inutile. Le délire tombe par blocs à mesure que les expériences psychiques qui leur avaient donné consistance trouvent leur voie et leur explication dans une nouvelle logique établie dans la parole. Par exemple, le matériel surgi pendant et à la suite d’une période de crise aiguë sera ainsi soumis au travail de l’analyse et permettra des avancées importantes dans le dénouement de points cruciaux du système délirant.
À partir de là, la reconstruction d’un nouveau lien social, qui n’est plus basé sur l’entreprise psychotique mais sur une nouvelle position du sujet en regard de la jouissance, deviendra l’élément décisif qui signera la sortie du psychotique de ce mouvement oscillatoire où la porte du refuge dans l’imaginaire du délire était maintenue ouverte. Le travail de la cure aura en effet entraîné des changements de position subjective qui à leur tour appellent des modifications profondes dans la vie du psychotique. En fait, face au savoir désormais constitué, le délire devient inutile à la fois comme explication de l’expérience subjective et comme structure imaginaire du lien social.
Changement de position du sujet dans la crise psychotique
Ces étapes dans la mise en place du transfert et dans la destitution du statut du délire ont des effets identifiables et très précis sur la phénoménologie de la crise qui se trouve modifiée jusqu’à disparaître complètement, du moins dans la forme «visible» et handicapante qu’elle avait toujours prise. Trois grands temps logiques marquent le changement de position du sujet par rapport à la crise psychotique et son traitement. Ces grands moments sont tributaires des avancées de l’analyse.
Nous avons appelé « première crise » ou « crise d’inscription » (Apollon), celle qui pour la première fois sera traitée sous transfert. Elle suppose une première étape franchie dans la cure, à savoir précisément la découverte de la logique autre que celle du délire à laquelle donnent accès le rêve et son travail. Le transfert s’est installé et rend dès lors possible le traitement de la crise avec les moyens de l’analyse. Ce n’est pas tant le fait que cette «première» crise se déroule complètement au Centre sans recours à l’hospitalisation qui la rend déterminante, c’est qu’elle marque l’engagement du psychotique dans le traitement analytique. Il traversera la crise en continuant de parler et de répondre à la contrainte qui est posée de dire plutôt que d’agir et c’est sur la base du maintien de ce contact avec le sujet de la parole que le traitement de la crise sera possible en dehors des murs de l’hôpital. Le travail de la cure aura aussi appris au psychotique qu’il devra revenir sur cette crise qu’il traverse et analyser son contenu, les circonstances qui l’ont provoquée, les idées délirantes qui ont orienté et déterminé les comportements qu’il a eus, les actes qu’il a posés, etc. Il peut supposer à partir du travail du rêve tel qu’il en a fait l’expérience jusque-là dans la cure, que tout ce qui surgit à l’occasion d’une crise est aussi «organisé» d’un autre lieu et structuré par une logique à découvrir. C’est donc essentiellement le cadre analytique qui lui sert de référence pour traverser cette période difficile, sans qu’il n’ait besoin des contraintes physiques ou des murs de l’hôpital qui auparavant venaient limiter les conduites erratiques de la crise. 
Nous pouvons repérer un second temps dans la modification de la phénoménologie de la crise, rendu possible par le changement de position du sujet dans le délire, provoqué par son travail d’analyse. Cette «deuxième crise» marque logiquement une nouvelle avancée. Ici, le psychotique en crise aux prises avec quelque chose qui le traverse et qu’il ne contrôle pas, demeure dans le même temps présent comme sujet. À la fois en position d’objet et de sujet, il nous dira par exemple avoir le sentiment «à la fois d’être en crise et de se regarder aller en crise» (sic). De fait, seul un sujet peut témoigner d’une telle division. C’est aussi à cette époque du traitement et parfois à l’intérieur de la crise elle-même que le psychotique oscille entre des périodes où il est complètement captif du délire et d’autres où il doute et dit «savoir que tout ça est imaginaire» (sic). La phénoménologie nouvelle de la crise indique bien que la mise en cause du délire et la distance qu’a prise le sujet sont irréversibles. Elle dénote des changements profonds dans la position du sujet. D’abord la crise indique dans sa forme même que le psychotique est entré dans le désir de savoir. Même pendant la crise, il s’observe et demeure un sujet analysant. Il continue de venir à ses séances, poursuit son travail et à défaut de rêves qui vont en général diminuer pendant cette période, il parle de la crise, de ce qu’il vit, pense, imagine, souligne les éléments répétitifs par rapport aux crises antérieures, etc. Ensuite, cette crise, beaucoup moins spectaculaire et donc moins «handicapante» pour le psychotique, est non seulement traversée sans recours à l’hôpital mais ne marque plus ce temps de rupture, subjective et sociale, qu’elle entraînait auparavant.
Puis surtout, et c’est là le point le plus important, cette «deuxième crise» indique que s’est constitué pour le psychotique un savoir nouveau, autre que celui du délire. L’organisation signifiante mise en place avec le travail du rêve a indiqué sa logique propre et fait tomber, en les rendant dès lors inutiles, un certain nombre d’idées délirantes. Le psychotique a découvert en lui une « Autre Scène », structurée par une logique autre que celle du délire. Et cette crise, qui dans sa modalité même, fait apparaître une division interne, témoigne de la distance désormais effective entre le sujet et ce qui fait objet en lui. Cette «extériorité interne» dont le psychotique continue de faire l’expérience dans la cure à travers le rêve et l’élaboration de ce qui n’avait jamais été représenté rend compte autrement de cette position «d’objet» de la jouissance d’un Autre imaginaire qui était la sienne dans le délire. Ce changement dans la phénoménologie de la crise est donc tributaire de la constitution du savoir de l’Inconscient dans l’analyse.
Une troisième crise, beaucoup plus discrète dans sa forme, sera liée aux obstacles rencontrés au moment où le sujet est confronté à la nécessité éthique de créer les modalités d’une nouvelle réarticulation à l’espace social, cette fois sur la base de ce qu’il sait et sans pouvoir avoir recours aux solutions qui étaient les siennes dans la psychose. Le psychotique n’est pas devenu un névrosé et s’il sait désormais ce qui a déterminé pour lui le «choix» et la solution de la psychose et entraîné son retrait social, il n’en reste pas moins face à une société dont le fonctionnement repose sur des valeurs qu’il ne reconnaît pas comme siennes. Ou encore il se retrouve à ce moment face aux manques réels entraînés par la précocité d’un retrait social qui le laisse avec peu de moyens pour créer un mode de participation sociale qui soit satisfaisant. Cette crise n’est plus en soi une crise psychique. Elle relèverait plutôt d’une impasse du sujet face à la nécessité de trouver un nouveau mode d’articulation au lien social, au moment où le délire et la phénoménologie habituelle de la psychose ne sont plus possibles. À ce moment, la crise est traversée uniquement dans le cadre de l’analyse. Les moyens mis en place dans les crises antérieures pour supporter le psychotique sont en fait inutiles. La crise est issue d’une impasse que seul le sujet peut solutionner puisque sa résolution dépend essentiellement et précisément des moyens qu’il arrivera à créer.
Changement de position du psychotique dans sa participation sociale
Les changements de position du psychotique quant à sa participation à la vie sociale et citoyenne sont eux, bien repérables et mesurables d’un point de vue extérieur. Retour aux études, retour au travail, engagement dans une œuvre de bénévolat, reconstruction d’un réseau social et de relations affectives significatives, autonomie financière permettant l’amélioration du lieu de vie et des conditions générales de vie, etc., sont autant de points de repère clairs et identifiables par un observateur externe, sur lesquels nous tenons nous aussi d’ailleurs tout un ensemble de données. Je n’en dirai donc que quelques mots pour souligner la nécessité d’évaluer la dimension qualitative de ces divers critères de changements pour en estimer réellement la teneur. Il ne suffit pas en effet qu’un psychotique vive dans la société pour qu’il soit réinscrit dans l’espace social et y occupe une place active en y assumant des responsabilités de citoyen participatif. Ce qu’il faut pouvoir mesurer ici, c’est bien cette nouvelle position du sujet, ce changement d’éthique à partir duquel il a pu restaurer son rapport aux autres en dehors des enjeux imaginaires qui étaient ceux du délire et créer une modalité propre d’inscription à la vie sociale à travers une participation effective à la société, reconstruite sur la base de ce qui depuis toujours a déterminé sa position de sujet et l’objet de sa quête. Ce n’est qu’à ces conditions que nous pouvons parler de véritable entrée du psychotique dans le lien social. Le psychotique n’entre, ni ne rentre jamais dans le rang. On ne peut pas le «réinsérer» socialement. Bien sûr, on peut le faire vivre en dehors de l’hôpital et lui faire faire de quelconques activités ou travaux pour «l’occuper», mais ça ne saurait constituer pour nous des critères valables pour mesurer la réinscription du sujet dans la création d’un nouveau lien social fondé sur ses exigences subjectives. L’évaluation de l’occurrence de changements de position du psychotique dans son rapport à la vie et à la participation sociales ne peut se faire de façon indépendante de celle des réaménagements psychiques profonds dont nous avons fait état plus haut, notamment dans le rapport du sujet au délire. En effet, puisque ce dernier incluait dans sa logique propre une solution incompatible avec le lien social parce basée sur la création d’un nouveau langage ou d’un nouvel ordre du monde, la réarticulation du sujet à l’espace social suppose la chute de cette solution promue par le délire.
II. Vu de l’extérieur :
La vérification par le tiers en position de passeur,
l’évaluation par l’observateur externe
Les quatre dimensions que nous venons de définir où se mesurent les avancées du psychotique dans le travail analytique cernent du coup les éléments dont le psychotique lui-même peut témoigner, en position de passant en quelque sorte, face à d’autres, capables d’entendre et de prendre la mesure des progrès dont il rend compte. Je distinguerais à cet égard, deux positions différentes de «témoins» à qui le psychotique fait état de son évolution : d’abord, le tiers en position de passeur, habilité à reconnaître les changements psychiques profonds que supposent les modifications dont il est témoin dans le discours et dans la vie du psychotique ; puis l’observateur externe à qui le psychotique s’adresse sur la scène sociale et qui prend acte d’un certain nombre de changements qu’il peut lui-même évaluer, mais sans pouvoir les lier à ce qui les a rendus possibles dans le processus analytique.
Le tiers témoin en position de passeur
Dans le Centre de traitement «Le 388» où nous opérons, deux personnes sont de façon permanente, dans cette position de tiers passeur capable d’évaluer le déplacement et l’évolution du psychotique dans le processus analytique : le psychiatre traitant et l’intervenant clinique. Le psychiatre traitant qui est aussi par ailleurs un psychanalyste sera non seulement le témoin direct des effets de la cure analytique mais aura aussi l’occasion d’entendre le psychotique lui-même lui faire part des découvertes qu’il a faites dans son analyse. C’est d’ailleurs cette prise de parole du psychotique comme sujet et le savoir qu’il travaille à mettre en place et dont il rend compte au psychiatre qui donneront à celui-ci les moyens d’établir un mode de traitement qui n’est plus réductible au traitement du symptôme par la seule intervention médicamenteuse. Il aura en effet accès aux singularités de l’univers mental du psychotique, aux éléments déterminants de sa position subjective, aux changements provoqués par le travail analytique et à l’impact de ces changements profonds dans sa vie. Il pourra ainsi anticiper les moments cruciaux de la cure et leurs effets, prévenir les périodes difficiles liées aux réaménagements que le psychotique fait alors tant dans son univers mental que dans sa vie concrète.
C’est en effet essentiellement à partir du témoignage du psychotique lui-même que le psychiatre pourra repérer le point où en est ce dernier dans le processus analytique, mesurer la position de celui-ci par rapport au délire, devenir le témoin de la chute des idées délirantes, des modifications dans la phénoménologie de la crise et bien sûr des changements qui ont cours dans le rapport à l’autre et le lien social.
C’est aussi grâce au lien toujours maintenu avec le sujet et à l’accès constant à la logique de son parcours tel que ce dernier peut lui-même en faire état, que le psychiatre disposera des balises et moyens nécessaires pour traiter le psychotique en crise en dehors de l’hôpital, dans un milieu complètement ouvert où des ententes verbales et des engagements pris dans la parole avec lui deviennent suffisants pour constituer un cadre à l’intérieur duquel la crise peut être traversée. L’évolution des formes que prennent les crises à mesure que le psychotique avance dans son travail d’analyse rend possible le maintien d’une parole de sujet même pendant la crise.
Le psychotique arrive progressivement donc à maintenir une distance, une certaine position d’observateur capable de parler de quelque chose qui le traverse et qu’il ne contrôle pas, au moment même où il le vit. Du coup, dans cette position de témoin par rapport à lui-même qui rend possible pour lui la transmission de son expérience à un tiers, il donne au psychiatre la possibilité de discuter et de mettre en place avec lui les moyens nécessaires pour traverser la crise. À partir d’un certain point qui est très précisément le moment de l’entrée du psychotique dans le transfert, le traitement de la crise ne se fera plus sans lui, jusqu’à ce que progressivement le psychotique arrive, à la fin de la cure, à une autonomie psychique qui lui permettra d’assumer seul les situations qui auparavant le précipitaient dans une crise.
L’expérience nous a enseigné que seule la cure analytique pouvait entraîner de tels changements, en permettant au psychotique de constituer un savoir qui désormais lui sert de point d’appui dans la gestion de sa vie. Les psychotiques qui ont refusé d’entrer dans l’analyse nous ont montré la limite qu’ils rencontraient rapidement dans leur évolution, même si par ailleurs ils recevaient tous les autres services que le Centre peut offrir. Ils ne parvenaient jamais à dépasser un certain point, bien repérable dans l’absence d’évolution des crises qui ne se modifient pas, ni dans leurs formes, ni dans leurs fréquences, ni dans leurs contenus. En fait, en refusant de devenir des analysants, ils se maintiennent dans une position d’objet appelant une prise en charge institutionnelle dont les limites sont celles-là mêmes que le sujet pose au traitement en refusant d’y engager sa responsabilité. 
C’est donc le travail d’élaboration et la constitution du savoir dans la cure, sous transfert, qui donneront au psychotique la possibilité et les moyens de rendre compte de son expérience et de son évolution à ce tiers privilégié qu’est le psychiatre traitant, mis en position de «passeur». Mais tout autant, l’intervenant clinique sera lui aussi un témoin privilégié à qui le psychotique rendra compte de ses avancées.
Par la place qu’il occupe, en première ligne tant dans le quotidien que dans les situations d’urgence, l’intervenant clinique se trouve en position de constater dans le réel les effets concrets de l’évolution du psychotique dans la gestion de son délire, le traitement de l’angoisse, la distance prise pendant la crise, la gestion du rapport à l’autre, etc. Dans la traversée de la crise, l’intervenant clinique sera pour le psychotique un point de repère constant qui l’accompagnera dans le quotidien, tout au long de cette période féconde. Il est donc là aussi au premier rang de ceux qui peuvent mesurer les changements opérés dans la position du psychotique dans la crise, le maintien de sa «présence» et de sa parole de sujet pendant ce temps particulier, la lucidité avec laquelle les éléments de la crise sont repris et analysés dans l’après-coup, etc.
C’est aussi l’intervenant clinique qui sera l’interlocuteur à qui le psychotique peut s’adresser en tout temps, tout au long de son traitement, chaque fois qu’il se trouve dans une situation difficile ou traverse un moment d’angoisse aiguë le soir ou la nuit. Les intervenants cliniques ont ainsi les moyens de reconnaître où en est le psychotique dans son cheminement. Ils auront accès au discours délirant, au doute qui s’installe, à la chute progressive de l’entreprise psychotique et aux effets de cette chute. Ils pourront mesurer le savoir mis en place par le psychotique et sa façon d’y recourir dans ses choix et dans la gestion des situations qui auparavant le projetaient dans la crise. Ils témoigneront par exemple de la façon dont les psychotiques, parvenus à un certain point dans leur analyse, n’ont plus besoin d’eux ou de leur intervention pour arriver à dénouer des situations d’impasse ou d’angoisse. Les psychotiques font eux-mêmes le travail, décrivant la situation problématique, associant avec quelque chose qu’ils ont découvert en cure, expliquant à l’intervenant l’élément de la situation actuelle qui est en lien avec un souvenir traumatique de l’enfance, trouvant eux-mêmes à l’occasion de ce travail d’élaboration que l’intervenant rend possible par sa seule écoute, les solutions ou plus simplement les moyens de calmer l’angoisse. Bref, à partir d’un certain point dans l’évolution du traitement, l’intervenant deviendra le témoin d’un travail que le psychotique fait seul, à partir de ce qu’il sait. Le psychotique, quant à lui, expliquera parfois à l’analyste, qu’il a téléphoné au Centre le soir ou la nuit précédente pour parler à un intervenant, non pas parce qu’il attendait une quelconque intervention ou réponse de ce dernier, mais parce qu’il voulait parler sachant que par cette mise en forme dans la parole, il allait cerner ce qui lui arrivait… en attendant de rêver.
C’est aussi à l’intervenant que le psychotique rendra compte au jour le jour des changements qui surviennent tant dans son univers mental que dans son rapport aux autres dans le lien social. L’intervenant clinique peut donc témoigner de la façon très précise dont surviennent ces changements, de ce qui les a initiés et de la façon dont les psychotiques eux-mêmes peuvent en rendre compte dans leurs entretiens avec eux.
L’observateur externe
Un certain nombre d’autres acteurs se trouvent dans une position que je qualifie donc «d’observateurs externes», capables de prendre acte et de mesurer les effets du traitement sans nécessairement pouvoir les articuler à ce qui les a rendus possibles. L’équipe d’experts responsables de l’évaluation en mai 2002 s’est bien sûr retrouvée à cette place quand, pendant deux heures, ils ont pu entendre le témoignage des quelque quarante usagers venus les rencontrer pour leur faire part des effets du traitement pour eux. Après avoir expliqué dans quel état ils étaient avant leur arrivée au Centre, le type de problèmes et de décompensations psychotiques qu’ils présentaient alors et leurs conséquences sur leur niveau de fonctionnement, les usagers témoignaient de ce qui avait changé en eux, des effets du traitement et de la cure analytique sur la gestion de leur vie psychique, sur leur capacité de parler de ce qu’ils vivaient et sur le niveau d’autonomie et de fonctionnement social atteint depuis lors. Certains d’entre eux avaient terminé leur traitement et étaient retournés à une vie citoyenne. Engagés désormais dans un travail, ils avaient demandé une libération de quelques heures de façon à pouvoir remplir ce qu’ils considéraient être un devoir éthique, celui de venir témoigner de leur passage au «388» pour que soient maintenus pour d’autres citoyens les services qui leur avaient rendu leur autonomie psychique et sociale. Cette position témoignait à elle seule de leur niveau de «réarticulation sociale».
D’autres équipes ou personnes ont aussi occupé cette place d’observateurs externes et se sont retrouvées dans une position semblable à celle des évaluateurs. Il y a un peu plus d’un an, un journaliste d’un grand quotidien québécois rencontrait un groupe de six usagers du «388» qui avaient accepté de répondre à ses questions. Le journaliste, dans l’après-coup, nous faisait part de la forte impression qu’avait eu sur lui ce qu’il considérait être une expérience unique, surprenante et touchante. Là encore, les usagers avaient choisi de témoigner du choix de traitement qui avait été le leur, des effets de ce traitement sur leur vie, du processus de la cure analytique qu’ils considèrent toujours comme un véritable «travail», de la façon dont ils arrivent par le travail du rêve à «faire des liens avec leur passé», etc. Quelques exemples de propos tenus par les usagers lors de cette rencontre avec le journaliste nous font mieux comprendre l’étonnement de ce dernier : «Vous savez, même si en psychose on n’est pas toujours complètement connecté à la réalité, ça part toujours de quelque chose. Il suffit de le trouver» ; «Quand, dans la cure, on apprend à décrire notre mal, les solutions arrivent différemment» ; «Ici, c’est nous qui sommes au cœur de notre travail, on a les outils, mais c’est nous qui faisons le travail» ; «Avant, mon Inconscient me jouait des tours. Avec le travail de la cure, j’explore cet Inconscient-là pour arriver à le connaître» ; «De comprendre mes rêves, ça me fait comprendre mes mécanismes à moi, mes perceptions. Être capable d’identifier ce qui est de la perception, ce qui est du senti, ce qui est de l’imaginaire. Et une fois que tu en parles, tu arrives à le dissocier du réel et à démêler ce qui est réel et ce qui ne l’est pas. Tu l’as défini, circonscrit et tu l’as analysé. Et en l’analysant, tu te comprends mieux toi-même, tu as un regard sur toi, une réflexion sur toi. Ce qui fait que s’il se passe quelque chose qui te fait peur, ça donne un temps de recul, ça permet de ne pas être subjugué par tes réactions» ; «Tu penses : j’ai déjà vu cela. Il faut que je fasse attention, je sais comment ça va marcher » ; «On développe une façon de toujours se mettre en lien avec la source de notre malaise, de notre souffrance, de retourner à la source ». Ce genre de discours, inattendu de la part de psychotiques, était pour le journaliste la marque d’un «travail» dont il entendait les effets.
Plus récemment, un groupe de chercheurs de l’Université Harvard de Boston, subventionné par le NIMH américain (National Institute for Mental Health) et travaillant à déterminer les conditions qui rendent possible la réintégration sociale des personnes souffrant de troubles mentaux graves, s’est intéressé au «388» en raison de la qualité des services qui y sont offerts et des résultats cliniques obtenus. Ils ont donc sollicité la collaboration du GIFRIC à leur travail et ont eu l’occasion, lors d’une récente visite au «388», de rencontrer un groupe constitué d’une vingtaine d’usagers. Bien que s’intéressant essentiellement aux conditions et effets du traitement sur le niveau de réintégration sociale des personnes, ces chercheurs ont dit « avoir entendu les effets du traitement analytique » dans les témoignages reçus, dans la façon notamment dont les psychotiques s’expriment et articulent en groupe leur position subjective en regard du point où ils en sont dans leur traitement et dans leur réarticulation sociale.
Il ressort de l’ensemble de ces expériences que l’observateur externe, quel que soit son champ d’intérêt, à partir du moment où il se met à écouter ce que les usagers ont à dire, peut à travers leurs témoignages saisir les effets du traitement analytique, identifiables à cette «distance» prise par le sujet qui lui permet de parler de lui-même et de sa psychose d’une façon remarquable et inédite pour l’observateur. Cette reconquête d’un espace subjectif d’où une parole distanciée devient possible sur ce qui aliène l’être est repérable aussi par les psychiatres extérieurs au «388» quand ils ont l’occasion d’évaluer un «patient du "388"» qu’ils reconnaissent toujours justement. La parole du sujet engagé dans le travail analytique ouvre l’accès à un univers mental autrement inabordable qui, loin de biaiser «l’objectivité» de l’évaluation, livre une logique et des enjeux psychiques indispensables à une véritable évaluation clinique. Je laisserai l’un de ces psychiatres extérieurs exprimer ce qu’ils observent :
«Le psychiatre "extérieur" est celui à qui l’équipe du "388" demande d’évaluer un usager en crise, en l’absence du psychiatre traitant. Il est à la fois extérieur à l’équipe et au Centre. Ce psychiatre doit néanmoins avoir une connaissance de l’approche développée au "388", car la demande d’évaluation est exposée à partir du contexte singulier de la crise et non des symptômes psychotiques usuels.
Lors de sa rencontre avec un psychiatre "extérieur", le psychotique qui fait une cure analytique parle, expose, argumente. Il présente peu ou pas de "déficit" ou de "symptômes négatifs". Cela ne signifie pas que la dépression ou le découragement sont exclus chez ces usagers. L’un d’eux, actuellement en difficulté, raconte spontanément sa situation en lien avec son histoire, par où il est passé, ce qu’il comprend de sa cure. Tel autre revendique ses droits et sa liberté. Tel autre conteste la recommandation de l’équipe d’être résidant au Centre et négocie sa médication.
Ce dernier sera réévalué un an plus tard. Son psychiatre étant en congé, il a demandé à rencontrer le psychiatre remplaçant et il raconte longuement ses réflexions sur ses difficultés dans ses relations au travail, dans sa vie privée. Il fait naturellement des liens entre ses difficultés actuelles et ses crises antérieures abordées avec lucidité, non comme on parle d’une maladie qu’on a mais de l’histoire de sa vie. Le psychiatre l’écoute avec d’autant de fascination qu’il se rappelle son peu d’autocritique, il y a un an à peine. Puis voilà qu’il demande de diminuer sa médication. Il y tient beaucoup. La question de la médication est usuelle dans les rapports des psychiatres avec leurs patients. Dans cette situation particulière ce qui retient l’attention du psychiatre c’est que cet usager a posé les arguments d’une telle demande, demande à laquelle on ne peut répondre à partir de la seule autorité du médecin sur son malade.
Au "388", la plupart des usagers ont un travail ou des études en cours. Autant d’éléments à prendre en compte. De toute façon, ceux-ci l’abordent nécessairement, peu importe le contexte d’évaluation. L’implication sociale est une question primordiale et c’est une raison pour laquelle les usagers du "388" font parfois preuve d’une solide confiance en eux. Lorsqu’il est questionné, le psychiatre doit apporter une réponse qui ait un sens dans la logique de leur traitement, de leur évolution et en cohérence avec l’environnement social.
Le psychotique en cure analytique au "388" a engagé un processus de parole repérable dans son rapport avec le psychiatre "extérieur". Il parle des manifestations de sa psychose non comme d’une rupture traumatisante provenant de la réalité extérieure, mais comme une expérience personnelle, sensée et communicable, liée à des représentations sociales et culturelles, à ses aspirations personnelles». (Dr Andrée Cardinal)
Finalement, sur le plan strictement social, un certain nombre d’acteurs politiques et sociaux se sont retrouvés aussi dans cette position d’observateurs capables de prendre acte des effets du traitement. Dans la lutte que les usagers du «388» ont eux-mêmes menée pour assurer la survie du Centre, les autorités administratives et politiques des différentes instances impliquées ont pu mesurer cette capacité des usagers du «388» de prendre la parole et de défendre leurs droits de citoyens. Dans des lettres adressées directement au ministre de la Santé et dans des rencontres avec les directeurs et sous-ministres responsables de la santé mentale, ils demandaient non seulement la poursuite de l’ensemble des services du «388» mais réclamaient le maintien du traitement psychanalytique en soutenant que l’absence de cette dimension centrale ferait du «388» une «coquille vide». Ils prenaient donc publiquement la parole et conduisaient une série de démarches concrètes qui les a amenés par exemple un jour à se présenter en groupe au bureau du sous-ministre, sans rendez-vous préalable, réclamant une rencontre avec ce dernier parce qu’ils n’avaient reçu aucune réponse à leur lettre. Le sous-ministre adjoint qui a finalement dû les recevoir croyait d’abord avoir affaire à des «intervenants », étant donnée leur façon de se présenter et d’exprimer les raisons de leurs présences.
Tous les acteurs sociaux et politiques qui ont eu l’occasion d’être ainsi en contact avec les usagers du «388» pendant cette période ont pu prendre la mesure des effets concrets d’un traitement qui redonne au psychotique la possibilité de prendre la parole et d’assumer une position de citoyen responsable dans une situation de crise mettant en cause un élément central de leur condition de vie, leur Centre de traitement. La participation active du psychotique à des luttes politiques où il devient acteur de plein droit sur la scène sociale témoigne en soi d’un changement radical de sa position de sujet en regard du délire et de l’entreprise psychotique. Sans pouvoir articuler ces changements à ce qui profondément les a rendus possibles, les autorités administratives et politiques étaient dans une position où ils ne pouvaient que les reconnaître et en tenir compte. À ce point par exemple, que le chef de cabinet du ministre et le sous-ministre de la Santé ont tenu en juin 2002, à inviter les usagers du «388» à participer à la rencontre où le ministère devait les informer, eux et la direction du GIFRIC, des résultats de l’évaluation menée par les experts et des décisions qui en découlaient.
Conclusion
L’évaluation d’un traitement psychique et de ses résultats, si elle se veut rigoureuse, est impossible sans l’accès à la parole et à l’expérience du sujet qui est au cœur de ce traitement. À moins bien sûr que le trouble psychique soit ramené à un dysfonctionnement biologique quelconque qui a pour conséquences d’altérer les fonctions du cerveau, telles que la perception, la mémoire, l’attention, le jugement. Hormis l’absence d’hypothèses valables et vérifiées à cet égard, du moins par les scientifiques reconnus, le problème actuel est double. D’abord, aucune des découvertes supposées quant à l’origine de la schizophrénie n’est spécifique à cette maladie, l’hypothèse soutenue se vérifiant la plupart du temps dans plusieurs autres troubles psychiques (troubles de l’humeur, dépression, etc.). Ensuite, et c’est là un problème d’éthique grave, sinon de malhonnêteté intellectuelle, on fait comme si on connaissait une cause scientifique à la schizophrénie et sur la base d’une telle imposture, on oriente complètement son traitement en le réduisant à une psychopharmacologie de plus en plus sophistiquée, promue par les compagnies pharmaceutiques qui financent par ailleurs les travaux de ces chercheurs qui régulièrement depuis dix ans annoncent pour bientôt la découverte du gène en cause dans la schizophrénie ou d’un quelconque traitement miracle. Les jeunes psychotiques eux, pendant ce temps, voient le couperet tomber avec cette annonce qu’on leur fait qu’ils sont atteints d’une maladie incurable dont on leur explique la cause neurochimique en les condamnant à prendre pour le reste de leur vie une médication dont ils ressentent les effets secondaires débilitants. Ils voient leurs projets de vie s’effondrer, d’autant qu’on les prévient qu’ils devront désormais éviter toute situation de stress.
Dans le domaine des traitements psychiques, les évaluations dites scientifiques sur la base de l’examen de caractéristiques observables et mesurables par un tiers objectif ont une méthodologie déterminée en fait par un choix théorique ou idéologique précis, soit une conception biologique de la psychose et une approche neuroscientifique des facultés de l’esprit humain. La psychanalyse ne peut reculer ni devant la psychose, ni devant l’exigence de faire état de ses résultats et des conditions qui les ont rendus possibles. À cet égard, dans le traitement des psychoses, elle fait face à des obligations d’efficacité qu’elle est la seule à rencontrer sur un terrain par ailleurs défini et occupé par la psychiatrie biologique et les neurosciences. Mais plus fondamentalement, à l’intérieur du champ propre qui est le sien où elle travaille avec le sujet de l’Inconscient, la psychanalyse doit relever le défi de rendre compte de la logique interne du processus analytique et du lien qui articule ce processus aux résultats qu’il engendre, avec une rigueur qui n’a rien à envier à celle de la science.
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Lucie Cantin
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